Carnets de voyage, 1897/Strasbourg (1865)
STRASBOURG
L’intérieur de la cathédrale est ce que j’ai vu de plus beau en gothique.
On entre, c’est une sorte de nuit. Pas une fenêtre à vitres claires ; toutes ont des vitraux coloriés et sombres. Et ces fenêtres règnent partout, des deux côtés du rez-de-chaussée, des deux côtés des hautes galeries. — Un jour étrange, une pourpre ténébreuse envahit le vaisseau énorme. Point de chaises dans la grande nef ; à peine cinq ou six personnes à genoux, ou vaguant comme des ombres silencieuses. Le ménage misérable, la friperie des insectes humains est chassée. Le large espace entre les piliers s’étale nu sous la voûte, peuplé de clartés douteuses et d’une grande ombre presque palpable.
En face, le chœur tout noir ; seule, une fenêtre lumineuse se détache au fond de l’abside, pleine de figures rayonnantes, comme une percée sur le paradis. Le chœur est rempli de prêtres pourtant ; mais on n’en distingue rien, tant les ténèbres sont épaisses et la distance grande. Point d’ornements visibles, ni de petites idoles ; deux chandeliers seulement étincellent avec leurs flambeaux allumés, comme des âmes tremblantes, aux deux coins de l’autel, dans l’obscurité, parmi les grandes formes qu’on devine. Des chants montent et redescendent à intervalles égaux, comme des encensoirs qui se balancent ; parfois les voix claires et lointaines des enfants de chœur font penser à une mélodie de petits anges ; de temps en temps une ample modulation d’orgue couvre tous ces bruits de sa majestueuse harmonie.
Je suis allé jusqu’à l’entrée du chœur, et de là, la rosace orientale, plus sévère et plus noble que partout ailleurs, a éclaté dans sa bordure noire et bleue au-dessus de l’énorme obscurité des premiers arceaux. Les piliers allongeaient leurs files, colossaux, immuables ; la profondeur des ombres et la splendide opposition des jours rares étaient comme une image de la vie chrétienne plongée dans ce triste monde, avec des échappées sur l’autre. — Des deux côtés, à perte de vue, jusqu’à la voûte, les processions violettes, rougeâtres, toute l’histoire sacrée luisait sur les vitraux, comme une révélation appropriée à notre pauvre condition humaine.
Comme ces gens ont senti l’effet des jours et des ombres ! Cette cathédrale parle tout entière aux yeux et du premier regard. À quoi bon raisonner ? Le symbole donne tout, d’abord, et fait tout sentir. Impossible, avec des mots, de représenter cette énorme allée, avec ses piliers graves régulièrement rangés, qui ne se lassent pas de porter cette sublime voûte. Il y a un monde ici, un abrégé du grand monde ; ramper, tâtonner des mains contre des parois humides, dans cette vie ténébreuse, parmi les vacillements de clartés incertaines et les bourdonnements, les chuchotements aigres de la vermine humaine, et pour consolation entrevoir çà et là dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d’azur, les yeux divins d’une Vierge avec son petit enfant, d’un Christ tendant ses mains bénissantes, pendant que de nobles chants, de hautes notes tendues, un concert d’acclamations triomphantes emporte l’âme là-haut dans leurs enroulements et dans leur accord.
Beaucoup de beaux détails : la crypte et le chœur, dont les voûtes en cintre indiquent l’antiquité ; cela est solide à l’œil et encore roman ; c’est là le centre ; tout à l’entour, le gothique s’est épanoui.
Dans une chapelle du nord, presque noire, déserte, repose la grande statue de pierre de l’évêque Conrad de Lichtemberg, le fondateur[1], couché sur sa tombe, un livre à la main. Il semble que, comme un Pharaon, il doive dormir là toute l’éternité. — La chaire, assez petite, de 1486, est une merveille de délicatesse : feuillages, figures, entrelacements, près de cinquante statues ; le gothique, en finissant, tourne au bijou.
