Carnot (Arago)/01

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 511-518).
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CARNOT


BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 21 AOÛT 1837.




ENFANCE DE CARNOT. — SON ÉDUCATION.


Lazare-Nicolas-Marguerite Carnot naquit à Nolay (Côte-d’Or), dans cet ancien duché de Bourgogne qui déjà avait été le berceau de trois des plus grandes illustrations dont les académies puissent se glorifier : Bossuet, Vauban, Buffon. Son père était avocat et exerçait cette noble profession avec beaucoup de talent (ce qui n’est pas rare), avec un très-grand désintéressement (ce qui, dit-on, est un peu moins commun). L’avocat Claude-Abraham Carnot avait dix-huit enfants : ainsi, d’après le vieil adage qui promet la prospérité aux familles nombreuses, il dut compter sur un avenir heureux pour chacun de ses enfants. En effet, à une certaine époque, il eût pu voir, dans cette nombreuse lignée, deux lieutenants généraux des armées françaises ; un conseiller à la cour de cassation ; un procureur général de cour royale ; la directrice de l’hospice de Nolay ; un magistrat municipal fort estimé pendant qu’il administrait sa commune, plus estimé encore, s’il est possible, lorsque après vingt-trois années d’exercice il se fut soumis à une destitution brutale, plutôt que de manquer à son devoir. Il faut dire que en père tendre et prévoyant, l’avocat de Nolay ne s’était pas fié sans réserve à la puissance du proverbe et qu’il présida toujours personnellement à la première éducation de ses fils. Lazare Carnot, le sujet de cette Biographie, ne quitta même le toit paternel que pour aller, comme on disait alors, faire sa rhétorique et sa philosophie.

L’enfance des hommes privilégiés qui, à des titres divers, ont joué un rôle éclatant sur la scène du monde, a de tout temps fixé l’attention de tous les biographes. Le connais-toi toi-même ! d’un ancien philosophe serait interprété, d’une façon par trop mesquine, si on se bornait à n’y voir qu’un conseil de prudence ; la maxime est susceptible d’une interprétation plus juste et plus large : elle nous présente, je crois, l’espèce humaine, envisagée dans son ensemble, comme le plus important sujet d’étude qu’en puisse se proposer. Ainsi, Messieurs, recherchons avec soin de quelle manière s’annoncent, naissent et grandissent ces intelligences extraordinaires qui, après leur entier développement, doivent se frayer des routes inconnues. Ces traits caractéristiques méritent d’être recueillis avec d’autant plus d’intérêt, qu’ils deviendront chaque jour plus rares. Dans nos écoles modernes, taillées, du nord au midi, de l’est à l’ouest, exactement sur le même patron ; soumises à des règles communes, à une discipline uniforme ; où les enfants d’ailleurs arrivent à l’âge de neuf à dix ans pour n’en sortir qu’à dix-huit ou vingt, les individualités s’effacent, disparaissent ou se couvrent d’un masque de convention. L’agronome se garde bien d’aller dans une serre chaude, quand il veut connaître la taille, la forme, le port de ces admirables plantes qui sont l’ornement des forêts séculaires. Ce n’est pas non plus dans nos régiments qu’on pourrait espérer de retrouver les vrais types des paysans bretons, normands, lorrains ou francs-comtois. Nos écoles-régiments (qu’on me passe l’expression) ne dérouteraient pas moins les moralistes. Là, il s’établit une sorte de moyenne autour de laquelle, avec de très-légers écarts, toute la jeunesse va aujourd’hui se grouper. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Dieu me garde d’aborder ici une semblable question ; je dis seulement que c’est un fait, et ce fait expliquera pourquoi j’ai recueilli diverses particularités de l’enfance de notre confrère qui, sans cela, auraient pu sembler trop minutieuses.

