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Caroline de Lichtfield

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Caroline de Lichtfield (1786, en 2 tomes)
Arthus Bertrand, Libraire (1p. --236).


PRÉFACE
DE L’AUTEUR




Il y a, ce me semble, beaucoup de présomption et de témérité à offrir encore au public une nouvelle édition de cette Caroline de Lichtfield, déjà si connue qu’elle ne présente plus aucun intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n’a rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a survécu à tant d’autres qui valoient sans doute beaucoup mieux ; ce succès, dis-je, auquel j’étois loin de m’attendre, m’a toujours paru quelque chose de si singulier, de si surnaturel, que j’ose encore espérer la continuation de cet étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma Caroline à sa naissance ne l’abandonneront pas à l’entrée dans le monde. Une circonstance heureuse ajoute à cet espoir : les deux éditions précédentes, celle qui fut imprimée, à Lausanne, chez P.-François Lacombe, en 1786, et la seconde, à Paris, chez Debure, en 1788, ont paru toutes les deux sous l’empire des lis, et la troisième va paroître lorsqu’ils commencent à fleurir de nouveau. L’époque d’un bonheur général influera sur elle. Les enfans de ceux qui l’honorèrent de leur suffrage la reliront peut-être avec plaisir ; on daignera se souvenir que la cour alors voulut bien l’approuver, s’en amuser quelques instans, et peut-être voudra-t-elle aujourd’hui la protéger encore. Dès lors je n’ai rien à craindre, et je présente Caroline avec la douce assurance qu’elle sera bien reçue, et qu’elle retrouvera les bontés, la même indulgence. Les François ne sont point aussi légers qu’on se plaît à le dire ; ils aiment toujours ce qu’ils ont aimé une fois. S’ils ont quelque temps perdu de vue les objets de leur affection, ils les retrouvent avec transport ; et j’ose croire, j’ose espérer que le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline, Lindorf, Matilde, etc. leur plairont encore, quoique ce ne soient pas de nouvelles connoissances.

Un autre motif m’a décidée à céder au désir de mon libraire pour donner cette nouvelle édition. De tous les ouvrages que j’ai publiés, Caroline est le seul qui ne porte pas mon nom. J’ai eu grand soin, il est vrai, pour les faire participer au bonheur de leur devancier, d’ajouter au titre de tous les autres : Par madame Is. de Montolieu, auteur de Caroline de Litchfield. Je sais donc fort bien que personne ne l’ignore ; mais j’avoue ma petite vanité : je n’en désire pas moins que cet ouvrage, qui m’appartient plus que les autres, qui m’a valu la faveur du public, paroisse enfin sous mon nom ; et l’on doit trouver ce désir assez naturel.

Lorsqu’il fut imprimé la première fois, ce fut vraiment sans mon aveu, ainsi que je le dis dans mon épître. Un de mes amis, homme de lettres, connu par la seule bonne traduction du célèbre roman de Werther, me demanda mon manuscrit, que j’avois écrit uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnois tous mes soins, et je ne songeois pas à le publier. Il le fit imprimer sans me le dire et sans nom d’auteur, en ajoutant seulement au titre : Publié par le traducteur de Werther. Plusieurs personnes ont cru, d’après cela, que c’étoit moi qui avois traduit Werther, et je saisis cette occasion de détruire cette erreur : c’est M. George d’Eyverdun, l’ami dévoué du célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les Mémoires de ce dernier[1], et j’étois alors cette madame de Crousas qu’il veut bien aussi nommer avec amitié. Il s’en est peu fallu que mon modeste petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M. d’Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et, lorsque je m’en plaignis, il me dit : « Je suis si sûr du succès de votre roman, que si vous voulez me le donner j’y mettrai mon nom. » Je lui assurai que personne ne voudroit croire que le Tacite anglois eût fait un roman. Mais du moins il ne s’est pas trompé, et Caroline, sans nom d’auteur, sans protection[2], arrivant d’une petite ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu’il fallut pardonner aux traîtres amis qui l’avoient fait connoître. J’étois cependant alors si peu aguerrie avec le titre d’auteur, avec l’idée de voir mon nom à la tête d’un livre, que je ne pus encore me résoudre à l’y placer, lorsque, deux ou trois ans après, j’en fis une seconde édition, imprimée à Paris, avec quelques changemens, pour la distinguer de la foule des contre-façons et d’éditions fautives qui en paroissoient journellement. Je mis seulement à celle-là mes lettres initiales, comme éditeur, publié par madame la B. de M…, et j’ajoutai un nom d’auteur supposé, pris dans le roman même, celui du baron de Lindorf, ce qui donnoit, à mon avis, plus d’intérêt et de vraisemblance au roman. À présent que les années, et plus de soixante volumes que j’ai fait paroître avec mon nom, m’ont familiarisée avec ce petit genre de célébrité, je veux que Caroline, qui fait encore aller tous les autres, porte aussi mon nom en toutes lettres.

Ce seroit, je crois, le moment de répondre à l’obligeant reproche qu’on m’adresse sans cesse, de traduire au lieu de composer. Il suffiroit peut-être d’un seul aveu assez humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c’est que je manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui fait inventer des situations nouvelles, des événemens frappans ou intéressans, des caractères originaux ; enfin de tout ce qui entre ou doit entrer dans la composition d’un bon roman. Il faut pour m’inspirer que quelque chose, soit en réalité, soit en récit, me saisisse, m’électrise. Alors je puis peut-être développer cette impulsion, l’étendre, y ajouter des incidens, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti. C’est ainsi que j’en ai agi avec plusieurs de mes traductions, et Caroline elle-même doit son origine à un petit conte allemand qui m’en avoit fourni la première idée. Je dois dire cependant que, dans la seconde édition, j’ai changé tout ce que j’avois tiré de cette source, et que l’auteur du petit conte lui-même, M. Auterwall, n’a pas voulu croire, en lisant Caroline, qu’il m’eût aidé en rien. Mais il n’en est pas moins vrai que j’ai besoin d’un peu d’aide. Quelques-unes de mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce ne sont pas les meilleures. Et qu’importe au lecteur, pourvu que ce qu’il lit l’amuse et l’intéresse, que ce soit une idée d’Isabelle de Montolieu, ou de madame de Pichler, ou d’Auguste Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus ? Je suis bien plus sûre d’y réussir en m’associant avec eux, qu’en travaillant toute seule, et j’ai un peu moins de responsabilité. Je ne donne du moins au public françois que des ouvrages dont le succès est assuré, puisqu’ils l’ont déjà obtenu dans leur patrie. Je m’efforce de les rendre aussi agréables qu’il m’est possible sous leur nouveau costume, et j’élude ainsi une espèce de vœu téméraire que je fis avec moi-même, lorsque je vis le succès inattendu de Caroline. Je résolus en effet de m’en tenir là, et de ne pas risquer, par une seconde production, de détruire l’espèce de charme ou de prestige qui sembloit attaché à la première. Il ne faut pas fatiguer le bonheur ; il s’échappe si facilement ! Celui qui a toujours accompagné Caroline depuis son apparition, se seroit peut-être évanoui sans retour, si je lui avois donné bien des frères ou des sœurs. Cela auroit déplu, parce qu’on ne plaît pas toujours, et la pauvre sœur aînée auroit été enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m’auroit, je crois, stimulée à tâcher de faire mieux : celui-là m’a découragée, ou plutôt j’ai voulu en jouir sans crainte de le perdre. La nombreuse famille étrangère que j’ai adoptée n’a pas nui à Caroline ; elle est restée l’enfant gâté du public, quoiqu’il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les charmans Tableaux de Famille, Marie Menzikoff, Falkenberg, et surtout Agathoclès, auroient dû la faire oublier. Mais puisqu’on veut bien l’aimer encore, la voilà mieux soignée, et plus digne des bontés qu’on a pour elle. Je n’y ai d’ailleurs rien changé, puisqu’elle a plu telle qu’elle est ; mais j’ai corrigé avec grand soin les négligences de style et la musique des trois romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n’avoit pas paru ; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux paroles. Je n’aurois pu faire mieux, et je les ai seulement un peu rajeunis. J’en aurois sûrement trouvé de beaucoup plus jolis dans la foule de ceux qu’on a bien voulu composer sur mes paroles ; mais un choix auroit été difficile et désobligeant : c’est le seul motif qui m’ait décidée à préférer ceux que j’ai faits moi-même, sans être musicienne, et pour lesquels j’ai surtout à réclamer indulgence.

Isabelle de Montolieu.

AU PUBLIC.




J’aime les champs ; c’est là, pendant l’été,
Près d’un ruisseau, dans un bois écarté,
Que je me livre aux rêves d’un cœur tendre.
L’hiver, rendue à la société,
Quelques amis se plaisent à m’entendre.
Dans les loisirs du champêtre séjour,
Quand j’essayai de peindre Caroline,
Quand j’embellis des roses de l’amour
L’hymen forcé de ma jeune héroïne ;
Quand, sous les noms de Lindorf, de Walstein,
À l’amitié j’élevois un trophée,
Mon cher lecteur, je n’eus d’autre dessein
Que d’amuser, l’hiver, à la veillée,
Le cercle étroit des indulgens amis
Qui veulent bien, près d’un feu réunis,
Me consacrer leur oisive soirée.
Mais je n’eus point l’orgueilleuse pensée
Qu’au rang d’auteur tout à coup élevée,
J’occuperois les presses de Paris.
Qui m’auroit dit que ce modeste ouvrage,
Sans mon aveu, me vaudroit cet honneur,
Et du public obtiendroit le suffrage ?
Le bon Gresset, dans un accès d’humeur,
Du nom d’auteur déplorant l’étalage,

Dit quelque part que c’est un grand malheur[3] ;
Mais si ce nom vous faisoit tant de peur,
Eh, mon ami ! qui vous forçoit d’écrire ?
J’aime bien mieux ici, mon cher lecteur,
À mon destin tout bonnement souscrire ;
Car, après tout, un auteur a beau dire,
On n’est plus dupe, et l’on sait aujourd’hui
Qu’au fond du cœur le plus sage désire
Que dans le monde on parle un peu de lui.
Mais, dira-t-on, la mode, le caprice
Ont au public extorqué maint arrêt
Dont nos neveux un jour feront justice.
Je le veux bien ; mais le dépit secret,
Mais l’amour-propre ont-ils moins d’intérêt
À l’accuser d’erreur ou de malice ?
Moi, je te juge avec plus d’équité,
Mon cher public, et, tout bas, je suppose
Qu’en ma faveur mon sexe t’en impose,
Et me soustrait à ta sévérité.
Ton indulgence est-elle méritée ?
Je n’en sais rien, mais je veux en jouir.
D’un peu d’encens on peut être flattée,
Et son parfum nous fait toujours plaisir.
Dans ses ennuis, qu’un auteur misanthrope,
Qui de son siècle essuya les dédains,
Mette sa gloire au bout d’un télescope,
Dans les brouillards et les siècles lointains ;
Ah ! laissons-lui cette flatteuse idée !
Moi, sans viser à tant de renommée,

J’aime bien mieux des succès plus certains.
Oui, du public, si ma plume estimée,
Avec éloge est quelquefois citée ;
Si je puis plaire à mes contemporains ;
De mes amis si je suis regrettée
Quand du Léthé j’aurai franchi le bord,
Postérité tant de fois réclamée,
Je te tiens quitte, et je bénis mon sort.

Is. de Montolieu.

CAROLINE
DE LICHTFIELD[4].




Caroline de Lichtfield, à peine âgée de quinze ans, revenoit un soir d’une noce de village. Ses seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, n’empêchoient point Caroline de regarder les villageois comme des hommes, d’égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de les animer par sa présence, de partager leurs innocens plaisirs.

Le cœur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante joie, des danses sous l’ormeau, de la collation champêtre, Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse de Rindaw, et lui dit avec feu : — Oh maman, maman, comme c’est joli une noce ! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée ?

Cette question et le titre de celle à qui elle étoit adressée, disent assez que ce nom si doux de mère étoit donné par l’amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n’étoit pas même parente de la baronne de Rindaw. Mais si l’attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus peuvent quelquefois remplacer ceux d’une mère, jamais on n’eut plus le droit d’être appelée maman. Caroline avoit perdu la sienne en naissant. Elle ne lui devoit que la vie : combien elle devoit plus à la bonne chanoinesse !

Depuis l’instant où celle-ci avoit pris cet enfant chez elle, occupée d’elle seule, n’existant que pour sa chère Caroline, elle s’étoit consacrée entièrement à son éducation ; mais elle en étoit bien récompensée, par les grâces, les vertus, l’amour de sa fille adoptive. Chaque jour augmentoit leur amitié mutuelle. À mesure que la raison et la sensibilité de Caroline se développoient, elle sentoit tout ce qu’elle devoit à son amie ; et la reconnoissance et l’habitude serroient un lien plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l’âge et la légèreté de Caroline n’avoient pas encore permis d’y joindre la confiance : elle ignoroit donc les motifs de la retraite, du célibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle.

Un sourire équivoque redouble sa curiosité ; elle répète plus vivement encore sa question. — Ma bonne maman, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, pourquoi ne suis-je pas tout de bon votre fille ? Je ne vous aimerois pas mieux, mais il me semble que vous seriez plus heureuse.

La chanoinesse s’attendrit, embrassa son élève. — Ma chère fille !… Oui, tu devois l’être… Oui, je méritois ce bonheur ; et si ton père… Mais c’est une trop longue histoire… une autre fois.

Annoncer une histoire à une fille de quinze ans ; et ne pas la lui raconter, c’est une chose impossible.

Voilà Caroline à genoux. Elle prie, elle presse, elle joint ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus tendre des amies ; et cette amie qui ne pouvoit rien lui refuser, qui d’ailleurs aimoit beaucoup à parler, et surtout d’elle-même, qui depuis long-temps n’avoit de confidens que les arbres de ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à Caroline, attentive à l’écouter, ce que nous allons abréger autant qu’il nous sera possible.

La baronne de Rindaw n’avoit pas toujours vécu dans la retraite.

Première dame d’honneur de la reine, sa beauté faisoit jadis grand bruit à la cour, et lui valut bien des hommages. Elle distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes.

Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme elle aimoit, contente de régner sur un cœur aussi fidèle, elle attendoit sans impatience que de légers obstacles qui retardoient leur union, fussent levés, et lui permissent enfin de pouvoir couronner l’amour et la constance de son cher baron.

Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutoit encore à son bonheur. Elle jouissoit de tous les plaisirs du sentiment ; et en attendant l’instant d’être la plus heureuse des femme, elle étoit la plus heureuse des amantes et des amies.

Cette amie qu’elle chérissoit si tendrement, acquit à cette époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore ; car, huit jours après cet événement, une belle lettre, signée par son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu’ils étoient mariés.

À cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha au fond d’un tiroir cette fatale lettre, moins effacée par le temps que par ses larmes. Elle la lut ; et Caroline, la douleur dans l’âme, disoit en gémissant : C’est mon père, c’est ma mère qui vous ont rendue si malheureuse !… Ah ! comment pouvez-vous m’aimer ?

Chère enfant, je serois trop injuste si je t’en rendois responsable ; je le serois même d’en vouloir encore à tes parens. Ta pauvre mère a bien expié ses torts par sa mort prématurée ; ton père a voulu les réparer ; et toi, ma Caroline ne fais-tu pas le bonheur de ma vie ? Puis-je m’affliger d’une union que t’a donné la naissance ? Crois plutôt que je la bénis tous les jours. T’aurois-je raconté cette histoire, si je n’avois pu justifier tes parens à tes yeux ? Aime ton père, ma fille ; respecte la mémoire de ta mère ; écoute la fin de mon récit et console-toi.

Un doux sourire effaça l’impression du chagrin sur le charmant visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se rapprocha d’elle, et l’écouta avec encore plus d’attention.

La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout-à-fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de cette lettre ; de la résolution qu’elle prit à l’instant même de quitter pour jamais la cour et le monde, de fuir tous les hommes, de renoncer au mariage, et d’ensevelir dans la plus profonde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa place à la cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque temps, puis obtint une permission d’habiter son château de Rindaw, qu’elle ne quitta plus.

Penser à son infidèle, renouveler ses sermens de constance éternelle, lire des romans du matin au soir, chercher des rapports de situation entre elle et l’héroïne du livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets : voilà quelle fut sa triste existence pendant quelques années. Elle commençoit enfin à s’accoutumer à cette vie, à oublier les ingrats dont elle se croyoit oubliée, lorsqu’une lettre de son perfide chambellan vint le rappeler à son souvenir ; et cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservoit toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu’elle affecta beaucoup.

Le chambellan apprenoit à son ancienne amie et la naissance de sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette naissance coûtoit la vie. Cette épouse existoit encore, mais sans qu’il eût aucun espoir de la sauver. Tourmentée du remords de sa perfidie, son unique désir étoit d’obtenir avant d’expirer le pardon de la chanoinesse ; elle osoit la conjurer de venir recevoir son dernier soupir ; le chambellan sollicitoit instamment cette grâce ; tous deux connoissoient trop bien son âme généreuse pour craindre un refus.

Ah ! maman, maman, dit Caroline en sanglottant… Oh ! mon Dieu, quelle fut votre réponse ? — Mon unique réponse, mon enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première entrevue auprès du lit de ta mère expirante, fut tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant. Je n’ai lu dans aucun roman de scène plus intéressante ; il faudroit un Richardson pour la dépeindre, et je ne l’essaierai pas : le souvenir d’ailleurs me donne trop d’émotion ; mais tu peux te la représenter. — Ah ! oui, oui, dit Caroline, je vous vois pardonner de bon cœur à ma pauvre mère, et vous charger d’élever son enfant. Ah ! maman, bonne maman, que ne vous dois-je pas ! Celle qui m’a donné le jour est morte en paix, et vous l’avez remplacée.

C’est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta mère que tout étoit oublié, je la vis se tourmenter encore de l’idée que sa fille seroit mal élevée et peut-être malheureuse. Ton père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au roi, t’auroit sans doute négligée. J’approuvai ses tendres craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre avec moi, de te garder jusqu’à ton mariage, et de te servir de mère. Elle vouloit plus encore… Ah ! soyez-la réellement, me disoit-elle ; remplacez-moi tout-à-fait ; épousez son père ; reprenez vos droits sur ce cœur que je vous ai si indignement enlevé… Que ma mort expie et répare ce crime ! — Ah ! oui, maman, interrompit Caroline, je pensois bien aussi cela. Pourquoi donc n’avez-vous pas épousé mon père ?

L’amour outragé ne doit jamais pardonner, dit la chanoinesse avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l’amitié, c’est autre chose. Elle peut être indulgente ; mais l’amour… l’amour a ses lois immuables : il y auroit de la lâcheté à s’en écarter. Un amant infidèle est un être contre nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. — Cependant, vous avez pardonné à mon père. — Oui, mais seulement depuis qu’il se contente d’être mon ami, et que l’amour est presque éteint dans mon cœur. Il m’a témoigné tant de respect, de soumission, de reconnoissance, quand il a vu que je t’adoptois également pour ma fille et mon héritière, que j’ai fini par en être touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan ; il sent ce qu’on fait pour lui.

Elles en étoient là quand le bruit d’un carrosse interrompit leur entretien.

On regarde ; c’étoit le grand chambellan lui-même.

Caroline courut au devant de son père. La chanoinesse s’approche d’une glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec toute la majesté convenable, et l’attend avec la tendre émotion qu’il lui inspiroit toujours.

L’histoire de la baronne avoit un peu prévenu la jeune Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins de joie qu’à l’ordinaire au devant de lui ; mais les tendres caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts passés. Elle y fut d’autant plus sensible, qu’elle n’y étoit pas accoutumée.

Froid, égoïste, courtisan enfin s’il en fut jamais, il connoissoit peu les doux sentimens de la nature. Séparé de sa fille dès sa naissance, ne la voyant qu’une ou deux fois par an, il la connoissoit à peine, et l’aimoit plutôt comme l’héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que comme la plus aimable des jeunes filles.

Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse ; cet héritage qu’elle destinoit à son élève chérie, étoit le moindre de ses bienfaits. Caroline lui devoit l’éducation la plus soignée et pour le cœur et pour l’esprit, une raison souvent au-dessus de son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée cependant des grâces et de l’usage du monde, qui, jadis à la cour, distinguoient madame de Rindaw, et qu’elle avoit conservés dans sa retraite. Elle avoit développé chez son élève des talens qui n’attendoient que l’occasion de se perfectionner : on ne s’apercevoit enfin que Caroline étoit élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une aimable franchise, une ignorance du mal, une gaîté douce et continuelle, que l’on conserve rarement à la ville, même jusqu’à l’âge de quinze ans.

Mais comment cette chanoinesse qui n’a lu que des romans, qui ne s’est occupée que de sa belle passion, a-t-elle été capable d’élever cette fille charmante ? On auroit tort de juger madame de Rindaw uniquement par son histoire, qui prouve au moins l’extrême bonté de son cœur et la simplicité de son caractère. Confiante à l’excès, jugeant tout le monde d’après elle-même, ne sachant pas garder un secret au-delà d’une demi-heure, ignorant l’art de flatter aux dépens de la vérité, jamais on ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde et surtout à la cour.