Je revenais toujours au chœur et à l’abside, à leurs colonnes rondes, à leur cercle solide, massif, sombre et fort, au vieux christianisme romain, tige enfoncée dans la terre, épaisse et indestructible, autour de laquelle est venu fleurir le reste.
Extérieurement, je n’aime l’église qu’à demi. Les tours sont massives et, pour les alléger, on a étendu dessus un vêtement distinct, un réseau d’ornements, un filigrane de statues, de fines moulures. — Un seul clocher à gauche ; l’édifice a l’air d’un amputé, et il ne paraît pas qu’on ait jamais pensé qu’il fallût un clocher correspondant à droite. Ce clocher lui-même est une riche efflorescence tout artificielle ; la pierre est collée sur une carcasse en fer. — Ceci montre bien le caractère de cet art, exagéré, dépourvu de ce bon sens qui exige l’ordre et la symétrie, tout destiné à éblouir. — Plusieurs cathédrales gothiques ont leurs tours à cinquante pas, détachées. — Toute cette civilisation est pareille : un rêve puissant, violent, parfois délicat, souvent sublime, mais un rêve de malade.
Les statues sont admirables. Il y a là un art semblable à celui qui, presque au même temps, aboutit à Van Eyck, en Flandre ; Erwin de Steinbach meurt en 1318 ; la tour du nord est finie en 1365, la flèche est terminée en 1439.
Ce qui m’a charmé, c’est qu’on voit dans ces statues une aurore de l’art. Les hommes ont laissé derrière eux l’imbécillité monacale du Moyen âge, la niaiserie hiératique des sculpteurs de Chartres, qui font les têtes inertes et grandes comme un quart du corps. Ils savent les proportions, ils sont maîtres de leur outil, et voici que, pour la première fois, ils découvrent l’homme : tout ce qu’expriment une attitude, un froissement du manteau, un type de tête, un mouvement du corps, ils le fixent à la hâte, énergiquement, avec une naïveté et une joie d’inventeurs. Mais comme on sent bien qu’ils ne copient pas, qu’ils inventent ! Pas de type adopté ; ils ont les choses réelles devant les yeux, et ils en tirent toutes les variétés de la figure et de l’attitude humaine. — Voyez le sourire méchant, étrange, de convoitise dangereuse, chez telle vierge folle ; l’honnêteté un peu lourde et foncière, dans la tête carrée de telle vierge sage. Plusieurs sont vraiment nobles quoique vivantes ; ils trouvent l’idéal : non pas un seul idéal, non pas d’après l’antique, mais d’après les plaisirs nouveaux de leurs yeux et de leur cœur.
Considérez le corps nu d’Ève, au portail du milieu : une bonne Allemande charnue, un peu boudeuse, trop copiée pour nous sur une femme déshabillée, mais d’un beau sang, et qui fera de bien beaux enfants. — Les Apôtres sont sévères, maigres, avec des figures longues, une profonde et énergique expression, bien drapés et véhéments, et le mouvement de leur attitude est saisi au vol.
Sur la façade du midi sont deux statues de femmes, l’Église et la Synagogue, qu’on attribue à Sabine, la fille d’Erwin ; elles sont bien belles, elles indiquent un art bien complet et bien nouveau : têtes nobles et pensives avec de beaux longs cheveux un peu relevés, la taille menue et ployante, la robe à fins plis marquant bien la taille et toute l’ondulation du corps. Toute une vie de rêves et de pensées a peut-être été employée à trouver ces types. Là est le bonheur de l’artiste ; quand il travaille et qu’il a du génie, il arrive à voir debout devant lui, et à douer d’un corps réel son profond rêve, la plus intime aspiration de son cœur, ce qui a été refusé à tous les autres hommes. Quelle joie, en ce temps-là, de découvrir qu’une taille ployante, une forme fine de tête sous un ondoiement de cheveux souples, rend visible une âme chaste et fière !
Sur la façade du nord est un portail bâti en 1494, infiniment fouillé, enguirlandé de ronces, de branches, de nœuds entrelacés, encore un bijou de décadence. Mais les huit figures, un chevalier, un homme de cour, d’autres encore, surtout une admirable Vierge couronnée, Allemande candide, sous un diadème de magnifiques cheveux, recueillie et tenant son enfant dans ses bras, montrent aussi la naissance d’un grand et nouvel art. La sculpture succède à l’architecture, et l’homme à Dieu, comme l’État à l’Église, et l’âge moderne au Moyen âge.