Carnot n’avait encore que dix ans lorsque sa mère, dans un voyage à Dijon, l’emmena avec elle et, pour le récompenser de la docilité réfléchie qu’il montrait en toute circonstance, le conduisit au spectacle. On donnait ce jour-là une pièce où des évolutions de troupes, où des combats se succédaient sans relâche. L’écolier suivait, avec une attention soutenue, la série d’événements qui se déroulaient devant lui ; mais tout à coup il se lève, il s’agite et, malgré les efforts de sa mère, il interpelle, en termes à peine polis, un personnage qui venait d’entrer en scène. Ce personnage était le général des troupes auxquelles le jeune Carnot s’intéressait ; par ses cris, l’enfant avertissait le chef inhabile que l’artillerie était mal placée, que les canonniers, vus à découvert, ne pouvaient manquer d’être tués par les premiers coups de fusil tirés du rempart de la forteresse qu’on allait attaquer ; qu’en établissant au contraire, la batterie derrière certain rocher qu’il désignait de la voix et du geste, les soldats seraient beaucoup moins exposés. Les acteurs interdits ne savaient que faire ; madame Carnot était désolée du désordre que son fils occasionnait ; la salle riait aux éclats ; chacun cherchait dans sa tête l’explication d’une espièglerie si peu ordinaire ; et la prétendue espièglerie n’était autre chose que la révélation d’une haute intelligence militaire, le premier symptôme de cet esprit supérieur qui, dédaignant les routes battues, créait quelques années plus tard une nouvelle tactique ; et proposait de remplacer les fortifications si artistement, si ingénieusement combinées de Vauban, par un tout autre système.

De douze à quinze ans, Carnot suivit les cours du collège d’Autun. Il s’y fit remarquer par une tournure d’esprit vive, originale, et par une rare intelligence. Ensuite il entra au petit séminaire de la même ville. À seize ans, Carnot avait achevé sa philosophie. La fermeté que nous trouverons en lui, dans le cours de la plus orageuse carrière, était déjà alors le trait dominant de son caractère. Les timides professeurs du séminaire d’Autun en firent la pénible expérience, le jour où leur écolier devait soutenir sa thèse.

Cette cérémonie se passait toujours en public. D’après des règlements dont la libéralité semblerait aujourd’hui excessive à nos autorités universitaires, chaque auditeur avait le droit de faire des objections. La critique pouvait s’exercer également sur le fond et sur la forme. L’amour-propre du maître courait donc autant de risques que celui de l’élève, et la réputation d’un grand établissement se trouvait, de cette manière, à la merci d’un jeune étourdi. De là l’habitude de lancer les concurrents dans l’arène, escortés d’un mentor qui venait au secours de leur mémoire infidèle, qui, par un mot dit à propos, les ramenait dans la bonne voie dès qu’ils commençaient à s’en écarter, qui souvent même était entraîné à combattre pour son propre compte. Suivant ces us et coutumes, le corps enseignant du séminaire d’Autun se dirigeait déjà vers la salle des exercices ou un public nombreux était assemblé, lorsque le jeune Carnot signifia qu’il entendait monter seul en chaire ; qu’il ne voulait pas être accompagné d’un souffleur ; qu’il ne tenait aucunement au rôle qu’on lui avait assigné, et qu’il le jouerait seul ou ne le jouerait pas du tout. Cette résolution fut tour à tour combattue par la prière et par la menace, mais inutilement : il fallut bon gré, mal gré, se soumettre au caprice, sans antécédents, de l’écolier. Au reste, le plus éclatant succès le justifia bientôt, même aux yeux des professeurs irrités. Un incident assez étrange devait signaler la séance ; une dame, la femme d’un docteur en médecine, devint l’adversaire le plus redoutable du jeune rhétoricien : elle argumenta contre lui, en latin, avec une puissance de dialectique, avec une facilité, une grâce, une élégance d’expressions dont Carnot et l’auditoire furent d’autant plus étonnés, qu’aucune indiscrétion, jusque-là, n’avait même fait soupçonner que madame l’Homme eût porté ses lectures plus loin que la Cuisinière bourgeoise, l’Almanach de Liége et le Petit Paroissien.