L’événement qui la força à la retraite fut plutôt un bonheur qu’une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son indiscrétion, sa bonté même, lui auroient sans doute attiré de plus grands chagrins encore dans le séjour de l’intrigue et de la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir ; et ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire refuser la main du chambellan après la mort de sa femme. Mais satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle amitié, s’attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, et se mit réellement en état, par de bonnes lectures et des études suivies, de remplir la tâche qu’elle s’étoit imposée. Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu’une tournure sentimentale et romanesque, et quelques légers ridicules bien rachetés par les vertus les plus réelles, l’âme la plus sensible et le cœur le plus excellent.

Revenons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il fit donc à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva charmante, remercia beaucoup son amie de l’avoir rendue telle, et finit par dire qu’il l’emmeneroit le lendemain ; qu’il venoit la chercher par l’ordre du Roi pour plusieurs fêtes brillantes qu’on devoit donner à la cour.

Le commencement de ce discours avoit d’abord effrayé Caroline. Quitter sa bonne maman, son cher Rindaw, sa basse-cour, sa volière, ses bons amis du village… Elle rougit et baissa des yeux qui se remplissoient de larmes ; mais la suite vint les arrêter.

Quelle est la fille de quinze ans que le mot de fêtes brillantes n’ait pas émue et consolée ? Elle releva ses yeux animés par le plaisir. — Ce sera donc bien beau, papa ? Je danserai ; j’irai à la comédie ; je… Ah ! je reviendrai bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se précipitant dans les bras de son amie… ou, si papa le permet, j’aime mieux n’y pas aller.

Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissoit à l’idée de se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite et si touchante.

Son père ne répondit rien ; mais, se levant avec solennité, il pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit : il lui présenta respectueusement la main ; tous deux sortirent et laissèrent Caroline hésiter sur ce qu’elle vouloit, désirant les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l’amitié.

La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne rentrèrent qu’après une demi-heure. La baronne paroissoit avoir pleuré ; cependant elle sourit à Caroline, lui dit qu’elle consentoit avec plaisir à son petit voyage à Berlin, qu’elle le désiroit même : et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l’ordonne.

Caroline, fort contente d’accorder le plaisir et le devoir, promit d’obéir, et courut se préparer à partir le lendemain matin. La soirée étoit déjà avancée ; elle revit peu son amie, mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappoit, ce peu de temps auroit suffi pour l’éclairer sur les motifs de ce voyage. Elle n’entendit rien, ne comprit rien.

Pendant tout le souper, elle ne songe qu’aux belles fêtes, trouve le Roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de revenir bientôt lui conter tout ce qu’elle aura vu, la quitte baignée de ses larmes et de celles qu’elle versoit elle-même, et qui furent bientôt essuyées par l’espérance du plaisir et par celle du retour.

La première ne fut point trompée. Caroline, présentée au Roi par son père, fut reçue, non comme une petite fille de quinze ans, mais avec les distinctions les plus flatteuses. Parée avec l’élégance le plus recherchée, invitée tous les jours à une fête nouvelle, Caroline ne pensoit à Rindaw que pour écrire à sa bonne maman, avec qui elle entretenoit une exacte correspondance.

Dans les premières lettres qu’elle reçut d’elle, Caroline crut entrevoir qu’il étoit question de la marier, et que c’étoit dans ce but qu’on l’avoit amenée à Berlin ; mais cette idée glissa sur son esprit sans y faire aucune impression, d’autant plus que rien ne vint la confirmer. Aucun homme ne lui faisoit la cour ; aucun n’étoit admis chez son père, et lui-même paroissoit plus occupé de la garder avec soin, que de penser encore à l’établir.

Deux mois s’écoulèrent ainsi. Ils avoient paru bien courts à Caroline ; et lorsque son père lui dit, un jour, en finissant de déjeûner : Eh bien, ma fille, voici deux mois que vous êtes à la Cour ; comment trouvez-vous ce séjour ? Elle répondit bien vite : Je le trouve charmant, papa ; mais quoi, déjà deux mois ! je ne l’aurois pas cru. Ah ! comme je me suis bien amusée pendant ce temps là ! — Votre réponse me plaît et m’inquiète, ma chère enfant. Je suis charmé de vous voir goûter le lieu où vous êtes appelée à vivre ; mais je ne voudrois pas qu’une préférence secrète… Mon enfant, dit-il, en écartant la table à thé, et avançant son fauteuil plus près d’elle, ouvre ton cœur à ton père ; ce cœur est-il aussi libre que lorsque tu quittas Rindaw, et depuis que tu es à la cour, n’as-tu distingué personne ?

Cette question, faite par un père, embarrasse toujours plus ou moins celle à qui elle s’adresse.

Cependant Caroline auroit pu répondre hardiment. Son jeune cœur, aussi pur, aussi tranquille que dans les jours sereins de son enfance, n’avoit encore palpité que pour des plaisirs innocens comme elle.

À Rindaw, une fleur nouvellement éclose, un oiseau qui chantoit mieux que les autres, la lecture d’un conte des fées, une noce champêtre et l’histoire de son amie, avoient eu seuls le droit de l’intéresser et de l’émouvoir. Depuis qu’elle habitoit la cour, un bal, un concert, un spectacle, une mode nouvelle, les avoient remplacés ; mais Caroline n’imaginoit pas même encore qu’un homme pût influer sur le bonheur ou le malheur de sa vie. Dans des instans de loisir, ou d’insomnie (et ils étoient bien rares), il lui étoit arrivé de penser pendant deux minutes à l’histoire de sa bonne maman, à cette passion si tendre et si mal récompensée. Maman étoit bien bonne, disoit-elle alors, de s’affliger ainsi ; ne croiroit-on pas qu’il n’y avoit que mon père au monde ? Il falloit l’oublier bien vite, et danser pour se distraire. Caroline n’imaginoit aucun chagrin dont une walse ou une contre-danse angloise ne dût la consoler ; et les meilleurs et les plus infatigables danseurs étoient sans contredit ceux qu’elle préféroit. Mais, le bal fini, Caroline dormoit douze heures de suite, se réveilloit en chantant, et se préparoit à une nouvelle fête sans songer au danseur de la veille. La question de son père la surprit donc plutôt qu’elle ne l’embarrassa.

Caroline garda quelques minutes le silence ; puis elle dit avec un sourire ingénu : Je ne vous comprends pas bien, mon père. Distinguer quelqu’un… je n’entends pas ce mot… Seroit-ce aimer, par hasard ?

— Distinguer, c’est-à-dire préférer… aimer, si tu le veux… désirer d’unir son sort à l’objet de cette préférence.

— Ah ! j’y suis, dit-elle étourdiment… C’est ce que ma bonne maman de Rindaw sentoit pour vous autrefois. Ah ! vraiment non, papa, je n’ai garde d’aimer quelqu’un ainsi ; cela cause trop de chagrin… Elle alloit continuer, mais elle vit son père froncer le sourcil ; elle craignit de lui avoir fait de la peine, et se tut en baissant les yeux. — Je ne sais, reprit le chambellan en se levant, ce que madame de Rindaw a pu vous confier ; mais vous avez dû voir par son exemple que les beaux sentimens ne servent à rien, et par le mien que l’on peut et que l’on doit toujours les sacrifier aux convenances. Si j’avois suivi ma belle passion, si je n’avois pas épousé votre mère, Caroline de Lichtfield seroit-elle actuellement héritière de vingt-cinq mille écus de rente, et pourroit-elle prétendre au premier parti du royaume ? Plus heureuse que moi, ma fille, tu n’as point de sacrifices à faire, puisque ton cœur est libre. Cette fortune immense que tu me dois, te dispense d’en chercher ailleurs, mais non pas de remplir tous les vœux d’un père qui ne désire que ta gloire et ton bonheur. Tu n’as qu’à dire un mot, ils sont assurés pour la vie. — Et quel est ce mot, mon père ? dit Caroline avec une émotion qui s’augmentoit à chaque instant. Mille idées confuses se croisoient dans sa tête : il s’agissoit d’un mariage ; cela n’étoit pas douteux. Elle pensa rapidement aux hommes qu’elle avoit vus, et ne s’arrêta sur aucun, parce qu’ils lui étoient tous également indifférens. Elle attendoit cependant avec impatience la réponse de son père : il avoit l’air de la préparer.

Après avoir repris son fauteuil auprès d’elle, il lui dit d’un ton sentimental et pathétique : Vous ne connoissez encore, ma chère fille, que les beaux côtés de votre situation, et vous ne savez pas combien nos chaînes dorées sont quelquefois pesantes… L’effroi se peignit dans les yeux de Caroline… Mais j’espère, ajouta-t-il, que celles qui doivent lier ma Caroline seront aussi douces, aussi légères qu’elle le mérite ; elles seront du moins assez brillantes pour faire envier son sort à toutes les femmes. Dis-moi, mon enfant, ne seras-tu pas bien contente d’être dans quelques jours comtesse de Walstein, ambassadrice en Russie, et l’épouse du favori déclaré de ton roi ? Et ne crois pas d’après cela que je te destine à devenir la femme d’un vieillard. L’époux que je te propose doit ses honneurs à son nom, à son mérite, à la faveur dont il jouit, et n’a guère plus de trente ans. — Et je serai sa femme, dit Caroline en levant sur son père des yeux où brilloit une modeste joie ; je serai comtesse, ambassadrice ! — Tu n’as qu’à dire un mot : mon père, j’y consens, et je vous le promets. — Ah ! de tout mon cœur, dit-elle en lui tendant la main et baissant les siennes avec transport. Oui, papa, je vous le promets et j’obéirai avec plaisir… Mais… mais, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, où donc est-il ce comte ? je ne l’ai jamais vu… Si j’allois ne pas l’aimer… ou ne pas lui plaire ? — Vous l’épouseriez également, ma fille. Ce n’est pas votre cœur qu’on vous demande, c’est votre main ; et c’est un monarque absolu qui vous fait l’honneur d’en disposer en faveur de l’homme qu’il aime le mieux. On se plaît toujours assez quand on réunit de part et d’autre toutes les convenances ; et cet établissement rempliroit les vœux du père le plus ambitieux.

Cependant Caroline demandoit toujours où se cachoit M. de Walstein, et pourquoi elle ne l’avoit point vu.

Son père lui apprit alors que le comte étoit arrivé, seulement de la veille, de son ambassade de Pétersbourg ; que c’étoit par l’ordre du roi qu’il étoit allé chercher sa fille à Rindaw pour la marier. La chanoinesse en étoit instruite ; elle approuvoit cette alliance.

Le chambellan remit de suite à Caroline une lettre de son amie, où celle-ci la pressoit d’obéir à son père, et qui peut-être eût achevé de la décider, quand elle auroit balancé ; mais elle n’y songeoit pas. Son père lui dit encore qu’elle seroit déjà mariée, sans une maladie fâcheuse qui avoit retenu le comte plus d’un mois à Dantzick : on avoit même craint pour sa vie ; et, dans ce doute, le chambellan n’avoit pas voulu parler à sa fille d’un engagement qui peut-être alloit se rompre de lui-même. J’en aurois été bien fâchée, dit la naïve Caroline. — Et moi, peut-être plus encore, reprit le chambellan. On ne retrouve pas facilement un tel établissement ; mais toutes mes craintes sont finies. Le comte arriva hier au soir très-bien remis. Le roi me fit appeler à l’instant, me présenta mon gendre futur, et m’ordonna de tout préparer pour qu’il le devînt au plutôt. Je ne pouvois donc plus retarder de vous apprendre votre sort : il est fixé sans retour. Ma seule crainte étoit que, pendant ces deux mois de séjour à la cour, votre cœur n’eût fait un choix parmi nos jeunes seigneurs, et que je ne fusse dans le cas d’exiger un sacrifice ; mais je suis bien rassuré, je vois que vous sentez, comme vous le devez, les avantages de l’union que vous allez former. Je vais à la cour annoncer votre consentement ; j’y dînerai, et ce soir je vous amenerai le comte. Allez vous habiller, ma fille, et vous préparer à le recevoir comme celui à qui vous appartiendrez dans quelques jours.

La docile Caroline lui renouvela sa promesse. Il l’embrassa tendrement ; et sortit bien content d’elle, et plus encore de lui-même et de ses talens pour les négociations.

Il est certain que, lorsque son intérêt étoit en jeu, il avoit une certaine éloquence naturelle qui, dans l’occasion, lui tenoit lieu d’esprit et de sensibilité, et le faisoit parvenir à son but ; mais cette fois il avoit eu peu de peine à réussir. Caroline n’aimoit encore que le plaisir, et ne voyoit dans ce brillant mariage qu’un moyen de le fixer : aussi ce fut la seule idée qui l’occupa lorsque son père l’eut laissée.

On s’attend peut-être qu’elle va réfléchir bien sérieusement sur tout ce qu’on vient de lui dire, sur l’engagement qu’elle a pris, sur le changement prochain de son sort. À vingt ans, il y auroit là de quoi rêver au moins toute la matinée ; mais à quinze, on ne peut s’occuper si long-temps du même objet. Cependant Caroline resta bien dix minutes immobile à la place où son père l’avoit laissée ; et c’étoit beaucoup pour elle. Enfin, voyant qu’à force d’avoir à penser, elle ne pensoit à rien, et que ses idées s’embrouilloient dans sa tête, elle se leva brusquement, et courut à son piano-forte, où, pendant une demi-heure, elle joua des contre-danses et des walses. Il lui vint tout à coup à l’esprit, en les jouant, que le comte les répéteroit avec elle, et qu’il seroit assez doux d’avoir toujours un danseur à ses ordres… Un danseur !… son excellence ! Eh ! oui, sans doute, un danseur. On sait que le baron avoit eu soin de prévenir sa fille que, malgré son rang et ses dignités, M. l’ambassadeur n’avoit tout au plus que trente ans, et cette circonstance lui plaisoit peut-être tout autant que les titres. Quoique ce fût le double de l’âge actuel de Caroline, elle avoit fort bien remarqué depuis qu’elle étoit à la cour, que les hommes de trente, et les femmes de quinze, sont à peu près contemporains.

Ce fut donc en formant un projet de danse continuelle dans son nouveau ménage, qu’elle courut au jardin cueillir son bouquet pour la soirée. Tout en le cueillant, elle vit voltiger autour des fleurs quelques beaux papillons, s’échauffa long-temps à les poursuivre, n’en prit pas un seul, et se consola en pensant que le comte seroit peut-être plus leste qu’elle, et sauroit mieux les attraper. Quand nous serons deux, dit-elle en sautant, il y aura bien du malheur s’ils nous échappent.

Elle alla ensuite se mettre à sa toilette, où bientôt l’idée des bijoux qu’elle alloit avoir, des parures de toute espèce, des équipages, etc. effaça celle des papillons et de la danse, ou plutôt la promena de plaisirs en plaisirs.

Comme madame l’ambassadrice sera brillante, fêtée, enviée ! comme de beaux diamans feront mieux dans mes cheveux que cette fleur ! Enfin le bonheur conjugal de Caroline, fondé sur la danse, les papillons et la parure, lui parut la chose du monde la plus assurée. Elle se trouva d’avance la plus heureuse des femmes, employa tous ses soins pour être belle aux yeux du comte, et l’attendit avec une impatience mêlée tout au plus d’une sorte de crainte de ne pas lui plaire : quant à lui, elle étoit sûre qu’il lui plairoit à l’excès.

Caroline réfléchissoit quelquefois. Une réflexion profonde l’avoit persuadée que le comte étoit tout ce qu’il y avoit de plus charmant. Il est le favori du roi, lui avoit dit son père : or ce mot de favori signifioit beaucoup de choses dans l’idée de Caroline. Elle se rappeloit fort bien qu’à la campagne, elle avoit aussi sa petite cour, et ses petits favoris. L’oiseau favori, le chien favori, le mouton favori, étoient toujours les plus jolis de leur espèce : donc le favori d’un roi devoit nécessairement être le phénix de la sienne, et le plus beau et le plus aimable des êtres.

Elle en étoit si convaincue, et se réjouissoit si fort de le voir, que, lorsqu’on vint l’avertir qu’il étoit là, et que son père l’attendoit, elle ne fit qu’un saut jusqu’à la porte du salon. Elle y trouva le chambellan, qui lui rappela sa promesse, lui prit une main, qui trembloit peut-être autant de plaisir que d’émotion, et, l’exhortant à être bien raisonnable, la conduisit auprès de ce favori du Roi.

Caroline leva les yeux, et fut si frappée de ce qu’elle vit, que, les couvrant à l’instant de ses deux mains, elle fit un cri perçant, et disparut comme un éclair.

Pendant que son père la suit, qu’il emploie toute l’éloquence paternelle pour la calmer et la ramener, esquissons le portrait du comte, et justifions l’effroi qu’il inspire à l’innocente et jeune Caroline.

Le comte de Walstein n’avoit en effet guère plus de trente ans ; mais une énorme cicatrice qui lui couvroit toute une joue, sa maigreur excessive, son teint jaune et plombé, sa taille voûtée, une perruque au lieu de cheveux, lui donnoient l’air d’en avoir au moins cinquante. Son grand œil noir étoit assez beau ; mais, hélas ! il n’en avoit qu’un : l’autre, caché sous un large ruban noir, étoit sans doute perdu par le coup de feu qu’il avoit reçu. Il étoit né pour être grand et bien taillé ; mais son attitude courbée lui ôtoit cet avantage. Il avoit la jambe belle ; mais cet homme qui devoit danser du matin jusqu’au soir et courir après des papillons, marchoit avec peine en boitant excessivement.

Tel étoit l’extérieur du comte : on verra dans la suite si le moral y répondoit. En voilà bien assez sans doute pour excuser le premier mouvement de notre pauvre fugitive. Peut-être, si elle se fût donné le temps de l’examiner, auroit-elle trouvé sous cette figure un air de noblesse et de bonté qui la caractérisoit ; mais elle n’avoit vu que la cicatrice, que l’œil qui lui manquoit, que son dos voûté, sa perruque et sa jambe traînante.

La première impression étoit reçue, et la triste Caroline, presque évanouie dans son appartement, entendoit à peine les sollicitations de son père pour l’engager à revenir. Elle n’y répondoit que par des torrens de larmes ; enfin elle se trouva si mal qu’il fallut la délacer. Son père voyant qu’il étoit impossible de la ramener, la quitta pour retourner auprès du comte ; il réfléchit même qu’il valoit mieux rentrer seul, et qu’un mal subit survenu à sa fille lui serviroit d’excuse.

Il trouva son gendre futur très-inquiet de la réception qu’on lui avoit faite, et n’en soupçonnant que trop le motif ; mais le grand chambellan avoit une éloquence si persuasive quand il vouloit parvenir à ses fins, et l’employa avec tant de succès dans cette occasion, que le comte fut convaincu qu’une douleur de tête violente, suite de l’émotion de la journée, avoit seule occasionné le cri et la fuite de Caroline. Peut-être aussi feignoit-il de le croire ; on ne sait trop sur quoi compter avec les courtisans ; ils savent dérouter l’historien le plus exact. Quoi qu’il en soit, il se sépara du chambellan avec l’espoir de trouver le lendemain mademoiselle de Lichtfield mieux disposée, et sortit très-affligé dans le fond de ce qui venoit de se passer.

Ce n’est pas qu’il fût amoureux de Caroline, qu’à peine il avoit entrevue ; mais ce mariage lui convenoit à tant d’égards, qu’il y avoit attaché l’idée du bonheur de sa vie. Ensuite le roi le vouloit ; raison qui devoit être aussi décisive pour son favori que pour son chambellan. Elle étoit si forte pour celui-ci, qu’il n’avoit pas même imaginé qu’on pût lui résister.

Il auroit mieux fait sans doute de prévenir sa fille sur la figure du comte. Il le sentoit trop tard, et s’en repentoit mortellement ; mais il avoit cru qu’il valoit mieux d’abord extorquer sa promesse, que Caroline, intimidée, n’oseroit y manquer ; et il n’avoit point prévu l’effet de son saisissement, rendu plus profond par l’idée qu’elle s’étoit formée du comte.

Dès qu’il fut libre, il revint auprès d’elle, et la trouva dans le même état où il l’avoit laissée ; elle eut cependant la force de se jeter à ses pieds, et de le conjurer de ne pas sacrifier sa fille. Il vit qu’elle étoit trop émue dans ce moment pour qu’il pût raisonner avec elle. Il fut touché lui-même de l’excès de sa douleur ; et, la relevant avec tendresse, il lui dit de se calmer ; qu’il lui parleroit le lendemain matin ; qu’il ne vouloit que son bonheur, et la quitta en l’exhortant à prendre quelque repos.

Le malheureux qui se noie s’accroche, dit-on, à un brin de paille. Caroline saisit avec ardeur cette lueur d’espérance, et fut presque consolée. Mon père est bon, pensa-t-elle ; il m’aime ; il ne veut, dit-il, que mon bonheur. Ah ! s’il veut le bonheur de Caroline, il ne l’unira pas à son monstre qui n’a qu’un œil, qu’une jambe, une bosse et une perruque.