Quel sentiment vif, chaste, hardi de la personne particulière, du type distinct ! Le courtisan aux joues osseuses, aux pommettes saillantes, aux jambes maigres, aux yeux âpres et proéminents ; le vieux chevalier honnête homme, lassé à force d’avoir pâti, et toujours héroïque, semblent des portraits parlants.
Conversation avec Mlle Jeanne C…, qui est dans un couvent de Strasbourg, une succursale des Oiseaux. Elle a treize ans ; c’est une fleur en bouton ; elle est mince, grande. Le soir, à table, muette, les yeux baissés, fine et svelte dans son joli corsage, elle a l’air d’un oiseau ; c’est l’étrange charme de la virginité, de la nouveauté de l’âme, de l’esprit qui n’ose encore s’ouvrir, mais qui a l’infini devant lui. Le lendemain, après cinq heures de promenade, elle se familiarise et bavarde : c’est à la fois une enfant et un petit garçon. On prend là, sur le fait, la naissance et la chute de l’illusion.
Ce couvent est si bon qu’elle voit avec plaisir arriver la fin des vacances. Les religieuses sont toutes maternelles ; on les appelle ma mère et la supérieure maman. Elles punissent très peu, et alors elles en semblent toutes chagrines. La plus grande punition est de ne plus porter la ceinture (il y a une ceinture pour chaque classe, rouge, jaune, bleue, blanche). Une fois on a dû employer une punition terrible ; la faute était si grave qu’on ne l’a jamais connue. La criminelle a été obligée de porter toute la journée une vieille robe, un vieux bonnet et de paraître ainsi aux études et au réfectoire. Jamais de prison, de privation de douceurs ; très bonne nourriture.
Elles jouent, en récréation, avec une verve et un entrain complets, à la balle, à la course, en criant, en vraies folles et en enfants ; on y tient, on donne de mauvais points à celles qui ne jouent pas.
Chaque enfant a sa religieuse préférée, son amie intime. On lui dit tout, on l’embrasse, on vient lui conter de petits secrets ; elle est tout à fait maternelle. N’ayant pas d’autre objet dans la vie, ni l’ambition, ni le bien-être, ni la vanité, ni les enfants, ni le mariage, les religieuses reportent tout leur cœur de ce côté-là. — Les jeunes filles viennent les revoir plus tard, ce sont des amies qu’on n’oublie plus.
Six cents francs par an. — Il y a cinquante élèves, trente-deux sœurs converses et autres, place pour deux cent cinquante élèves. L’institution est renouvelée depuis deux ans par des dames venues des Oiseaux ; chaque année, il y a sept ou huit élèves de plus à la rentrée. — Il est évident que des institutions laïques ne peuvent soutenir une pareille concurrence. Les seules objections contre les couvents sont que : 1o la vie y est trop douce, on y est trop gâté, cela rend impropre à la vie et au mariage ; — 2o les études y sont faibles, on ne pousse pas les enfants, on ne les tient pas à l’attache, elles n’en prennent que ce qu’elles veulent ; pareillement, dans les institutions religieuses de garçons, quand un jour de dimanche a été gâté par la pluie, on leur donne une demi-journée au premier beau jour ; — 3o souvent, quand une jeune fille est riche et douée d’imagination, on la capte, elle se fait religieuse. Le colonel et A… m’en citent plusieurs exemples.
Le caractère saillant de l’Église en France est d’être une institution temporelle, une machine de gouvernement. Le sentiment religieux proprement dit, moral, mystique, artistique, tel qu’on le voit en Allemagne, en Italie, en Angleterre, y est presque nul, tout à fait sporadique ou rudimentaire. Il n’y a de réel qu’un sentiment de docilité, un besoin de conformité, une habitude prise, un certain contentement de la raison raisonnante qui voit une belle machine, une organisation régulière, une représentation décente, et l’unité telle que la prêche Bossuet. En somme, il y a là un corps puissant, bien discipliné, qui donne des places, et dont le but est d’obtenir l’obéissance.