Carnot s’était tellement pénétré, je ne dis pas seulement du principe religieux, mais encore, ce qui n’est pas la même chose, des minutieuses pratiques de dévotion scrupuleusement suivies au petit séminaire d’Autun, que plusieurs de ses parents eurent un moment la pensée de le faire entrer dans les ordres. Ils étaient fortifiés dans cette idée par le souvenir d’un grand nombre de dignitaires ecclésiastiques dont cette honorable famille pouvait se glorifier, et parmi lesquels figuraient des chanoines, des vicaires généraux du diocèse de Châlon, des docteurs en Sorbonne et un abbé de Cîteaux. La carrière du génie militaire prévalut cependant, et le jeune Carnot fut envoyé à Paris dans une école spéciale où il devait se préparer aux examens. Les camarades qu’il trouva dans cet établissement n’avaient certainement pas été élevés au séminaire ; car la piété profonde du nouvel écolier, et dont au reste il se serait bien gardé de faire mystère, devint le sujet de leurs continuels sarcasmes. Des sarcasmes ne sont pas des raisons : Carnot n’en fut donc point ébranlé ; mais il sentit le besoin de mûrir, par la réflexion et l’étude, des idées, des sentiments auxquels son âme candide et pure s’était jusque-là abandonnée avec charme et sans nulle défiance. La théologie devint ainsi, pendant quelques mois, l’unique occupation d’un apprenti-officier. Personne aujourd’hui ne pourrait dire quel fut l’effet de ces méditations ; car, à toutes les époques de sa vie, Carnot évitait soigneusement, même dans l’intimité du foyer domestique, les discussions, je dirai plus, les simples entretiens relatifs à la religion. Nous savons seulement qu’il professait des principes adoptés aujourd’hui par tous les esprits honnêtes et éclairés. « La tolérance universelle, » disait-il, lorsque, proscrit et errant sur une terre étrangère, il avait à repousser les traits acérés de la calomnie, « la tolérance universelle, voilà le dogme dont je fais hautement profession… J’abhorre le fanatisme, et je crois que le fanatisme de l’irréligion, mis à la mode par les Marat et les père Duchêne, est le plus funeste de tous. Il ne faut pas tuer les hommes pour les forcer à croire ; il ne faut pas les tuer pour les empêcher de croire ; compatissons aux faiblesses d’autrui, puisque chacun a les siennes, et laissons les préjugés s’user par le temps, quand on ne peut pas les guérir par la raison. »

Après la théologie, les études scientifiques, celles surtout de la géométrie et de l’algèbre, eurent leur tour, et comme à Nolay, comme à Autun, les succès furent rapides et éclatants. M. de Longpré, directeur de l’École préparatoire, connaissait d’Alembert. L’illustre géomètre ne dédaignait pas d’aller, parmi de très-jeunes écoliers, encourager de son suffrage le mérite naissant. Dans une de ses visites, il distingua particulièrement Carnot, et lui adressa de flatteuses, de prophétiques paroles, que notre confrère répétait avec émotion, même aux époques où la fortune l’avait rendu un des arbitres des destinées de l’Europe.

Ne serait-ce pas ici, Messieurs, le lieu de regretter que, dans notre société, telle qu’un demi-siècle de révolutions l’a faite, les relations personnelles qui s’établissaient jadis entre les professeurs et les élèves d’élite des grandes écoles aient totalement disparu, qu’elles soient même, en quelque sorte, devenues impossibles ? L’instant marqué par les programmes voit aujourd’hui arriver des savants, des littérateurs illustres, dans de spacieux amphithéâtres. La foule les y attend. Pendant des heures entières, tout ce que la science, tout ce que les lettres offrent de profond, de subtil, de nouveau, est développé avec méthode, avec clarté, avec éloquence ; mais la leçon finie, le professeur se retire, sans même savoir les noms de ceux qui l’ont écouté. Cependant, au milieu d’un semblable auditoire (je me bornerai, Messieurs, à une seule citation), Fourcroy trouvait, dans un jeune garçon apothicaire venu furtivement pour l’entendre, le collaborateur dévoué, exact, infatigable, ingénieux, qu’à ces traits-là chacun de vous a déjà nommé : il découvrait Vauquelin !