Elle étoit dans l’âge où l’on porte tout à l’extrême, et la douleur et la joie. D’abord elle s’étoit crue perdue sans ressource : à présent elle se crut pour jamais délivrée du comte, et reprit à peu près sa gaîté du matin ; mais encore abattue, elle se coucha, s’endormit en pensant au singulier goût des rois dans le choix de leurs favoris, et protestant bien que, si elle étoit reine, le comte de Walstein ne seroit pas le sien.

Son sommeil fut aussi doux et son réveil aussi tranquille que si rien ne l’avoit agitée. À peine lui restoit-il encore, le lendemain, cette légère impression d’effroi que laisse un songe fâcheux ; et lorsque son père entra chez elle, il retrouva le même sourire, les mêmes grâces enfantines avec lesquels il étoit reçu tous les matins. Plus caressante, plus empressée même qu’à l’ordinaire, elle sembloit le remercier à chaque instant de sa condescendance, dont elle ne doutoit pas ; et, sans oser rien dire qui eût trait à ce qui s’étoit passé la veille, tout en elle exprimoit la reconnoissance et la joie. Elle se livroit d’autant plus à l’espoir, que son père, au lieu de lui faire des reproches, l’accabloit d’amitiés.

Aimable enfant ! jouis de ta douce illusion. Tu n’as vécu que deux mois à la cour ; tu ne sais pas encore que l’âme d’un courtisan est fermée à tous les sentimens de la nature. Tu crois avoir un père, un tendre père ; et tu vas bientôt apprendre combien ce titre lui est moins cher, moins précieux que ceux de ministre et de grand chambellan.

Cependant le baron chérissoit sa fille. Après ses emplois et sa fortune, elle étoit certainement ce qu’il aimoit le plus au monde ; mais ces deux objets passoient avant tout. D’ailleurs il croyoit de bonne foi, et d’après sa façon de penser, assurer le parfait bonheur de Caroline par un mariage aussi brillant, fait directement sous les auspices du roi et par l’ordre du roi. Très-décidé donc à le terminer de gré ou de force, il voulut d’abord essayer d’y parvenir par la douceur et le sentiment. Il prit les deux mains de sa fille dans les siennes, et, les serrant tendrement : Caroline, lui dit-il, aimes-tu ton père ? — Oh ! si je l’aime ! répondit-elle en embrassant ses genoux ; qu’il me permette de passer ma vie auprès de lui, il verra jusqu’où peut aller l’amour et le respect de sa reconnoissante fille. — Je n’en doute pas, mais j’exige une autre preuve. — Tout, tout ce que vous voudrez, mon père, excepté… Elle alloit dire d’épouser le comte ; mais le baron reprenant un instant la sévérité paternelle, lui ferma la bouche avec la main… Point d’exception, Caroline ; et la première preuve d’amour que je vous demande, c’est de m’écouter en silence.

Que feriez-vous, ma fille, si la vie de votre père étoit entre vos mains ? — Votre vie ? Je la sauverois aux dépens de la mienne ; en pouvez-vous douter ?… Mais comment… pourquoi ? — Je n’en attendois pas moins de vous, ma chère enfant ; et vous venez de décider de votre sort et du mien. Oui, mon existence, ma vie dépendent de vous seule. N’espérez pas que je survive un jour à ma disgrâce ; elle est assurée si votre union avec le comte de Walstein n’a pas lieu. Hier, en vous quittant, effrayé de votre répugnance pour ce mariage, j’allai me jeter aux pieds du roi ; j’osai le conjurer de nous rendre notre promesse et notre liberté. — Caroline est un enfant, dit-il en fronçant le sourcil, qui ne sait ce qui lui convient, et dont on doit faire ce qu’on veut. Cependant vous êtes bien le maître de disposer d’elle à votre gré ; mais si elle persiste dans son refus, vous pouvez la reconduire dans sa retraite et y rester avec elle : un père aussi foible ne peut être un bon ministre… Il me tourna le dos et ne m’a pas redit un mot de la soirée. Jugez de mon état ; je n’ai que trop vu que l’on soupçonnoit ma disgrâce prochaine, et qu’on disposoit déjà de mes emplois. Oh ! ma fille, ma fille ! seras-tu donc la cause du malheur, que dis-je du malheur ! de la mort certaine de celui qui t’a donné le jour ?

La sensible et tremblante Caroline, plus effrayée cent fois de cette idée qu’elle ne l’avoit été de l’aspect du comte, se précipita en frémissant dans les bras de son père : Oh ! j’obéirai, j’obéirai, répétoit-elle en sanglottant ; j’épouserai le comte à l’instant même, s’il le faut. Causer votre mort ! moi, grand Dieu ! Oh, mon père ! courez vite ; allez dire au roi que je ferai tout ce qu’il voudra, pour qu’il vous rende son amitié. Je vous promets, je vous jure d’être au comte : mais promettez-moi donc que vous ne mourrez pas.

Cette idée de mort l’avoit tellement frappée, qu’elle craignoit qu’un instant de retard ne coûtât la vie à son père. Elle auroit voulu aller dire elle-même au comte qu’elle étoit prête à l’épouser. Elle s’engagea de nouveau par les promesses les plus fortes et les plus positives, et ne laissa aucun repos au baron qu’il ne fût parti.

Laissée seule encore cette fois, elle ne pensa ni à danser des walses, ni à courir après des papillons. Tristement appuyée sur une main, dont elle se couvroit les yeux, elle étoit agitée de mille sentimens contraires, et sembloit craindre de faire un seul mouvement, comme s’il pouvoit décider de son sort. Quelquefois son enthousiasme filial se ranimoit ; sa tête s’exaltoit en pensant au sacrifice qu’elle alloit faire à son père. Il me devra la vie, disoit-elle avec une tendresse mêlée d’admiration pour elle-même, qui produisoit une sensation assez douce. Oui, mais à quel prix ; et avec qui vais-je passer la mienne ? Alors l’image du comte se présentoit, celle du père s’effaçoit ; Caroline frémissoit, et ne comprenoit pas qu’elle pût avoir la force de tenir ce qu’elle avoit promis.

Elle étoit encore et dans la même attitude et dans le même trouble, lorsque son père rentra avec précipitation, la joie peinte sur tous ses traits. Il put à peine lui dire, tant il étoit hors d’haleine, que le roi lui-même étoit en chemin pour venir chez elle, et lui amenoit le comte. Oui, le roi en personne, répétoit-il ; cela fera du bruit, et ceux qui se réjouissoient hier de ma disgrâce pourront s’affliger ce matin. Voyez, Caroline, ce que c’est que d’être obéissante, et comme vous en êtes récompensée.

La pauvre Caroline, peu sensible à cette récompense, n’y vit qu’une confirmation du cruel engagement qu’elle venoit de prendre, et qu’une raison de plus de s’affliger. Son père la gronda de n’avoir pas employé à sa toilette le temps de son absence. Quelques jours auparavant, elle eût été bien fâchée elle-même d’être surprise par le roi dans son déshabillé du matin ; mais tout lui devenoit si indifférent, qu’elle attendit cette auguste visite dans le salon, sans avoir même jeté un coup d’œil à son miroir.

Le baron lui répétoit pour la quatrième fois comment elle devoit recevoir le roi, quand le bruit des carrosses l’interrompit. Il courut au-devant de son maître. La tremblante Caroline se leva, se rassit, respira des sels, et rassembla toutes ses forces pour cette pénible entrevue.

Le monarque entra, suivi seulement de son favori et de son chambellan, que tant d’honneur gonfloit de joie.

Belle Caroline (dit-il en s’avançant près d’elle, et lui présentant le comte), soyez la récompense des services qu’il m’a rendus ; et vous, mon cher comte, recevez de ma main celle de cette charmante épouse, et sentez bien tout le prix du présent que je vous fais.

Le comte alors s’approchant, et prenant cette main qu’elle retiroit à demi, la pria, d’une voix basse et timide, de vouloir bien confirmer son bonheur.

Pour le monde entier Caroline n’auroit pu articuler une seule parole. Si elle eût levé les yeux sur son futur époux, peut-être eût-elle trouvé la force de dire non ; mais elle avoit pris le sage parti de ne point le regarder. Elle se contenta d’une révérence respectueuse, et s’assit en silence par l’ordre du roi. Il en étoit temps ; peu s’en fallut qu’elle ne réitérât la scène de la veille. Un tremblement général l’avoit saisie. Elle fut obligée d’avoir encore recours à son flacon, et peut-être alloit-elle se trahir par un évanouissement ou par un déluge de larmes. Mais un regard jeté sur son père, près de se trouver mal lui-même d’inquiétude, lui rendit toute sa fermeté. Elle lui sourit à demi pour le rassurer, eut même la force de dire que ce n’étoit rien, qu’elle étoit bien : et tout fut mis sur le compte de la timidité d’une jeune fille élevée à la campagne.

Elle espéroit que la compagnie alloit se retirer, ou tout au moins changer de sujet de conversation ; mais elle se trompoit. Ce que les rois entendent le moins, c’est de ménager la sensibilité de leurs sujets. Celui-ci, charmé du mariage qu’il venoit de conclure, ne pouvoit parler d’autre chose ; et, sans s’apercevoir de tout ce qu’il faisoit souffrir à la pauvre petite, il s’appesantissoit cruellement sur les détails. Il falloit indiquer le jour, l’heure, le lieu de la cérémonie. Enfin, Caroline n’y pouvant plus tenir, retrouva la parole, pour demander la permission de se retirer. Elle lui fut accordée ; et Sa Majesté ne manqua point, lorsqu’elle sortit, de la saluer sous le nom de comtesse de Walstein.

La malheureuse petite comtesse, seule dans son appartement, s’affligea d’abord à l’excès. Enfin, après avoir beaucoup pleuré, elle comprit que cela ne changeroit rien à son sort, qu’il étoit décidé sans retour, qu’il falloit bien s’y soumettre, et tâcher d’en tirer le meilleur parti possible.

Qu’on ne s’étonne point de voir une étourdie de quinze ans raisonner aussi sensément. Rien ne forme une jeune fille comme le malheur ; et ces trois jours de trouble, d’inquiétude et de chagrins, avoient plus avancé Caroline, ils lui avoient plus appris à réfléchir que n’auroient fait dix années d’une vie tranquille et passive. Elle entendit enfin partir le carrosse du roi, avec moins d’émotion qu’elle ne l’avoit entendu arriver ; et son père eut le plaisir de la trouver assez calme lorsqu’il vint lui faire part des arrangemens.

Le mariage étoit fixé à huit jours de là. Le comte avoit désiré qu’il fût tenu secret ; aussi devoit-il être célébré dans sa terre de Walstein, à six lieues de Berlin. Les fêtes, la présentation à la cour, les visites, les présens, etc. n’auroient lieu qu’après la célébration.

Caroline approuva fort ce projet, et demanda à son père de passer dans la retraite les huit jours de liberté qui lui restoient. Il étoit si content d’elle et de sa docilité, qu’à la rupture près de son mariage, elle auroit pu lui demander tout sans crainte d’être refusée. Il le lui promit et lui tint parole. Sa solitude ne fut interrompue que par quelques visites de son futur époux. Le baron se chargeoit de l’entretenir ; et pendant qu’ils se perdoient dans la politique, Caroline se confirmoit dans la résolution qu’elle avoit prise.

Nous ne la suivrons point dans le détail des tristes idées qui l’occupèrent pendant ces huit jours. Il suffit de savoir qu’elle réfléchit plus qu’elle n’avoit fait dans tout le cours de sa vie, et nous verrons bientôt ce qui en résulta.

Le temps passe dans la douleur tout comme dans le plaisir. Voilà bientôt Caroline arrivée à ce jour redouté, qui doit la lier irrévocablement. Elle avoit eu le temps de s’y préparer, et paroissoit tout-à-fait résignée ; son père étoit au comble de la joie et des honneurs.

Le monarque en personne vouloit accompagner Caroline à l’autel. Il auroit bien désiré, le bon chambellan, que toute la terre en fût témoin ; mais deux ou trois seigneurs et leurs épouses furent seuls nommés pour y assister. Il s’en consola, dans l’espoir d’avoir beaucoup de choses à raconter au retour.

On part pour la terre du comte. La jeune épouse, plus occupée que triste, soutint assez bien le voyage et même la cérémonie, qui se fit en arrivant ; et son père, s’applaudissant de l’habileté avec laquelle il l’avoit amenée à obéir, eut enfin le bonheur de la présenter au roi sous le titre de comtesse de Walstein. Ce fut le seul moment où la fermeté de Caroline parut l’abandonner. Troublée par les caresses du chambellan, qui l’accabloit d’éloges, elle s’en défendoit, le supplioit de l’épargner ; et plus le père paroissoit content, plus la tristesse de sa fille augmentoit.

On devoit retourner le soir à Berlin, installer la jeune comtesse dans son nouvel hôtel, et l’on parloit déjà de repartir, lorsque, saisissant le moment où son époux étoit seul dans une embrasure de fenêtre, elle s’approcha de lui, lui présenta un papier, le suppliant de le lire avec indulgence, et passa dans un cabinet voisin, où elle lui dit qu’elle attendroit sa réponse et ses ordres. Surpris autant qu’on peut l’être, le comte ouvrit promptement le papier, et lut ce qui suit :

« J’ai obéi, monsieur le comte, aux ordres absolus de mon père et de mon roi. Ils ont voulu me donner à vous, je vous appartiens donc à présent. Je suis à vous, uniquement à vous, je ne reconnois plus d’autre maître. C’est à vous seul à disposer actuellement de mon sort, et c’est de vous que j’ose attendre de la bonté, de l’indulgence, de la générosité. Oui, c’est à celui qui vient de jurer de me rendre heureuse, que je veux demander sans crainte ce qui peut assurer mon bonheur, et sans doute le sien. Oh ! M. le comte ! vous ne savez pas, vous ne pouvez imaginer combien la petite fille à qui vous venez de donner votre main et votre nom, en est peu digne encore ! combien elle est enfant, peu raisonnable ! combien elle a besoin de passer quelques années de plus dans la retraite, auprès de l’amie respectable qui lui servit de mère ! Consentez, oh ! consentez de grâce, que je retourne ce soir même à Rindaw, et que j’attende là que ma raison ait fait assez de progrès pour me soumettre sans mourir aux liens que j’ai formés. Votre consentement me pénétrera de la plus vive reconnoissance ; il avancera peut-être cette époque. Un refus, au contraire… Soyez sûr qu’un refus vous priveroit également et pour jamais de la malheureuse Caroline.

» Je sens fort bien tous les reproches que vous pouvez me faire. Cette lettre auroit dû vous parvenir plus tôt ; mais en vous confiant ma résolution avant notre union, je risquois la vie de mon père : à présent je ne risque plus que la mienne. Il m’a juré qu’il n’auroit pas soutenu sa disgrâce ; elle étoit sûre si je ne devenois pas votre épouse. Hé bien, je la suis ; le roi doit être content. J’ose encore attendre de vous qu’il ne rendra pas mon père responsable de ma résolution, si elle lui déplaît. Ah ! ce n’est pas au roi à se plaindre de son zèle et de son dévouement. Je ne m’en plaindrai pas non plus, si vous consentez à ce que je vous demande. »

Cette lettre, écrite et déchirée plus de trente fois pendant les huit jours précédens, avoit été finie telle qu’on vient de la lire, le matin même, avant le départ.

Si jamais un homme fut frappé d’étonnement, ce fut le comte de Walstein ; il ne pouvoit en croire ses yeux. Quoi ! cette enfant si timide en apparence, et qui lui a paru si soumise, ose avoir une volonté, et l’annoncer avec cette fermeté et ce courage ! Il relut ce billet une seconde fois, et la plus tendre pitié succéda bientôt à la surprise. Il vit alors qu’elle avoit été sacrifiée au despotisme du roi et à l’ambition de son père, et il se reprocha mortellement d’en avoir été la cause et l’objet.

Quoiqu’on se fasse toujours un peu d’illusion sur sa figure, et que le comte n’en fût peut-être pas plus exempt qu’un autre, il se rendoit cependant assez de justice pour n’avoir jamais imaginé qu’on pût l’épouser par goût : mais du moins il avoit cru, sur les assurances les plus positives du chambellan, et sur la résignation apparente de Caroline, que c’étoit sans répugnance, et surtout sans contrainte.

L’instant où il apprit qu’il s’étoit trompé, ou plutôt qu’on l’avoit trompé, fut sans doute affreux pour lui. Mais il ne balança pas une minute sur le parti qu’il avoit à prendre ; et voulant commencer par rassurer Caroline, il écrivit avec un crayon, dans l’enveloppe de son billet :

« Intéressante et malheureuse victime de l’obéissance, vous allez être obéie à votre tour. Je cours obtenir du roi ce que vous me demandez, et réparer autant qu’il est possible une tyrannie dont je suis la cause sans en être complice. Si j’étois refusé, fiez-vous alors à moi seul du soin de vous rendre cette liberté qu’on vous a si cruellement ravie. Je sens tout le prix de votre confiance en moi, et je saurai la mériter en vous sacrifiant tout mon bonheur : heureux encore si ce sacrifice me rend moins odieux à celle qui en est l’objet ! »

Il entr’ouvrit la porte du cabinet où Caroline s’étoit retirée, attendant la vie ou la mort. Il lui tendit son petit écrit, qu’elle reçut en tremblant, comme l’arrêt de son sort, et disparut à l’instant même.

Elle le lut avec saisissement ; et pendant un moment elle en fut si touchée, si reconnoissante, qu’elle auroit presque voulu rappeler le comte. Mais, malheureusement pour lui, en jetant les yeux sur la croisée, elle le vit se promener dans les jardins avec le roi. La promenade et le grand jour ne lui étoient pas aussi favorables que la lecture de ses billets : les bonnes dispositions de Caroline s’évanouirent à l’instant. Elle se sentit un plus vif désir que jamais de retourner dans sa retraite ; elle pensa d’ailleurs qu’il étoit trop tard, qu’elle en avoit trop fait pour ne pas achever, qu’elle passeroit pour capricieuse, inconséquente. Tout en réfléchissant et regardant le comte, son petit billet se rouloit dans ses doigts, et s’effaçoit avec l’impression qu’il avoit produite.

Pendant ce temps-là, son généreux époux usoit de tout son ascendant sur l’esprit du roi pour l’engager à consentir aux volontés de Caroline. Il lui montra sa lettre. Au lieu de l’irriter, le style et la fermeté de cette jeune femme intéressèrent le monarque.

Il y a de l’énergie dans ce caractère, dit-il en la finissant ; et fixant le comte en la lui rendant, il ne put s’empêcher de convenir en lui-même que son favori n’étoit véritablement pas fait pour être celui d’une beauté de quinze ans.

C’étoit s’en aviser un peu tard ; mais ce moment fut si favorable à Caroline, qu’il ajouta tout de suite : Allons, mon ami, passons-lui cette fantaisie. C’est un enfant qu’il faut ménager, et que l’ennui nous ramènera bientôt. Sa fortune est à vous ; c’est l’essentiel : on vit toujours assez avec sa femme.

En conséquence de cet arrêt, le grand chambellan fut appelé. Le nouveau projet lui fut communiqué ; on lui montra la lettre de sa fille, et le tout le mit fort en colère. Retenu cependant par la présence de son maître, il renferma son dépit avec soin, et se contenta de hasarder quelques objections. Le roi, qui l’avoit toujours vu de son avis, ne trouva pas bon qu’il voulût même essayer d’en avoir un autre ; il lui témoigna son mécontentement. Le chambellan effrayé et s’inclinant profondément, le supplia de lui pardonner, et de disposer de sa fille à son gré.

Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retourneroit à Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d’y rester autant qu’elle le voudroit, espérant bien qu’elle ne le voudroit pas long-temps.

On ajouta même une condition qui sembloit rendre impossible une bien longue retraite ; c’étoit le secret le plus profond sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l’exiger. On a présumé qu’il avoit craint que cette histoire ne répandît une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son autorité.

Quoi qu’il en soit, il prononça que jusqu’au moment de la réunion des époux, Caroline devoit porter le nom de Lichtfield, et tout le monde ignorer qu’elle fût comtesse de Walstein. Il déclara que du moment qu’il en transpireroit la moindre chose, Caroline rentreroit sous la puissance de son mari, et que l’indiscret perdroit sans retour sa confiance. Il le dit en regardant le chambellan, qui se hâta de l’assurer qu’il observeroit un profond silence.

Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avoient été témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n’en firent confidence, sous le sceau du secret, qu’à une trentaine d’amis. Avant la fin de la semaine personne n’en doutoit à Berlin ; et pendant huit jours au moins on ne s’abordoit qu’en se disant à l’oreille ou derrière l’éventail : Savez-vous que le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield ? Le roi y étoit ; c’est toute une histoire. Je la sais de la première main ; n’en parlez pas ; ne me nommez pas, etc. etc.

Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu’on ne revit point Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, que le chambellan se taisoit, et que bien d’autres secrets de cour succédèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, ou plutôt par n’y plus penser.

Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu’on ne l’avoit imaginé. Le baron fut chargé d’apprendre à sa fille qu’on lui laissoit la liberté de se confiner à Rindaw. Il devoit aussi la conduire ; mais le comte craignant qu’il ne se vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettoit à sa colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père qu’il lui étoit essentiel de ne pas s’éloigner de la cour dans ce moment critique ; et comme celui-ci n’avoit nulle envie de partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier à des domestiques sûrs, et de la charger d’une lettre qu’il écrivit à la baronne de Rindaw.

La réputation d’indiscrétion et d’imprudence de la bonne chanoinesse étoit si bien faite ; elle étoit si bien connue, même à la cour, pour n’avoir jamais su garder un secret, qu’elle ne fut point exceptée de celui qu’on exigeoit sur le mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa fille de le lui cacher avec soin.

Caroline, qui redoutoit les remontrances et les persécutions journalières, ne demandoit pas mieux ; et l’obéissant baron, toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par son ordre à son amie : « Que le mariage projeté pour sa fille étant retardé de quelque temps, il la lui confioit de nouveau, etc. »

Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand chambellan, satisfait de l’être toujours, lui accorda l’un et l’autre avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit partir pour Rindaw, qui n’étoit qu’à sept ou huit lieues de là ; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et l’ambassadeur.

Caroline fut d’abord un peu surprise de se trouver seule dans une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des événemens de la journée, il lui eût été difficile de rendre raison de ce qui se passoit dans sa tête, où tout étoit désordre et tumulte. Elle ne savoit si elle devoit se réjouir ou s’affliger.

Certainement tout alloit comme elle l’avoit voulu, comme elle l’avoit demandé ; mais peut-être, sans trop se l’avouer à elle-même, avoit-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent la grande facilité d’obtenir ce qu’on désire en diminue bien le prix ; d’ailleurs, sa petite vanité eût été du moins satisfaite si l’on eût eu beaucoup de peine à se séparer d’elle.

Quoi ! disoit-elle avec un mouvement qui tenoit presque du dépit, je n’ai qu’à dire un mot, un seul mot, et l’on me laisse aller ! et mon père, et le roi, et le comte, les voilà dans l’instant tous d’accord pour m’abandonner ! Est-ce indifférence, ou colère, ou générosité ?

Elle regardoit son petit billet déchiré ; elle cherchoit à s’en rappeler les expressions. Il lui paroissoit qu’au moins, de la part du comte, c’étoit bonté toute pure. Elle s’attendrissoit, et disoit en soupirant : Quel dommage qu’il soit si laid !

Son imagination et ses regrets s’arrêtèrent aussi sur son père, qu’elle quittoit, qu’elle affligeoit, et puis un peu sur les plaisirs qu’elle abandonnoit, et sur les beaux titres qu’elle auroit pu porter. Madame le comtesse, madame l’ambassadrice, ne sera donc que la petite Caroline !

Il y eut des momens où sa tête fut à moitié hors de la portière pour dire au cocher de retourner à Berlin ; mais ils furent courts, et l’image du comte encore présente à ses yeux la faisoit rentrer bien vite au fond de la voiture, en se félicitant d’avoir su l’éviter. Non, non, c’étoit impossible, disoit-elle alors ; jamais je n’aurois pu m’accoutumer à lui ; il me faisoit mourir de peur ; et le voir toujours là, le jour, la nuit, continuellement ; non, c’étoit impossible. Alors elle s’applaudissoit de son courage, et d’avoir su concilier ses devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et conserver sa liberté.

Ces différentes idées l’occupèrent pendant les deux tiers de la route ; mais plus elle se rapprochoit de Rindaw, plus tout ce qui tenoit aux regrets s’affoiblissoit. Bientôt elle ne sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si chérie qui lui avoit tenu lieu de la mère la plus tendre, et qui sembloit avoir transporté sur elle tous les tendres sentimens qu’elle avoit eus pour son père. Lorsque celui-ci étoit venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne que c’étoit pour la marier, son désespoir fut si grand, et l’effort qu’elle fit pour s’en séparer, si violent, que sa santé en avoit été altérée. Depuis, elle n’avoit fait que languir. Gaîté, plaisir, bonheur, tout avoit disparu de Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les domestiques, tout ce village, dont elle étoit l’âme et les délices, ne cessoient de parler d’elle, de la regretter, et de dire qu’ils avoient tout perdu.

Qu’on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu’un soir, par un beau clair de lune, un équipage s’arrête devant le château. C’étoit une chose si rare à Rindaw, qu’ils accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu’ils en virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces grâces qui lui gagnoient tous les cœurs !

Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié : Mes bons amis, je reviens vivre avec vous ; n’êtes-vous pas bien aises de me revoir ?

En un instant elle fut entourée, pressée, et presque portée dans l’appartement de la chanoinesse, qui venoit au-devant de tout le bruit qu’elle entendoit, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s’élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie : Maman, ma bonne maman, c’est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter ; et des voix confuses répétoient autour d’elles : Elle ne veut plus nous quitter !

La sensible chanoinesse, dont la santé étoit foible et les nerfs délicats, fut émue au point d’alarmer Caroline. Pendant quelques instans, elle put à peine respirer ; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son élève par quel enchantement elle la revoyoit.

Caroline, sans s’expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d’éclaircissemens sur ce mariage différé au moment de se conclure.

Par le dernier courrier, disoit-elle, j’ai reçu une lettre de ton père, qui m’apprenoit que le jour étoit fixé à… à aujourd’hui, je crois. Revoyons… oui, c’étoit bien aujourd’hui ; et qui m’auroit dit que ce soir même ? — C’est l’aventure la plus singulière — Et je les aime à la folie les aventures singulières ; conte-moi tout, bien en détail. S’il n’en faut pas parler, tu sais bien que je n’en parlerai pas.

Caroline savoit positivement le contraire ; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu’alors avoit partagé tous ses petits chagrins et tous ses petits plaisirs. C’étoit le premier mystère qu’elle lui faisoit de sa vie. Il coûta beaucoup à son cœur ; et sans la terrible condition qu’on y avoit attachée, la bonne maman savoit tout. Pour approcher au moins de la vérité autant qu’il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venoient d’elle seule ; qu’elle n’avoit jamais pu s’accoutumer à l’excessive laideur du comte. « On a bien voulu, ajouta-t-elle, m’accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m’y ferai jamais. »

Alors, en forme d’excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l’embellit pas. Celle-ci put à peine la laisser achever, tant elle étoit courroucée qu’on eût jamais eu l’idée d’unir sa Caroline à un tel monstre.

« Il faut que le chambellan ait perdu la tête, répétoit-elle ; mais console-toi, mon enfant. J’ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit : ou je l’aurai perdu tout-à-fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie ; je te le promets. Compte sur moi ; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d’un borgne et d’un boiteux. Nous te trouverons quelqu’un qui le vaudra bien, et qui aura deux bons et beaux yeux, et marchera droit. Le bel assortiment que ce comte et ma charmante Caroline ! Je t’approuve fort d’avoir résisté. À ton âge, on voulut aussi me marier sans me consulter ; mais je m’aperçus à temps que mon futur louchoit horriblement, et je n’en voulus plus entendre parler. Il est vrai que j’aimois déjà ton père à la folie, et qu’il n’y a rien de tel que l’amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c’est qu’il faut s’aimer à la passion quand on se marie ; il n’y a que cela qui puisse faire supporter les peines de cet état. Les mariages de passion : voilà les seuls qui soient heureux ; aussi n’en ai-je point voulu faire d’autre, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon cœur n’étoit plus susceptible que d’une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L’amour, l’amour mutuel, voilà ce qu’il faut en ménage. »

Caroline, embarrassée de son secret, écoutoit en silence et les yeux baissés ce flux de paroles ; et la chanoinesse, qui depuis trois mois n’avoit pas eu l’occasion de parler à son aise, s’en dédommageoit, et n’exigeoit pas de réponse.

Après une courte pause pour respirer, elle reprit d’un air fin : « Mais à présent que j’y pense, mon enfant, ne seroit-ce point l’amour qui t’auroit donné la force de résister ? Prends-moi pour ta confidente ; conviens que tu connois quelqu’un qui te plairoit mieux que ce comte ? — Oh ! tous ceux que j’ai vus me plairoient plus que lui, dit ingénument Caroline. — Tous ? c’est beaucoup ! Et tu n’as distingué personne en particulier ? tu n’as pas vu celui avec qui tu voudrois passer ta vie ? ton cœur n’est point occupé ? — Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n’ai d’amour pour personne, et personne n’en a pour moi. — Non ; c’est bien singulier ! Il faut donc qu’on ne voie plus à la cour d’hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant ; cela viendra ; il s’en trouvera ; et surtout qu’on ne me parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l’épouseras de ta vie.

La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisoit à son bonheur, et alla dans son ancien appartement se reposer d’une journée bien fatigante.

Le lendemain, en se réveillant, elle ne savoit trop où elle étoit, ni ce qu’elle étoit.

Grand Dieu ! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée ? Engagée, enchaînée pour toute me vie, je ne jouirai donc plus que d’une ombre de liberté, qu’on peut m’enlever d’un instant à l’autre, et que je ne dois en ce moment qu’à la générosité de celui à qui j’appartiens ! J’appartiens donc à quelqu’un ; et j’ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même ?

Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa quelques jours sur son cœur avec assez de force pour détruire presque toute sa gaîté. L’indulgente chanoinesse attribuant sa tristesse à la privation des plaisirs, feignoit de ne pas s’en apercevoir, et redoubloit de soins et de caresses pour lui faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, jusqu’aux petits animaux que Caroline avoit élevés, tous les individus du château lui témoignoient à leur manière leur joie de son retour, et l’attachement qu’ils avoient pour elle.

Le tendre cœur de Caroline n’y pouvoit être insensible ; et le charme attaché aux lieux où l’on a passé son enfance, à la douceur d’être chérie de tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes habitudes ; et ses occupations journalières redevinrent des plaisirs aussi vifs qu’avant son séjour à Berlin. Son parterre, négligé depuis son absence, retrouva par ses soins un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa volière se peupla d’oiseaux nouveaux. La récolte des foins et des blés, les nombreux troupeaux qui couvroient la prairie, les danses sous l’ormeau, les flageolets rustiques, l’amusèrent, l’intéressèrent tout autant qu’avant d’avoir vu les spectacles et les fêtes de la cour. Elle n’avoit qu’effleuré tous ces plaisirs factices ; ils l’avoient plutôt éblouie qu’enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, toujours préférés par ceux dont l’habitude du grand monde n’a point corrompu le cœur et le goût, les eurent bientôt effacés ; et l’été s’écoula sans qu’elle eût éprouvé ni vide ni regret.

Caroline avoit rarement des nouvelles de Berlin. Son père, encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui écrivoit peu, et son époux jamais. Le chambellan avoit encore un autre motif pour garder le silence ; il espéroit la ramener par l’ennui.

Le comte ne voyoit que l’embarras qu’elle auroit à lui répondre, et ne pensoit qu’à le lui épargner ; d’ailleurs il ne savoit trop que dire lui-même à un enfant qu’il ne connoissoit point, dont il n’étoit point connu, et qui ne voyoit sans doute en lui qu’un tyran odieux. Espérant tout du temps et des progrès de la raison, il prit patience, et repartit pour Pétersbourg bientôt après son mariage.

Chargé, dans la suite, d’affaires très-importantes qui l’occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçoit tout naturellement, pendant son absence, comme il l’auroit désiré sans oser l’exiger.

Il en résulta que Caroline n’eut pas passé trois mois à Rindaw, que tout ce qui lui étoit arrivé lui parut un songe dont elle se souvenoit à peine, ou plutôt auquel elle ne pensoit jamais. Elle éloignoit elle-même de son esprit toute idée relative au comte ; et personne ne cherchoit à le lui rappeler. Son amie s’étant aperçue qu’à ce nom seul, un nuage obscurcissoit ses traits, ne le prononçoit plus. Son engagement s’effaça donc si bien de sa mémoire, que, si quelqu’on lui avoit dit qu’elle étoit mariée, elle eût assuré de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvoit pas.

Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de perfectionner ses talens : l’hiver fut employé à cette occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venoient de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y joignit l’étude de l’anglois et de l’italien : elle savoit déjà le françois. N’étant distraite par rien, ayant une mémoire de quinze ans, le plus grand désir de s’instruire et beaucoup de temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit s’ornoit en même temps par des lectures suivies, qu’elle faisoit chaque soir à sa bonne maman : sa figure aussi gagnoit autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle étoit d’ailleurs dans cet âge heureux où l’on embellit chaque jour, où chaque année qui s’écoule développe une grâce nouvelle, et ajoute aux attraits de l’innocence tous ceux de la jeunesse.

Elle grandit. Sa taille se forma, s’élança, et prit toutes les proportions et tous les contours de la beauté. Son teint devint comme la rose naissante : elle en avoit la fraîcheur et l’éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce n’est plus cette petite fille dont les regards vagues n’annonçoient que l’étourderie ou la timidité. Ses grands yeux bleus foncés brilloient quelquefois de tout le feu de l’intelligence et du génie, et lorsqu’ils étoient baissés et voilés à demi par de longues paupières, ils étoient l’image parlante de sa modestie et de sa sensibilité.

Sa voix même devint plus douce, plus agréable, et elle apprit à la ménager. Sans être bien étendue, elle avoit cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien davantage ; et lorsqu’elle chantoit des romances, lorsqu’elle s’accompagnoit de la harpe ou de la guitare, on ne pouvoit résister à la douce émotion qu’elle inspiroit et qu’elle partageoit elle-même.

À tous ces talens elle joignoit celui, plus rare peut-être qu’on ne le pense, d’être toujours mise avec une élégance noble et simple, qui ajoutoit encore à tous ses charmes. Une robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de velours noir, marquoit, sans la gêner, sa taille souple et déliée ; un chapeau de paille ombragé de plumes rassembloit une forêt de cheveux blonds cendrés ; les boucles qui s’échappoient, retomboient avec grâce sur un cou d’albâtre, et son joli pied n’auroit pas eu besoin, pour paroître avec avantage, du petit soulier noir qui l’enfermoit.

Telle étoit Caroline à seize ans ; et tant d’attraits n’étoient vus, tant de talens n’étoient admirés que de la bonne chanoinesse, qui en étoit, il est vrai, tout extasiée, et qui ne cessoit de regretter les temps heureux de la chevalerie, où sa Caroline auroit été sans doute le but de tous les exploits, l’objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.

Oh, combien de fois, en la regardant, jura-t-elle ses grands dieux que le comte de Walstein ne posséderoit jamais tant de charmes ! Comme elle auroit été furieuse, si elle avoit su qu’ils lui appartenoient déjà, et que c’étoit pour lui seul que Caroline embellissoit ! Elle trouvoit qu’elle méritoit pour le moins un prince ; mais elle lui désiroit plus encore, un mari tel qu’elle en avoit vu dans les romans, beau comme Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et s’étonnoit beaucoup qu’ils n’accourussent pas en foule à Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.

Quant à sa jeune pupille, elle ne désiroit que de rester comme elle étoit alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui paroissoit le comble du bonheur ; quelquefois seulement, lorsqu’elle étoit seule, et même au milieu de ses occupations les plus chères, elle éprouvoit une sorte de mélancolie douce, ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvoit se rendre raison. Cette espèce de tristesse étoit bien différente de celle que lui avoit occasionnée son mariage. Celle-là étoit un état très-pénible ; celle-ci, au contraire, avoit un attrait incroyable. Si elle ne l’avoit pas surmontée avec effort, elle seroit restée des heures entières à rêver doucement, sans pouvoir dire à quoi.

Tout en rêvant et en s’occupant, l’hiver s’écoula assez vite. Tous les momens de Caroline étoient remplis ; et il n’y a rien de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour du printemps ; mais à peine avoit-elle commencé d’en jouir, que son tranquille bonheur fut cruellement troublé.

Sa bonne maman, qui depuis quelque temps étoit languissante, tomba dangereusement malade. Il faudroit avoir le cœur de Caroline, savoir à quel point elle lui étoit attachée, pour exprimer l’excès de son inquiétude et des soins qu’elle lui rendit. Pendant près d’un mois que dura le danger, elle ne quitta pas son chevet ; et c’étoit avec peine qu’on pouvoit obtenir d’elle de prendre quelques instans de repos.

On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causoit cette douleur si vive. Non ; cette pensée, toute naturelle qu’elle étoit, ne se présenta pas une fois à son esprit. Absorbée dans le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir ses souffrances, Caroline ne pensoit pas à elle-même.

Si, pour la rendre à la vie, il eût fallu consacrer la sienne au comte, elle y eût consenti sans balancer un instant. Mais elle ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché de ses larmes lui en conserva l’objet. La bonne chanoinesse se rétablit peu à peu. Les tendres soins de son élève y contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine : du moins elle le disoit ainsi, et redoubla, s’il étoit possible, d’attachement pour cette aimable enfant qui venoit de lui prouver si bien tout le sien.

Elles eurent à cette époque la visite du grand chambellan. Alarmé, disoit-il, du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw avec l’espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir ramener sa fille. Mais toujours contrarié dans ses projets, il trouva la malade presque convalescente et Caroline transportée de joie, qui ne pouvoit se lasser de la regarder, et ne la perdoit pas de vue un instant.

Ce n’étoit assurément pas le moment de parler de retour ; aussi n’en fut-il pas question, non plus que du comte, qui étoit encore à son ambassade. La chanoinesse auroit voulu parler de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage. Mais, trop foible encore pour disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille étoit un ange, qu’elle lui devoit la vie, et qu’elle vouloit la consacrer à son bonheur.

Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l’automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu’il espéroit la trouver alors tout-à-fait raisonnable.

Dans tout autre moment, la visite de son père auroit vivement rappelé à Caroline ce qu’elle s’efforçoit d’oublier ; mais elle étoit alors trop occupée de son amie. Elle avoit été dernièrement trop agitée, pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affoiblit la crainte d’un danger à venir, et Caroline se trouvoit si heureuse d’avoir encore cette amie, qu’il lui sembloit qu’elle n’avoit plus de malheurs à redouter.

Cependant, au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l’automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne fut pas la maîtresse. Sans penser à l’émotion qu’elle alloit causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu’elle mouilloit de ses larmes, elle lui disoit : Maman, bonne maman, à présent que vous m’êtes rendue, je voudrois ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière !

La baronne, attendrie à l’excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s’il étoit possible, elles ne se sépareroient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l’âme de Caroline. Elle oublia bientôt cette visite d’automne ; le terme étoit éloigné.

Est-ce à seize ans qu’on s’effraie six mois à l’avance ? D’ailleurs, elle avoit bien autre chose à faire alors qu’à s’effrayer. Elle étoit dans l’enchantement, parcouroit du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvoit se lasser d’admirer les progrès qu’avoit faits la nature pendant ce mois de retraite et de douleur, où elle n’avoit vu que son amie souffrante.

Jamais le retour du printemps ne lui avoit fait une impression aussi vive, ou plutôt c’étoit la première fois de sa vie qu’elle remarquoit et sentoit tout le charme de cette belle saison, où l’on voit tout renaître, où l’on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.

La nature étoit alors dans sa plus grand beauté, et dut paroître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n’étoit point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu’elle voyoit autour d’elle ! Les champs et les prairies étaloient au loin le vert naissant le plus agréable ; la rose de mai commençoit à s’épanouir ; tous les arbres étoient en fleurs ; le lilas, le chèvre-feuille et la violette embaumoient l’air ; la jacinthe, la renoncule, l’anémone et la tulipe, émailloient son parterre de leurs brillantes couleurs.

Dès le point du jour on entendoit de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différens ; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol et la fauvette prolongeoient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d’un arbre à l’autre, formoient les concerts les plus délicieux.

Rien n’étoit perdu pour Caroline. Elle sentoit tout ; elle jouissoit de tout avec délices, croyoit habiter un monde enchanté ; et son bonheur n’étoit plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui ranime tous les êtres, influoit aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissoit à vue d’œil. Une grande foiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retenoient encore dans son appartement ; mais elle peut respirer sur son balcon l’air pur du printemps ; elle peut voir sa Caroline courir dans les jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent ; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocens plaisirs.

Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l’idée d’élever un petit monument qui consacrât l’époque du rétablissement de son amie ; et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci étoit encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout-à-fait au bout du jardin, et qui le terminoit de ce côté-là.

C’étoit un bosquet irrégulier et assez touffu, de hêtres, de coudriers, de lilas, d’acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d’eau courante, qui venoit des grands jets d’eau du parterre, et produisoit là un effet bien plus agréable.

La chanoinesse avoit fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan étoit tracé de sa main sur l’écorce des jeunes arbres ; toujours elle avoit conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l’aimoit aussi, parce que l’ombre et la fraîcheur y attiroient les oiseaux ; et, l’été précédent, elle y avoit passé de délicieux momens avec sa bonne amie.

