Carnets de voyage, 1897/Traversée du Jura (1865)

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Librairie Hachette et Cie (p. 332-333).
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1865


TRAVERSÉE DU JURA


C’est un autre sol, un autre ciel, un autre monde : les toits des maisons se redressent, pour laisser glisser la neige d’hiver ; ils se rabattent à demi sur les pignons pour protéger les crépis contre les pluies obliques. Toute l’habitation se hérisse et se cuirasse de tuiles d’un rouge sombre, forte couleur de bataille. Aux alentours tout est vert, les plaines, les coteaux, les tournants, jusqu’à la crête des montagnes, d’un vert terne et mouillé, éternellement nourri par la brume coulante. Rien ne peut rendre la force du contraste pour un homme qui quitte les montagnes blanches et pelées du Midi. Pas une teinte n’est semblable. Le vert des prairies devient délicat et tendre, souvent d’un jaune pâle comme les premières pousses printanières, parfois d’un éclat délicieux mais fugitif comme l’épanouissement d’une fleur. Tous les tons du sol sont forts : maisons blanches et rouges, toits noircis, rangées de sapins sombres ; par contraste, le ciel, chargé de nues pluvieuses, est brun ou d’un jaune épais de poussière mouillée ; des brouillards lointains pendent comme des ardoises imbibées, — des brouillards voisins élèvent, vers le soir, leur gaze immobile à mi-côte. L’herbe incessamment arrosée promet de ne jamais se flétrir. Çà et là, on aperçoit une rivière dormante, avec de longues nappes luisantes, noirâtres et tranquilles comme celles d’un étang, et qui réfléchissent le ciel comme une glace. — La figure et la taille des hommes ont changé ; ils sont plus grands, moins vifs, moins gais, moins familiers. — De ce vert et de cette humidité universelle, de ces sapins et de ces montagnes, sort l’idée d’une vie plus grave et plus triste. On frissonne doucement en pensant à l’hiver, on se met en défense et l’on aime sa maison.