Je lisais dans une auberge des Vosges un rapport de Mgr de Ségur sur les progrès de telle association. Les prêtres se vantent d’avoir eu tant de communions pascales à tel endroit, etc… Les subordonnés font des rapports et des statistiques ; ils avancent suivant leurs conquêtes ; l’esprit est celui d’acquisition et de domination.
Peut-être faut-il dire que nous sommes encore des Gaulois, avec des druides indestructibles, un Vercingétorix de hasard et une administration hiérarchique importée par Rome.
Ce qui manque le plus en tout genre d’action, ce sont des chefs, des conducteurs. Presque tous les gens que je vois ne font rien ou travaillent mal, faute de guides ; c’est l’infinie minorité des hommes, un sur mille, qui a les idées générales, seules dirigeantes. Ces professeurs, ces fonctionnaires retirés ou archéologues, ces officiers que je fréquente en ce moment, flânent, vivent au café, dorment dans leur fauteuil, collectionnent ; ils ne voient aucun but qui puisse les attirer.
Promenade à Sainte-Odile.
C’est un couvent, avec un reste de crypte romane, fondé au VIIIe siècle sur une montagne. Journée splendide. — On marche trois heures dans la forêt de pins et de sapins. Pendant la première demi-heure l’effet est admirable. Les arbres sont grands, forts, dans toute leur pousse. Je ne me lasse jamais de voir ce corps droit, ce superbe élan, cette taille fine ; cela donne l’idée d’une phalange de héros vierges et sauvages. Les sapins à l’écorce unie, tachée de mousse blanchâtre, sont encore plus beaux que les pins ; leurs rameaux d’un vert plus vivant et plus frais sont jetés par masses et tranchent dans l’azur du ciel sur les broderies argentées de l’écorce. Quelquefois il y en a deux ou trois sur un versant, solitaires, immobiles comme un poste avancé de sentinelles, avec une fierté et une beauté juvéniles. D’autres en troupe descendent jusqu’au fond d’une gorge, comme une armée en marche. Leurs lamelles serrées éteignent le soleil ; on l’aperçoit à travers la colonnade des troncs, obscurci et transfiguré comme à travers des vitraux de cathédrale ; d’autres fois, par une subite percée, il arrive avec un flamboiement magnifique dans une clairière et ruisselle en nappe sur les mousses, sur le tapis luisant des lichens, sur les longs branchages qui pendent. — Au-dessous de cette illumination, on voit monter par myriades dans l’ombre muette les sveltes corps des jeunes sapins des profondeurs, délicats, droits, élancés comme des colonnettes gothiques.
Mais le plus admirable spectacle est celui qu’on a du haut de Sainte-Odile, en regardant le couchant. Toutes les montagnes sont boisées jusqu’à la cime ; à perte de vue, des arbres et encore des arbres, hérissés contre le ciel, sorte de frange sombre et vivante. Çà et là seulement, une petite prairie large comme la main, d’un vert clair, étincelle. Rien que des arbres et toujours des arbres, on n’imaginait pas qu’il pût y en avoir autant ; c’est un peuple infini, pullulant, qui envahit tout, qu’on n’a point encore troublé dans son tranquille domaine. Ils s’échelonnent sur les croupes rondes, ils descendent sur les pentes, ils s’entassent dans les vallées, ils grimpent jusque sur les crêtes aiguës de la grande montagne du centre. Toute cette énorme population primitive avance, ondulant de montagne en montagne, comme une invasion barbare, sombre et infinie. Au-dessus, le ciel d’un bleu délicieux s’arrondit avec une joie et une sérénité étranges ; le soleil dore les plus hauts bataillons ; ceux des fonds nagent dans une brume lumineuse, et vers l’est s’ouvre doucement, dans une teinte claire et vague, la large plaine fertile, cultivée, agréable, que la rude armée végétale veut envahir.
- ↑ Mort en 1299.