Ce fut donc au fond de cet asile qu’elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence. Il s’y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s’ouvroit précisément là sur la route, lui donna la facilité de les faire entrer sans qu’ils fussent aperçus du château. Elle étoit trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion ; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.

Peut-être Caroline elle-même se seroit-elle trahie ; mais elle commençoit à savoir garder un secret, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins, ni l’argent ne furent épargnés. Elle y mettoit un zèle, une activité, qui en inspiroient à tous les ouvriers ; elle leur donnoit des idées ; elle travailloit elle-même aux dessins, et toujours elle étoit le matin la première à l’ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d’un mois, absolument achevé.

Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s’y rendre. « Maman, l’air de votre bosquet vous fera du bien ; il est si joli cette année ! — Je le crois, mon enfant ; mais je ne puis aller jusque-là. — Maman, je vous y porterai plutôt. » Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savoit pas lui résister, céda, s’y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance, lorsqu’elle vit ce nouveau témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.

C’étoit une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l’architecture la plus simple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formoient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s’élevoit un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel étoit le buste de la chanoinesse, modelé d’après un très-bon portrait que Caroline avoit d’elle. Elle avoit été belle dans sa jeunesse ; et lorsque le chambellan l’aimoit, il avoit eu plus d’un rival. Elle disoit souvent avec complaisance qu’on trouvoit qu’elle ressembloit beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins et les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étoient encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.

Caroline auroit bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l’autel, pour indiquer l’objet auquel il étoit consacré ; mais elle ne vouloit rien d’emprunt. Il falloit donc qu’elle les fit elle-même ; et comme on ne peut réunir tous les talens, elle n’avoit pas encore celui de la poésie. Elle essaya cependant. Lorsqu’on sent vivement, on croit qu’il n’y a rien de plus aisé que de s’exprimer. Les idées se présentoient en foule ; mais quatre vers n’en rendoient pas la moitié ; il falloit en sacrifier à la rime, à la mesure. Enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvoient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D’abord elle en fut enchantée. Bientôt elle frémit de l’idée qu’ils seroient toujours là, que tout le monde les liroit. Renonçant donc à la gloire d’être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d’or, au-dessous du buste : « Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur. »

Un double escalier de marbre blanc conduisoit dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C’étoit un second salon de la même forme que celui du bas, c’est-à-dire octogone, mais fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un dôme élevé, et peint avec tant d’art, qu’il imitoit parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui séparoient les croisées, des peintures emblématiques rappeloient l’objet pour lequel ce pavillon étoit élevé.

Dans l’une on voyoit Caroline à genoux devant une statue d’Esculape, l’invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie expirante.

Dans le second panneau, elle lui aidoit à se soulever, pendant que de petits génies dansoient autour d’elle, écartoient les coussins, renversoient une petite table chargée de remèdes, et brisoient la faux de la mort, qui s’enfuyoit dans le lointain.

Dans le troisième, on élevoit le pavillon. Caroline posoit le buste sur l’autel ; le génie de l’amitié et celui de la reconnoissance écrivoient l’inscription.

Enfin, dans le dernier, on la voyoit soutenir d’une main la chanoinesse, dont l’attitude exprimoit la surprise et la joie, et lui montrer de l’autre le petit édifice dont elle lui faisoit hommage. Derrière ces panneaux on avoit pratiqué des armoires pour des livres ; une petite cheminée dans une des croisées ; une table ronde dans le milieu ; autour, des siéges portatifs et commodes.

Rien n’étoit oublié, et tout avoit été conduit par un enfant de seize ans ; mais cette enfant étoit guidée elle-même par un sentiment vif et tendre, qui remplissoit actuellement son cœur. Son ignorance totale de toute autre espèce d’affection tournoit au profit de l’amitié ; et cette âme aimante, ne connoissant encore d’autre objet d’attachement que son unique amie, avoit concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que la crainte de la perdre avoit encore animée.

Caroline étoit d’ailleurs dans l’âge où le génie se développe, et où l’esprit et l’imagination ont un feu, une activité qui demandent de l’aliment. Indépendamment du plaisir qu’elle préparoit à son amie, elle en eut beaucoup pour son propre compte à faire construire ce petit édifice. C’étoit en quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle étoit une vraie jouissance, et l’exécution et l’effet lui causoient des transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne fut plus heureuse que pendant cette douce occupation. Elle l’a dit souvent depuis, et n’a jamais revu ce monument sans émotion.

Que le lecteur se représente, s’il le peut, l’extase de la sentimentale chanoinesse. C’étoit vraiment une surprise de roman faite exprès pour elle… Ce pavillon, qui se trouvoit là comme par enchantement… On la voit serrer dans ses bras l’intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer par son touchant silence tout ce qu’elle sentoit, et toutes les deux ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la reconnoissance.

Caroline goûta dans cet instant le bonheur le plus pur, sans aucun mélange de peines, sans qu’il fût troublé par aucune idée fâcheuse.

Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où l’on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans crainte pour l’avenir !

Le séjour de Rindaw étoit alors l’univers entier pour Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. Elle en étoit engouée au point d’y passer exactement tout le temps qu’elle n’étoit pas auprès de son amie. Dès qu’elle la quittoit, c’étoit pour voler au pavillon, dont elle avoit toujours de la peine à sortir. Sa construction, élevée et terminée par un dôme, étoit si favorable à la musique… Tous les instrumens y furent portés et bientôt il ne fut plus possible d’en jouer ni de chanter autre part que dans le pavillon. Le jour étoit excellent pour le dessin. Au moyen des quatre croisées et des jalousies, on pouvoit, à toutes les heures, avoir celui qu’on vouloit, et tout l’attirail nécessaire à la peinture y fut aussitôt établi. On y lisoit si tranquillement, sans bruit, sans distraction, et la bibliothèque de Caroline y fut toute transportée ; enfin, elle n’eut presque plus d’autre appartement. Elle n’entroit dans le sien que pour faire sa toilette à la hâte ; et souvent dans celui de sa bonne maman, elle se surprit avec l’impatience d’en sortir : tant il est vrai qu’une passion nouvelle peut anéantir toutes les autres. Il faut cependant rendre justice à Caroline : elle désiroit plus vivement encore que son amie pût venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n’avoit de plaisirs que ceux de son élève, rioit de son engouement, et lui facilitoit les moyens de s’y livrer. Voyons s’il durera, et si long-temps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. Jusqu’à présent sa vie tranquille s’est écoulée entre l’étude et l’amitié, sans qu’aucun sentiment plus vif en ait troublé le cours, sans qu’elle ait connu ni l’amour ni la haine : car sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, n’étoient pas de la haine ; et si par hasard elle pensoit à lui, c’étoit plutôt avec un sentiment de reconnoissance pour la liberté qu’il lui laissoit.

Mais disons vrai ; avouons que ce hasard arrivoit bien rarement, que le comte ne se présentoit presque jamais à son idée, et que son engagement s’effaçoit chaque jour de son esprit. Elle jouissoit de sa liberté comme si elle eût été réelle, et ne ressembloit pas mal à ces oiseaux attachés par un fil. Ils planent dans l’air ; ils chantent ; ils se croient aussi libres que leurs camarades qu’ils voient voler autour d’eux ; ils oublient leur lien, et ne s’en aperçoivent que lorsque la main qui les retient, les attire, et les remet doucement dans leur cage.

Caroline avoit reçu depuis peu de Berlin beaucoup de musique nouvelle, entre autres un recueil de romances dont elle étoit passionnée. Une surtout lui plaisoit excessivement ; l’air convenoit à sa voix, et les paroles à son cœur. Elle la chantoit du matin au soir, l’accompagnoit alternativement sur la harpe, le clavecin et la guitare, et trouvoit toujours un nouveau plaisir à la répéter. Nous allons la donner à nos jeunes lecteurs. Il s’en trouvera peut-être à qui elle pourra plaire aussi, et l’on sera bien aise sans doute de connoître ce qui plaisoit à Caroline.


ROMANCE,


Accompagnée de guitare et de clavecin.


Air noté à la fin.


La jeune Hortense au fond d’un vert bocage
Rêvoit un jour, seule sur le gazon.
Le jeune Hortense, au printemps de son âge,
Ne connoissoit de l’amour que le nom.
À ce nom souvent elle pense,
Craint et désire un doux lien :
Oh ! ma paisible indifférence
Est-elle un mal, est-elle un bien ?

Je vois l’amour dans tout ce qui respire ;
Il est partout, excepté dans mon cœur.
Autour de moi, tout aime, tout soupire :
Seroit-ce donc le souverain bonheur ?
Tout s’anime par sa présence,
Moi seule, hélas ! je ne sens rien :
Oh ! ma paisible indifférence
Est donc un mal plutôt qu’un bien.

Oui, mais je vois errer dans la prairie
De fleurs en fleurs le papillon léger,

Abandonnant celle qu’il a chérie,
Ainsi que lui, tout amant peut changer.
Vif emblême de l’inconstance,
Tu me dis qu’il faut n’aimer rien :
Oh ! ma paisible indifférence,
Loin d’être un mal, est donc un bien !

J’ai vu souvent, pour un berger volage,
J’ai vu gémir d’innocentes beautés ;
Elles fuyoient tous les jeux du village,
Pour des ingrats toujours trop regrettés.
Moi je ris, je chante et je danse ;
Tous les ingrats ne me font rien :
Ô ma paisible indifférence,
Vous êtes mon unique bien.

Ainsi chantoit cette jeune bergère.
Amour l’entend, Amour se vengera :
Il tient déjà dans sa main meurtrière
Le trait fatal dont il la percera.
Bientôt, jeune et sensible Hortense,
En formant un tendre lien,
En perdant ton indifférence,
Tu vas connoître le vrai bien.


Elle la chantoit un jour dans le pavillon, et cette fois-là c’étoit avec sa guitare. Elle répétoit avec expression : Ô ma paisible indifférence, vous êtes mon unique bien, lorsqu’elle entendit une autre voix aussi douce, aussi mélodieuse que la sienne, mais plus forte et plus sonore, qui chantoit en second dessus : Oh ! perdez cette indifférence, et vous connoîtrez le vrai bien.

Ces accens, bien différens des chants rustiques auxquels elle étoit accoutumée, la surprirent beaucoup. Elle se tut, écouta, et, n’entendant plus rien, elle recommença à chanter plus doucement, à s’accompagner plus légèrement, et à entendre plus distinctement la voix qui la suivoit. Alors, sa guitare à la main, elle courut à la croisée qui donnoit sur la route. Elle entrevit à quelques pas d’elle un beau jeune homme en habit de chasse, appuyé sur un fusil, dont les regards étoient attachés sur le pavillon. C’étoit sans doute le chanteur en question ; et je dis qu’elle ne fit que l’entrevoir, parce qu’au même instant où elle l’aperçut, interdite et confuse d’avoir été entendue et d’être vue, elle recula bien vite au fond du pavillon ; et là, s’élevant sur la pointe des pieds, et tendant le cou, elle regarda de toutes ses forces du côté qu’elle venoit de quitter. Mais elle étoit trop éloignée ; elle n’aperçut rien. Elle auroit bien voulu chanter sa romance, seulement pour voir si on l’accompagneroit encore ; mais la voix lui manqua, elle n’osa jamais, et put à peine toucher légèrement quelques cordes de sa guitare.

Enfin, pressée par la curiosité, après avoir fait quatre pas en avant et autant en arrière, elle reprit courage et se retrouva devant la croisée. Le beau chasseur n’étoit plus là. Elle le vit à vingt pas dans le chemin, s’éloignant lentement, et tournant la tête à chaque instant du côté du pavillon.

Cette petite aventure n’étoit rien, moins que rien assurément. Un homme passe par hasard, en chassant, devant un pavillon neuf et très-orné ; il le remarque. Il entend une musique délicieuse ; il l’écoute. Il voit à une croisée une femme charmante ; il la regarde.

Il n’y a rien dans tout cela que de naturel ; et cependant Caroline en fut occupée toute la journée, comme d’un événement fort extraordinaire. Il est vrai que tout devoit faire événement pour elle ; et tout être qui interrompt une solitude aussi profonde que l’étoit la sienne, devient un être très-intéressant.

Elle pensa donc souvent à celui-ci. Elle se demanda cent fois qui ce pouvoit être, et ce qu’il faisoit là sur cette route écartée. Mais elle n’en parla point, parce qu’elle eut une idée vague qu’on pourroit lui interdire son cher pavillon, et que c’eût été lui ôter la vie.

Elle y vola le lendemain plus vite encore qu’à l’ordinaire ; et après avoir passé près d’un quart d’heure à la croisée qui donnoit sur le chemin, et s’être assurée, en regardant beaucoup de tous côtés, qu’on ne pouvoit ni la voir ni l’entendre, elle prit sa guitare, s’assit dans l’embrasure de la croisée, et chanta sa romance favorite depuis le premier couplet jusqu’au dernier ; et ce dernier, qu’elle avoit toujours aimé moins que les autres, lui plut assez ce jour-là. Elle le répéta deux fois, puis elle recommença toute la romance d’un bout jusqu’à l’autre. Elle l’accompagna sur la harpe, mais non pas sur le piano-forte. Il étoit à l’autre bout du pavillon, et Caroline se trouvoit si bien auprès de cette croisée ! Elle nota le second dessus qu’elle avoit entendu la veille ; elle répéta sur tous les tons, que sa paisible indifférence étoit son unique bien, et personne ne vint lui dire le contraire.

Enfin, ennuyée et peut-être un peu dépitée de chanter si long-temps toute seule, elle jeta là sa musique, posa ses instrumens, courut au jardin, cueillit des fleurs, en remplit confusément une petite corbeille qui se trouvoit là ; et, ne sachant à quoi s’amuser, elle se mit à la peindre. D’abord elle eut un peu de peine à se fixer. Elle regardoit plus souvent la croisée que son vélin ; mais peu à peu son ouvrage l’attacha et l’occupa tout entière. Elle y travailloit avec application, et les fleurs naissoient sous son pinceau, lorsqu’elle entendit tout à coup dans le lointain le galop d’un cheval. Ce bruit la surprit autant que le second dessus de la veille. Il ne ressembloit point au pas lent et pesant des chevaux du village.

Le pinceau fut bien vite jeté, peut-être au milieu du tableau ; et voilà Caroline à la croisée, regardant de tous côtés.

Elle vit à cinquante pas un très-bel homme, monté sur un cheval gris, fringant et fougueux, qu’il manioit avec grâce. Voyez comme les femmes ont le coup d’œil juste et perçant ! Elle avoit à peine entrevu l’étranger de la veille ; il étoit en habit de chasse vert, celui-ci en uniforme des gardes ; il étoit à pied, celui-ci à cheval ; il chantoit, celui-ci galopoit. Jusque-là il n’y a nul rapport, et cependant Caroline le reconnut à l’instant pour être exactement le même, et véritablement l’homme au second dessus. Comment résister à l’envie de le voir passer, et de savoir s’il montoit aussi bien à cheval qu’il accompagnoit les romances ?

Il avançoit cet homme, ou plutôt son cheval, qu’il avoit peine à dompter et à conduire, et qu’il oublia dès qu’il aperçut Caroline. Il voulut la saluer, mais l’animal profitant de la liberté qu’on lui laissoit, peut-être effrayé du mouvement, fit un écart prodigieux, qui auroit désarçonné un cavalier moins ferme, et partit au grand galop comme un éclair, emportant son homme, malgré tous les efforts de celui-ci pour le retenir. Caroline très-effrayée jeta un cri perçant, et les suivit des yeux aussi loin qu’elle le put. Ils disparurent bientôt à sa vue ; mais elle ne fut ni plus rassurée ni plus tranquille, et regarda bien long-temps encore après qu’elle eut cessé de les apercevoir. Elle se représentoit le cavalier tombé de son cheval, foulé, blessé, écrasé… Si du moins ce maudit cheval s’étoit emporté dans le village, on auroit pu l’arrêter, donner des secours à son maître, le recevoir au château. Elle eut bien l’idée de faire courir un domestique après lui ; mais après qui ? elle l’ignoroit elle-même ; et sur quelle route ? Il y en avoit plusieurs qui se croisoient là. D’ailleurs, il n’est pas aisé de courir après un cheval emporté ; et puis, comment en donner l’ordre ? Elle ne l’oseroit jamais ; et il fallut bien rester avec son inquiétude.

Elle chercha à la calmer, en se rappelant comme cet officier montoit bien ; comme il avoit l’air ferme et sûr de son fait avant ce malheureux salut qu’elle se reprochoit. Elle espéra que le maître n’ayant plus personne à saluer, le cheval se seroit calmé ; elle eut même l’idée qu’il pourroit bien passer encore le lendemain.

En vérité il le devroit, dit-elle, pour me rassurer. L’émotion lui ayant ôté l’envie de chanter et de dessiner, elle fit quelques tours dans le jardin, toujours pensant au cavalier, et revint auprès de sa bonne maman, à qui elle n’en parla point, sans doute pour ne pas lui faire partager son effroi. Elle se coucha avec l’impatience d’être au lendemain, et l’espérance que le jour ne passeroit pas sans qu’elle fût rassurée sur la vie de l’inconnu. Hier, c’étoit simple curiosité qui l’agitoit en pensant à lui ; aujourd’hui l’humanité s’y joint pour un pauvre homme en danger. Après s’en être beaucoup occupée par bonté d’âme, elle s’endormit bien en colère contre les chevaux fougueux, qui ne permettent pas d’être honnête impunément.

Le lendemain… le lendemain, il tomba des torrens de pluie toute la journée. Il fut aussi impossible d’aller au pavillon, que d’imaginer qu’on pût monter à cheval. Caroline, fort contrariée, trouva la journée d’une longueur assommante, s’ennuya à la mort, et ne sut à quoi s’occuper. Tout étoit au pavillon, et ses livres, et sa musique et ses crayons. Elle auroit bien voulu y être aussi, mais c’étoit impossible. On causa comme on put avec la bonne amie ; on parla même avec assez d’intérêt de la pluie et du beau temps ; on fit des vœux très-sincères pour le retour de ce dernier ; on chanta quelquefois le refrain de la romance, en pensant au second dessus, et au cheval qui galope ; et la journée s’écoula dans l’espérance du lendemain.

Ce lendemain… hélas ! il pleuvoit encore plus que la veille. Tous les nuages sembloient s’être donné rendez-vous à Rindaw. Pour le coup, Caroline prit tout de bon de l’humeur, et la témoigna de bonne foi. « Voyez que c’est affreux ! disoit-elle à la baronne ; ma corbeille qui est là commencée ; et mes fleurs que je retrouverai toutes fanées ; et celles du jardin que cette malheureuse pluie abîme ! Je suis sûre que toutes les roses vont s’effeuiller, et qu’il ne me restera que les épines. » — Pauvre petite ! elles sont déjà dans ton cœur. Tu n’as plus cette gaîté soutenue, cette insouciance qui te faisoit supporter tous les temps, et rire et chanter les jours pluvieux tout comme ceux où le soleil le plus brillant éclairoit l’horizon.

Elle s’impatientoit si fort de le revoir ce soleil, que cette journée se passa à consulter tous les baromètres et tous les gens de la maison, et à regarder à chaque instant si le ciel s’éclaircissoit. Il fondoit toujours en eau. Enfin sur le soir un léger nuage de pourpre donna quelques espérances ; un vent frais les confirma, et le lendemain, en ouvrant les yeux, Caroline eut le plaisir de voir les rayons du soleil percer à travers ses rideaux, et le jour le plus pur éclairer son appartement.

La contrariété qu’elle avoit éprouvée en augmenta le prix. À peine put-elle attendre que les chemins fussent essuyés pour courir au pavillon. Mais ses fleurs tant regrettées n’eurent ni ses premiers regards ni ses premiers soins.

Elle est à la croisée, les yeux attachés sur la route, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Elle regarde, elle écoute, et ne voyant, n’entendant rien, elle cherche à remarquer sur le terrain humecté si elle n’apercevra point les traces fraîches des pas d’un cheval. Oh ! si je pouvois seulement savoir qu’il est passé, et qu’il n’a point eu d’accident, je serois tranquille et contente ; car, dans le vrai, si je n’étois pas restée, s’il ne m’avoit pas saluée, son cheval ne l’auroit point emporté. Mais que je l’aperçoive seulement, et je me retirerai, pour qu’il ne soit plus tenté de me saluer.

Au même instant elle fit plus que l’apercevoir ; elle le vit très-distinctement, portant le même uniforme, montant le même cheval gris, et s’avançant au grand trot du côté du pavillon, dont il étoit encore assez éloigné. Eh bien ! il se porte à merveille : et voilà sans doute Caroline tranquille ; elle va se retirer, comme elle se l’est promis, et n’y plus penser.

Mais pourquoi ce léger tremblement dont elle est saisie ? d’ vient cette émotion qui colore ses joues et précipite les battemens de son cœur ? Je n’en sais rien ; mais je sais bien qu’elle l’éprouve, et que tous ses mouvemens s’en ressentent. Elle veut s’éloigner de cette croisée. Son mouchoir, qu’elle avoit posé sur la tablette, et sur lequel elle étoit appuyée, n’étant plus retenu, s’échappe, et tombe dans le chemin. Elle en fut au désespoir. Cet accident étoit bien involontaire, et pouvoit ne pas en avoir l’air. Elle sentit aussi que c’étoit bien pire que le salut qu’elle vouloit éviter, et qu’il est encore plus difficile, lorsqu’on est à cheval, de ramasser un mouchoir, que d’ôter son chapeau.

Ce calcul étoit juste ; mais celui qu’elle fit sur les distances l’étoit moins. Elle jugea que le cavalier étoit encore assez éloigné du pavillon pour qu’elle eût le temps d’aller reprendre bien vite son mouchoir, et d’être rentrée avant qu’il passât sous la croisée. Cette idée lui parut excellente. Elle remédioit à tout ; c’étoit même le seul moyen de prouver bien clairement que le mouchoir n’avoit pas été jeté tout exprès pour qu’on le lui rapportât ; mais elle n’avoit pas de temps à perdre en réflexions.

Elle courut aussi vite qu’elle le put à la petite porte qui donnoit sur la route, et l’ouvrit précisément au moment où l’officier, déjà descendu de cheval, relevoit le mouchoir. Il s’approche d’elle avec grâce et noblesse, et le lui présente en lui adressant un compliment flatteur. Elle reçut l’un et l’autre d’un air très-déconcerté, et ne sut que lui répondre, lorsqu’il lui demanda la permission de voir de plus près ce jardin et ce pavillon, qui lui paroissoient charmans.

Prenant le silence de la tremblante Caroline pour un consentement, il attacha promptement son cheval à la porte même, et la suivit. Elle avoit bien le sentiment secret qu’elle auroit dû l’en empêcher ; mais comment ? Voilà ce dont elle n’avoit pas même l’idée ; peut-être aussi n’y vit-elle pas grand mal. Son innocence du monde, sa parfaite ignorance lui cachoient le danger de recevoir un inconnu. D’ailleurs l’uniforme, et plus encore les manières nobles et aisées de cet inconnu, annonçoient un homme d’une naissance distinguée. Il avoit cette politesse naturelle, ces grâces, ce ton de la bonne compagnie, qui ne permettent pas de douter qu’on en fait partie.

Je ne parle point d’une figure charmante : Caroline osoit à peine le regarder. Cependant elle pourroit déjà nous dire que ses grands yeux noirs sont remplis de feu et d’expression ; que le sourire le plus agréable laisse voir de très-belles dents ; que son nez est aquilin, son visage ovale, ses sourcils très-marqués, sa taille haute, svelte et proportionnée ; que son teint brun est animé des couleurs de la jeunesse et de la santé ; que sa physionomie, ouverte et franche, inspiroit la confiance et l’amitié au premier abord.

Voilà ce que les regards furtifs de la jeune comtesse avoient très-bien su remarquer ; et ce qui pourroit peut-être excuser la facilité avec laquelle elle l’introduisoit dans le pavillon, à moins qu’on n’aime mieux la rejeter uniquement sur l’innocence. Quoi qu’il en soit, il y est. Il regarde ; il admire ; il loue avec esprit et sans fadeur le goût, les talens de celle qui l’a décoré. L’autel et les peintures le frappèrent. Il en demande l’explication ; on la lui donne, et il saisit cette occasion d’apprendre adroitement où il est, et avec qui il est, sans avoir l’air de s’en informer ; mais les noms de baronne de Rindaw et de Lichtfield ne le rendirent ni plus honnête, ni plus respectueux, parce que c’étoit impossible. La guitare et la romance encore posées sur le clavecin, l’engagèrent à dire un mot en souriant du second dessus, et à demander pardon d’avoir osé mêler sa voix aux accens flatteurs qu’il entendoit, et qu’il voudroit bien entendre encore. Mais voyant l’embarras de Caroline augmenter, il n’insista pas, parla de musique en homme qui s’y connoît, et fut le premier à proposer de quitter le pavillon, et de se promener dans le jardins.

Caroline commençoit à se rassurer. La conversation de l’inconnu, simple, agréable, animée, devoit la remettre à son aise, et produisit cet effet. Au bout de quelques instans de promenade, elle lui parloit aussi naturellement que si elle l’eût connu toute sa vie.

Elle lui raconta naïvement tout l’effroi qu’elle avoit eu du cheval emporté, et son inquiétude pendant ces deux jours de pluie. Mais, quelque envie qu’elle eût de savoir son nom, elle n’osa jamais le lui demander. Elle apprit seulement qu’il étoit capitaine aux gardes, et son voisin de campagne. Ces deux circonstances lui firent grand plaisir. L’une l’assuroit qu’il étoit un homme à voir, et l’autre qu’elle le reverroit. Enfin, au bout d’un quart d’heure, qui leur parut bien court à tous deux, le fougueux cheval gris attaché à la porte s’impatienta si fort, que son maître fut obligé, bien malgré lui, de remonter dessus.

En vérité, lui dit Caroline, pendant qu’il le détachoit, à votre place je n’aimerois point un cheval qui ne veut ni qu’on salue ni qu’on se promène. L’inconnu, en souriant, lui assura qu’il seroit certainement réformé, qu’il lui jouoit de trop mauvais tours pour ne pas s’en défaire ; et sautant légèrement dessus, après avoir remercié mille fois Caroline de sa complaisance, il s’éloigna d’elle le plus lentement qu’il lui fut possible, obligeant cette fois son cheval à n’aller que le pas.

Et Caroline aussi revint lentement au pavillon lorsqu’elle l’eut perdu de vue. Sa tête et même son cœur étoient uniquement occupés de celui qu’elle venoit de quitter. Qu’il est aimable ! pensoit-elle ; et pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas accordé un frère comme lui ? Oh, combien je l’aurois aimé ! Mais pourquoi ne l’aimerois-je pas comme un frère, comme un ami, que le ciel m’envoie dans ma solitude ? Eh ! qui m’a dit que je le reverrois ?… Peut-être de ma vie !… Je ne sais quelle triste pensée vint se joindre à celle-là. Caroline sentit son cœur oppressé et ses yeux humectés de larmes. Elle en fut elle-même effrayée ; et voulant se distraire, elle eut recours à sa musique. Mais ces deux jours de pluie avoient fait casser les cordes de sa harpe et de sa guitare ; elle fut obligée de les laisser ; et après avoir joué sur le piano-forte, quelques adagios qui ne firent qu’augmenter sa tristesse, elle essaya le dessin, qui ne lui réussit pas mieux, et la lecture encore moins. Trois ou quatre livres qu’elle ouvrit lui parurent ennuyeux, mal écrits, quoiqu’elle en lût à peine une phrase ; enfin, tout lui déplaisoit ce jour-là. Elle laissa tout, revint au jardin, et fit exactement le même tour qu’elle venoit de faire avec l’inconnu, s’arrêtant aux mêmes endroits, et se rappelant jusqu’à la moindre de ses expressions.

Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de savoir si elle en parleroit ou non à sa bonne maman. Elle souffroit de lui faire encore ce mystère ; mais il étoit bien moins essentiel que celui qu’on exigeoit d’elle. L’habitude de cacher un tel secret avoit dû nécessairement la rendre moins confiante. « D’ailleurs, pourquoi le lui dire ? À quel propos lui parler d’un homme que je ne reverrai peut-être jamais, dont j’ignore le nom ? S’il revient, ce sera toujours assez tôt ; et si elle alloit me blâmer de l’avoir reçu, m’interdire mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent ? » Elle en frémit, et se promit bien d’être discrète ; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s’empêcher de lui faire mille questions sur le voisinage à deux lieues à la ronde.

Comme madame de Rindaw ne voyoit jamais aucun de ses voisins, Caroline ignoroit qui ils étoient, et jusqu’alors ne s’en étoit pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquoit de connoître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C’étoit la prendre par son foible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroline eut bien des histoires à entendre ; et la seule qui l’intéressoit n’arrivoit point. Il n’y avoit rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.

Là, c’étoit un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivoient tête à tête dans leur château.

Ici, un autre couple avec beaucoup d’enfans ; mais ce n’étoient que des filles.

Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l’ordre Teutonique, très-infirme et très-avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.

Ici, Caroline qui bâilloit, se réveille ; elle écoute avec attention : mais ce fils est affreux et presque imbécille ; il n’a d’autre vocation que de chasser et de boire ; et, malgré ses grands biens, il n’a trouvé personne qui voulût l’épouser. Ah ! ce n’est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne alloit son train, et racontoit toujours. Enfin, Caroline, excédée, n’apprenant que ce qu’elle ne se soucioit point de savoir, et désirant d’être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu’à ordinaire.

« Il n’est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant ; il m’a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus. Allons, il faut l’oublier, n’y plus penser du tout. » Mais, comme dit Montcrif, en songeant qu’il faut qu’on l’oublie, on s’en souvient.

Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s’endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu’elle vouloit oublier. Sans doute le projet de n’y plus penser, fut la première idée qu’elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L’habitude en étoit si forte, qu’elle eut de la peine à la surmonter ; cependant elle en vint à bout. Elle s’occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant : il n’y faut plus penser ; et regardant souvent du côté du pavillon. « Oh ! ce cher pavillon, disoit-elle en soupirant, je ne suis heureuse que là. Je ne résisterai jamais à l’envie d’y aller ; mais j’irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu’on ne se promène plus. »

La journée lui avoit paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l’après-midi, elle se persuada qu’il étoit bien tard ; et elle alloit s’acheminer du côté du pavillon, lorsqu’elle entendit, dans la cour même du château, le pas d’un cheval qu’elle commençoit à connoître, et qui fit palpiter son cœur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s’étonne, se rappelle cependant d’avoir connu ce nom-là, ordonne qu’on fasse entrer, et bientôt le charmant inconnu du pavillon paroît avec toutes ses grâces.

Oh ! pauvre Caroline ! comme elle est émue ! comme elle se reproche mortellement de n’avoir pas parlé de lui à son amie ! Combien elle alloit avoir à rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l’un et de l’autre ! Soit qu’il parle, soit qu’il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluoit en baissant les yeux d’un air confus, le mit au fait à l’instant. Il lui rendit son salut comme s’il la voyoit pour la première fois de sa vie ; et, s’adressant à madame de Rindaw, il se félicita d’avoir le bonheur d’être son voisin, en se reprochant d’avoir autant tardé à profiter de cet avantage.

La chanoinesse, qui ne connoissoit point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l’ordre Teutonique avoit été malade aussi ; mais, moins heureux qu’elle, il étoit mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, étoit venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchoit à la baronnie de Rindaw. Il avoit compté d’abord n’y rester que peu de temps ; mais ce pays lui plaisoit infiniment, et depuis deux jours il avoit pris la résolution d’y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avoit été de connoître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.

Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui, les yeux attachés sur son métier, travailloit ou gâtoit son ouvrage, et gardoit le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissoit pas.

Ce furent d’abord des détails sur sa propre maladie ; ensuite des lamentations sur celle du commandeur, et sur sa mort qu’elle avoit ignorée. « Tenez, hier au soir encore, je le nommois à Caroline, qui s’informoit de mes voisins. » Ici le baron ne put s’empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près de s’évanouir de dépit et de honte ; puis vinrent des félicitations sur l’héritage, qui devoit être considérable ; et puis les questions sur le degré de parenté qu’il y avoit entre le défunt et son héritier. « Attendez ; je dois savoir cela à merveille : Vous êtes Lindorf, n’est-ce pas ? Eh oui, sans doute ; c’est du côté de madame votre mère. N’étoit-ce pas une baronne de Risberg, propre sœur du défunt, je crois ? Je ne connois que cela ; c’est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contoit le mariage de sa sœur avec M. votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m’en souviens comme d’hier. C’étoit une inclination mutuelle : il n’y avoit rien de si touchant ! Je lui faisois mes confidences aussi… Il me semble qu’il n’y a que quatre jours ; et voilà déjà un grand garçon… L’aîné de la famille, je suppose ?… Est-elle nombreuse ? Avez-vous encore M. votre père, madame votre mère ? Ils s’adorent toujours, sans doute ?… Il n’y a que cela pour être heureux… Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlois tout-à-l’heure, est-elle morte ? est-elle mariée ? Depuis bien des années j’ai perdu tout cela de vue. »

Toutes ces questions se succédoient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvoit à peine placer de temps en temps un oui, un non. « J’étois fils unique, j’ai eu le malheur de les perdre, etc. » Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auroient dit bien des choses, si elle avoit voulu les entendre.

Elle n’avoit pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l’idée de son pavillon, lui dit d’y mener M. le baron, et, ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avoit été élevé, et l’autel, et le buste, et l’inscription, et les peintures, et la surprise, et tout ce qu’il savoit aussi bien qu’elle, mais qu’il eut tout l’air d’apprendre.

C’en étoit trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvoit plus soutenir un état aussi pénible ; et quand son amie, surprise de son peu d’empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l’ordre, elle put à peine articuler qu’une migraine affreuse, inouie, l’empêchoit de faire un seul pas : et vraiment elle étoit si changée, sa voix même étoit si altérée, que la baronne n’eut pas de peine à la croire, et s’en inquiéta beaucoup. « Bon Dieu ! qu’est-ce donc que cela ? lui dit-elle en lui touchant le font. Déjà, hier au soir, vous m’avez frappée lorsque vous êtes rentrée : vous aviez l’air rêveuse, occupée. Vous m’avez quittée plus tôt qu’à l’ordinaire ; et les jours précédens vous avez été d’une tristesse et d’une agitation singulière ; vous aviez de la fièvre assurément : c’est ce pavillon qui vous tue… M. le baron, c’est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques jours. On y court d’abord après la pluie ; on brave le soleil et l’humidité : aussi voilà ce que c’est… »

D’après tout ce qu’on lui disoit, M. le baron pouvoit, sans fatuité, se flatter d’y avoir aussi quelque légère part ; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames, espérant, dit-il, que la migraine n’auroit pas de suite. Caroline, ne répondit que par un salut ; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu’elle le prioit de profiter beaucoup du voisinage, et de venir souvent partager leur solitude… « Il n’y a qu’un pas d’ici chez vous. Ce pauvre commandeur souffroit de la goutte les trois quarts de l’année, et ne sortoit point de chez lui. Pour vous, monsieur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera qu’une promenade. Mademoiselle de Lichtfield n’aura pas toujours la migraine ; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu’il est favorable à la musique. Vous êtes musicien, sans doute ? vous en ferez ensemble. »

Ce dernier trait manquoit à Caroline pour augmenter son embarras ; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut ; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenoit avec peine les larmes et les sanglots qui l’oppressoient. Son amie attribuant tout à la violente migraine dont elle s’étoit plainte, l’engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permission. Son chagrin la suivit dans son appartement ; mais du moins elle put s’abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois : Grand Dieu ! que doit-il penser de moi ? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avoit des idées moins tristes. Le beau, l’aimable Lindorf avoit tout-à-fait gagné son cœur. C’étoit précisément l’époux qu’il falloit à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d’elle, au moins une partie de l’année, et par un établissement aussi brillant à tous égards ! Lindorf réunissoit tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune ; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissoit déjà, puisqu’il étoit fils unique, et qu’il avoit perdu ses parens, l’héritage de l’avare commandeur devoit être immense.

Déjà très-avancé au service, il paroît fait pour prétendre et parvenir à tout. Malgré tant d’avantages, la fortune de Caroline, jointe à tout son bien, qu’elle lui destinoit, et Caroline elle-même, n’étoient pas à dédaigner ; enfin ils paroissoient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève seroit baronne de Lindorf, ou qu’elle y perdroit ses peines ; elle fixa même l’époque de son mariage à l’automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.

Jusqu’alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui seroit bien difficile de cacher quelque chose ; mais sa passion pour tout ce qui tenoit du romanesque, l’emportoit encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d’en suivre pas à pas les progrès dans le cœur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s’augmenter par la crainte et l’espérance, et de couronner enfin tous leurs vœux au moment où ils s’y attendroient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvoit se l’assurer qu’en gardant le plus profond secret. L’union projetée avec le comte de Walstein ne l’inquiétoit guère ; il étoit impossible qu’elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devoit savoir par lui-même ce que c’est qu’une passion mutuelle. « Je n’aurai qu’à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l’un pour l’autre, et il cédera, d’autant plus que mon héritage sera à cette condition. D’ailleurs il verra ce charmant Lindorf ; et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre ? Laissons agir la sympathie, l’amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie. »

Pendant que la bonne chanoinesse arrangeoit son petit roman, et jouissoit à l’avance des tendres scènes dont elle seroit le témoin, et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuoit à se désespérer de l’idée que M. de Lindorf devoit avoir pris d’elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassoit dans son esprit tout ce que la baronne lui avoit dit très-innocemment, et n’y voyoit que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh ! je veux partir d’ici, disoit-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus ; et le laisser avec l’idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah ! c’est impossible. Alors elle cherchoit, elle imaginoit tous les moyens de se justifier dans son esprit, et n’en trouvoit point qui ne la compromît mille fois davantage.

Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n’approcha pas de ses paupières. Qu’elle lui parut longue et cruelle, cette nuit ! et combien son agitation augmenta le lendemain matin, lorsqu’on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venoit d’apporter, et dont il attendoit la réponse !

Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l’instant : Eh quoi, dit-elle, il ose déjà m’écrire ? N’est-ce pas me dire à quel point il me méprise ? Ah ! l’opinion affreuse que je lui donnai hier de moi, peut seule autoriser cette hardiesse ; mais ne doit-elle pas l’excuser aussi, et ne suis-je pas la seule coupable ? Avant cette malheureuse visite, comme il étoit honnête, respectueux ! Ah ! c’est moi seule qui me suis perdue.

Mais que fera-t-elle de ce paquet ? L’ouvrir, c’est impossible ; le renvoyer, c’est bien dur ; et d’ailleurs ce n’est pas le moyen de savoir ce qu’il pense. Elle le tenoit, le retournoit en tous sens, et le regardoit comme si ses yeux avoient pu percer au travers de l’enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d’un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l’appartement de la bonne maman ; d’ouvrir ses rideaux ; de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là, de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s’étoit passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié : et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin, elle avoua tout, jusqu’aux motifs secrets de son silence, dont elle avoit été si cruellement punie.

« Jugez de tout ce que j’ai souffert pendant sa visite, disoit-elle : grand Dieu ! je crus en mourir. Et lui qui ne disoit rien non plus, comme si nous avions été d’accord ; et vous, maman qui, sans le savoir, me perciez le cœur à chaque instant. Ah ! pourrez-vous me pardonner ? Accablez-moi de vos reproches ; je les mérite tous ; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même. »

Hélas ! La bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeoit à lui faire aucun reproche. Elle s’étoit occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui l’enchantoit toujours de plus en plus. Sa seule crainte étoit que M. de Lindorf, depuis long-temps au service, et très-répandu sans doute dans le grand monde, n’eût déjà d’autres engagemens ; mais la petite histoire de Caroline, et la manière dont ils avoient fait connoissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui donna les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l’embrassant tendrement, et en lui disant qu’elle n’avoit rien entendu d’aussi intéressant que tout ce qu’elle venoit de lui raconter. « Seulement, si j’avois su cela… il est vrai que je n’aurois pas dit bien des choses : les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu’on les distingue… Au reste celui-ci me paroît bien différent des autres. Il a l’air si modeste, si honnête ! — Ah ! maman, dit Caroline, en secouant la tête, je crois qu’ils se ressemblent tous. Celui-ci n’ose-t-il pas déjà m’écrire ce matin ! — T’écrire, mon enfant ! Montre-moi donc vite : comment ! et de quel style ? — Hélas ! je l’ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche. Voilà la lettre ; je ne l’ai pas ouverte. Tenez, maman ; vous en ferez tout ce que vous voudrez : » et ce qu’elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressement plus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuoit beaucoup la curiosité.

On trouva d’abord, à l’ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle « M. le baron de Lindorf présentoit ses hommages à ses voisines, s’informoit de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield. » Ce n’étoit là que le prétexte, et cette carte ne méritoit assurément pas le grand cachet qu’on avoit rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre, qui se trouvoit sous la carte. Caroline l’ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit.


Du château de Risberg, 9 juin 17…


« Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère, en osant vous écrire. Je le sais ; je vois déjà votre indignation ; j’en sens déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le premier mouvement qui vous portera sans doute à la déchirer, à la renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvois m’adresser qu’à vous seule.

» Vous ne connoissez pas tous mes torts ; non, mademoiselle, vous ne les connoissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l’avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance. Ma franchise m’obtiendra peut-être un généreux pardon.

» Je passai hier quatre fois dans la matinée à différentes heures, sous votre pavillon, avec l’espoir de vous y trouver et de vous demander la permission de me présenter chez vous. Il fut toujours trompé cet espoir. Vous ne parûtes point dans ce pavillon chéri qu’auparavant vous habitiez sans cesse ; et moi, loin d’imaginer la vérité, loin de vous accuser de cette absence, j’osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. Instruite de ma témérité, ne connoissant point celui qui s’étoit introduit dans votre asile, sans doute elle exigeoit de vous d’y renoncer. Insensé… J’osai même croire que vous obéissiez peut-être à regret. J’étois certain en me nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, et je ne balançai plus à me présenter l’après-midi chez elle. Ô mademoiselle ! combien vous avez puni ma folle présomption ! Votre accueil si différent du sien, me prouva bientôt à quel point je m’étois abusé, et que c’étoit votre volonté seule qui vous éloignoit du malheureux inconnu. Vous n’avez pas voulu me laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je vis, au premier instant, que cette madame de Rindaw ignoroit mon existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je croyois soumise aux ordres, aux conseils d’une amie trop sévère, n’avoit eu besoin que de ceux qu’elle reçoit d’une prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette prudence n’avoit pour objet que l’inconnu ; mais je me suis nommé, et je n’ai pas obtenu un regard. Votre silence obstiné, votre refus de me conduire au pavillon, ne m’ont que trop confirmé que c’est moi personnellement qui me suis attiré votre colère. Ah ! quels que soient mes torts, je n’aurai pas celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu ; mais j’ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez été le témoin de la manière obligeante dont madame de Rindaw m’a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la quittant. Ô mademoiselle ! que pouvois-je lui répondre, et que dois-je faire ? Parlez ; décidez absolument de ma conduite, de mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame de Rindaw, et me soumettre à l’arrêt tacite que vous avez prononcé contre moi ? Dois-je vous supplier de le révoquer ? J’attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront sacrés. Mais serez-vous inexorable ? Et celui que votre respectable amie daigne honorer de sa protection, n’obtiendra-t-il pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur de sa vie ? »

Caroline, en lisant cette lettre, éprouvoit un mélange de sentimens confus, opposés les uns aux autres, et presque indéfinissables ; d’abord la plus grande surprise de se trouver, sans s’en être doutée, une prudence aussi consommée ; ensuite cette espèce de honte d’un cœur honnête et vrai, qui reçoit une louange peu méritée ; puis la joie la plus pure de se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le chagrin de ce pauvre baron, et l’embarras de le faire cesser sans démentir l’opinion qu’il avoit d’elle. Tout cela se peignoit alternativement sur sa physionomie ; cependant le plaisir dominoit. Il lui sembloit qu’on avoit soulagé son cœur d’un poids énorme. Lorsqu’elle eut fini, elle auroit voulu presser le consolant écrit contre ses lèvres ; mais elle le posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, elle la couvroit de baisers et de larmes. La baronne reprit la lettre, la parcourut encore : elle en étoit tout enchantée. « Eh bien, quand je vous disois que ce jeune homme ne ressembloit point aux autres, avais-je tort ? J’ai vu cela tout de suite. Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence ! Et votre embarras, qu’il prend pour de la colère ! est-ce qu’il y a rien de plus modeste et de plus honnête ? Un de vos fats de la cour auroit bien su interpréter votre conduite à son avantage ; mais ce Lindorf… En vérité il est charmant ; il faut le rassurer. Prenez une écritoire, mon enfant ; mettez-vous là, et écrivez. — Moi, maman, dit Caroline en rougissant, je croyois que ce seroit vous. — Vous savez bien que j’ai beaucoup de peine à écrire (elle avoit en effet mal aux yeux depuis sa maladie ; et sa vue s’affoiblissoit tous les jours) ; mais c’est égal ; vous écrirez en mon nom, et je vous dicterai. »

Caroline obéit. Mais l’encre étoit épaisse, la plume alloit mal, le papier ne valoit rien. Enfin tout étant prêt avec assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle lui dicta.


Monsieur le baron,


« Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline ; elle avoit été toute la nuit dans le plus violent désespoir. » — En vérité, maman, dit Caroline en s’arrêtant, je ne mettrai point cela ; c’est contredire absolument ce qu’il pense de moi. La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce commencement fut déchiré ; on prit un autre papier. Elle rêva encore et dicta.


Monsieur le baron,


« Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de voir que »… Eh ! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie. Pour cette fois la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit qu’elle n’avoit qu’à faire sa lettre elle-même. Caroline commençoit à croire en effet qu’elle n’en iroit que mieux ; et après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou quatre commencemens, elle eut le bon esprit de penser que la tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle écrivit :

« Nous vous remercions, monsieur, de l’intérêt que vous prenez à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement dissipée ; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux, ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je viens de lui communiquer. Elle me charge de le faire pour elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne, de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être bien sûr, dès qu’il est connu, de la manière dont il sera reçu. »

C. D. L.


La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et bien trivial. Il y avoit, selon elle, mille autres choses à dire ; mais Caroline tint bon, n’y voulut rien changer, apaisa son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé de sa réponse.

On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d’une fois dans la journée, et que, lorsqu’il arriva le soir, on auroit pu la lui réciter sans y manquer d’un mot. Ce qu’il y a de sûr, au moins, c’est que cette lecture répétée acheva de dissiper jusqu’à la moindre trace du chagrin de Caroline. À force de lire qu’elle étoit d’une prudence rare, elle finit par le croire elle-même, tout en s’avouant qu’elle n’avoit jamais pensé au bon effet que produiroit son absence du pavillon, et le mystère qu’elle avoit fait à son amie. Il est certain du moins que c’étoit elle qui avoit eu l’idée de n’y point aller et de se taire.

Ainsi relevée à ses propres yeux, n’ayant plus à rougir ni avec sa maman, ni avec elle-même, ni avec cet aimable Lindorf, elle l’attendit avec impatience et le vit arriver avec joie, mais non pas sans émotion. Lui-même étoit déconcerté : un doux sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur aise, et la baronne leur fut d’un grand secours. Elle plaisanta agréablement sur l’inconnu, sur le mystère, sur la lettre, et sauva à Caroline une explication qu’elle ne demandoit pas mieux que d’éviter.

Le pénétrant Lindorf s’en aperçut sans doute. Ils allèrent au pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce qui s’étoit passé. Seulement il la pria de lui chanter la romance de la jeune Hortense. Elle y consentit ; ce fut lui qui l’accompagna sur le clavecin. Il savoit très-bien la musique ; cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut tellement, qu’il la demanda. Elle lui fut accordée, et tout de suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui présentoit, et dire à demi-vox : Comme vous êtes bonne aujourd’hui ! et quelle différence de mon sort à celui d’hier ! L’ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu’elle se trouvoit aussi beaucoup plus heureuse ; mais elle se retint. Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain.

Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se ressemblèrent exactement : et voici l’histoire de leur vie.

Caroline reprit le matin l’habitude de son pavillon, et Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux étoit devenu si sage, qu’il s’arrêtoit quelquefois une demi-heure entière sous cette croisée, qu’il apprit enfin à connoître, et devant laquelle il ne passa plus sans s’arrêter. Tous les après-dîners, le baron arrivoit de très-bonne heure à Rindaw, où souvent il étoit retenu à souper ; et toutes les soirées, lorsqu’il étoit parti, la chanoinesse, toujours plus enchantée de lui, en parloit avec enthousiasme : Caroline approuvoit modestement. Elles se séparoient en disant toutes deux qu’il étoit le plus aimable des hommes. Caroline s’endormoit en le répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant dans ses projets d’une union que tout sembloit favoriser.

Et Lindorf… Lindorf aimoit avec une passion qu’il ne cherchoit plus à combattre, et que chaque jour augmentoit. Né avec la sensibilité la plus active, et les passion les plus vives, il n’étoit pas parvenu jusqu’à vingt-cinq ans sans connoître l’amour, ou sans croire le connoître. Mais quelle différence de l’ardeur tumultueuse qu’il avoit éprouvée, à ce sentiment tendre et profond dont il étoit pénétré pour Caroline ! Heureux de la voir, de l’entendre, de vivre avec elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne autorise, il ne désiroit pas pour le moment d’autre bonheur. Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la musique et les infirmités de la baronne rendoient assez fréquens, il avoit été sur le point de se trahir et de risquer l’aveu de ses sentimens, une sorte de timidité et de respect, suite ordinaire du véritable amour, l’avoit toujours retenu. Caroline se confioit à lui avec tant d’innocence et de sécurité ; il voyoit si bien qu’elle ne lisoit ni dans son cœur ni dans le sien propre, qu’il auroit regardé comme un crime de troubler cette heureuse ignorance, avant l’instant où lui-même seroit libre de décider de son sort ; et peut-être, hélas ! n’étoit-il guère plus libre que Caroline. D’ailleurs à quoi lui auroit servi cet aveu ? À savoir qu’il étoit aimé autant qu’il aimoit ? Il n’en doutoit pas un instant ; et quand les hommes n’auroient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les femmes, Caroline étoit trop franche, elle connoissoit trop peu l’art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentimens. Elle seule ne s’en doutoit pas encore : ils étoient voilés dans son cœur sous le nom de l’amitié. Elle croyoit aimer Lindorf comme on aimeroit un frère ; s’applaudissoit de trouver chaque jour de nouvelles raisons de l’aimer davantage, et n’imaginoit pas qu’un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à des liens qu’elle respectoit, mais qu’elle éloignoit toujours de plus en plus de sa pensée.

Eh ! dans quel moment auroit-elle pu s’en occuper ? Tant que Lindorf étoit là, et il y étoit souvent, on ne pensoit qu’à lui seul au monde. Dès qu’il n’y étoit plus, on ne pensoit encore qu’au plaisir de l’avoir vu et à l’impatience de le revoir. Aucun autre objet ne se présentoit à son esprit. Absent ou présent, il étoit toujours avec elle ; et Lindorf et son amie étoient alors pour Caroline les seuls êtres de l’univers.

Cette imprudente amie ajoutoit encore, par son enthousiasme, au charme dont Caroline étoit environnée. Accoutumée dès son enfance à ne penser que d’après elle, à ne voir que par ses yeux, cela seul auroit suffi, peut-être, pour attacher Caroline à l’objet de la prédilection de la baronne ; et cette prédilection augmentoit chaque jour. Plusieurs fois, lorsqu’elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez clairs, qu’il ne tiendroit qu’à lui d’obtenir Caroline, et qu’elle le regardoit déjà comme un fils.

Ainsi l’heureux Lindorf, chéri d’une de ces femmes, adoré de l’autre, jouissant peut-être plus délicieusement que s’il eût été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu’il parleroit, attendoit sans trop d’impatience le moment où, dégagé des liens qui l’avoient retenu jusqu’alors, il seroit libre d’avouer ses sentimens à Caroline, et de lui offrir son cœur et sa main. Il travailloit cependant à l’accélérer, ce moment ; et depuis quelque temps, un peu plus d’agitation, quelques instans de tristesse, déceloient son inquiétude et ses craintes.

Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu’il craignoit de ne pas les revoir le lendemain ; il vouloit aller lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes, qu’il attendoit avec impatience… Mais, ajouta-t-il d’un ton plus animé qu’à l’ordinaire, on voudra bien me permettre de venir après demain matin me dédommager de cette journée perdue. La chanoinesse l’invita pour le déjeuner ; Caroline l’accompagna jusqu’au jardin, et ils se séparèrent avec l’impatience d’être au surlendemain.

Cette journée du lendemain, la première, depuis plus de deux mois, qu’on avoit passée sans voir Lindorf, leur parut longue à toutes les deux. La bonne chanoinesse l’aimoit au point, que, sans son amitié pour Caroline, qui dominoit cependant toujours, il n’auroit, je pense, tenu qu’à lui de remplacer entièrement le chambellan dans son cœur ; elle assuroit du moins qu’il le lui rappeloit à chaque instant, tel qu’il étoit dans le temps de leurs amours. — « Mon père a donc bien changé ? disoit Caroline. — Hélas ! oui, mon enfant. Tel que tu le vois, il étoit charmant, et il m’aimoit à l’idolâtrie… Si ta mère n’avoit pas été aussi riche… jamais, j’en suis sûre, il ne m’auroit abandonnée. Mais ce cher chambellan étoit un peu trop ambitieux. — Ah ! pensa Caroline avec douleur, il n’a donc pas changé ; et sa pauvre fille aussi est la victime de cette cruelle ambition à laquelle il a toujours sacrifié. »

Cette conversation, ce triste retour sur elle-même, l’amenèrent tout naturellement à penser au comte et à son union avec lui. L’absence de Lindorf, la certitude de ne pas le voir de toute la journée, avoient disposé dès le matin son âme à l’abattement et à la langueur. Elle alla promener le soir son ennui et sa mélancolie dans les jardins, où ses sombres idées la suivirent et l’accompagnèrent ; celle du comte surtout la tourmentoit. Malgré tous ses efforts pour l’éloigner et s’occuper d’autre chose, elle y revenoit toujours. Quelques feuilles des arbres déjà jaunes et tombées lui rappelèrent que l’automne approchoit ; et son cœur se serra douloureusement ; un poids énorme sembloit l’accabler.

Quoi ! le voilà déjà passé cet été, le plus beau, le plus heureux de ma vie ? Il s’est écoulé comme un instant, et il ne reviendra plus ; non, il n’y aura plus de bonheur pour Caroline. Voilà déjà l’automne ; et si mon père alloit revenir et m’arracher de ces lieux chéris, me séparer de ma bonne maman ; et si ce comte vouloit… Et toi, cher Lindorf, mon frère, mon ami, mon unique ami, il faudroit donc ne plus te revoir… Ah ! pauvre Caroline, pourquoi l’as-tu connu, puisqu’il falloit t’en séparer ?

C’étoit la première fois qu’elle faisoit cette réflexion. Elle lui parut bien cruelle, et l’affecta au point qu’insensiblement elle absorba toutes les autres.

En rêvant profondément à cette séparation qu’elle redoutoit si fort, elle se trouva devant la petite porte à côté du pavillon. Elle étoit ouverte ; et Caroline fut tentée de profiter de ce jour de solitude, pour aller se promener dans un bois qu’elle voyoit en face, de l’autre côté du chemin. Depuis long-temps elle en avoit l’envie ; mais il ne convenoit pas de s’éloigner trop du château avec le baron. Elle étoit seule ce jour-là ; il n’y avoit rien à dire : c’étoit le vrai moment de satisfaire sa fantaisie, et d’aller rêver dans un bois. Elle y parvint bientôt, et en y entrant elle se sentit véritablement émue du spectacle qui s’offroit à ses yeux étonnés. La soirée étoit superbe ; les derniers rayons du soleil couchant, étincelans d’or et de pourpre, coloroient l’horizon, et répandoient des flots de lumière qui perçoient à travers l’épais feuillage des chênes antiques, élancés jusqu’aux nues. Les oiseaux faisoient entendre de tous côtés leurs chants du soir, et le grillon son petit gazouillement doux et monotone.

Oh ! si jamais un être vraiment sensible n’est entré dans un bois avec indifférence, quelle impression dut-il produire sur un jeune cœur exalté par un sentiment vif et tendre ! Caroline, d’ailleurs, n’étoit presque point sortie de l’enceinte du château. Accoutumée aux petits arbres de ses petits bosquets, elle se voyoit seule, pour la première fois de sa vie, sous ces dômes sombres et majestueux élevés par la nature ; et sa disposition actuelle à la mélancolie ajoutoit encore à l’émotion qu’elle éprouvoit.

Elle prit au hasard la première route qui s’offroit à elle, et qui paroissoit traverser le bois dans sa longueur. Elle la suivit long-temps sans s’en apercevoir. Enfin quelque bruit la tirant tout à coup de la profonde rêverie où elle étoit plongée, elle lève les yeux, et se voit avec surprise en face et presque dans l’avenue d’un grand et beau château. Elle n’eut pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur ceux à qui il pouvoit appartenir… Lindorf paroît dans cette avenue ; il a déjà vu Caroline ; il a déjà franchi d’un saut le petit mur qui les séparoit ; il est déjà près d’elle, et lui témoigne plus par ses regards que par ses paroles et son étonnement, et sa joie de la trouver presque dans sa demeure.

Caroline, confuse, interdite, rougissoit jusqu’au blanc des yeux, n’osoit les lever sur Lindorf, et disoit en balbutiant qu’elle s’étoit égarée, qu’elle ignoroit absolument… qu’elle croyoit Risberg d’un tout autre côté. Lindorf eut tout-à-fait l’air de la croire ; et, loin de la presser de s’arrêter plus long-temps, loin de lui offrir de se reposer dans ses jardins, il eut la délicatesse de lui dire qu’il alloit tout de suite la reconduire à Rindaw, et que, pour varier sa promenade, ils prendroient un autre chemin encore plus agréable. Sans doute qu’il entendoit par ce mot le chemin le plus long : celui-ci l’étoit du double. Caroline ne put s’empêcher de le remarquer, en s’appuyant sur un bras qu’elle avoit d’abord refusé, et que la fatigue l’obligea de prendre. « Ce chemin, dit-elle, est bien plus long que celui du bois. — Il est vrai ; c’est un détour. Pardon ; j’ai voulu vous faire faire une fois ce que je fais tous les jours. — Comment ? — Oui, quand je vais à Rindaw, je passe toujours par le chemin du bois, et quand je reviens chez moi, je prends toujours celui-ci. Caroline rougit et ne répondit rien. Soit que ce fût une suite de ses réflexions de la journée, ou de l’embarras qu’elle avoit éprouvé en se trouvant chez lui, la présence de Lindorf n’avoit point eu cette fois son effet accoutumé. Loin de dissiper sa tristesse, elle l’avoit augmentée ; des larmes rouloient dans ses yeux ; elle sentoit que si elle eût dit un seul mot, elles auroient inondé ses joues.

Lindorf, au contraire, avoit d’abord paru plus content qu’à l’ordinaire. La joie la plus pure étoit répandue sur sa physionomie ; elle animoit tous ses traits, toutes ses expressions. Il lui parloit avec feu de la beauté de la campagne, du délice d’y vivre auprès de l’objet qui nous intéresse, etc. Elle répondoit à peine par quelques monosyllabes ; et son cœur étoit toujours plus oppressé. Son abattement frappa Lindorf. Il se tut, et l’observa avec des regards où se peignoient alternativement le doute, la crainte, la tendresse et l’espérance. Il sembloit avoir à dire quelque chose qu’il n’osoit prononcer. La lune s’étoit levée ; sa douce lumière éclairoit leur marche silencieuse, et ajoutoit encore à leur émotion mutuelle. Enfin Caroline ayant pris sur elle de prononcer quelques mots, lui demanda s’il avoit reçu les lettres qu’il attendoit avec tant d’impatience. — Ces lettres, répondit Lindorf avec un ton passionné… Ô Caroline ! vous ne savez pas, vous n’imaginez pas à quel point elles pouvoient influer sur mon bonheur… Demain matin j’irai, je vous les communiquerai. Chère Caroline, tendre amie de mon cœur, vous lirez enfin dans ce cœur qui brûle de s’ouvrir entièrement à vous… Vous saurez tout ce que je pense, tout ce que je sens ; et cet entretien que je vous demande, décidera du sort de toute ma vie.

Ces mots, et plus encore le ton dont ils étoient prononcés, effrayèrent Caroline, et sans doute achevèrent de déchirer le voile qui déjà commençoit à s’entr’ouvrir. Sans avoir la force de répondre un seul mot, elle eut celle de dégager son bras qu’il pressoit avec ardeur ; et se trouvant précisément alors devant la petite porte de son bosquet, elle y entra avec précipitation, en lui disant d’une voix étouffée : Adieu, Lindorf, à demain. Et moi aussi je vous parlerai, je vous apprendrai… Vous saurez…

Alors elle n’y put tenir plus long-temps. Sa tête se pencha sur son sein ; ses larmes, trop long-temps retenues, coulèrent en abondance ; un tremblement universel la força de s’asseoir sur un banc que se trouvoit derrière elle. Et Lindorf… Lindorf l’a suivie ; il est à ses pieds ; il presse avec transport ses deux mains qu’il couvre de baisers, et qu’elle ne songe point à retirer ; il ose même la serrer dans ses bras ; et la tête de Caroline se penche sur son épaule. Ô ma bien aimée ! lui disoit-il, laisse-moi les essuyer ces précieuses larmes, qui sont le gage de mon bonheur… Fille adorée, calme-toi, rassure-toi ; c’est ton ami, ton amant, et bientôt ton époux qui t’en conjure. Ce mot terrible rappela Caroline à elle-même et à ses devoirs. Elle se leva avec effroi, le repoussa loin d’elle, voulut parler, ne put articuler un seul mot ; et frémissant du danger qu’elle avoit couru, elle sentit que dans ce moment la fuite étoit le seul parti qu’elle eût à prendre. Se dégageant donc avec effort des bras de Lindorf qui vouloit la retenir, elle s’échappa, et courut se renfermer dans son appartement. Elle se jeta sur le premier siége qu’elle trouva, et fut assez mal pendant quelques instans, pour perdre toutes ses idées. Cet état ne dura pas long-temps, et celui qui le suivit fut bien plus affreux.

Heureusement pour elle son amie s’étoit mise au lit avant le souper, ce qui lui arrivoit quelquefois, et dormoit profondément. Elle fut donc dispensée de paroître ; et pour être plus libre encore de se livrer à la douleur sans témoins, elle prit le parti de se coucher aussi et de renvoyer sa femme de chambre.

Dès qu’elle put réfléchir, non pas de sang froid, mais avec un peu plus de calme à sa situation actuelle, elle sentit qu’il falloit au plutôt instruire Lindorf qu’elle n’étoit plus libre, et se condamner à ne plus le revoir. L’arrêt étoit bien dur ; la vertu le prononça, mais le cœur en gémit. Il n’étoit plus possible à Caroline de se faire la moindre illusion sur la nature de ses sentimens. C’étoit l’amour dans toute sa force, et d’autant plus violent, qu’il se faisoit connoître par les traits les plus aigus de la douleur. Si son désespoir en augmenta, elle n’en fut que plus confirmée dans la résolution qu’elle venoit de prendre. Le danger étoit trop pressant pour balancer un instant…

Mais comment lui faire cette terrible confidence ? La scène de la veille étoit trop présente à son esprit pour risquer de la renouveler. Elle sentoit qu’il lui seroit impossible de le voir, de lui parler, de lui dire elle-même : Séparons-nous pour toujours. Une lettre étoit donc le seul moyen ; elle s’en occupa toute la nuit. Elle n’étoit pas facile à composer cette lettre ; chaque expression, chaque phrase lui paroissoit ou trop froide ou de trop tendre. Enfin, quand elle eut trouvé à peu près le tour qu’elle vouloit lui donner, elle s’impatienta que le jour parût pour l’écrire. Elle ouvroit à chaque instant ses rideaux ; et dès qu’elle aperçut les premiers rayons de l’aurore, elle sortit de son lit, passa une robe, et voulut commencer sa pénible tâche. Mais on sait que tous ses meubles avoient insensiblement pris le chemin du pavillon ; son secrétaire y avoit passé comme tout le reste. Elle ne trouva pas dans sa chambre de quoi tracer un seul mot. Il fallut prendre patience, attendre que les gens du château fussent levés et eussent ouvert les portes. Comme aucun d’eux n’avoit d’amant à congédier, ils dormirent encore une bonne heure. Caroline passa à sa fenêtre.

Il n’auroit tenu qu’à elle d’y jouir du plus beau des spectacles ; et sans doute, pour la première fois de sa vie, le développement insensible du jour, les gradations de la lumière, enfin le lever du soleil paroissant dans toute sa gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression sur son cœur déchiré. Lindorf, qu’elle alloit éloigner d’elle et rendre malheureux ; Lindorf, dont elle n’avoit connu l’amour et senti combien il lui étoit cher, qu’au moment de s’en séparer pour toujours, obscurcissoit tout à ses yeux. Elle ne pensa qu’à lui ; elle ne vit que lui ; et les brillantes couleurs de l’aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de la nature : tout fut perdu pour elle.

Dès qu’elle put sortir, elle courut au pavillon. Il étoit essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d’arriver à Rindaw ; et Caroline ne doutoit pas qu’il n’y vînt aussitôt qu’il lui seroit possible. Elle s’achemina donc tristement. Mais que devint-elle lorsqu’en entrant dans le pavillon, dont la porte étoit ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même, assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paroissoit plongé dans une profonde rêverie ! Je dis qu’elle crut le voir, parce qu’elle eut un instant l’idée que c’étoit une illusion de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un cri perçant ; mais elle ne put douter que ce ne fût bien lui-même, lorsqu’à ce cri elle le voit s’élancer de sa place, courir à elle, tomber à ses pieds, et lui dire avec une impétuosité qu’elle ne put arrêter : Ô Caroline ! pardonnez… Celui qui vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant, je rentrai chez moi ; j’y ai passé la nuit ; mais pensez-vous que le sommeil ait approché de mes paupières ? Au point du jour je me suis levé ; je suis sorti ; cette porte étoit restée ouverte… Je ne sais comment je me suis trouvé ici. Mais, Caroline, je le jure, je n’en sortirai pas que vous n’ayez décidé de mon sort, ou plutôt laisse interprêter ton silence et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit ; et, sûr de ton aveu, sûr de l’aveu de notre amie, je cours obtenir celui de ton père… Demain peut-être, demain, c’est à ton époux que tu pourras avouer sans rougir que tu l’aimes.

C’étoit sans doute le moment de parler, de détruire d’un seul mot les douces illusions de l’amant ; mais qu’il étoit pénible à proférer ce mot cruel ! Il s’arrêta sur les lèvres de Caroline ; elle vouloit et ne pouvoit l’articuler.

Lindorf, prévenu, continuoit à interprêter ce silence en sa faveur, à l’attribuer à la modestie, à l’embarras, à la timidité ; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu’il avoit posé sur le clavecin : Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n’ai pas un instant à perdre quand il s’agit d’assurer mon bonheur. Je n’exige plus un aveu qui paroît trop vous coûter ; mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l’instant à Berlin, et j’en reviens bientôt, je l’espère, avec le droit de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes ses forces, court à lui : Qu’allez-vous faire, Lindorf ? vous ne savez pas… apprenez… — Quoi donc ? — Un secret. — Quel secret ? Parlez, Caroline, vous me faites mourir. — Eh bien, je suis… — Vous êtes ? — Mariée… »

La foudre tombée aux pieds de Lindorf l’auroit sans doute moins atterré — Mariée ! répéta-t-il avec l’accent de la terreur ! et le plus profond silence succéda à ce mot, ou plutôt à ce cri. Caroline tremblante s’étoit assise, et couvroit son visage de son mouchoir… Lindorf se promenoit à grands pas… Mariée, répéta-t-il encore en se frappant le front. — Et après un autre moment de silence… Non, non, c’est impossible, absolument impossible. Vous m’abusez, Caroline ; vous vous jouez d’un malheureux dont vous égarez la raison. Cessez ce jeu cruel ; dites… dites-moi que vous n’êtes point mariée. — Il n’est que trop vrai que je le suis, répondit Caroline d’une voix altérée. — Mais votre amie ? — Elle l’ignore ; je vous l’ai dit, c’est un secret. — Ô Caroline ! Caroline ! où m’avez-vous conduit ? Fatal secret ! Malheureux pour toute ma vie !!!

Pendant quelques momens il fut dans une agitation qui tenoit du délire : Il s’asseyoit, se relevoit, appuyoit sa tête contre le mur ; tous ses mouvemens tenoient de la fureur. Lindorf, cher Lindorf, disoit Caroline, au nom du ciel, calmez-vous. Eh ! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore ?… Vous malheureuse ! ô Caroline !… Alors l’attendrissement prenant le dessus, des larmes… oui, des larmes, tout amères qu’elles étoient, le soulagèrent un peu. Au bout de quelques momens il put se rapprocher d’elle.

Caroline, lui dit-il d’un ton plus doux, expliquez-moi-le donc ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même négliger à cet excès le plus grand des bonheurs ?

Caroline, qui pouvoit à peine parler, consolée cependant de le voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l’histoire de son mariage avec un seigneur de la cour, qu’elle ne nomma point, voulant respecter le secret du comte ; et, sans parler même de ce qui pouvoit le désigner, elle dit seulement qu’une répugnance invincible pour un lien auquel elle s’étoit soumise par obéissance, l’avoit obligée à demander cette séparation, au moins pour quelque temps ; qu’on la lui avoit accordée sous la condition de garder le secret. « Je manque peut-être, dit-elle, à un de mes devoirs en le révélant ; mais du moins je saurai remplir tous les autres, quelque pénibles qu’il soient à mon cœur. Adieu, Lindorf, séparons-nous ; fuyez-moi pour toujours ; oubliez, s’il est possible, l’infortunée Caroline. — Que je vous fuie ! que je vous oublie ! reprit Lindorf, dont la physionomie s’étoit éclaircie pendant le court récit de Caroline : ah ! jamais, jamais… Mes espérances se raniment, et j’ose encore entrevoir le bonheur. — Que dites-vous, Lindorf ? La douleur vous égare. — Non, je puis encore être heureux, si vous daignez y consentir… Ô ma Caroline ! écoute-moi : ton cœur m’a nommé ; tu t’en défendrois en vain. Il m’appartient ce cœur que j’ai mérité par l’excès de mon amour ; et mes droits sont bien plus sacrés que ceux d’un tyrannique époux, qui abusa de l’autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces liens abhorrés seront brisés ; ils le seront, j’ose vous l’assurer. Le roi est juste ; il m’aime, il m’entendra : et d’ailleurs, j’ai un moyen sûr, un appui. — Malheureux Lindorf, interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique ; le roi lui-même les a formés, ces nœuds que rien ne peut rompre. Et quel appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein ? — Du comte de Walstein ! reprit Lindorf. — Son nom m’est échappé, dit Caroline ; mais je compte sur votre discrétion. Jugez donc s’il vous reste le moindre espoir. — Quoi ! c’est lui qui ! — Oui, le comte de Walstein est mon époux. »

Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne répondit pas un mot ; il paroissoit absolument absorbé dans ses pensées. Enfin sortant tout à coup de cet état de stupeur : — « Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je vais vous quitter ; mais je reviendrai demain matin. Il est essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure, soyez ici dans ce pavillon. Je l’exige de votre amitié. Dites, puis-je y compter ? y serez-vous demain matin à huit heures ? vous trouverai-je ici ? — J’y serai, dit Caroline, sans trop savoir ce qu’elle répondoit. — À demain donc, reprit Lindorf en faisant un pas pour se rapprocher d’elle ; mais se reculant tout à coup, il prit son chapeau, et disparut ».

Qu’on juge de l’état où il laissa Caroline, de la confusion d’idées qui remplissoient sa tête et son cœur : celle qu’elle le reverroit encore fut la première.

Mais qu’est-ce qu’il pouvoit avoir à lui confier, qu’il n’eût pu dire dans ce moment ? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant d’instance, et même avec une sorte de solennité ?

Elle se repentoit presque d’y avoir consenti ; cependant auroit-elle pu le refuser ? D’ailleurs, il étoit possible qu’il n’eût pas perdu l’idée de faire rompre son mariage. Il n’avoit point dit qu’il y eût renoncé ; il étoit donc essentiel de le revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui n’aboutiroient qu’à découvrir leur liaison et rendre Caroline plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous. Elle pensa ensuite à l’embarras de cacher plus long-temps sa position à la chanoinesse. Qu’alloit-elle penser de l’absence de son cher Lindorf ? et Caroline elle-même sentoit que ce seroit une consolation pour elle de pouvoir épancher sa douleur, et verser des larmes dans le sein de cette indulgente et tendre amie. Mais on avoit exigé d’elle une promesse si forte, si positive, et la punition dont elle étoit menacée lui paroissoit si terrible, qu’elle n’osoit confier son secret sans permission. C’étoit assez, c’étoit trop même d’en avoir instruit Lindorf ; et son motif pouvoit seul la justifier. Elle prit donc le parti d’écrire tout de suite à son père pour lui demander cette permission.

« Il ne lui étoit plus possible, disoit-elle, de dissimuler avec sa bonne maman ni de lui cacher plus long-temps son mariage. L’ignorance où étoit celle-ci à cet égard l’exposoit à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se trahir à chaque instant, elle demandoit en grâce la permission d’avouer un secret qui coûtoit trop à son cœur, et blessoit la reconnoissance et l’amitié qu’elle devoit à Madame de Rindaw. Que pouvoit-on craindre ? La mauvaise santé de la baronne, son goût pour la retraite, répondoient de sa discrétion. À qui le diroit-elle, puisqu’elle ne voyoit jamais personne ? D’ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite et les persécutions qu’elle redoutoit, décidée, comme je le suis, à ne point la quitter, à rester auprès d’elle autant qu’elle vivra, il m’est affreux de n’oser ouvrir mon cœur à celle qui m’a tenu lieu de mère… Oui, mon père, il m’en coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d’une fille qui, si vous l’eussiez voulu, ne vous auroit jamais quitté, dont la vie auroit été consacrée à vous prouver sa tendresse ; mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu’à mon tour j’use de la liberté que mon époux et mon roi m’ont donnée. Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai. Tel est l’arrêt qu’ils ont prononcé, et que je n’ai point oublié… Je déclare donc que je le voudrai aussi long-temps que mon unique amie existera, et que mon cœur et ma raison se refuseront aux liens que j’ai formés, etc., etc. »

Caroline connoissoit trop bien le despotisme de son père, pour croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait également l’épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois encore de s’adresser directement à lui, et de lui déclarer ses intentions futures avec cette fermeté qui lui avoit déjà si bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette démarche, qui ne laissoit pas de lui coûter infiniment, fût du moins décisive, et sentant qu’elle ne pouvoit être excusée que par une répugnance invincible, elle prit sur elle de s’exprimer, non pas avec une dureté dont elle étoit incapable, mais d’une manière assez positive pour ne pas laisser au comte le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la permission d’avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour rester à Rindaw, elle ajoutoit : « Ce n’est plus un enfant, M. le comte, qui cède à un caprice, à un effroi imaginaire ; c’est après avoir fait, et les réflexions les plus sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je sens l’impossibilité, et de vous rendre heureux en vivant avec vous, et de l’être moi-même ailleurs que dans la retraite où je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes jours.

» Je crois, M. le comte, qu’il vaut mieux vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une infortunée victime de l’obéissance. Ce spectacle n’est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu’elle peut au contraire jouir de la douce certitude d’avoir fait mon bonheur, en m’accordant ce que je vous demande avec instance.

» Je sens que ces liens, que mon cœur repousse malgré ma raison, doivent vous être aussi pesans, aussi pénibles qu’ils me le sont à moi-même… Ah ! que ne puis-je, au prix de toute cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre votre liberté ! Vous feriez sans doute le bonheur de toute autre femme ; et moi peut-être… Nous ne sommes pas les maîtres d’écouter là-dessus le vœu de nos cœurs ; mais vous l’êtes d’alléger autant qu’il est possible le poids de ces liens.

» J’ose l’attendre, et de votre générosité, et d’une indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que vous attachiez le moindre prix à vivre avec Caroline. »

Il est très-vrai qu’elle y croyoit à cette indifférence. Elle s’étoit efforcée de se persuader qu’elle n’étoit pas plus aimée de son époux qu’elle ne l’aimoit,[illisible]et qu’il lui sauroit gré de s’éloigner de lui. La facilité avec laquelle il consentit à se séparer d’elle, son silence absolu depuis ce temps, toute la conduite du comte de Walstein sembloit confirmer cette idée, excusoit Caroline à ses propres yeux, et doit excuser cette lettre à ceux du lecteur. Elle étoit cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna seul le courage de l’écrire dans ce premier moment de désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit partir l’une pour Belin, et l’autre pour Pétersbourg.[5] Elle se sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu’elle pensa qu’elle auroit dans quelques jours la liberté de l’avouer ; et l’idée qu’elle ne seroit point obligée de revoir le comte, lui fit supporter avec moins de peine celle de ne plus revoir Lindorf. C’est trop d’avoir le double tourment de renoncer à ce qu’on aime, et la crainte de vivre avec ce que l’on hait.

Persuadée que sa fermeté la dispenseroit de ce dernier malheur, elle se sentit la force de soutenir l’autre. Je ne le verrai plus, dit-elle ; mais au moins je ne verrai personne, et je pourrai penser sans cesse à lui, dans ces lieux qu’il m’a rendus si chers.

Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandoit à chaque instant si elle ne croyoit pas que M. de Lindorf viendroit ce jour-là, et qui s’étonnoit beaucoup qu’il ne fût point arrivé de bonne heure comme il l’avoit dit.

Sans son mal d’yeux, qui empiroit tous les jours, elle se seroit aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du trouble de Caroline ; mais elle ne vit rien, ne parla que de son cher baron, s’inquiéta de son absence, et se promit bien d’envoyer, le lendemain, savoir de ses nouvelles, s’il ne paroissoit point ce jour-là. Enfin elle se retira dans son appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit comme la précédente.

Dès qu’elle fut levée elle courut au pavillon. L’heure du rendez-vous étoit passée, et Lindorf n’arrivoit point. Elle attendit une demi-heure, qui lui parut un siècle, et pendant laquelle elle ouvrit et referma dix fois la petite porte et la croisée qui donnoient sur le chemin. Elle alloit sans cesse de l’une à l’autre, regardoit du côté par où Lindorf devoit venir, aussi loin que sa vue pouvoit aller.

Enfin elle l’aperçut, et son émotion fut si vive, qu’elle fut forcée de s’asseoir, et qu’elle ne put le saluer, lorsqu’il entra, que par une inclination de tête. Sa pâleur extrême, son abattement, la frappèrent. Il s’avançoit en tremblant et sans prononcer un seul mot. Quand il fut près d’elle, il mit un genou en terre, et, lui présentant un gros paquet cacheté et une boîte à portrait : « Recevez ceci, dit-il d’une voix basse et altérée, de la part d’un ami. Adieu, Caroline, adieu ; soyez heureuse. » Et lui ayant baisé la main deux fois avec passion et respect, il se releva, mit son mouchoir sur ses yeux, et sortit du pavillon.

Sans le paquet et la boîte qui étoient là sur ses genoux, Caroline auroit cru que cette apparition subite étoit un songe, une illusion. Elle suivit Lindorf des yeux avec un étonnement stupide. Dès qu’elle ne le vit plus, ses bras s’étendirent d’eux-mêmes vers la porte. Ô Lindorf, Lindorf ! s’écria-t-elle. Mais Lindorf n’y étoit plus, il ne l’entendoit plus.

Elle se lève avec transport, laisse tomber ce qu’il lui a remis, court à la croisée, et le voit encore qui s’éloignoit avec rapidité. Bientôt elle l’a perdu de vue. Alors ses larmes coulent en abondance, et préviennent peut-être un évanouissement. Pendant long-temps elle se livra au plus violent désespoir. C’en est fait ; je ne le reverrai plus ; il est perdu pour moi… Et les sanglots coupoient sa voix, arrêtoient sa respiration ; et ses larmes recommençoient avec plus de violence. Enfin ses yeux se portèrent sur le paquet et la boîte qu’il lui avoit laissés, et qui étoient à terre devant elle. Sans doute elle y trouveroit quelques éclaircissemens sur cet adieu si singulier. Elle relève d’abord la boîte : C’est son image que je vais voir, pensoit-elle en cherchant à l’ouvrir. Cher Lindorf ! en ai-je besoin pour me rappeler tes traits ? C’étoit cependant une consolation dont elle sentoit tout le prix. Elle ouvre : quelle est sa surprise !… C’est bien l’uniforme de Lindorf, c’est bien un capitaine aux gardes, mais ce n’est point celui qu’elle aime ; c’est bien un très-bel homme, mais entièrement différent de Lindorf, et qui lui est inconnu. Elle referme promptement la boîte, la jette sur la table avec colère, et court au papier : Voyons, dit-elle, si cet homme inconcevable m’expliquera ce mystère. De qui donc est ce portrait ? et qu’est-ce qu’il veut que j’en fasse ? Elle décachette le paquet. Il renfermoit beaucoup de papiers de l’écriture de Lindorf, et des lettres ouvertes, d’une autre main. Caroline étoit si saisie, qu’elle ne comprenoit rien d’abord à ce qu’elle lisoit ; cependant elle rassembla toutes ses idées, s’assit auprès d’une fenêtre, prit les papiers écrits par Lindorf, et commença sa lecture.




CAHIER DE LINDORF[6].




Du château de Risberg, neuf heures du matin.


« Le général de Walstein, père de l’ambassadeur, ayant dans sa jeunesse fait un voyage en Angleterre, vit lady Matilde Seymour. Il l’aima, lui plut, demanda sa main, l’obtint, la ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des femmes. Deux enfans seulement furent le fruit de cette union. Ils eurent d’abord un fils qui remplit tous leurs vœux (c’est le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui s’éteindroit avec lui), et douze ans après une fille, dont la naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère.

» Le général fut au désespoir. Il avoit adoré son épouse ; il demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara qu’il ne reprendroit point de nouveaux liens, et qu’il consacreroit le reste de ses jours au service de son prince, de sa patrie, et à l’éducation de ses enfans. Sa fille, à laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de la sœur du général, qui avoit épousé le baron de Zastrow, gentilhomme Saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte qu’elle fut également sous les yeux de son père.

» Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l’honneur et de la vertu, annonçoit dès son enfance tout ce qu’il devoit être un jour. Il donnoit à ce tendre père les espérances les plus flatteuses, et lui promettoit la plus douce récompense de ses soins.

» Hélas ! il n’en jouit pas long-temps. La guerre étoit allumée entre l’Autriche et la Prusse. Le général, commandant une partie de notre armée victorieuse, s’étoit signalé dans plusieurs occasions. Le roi le distinguoit déjà comme un de ses meilleurs officiers, lorsqu’il eut le bonheur de pouvoir prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz[7].

» Le roi, n’écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure qui l’empêchoit d’avancer, il risquoit d’être pris ou tué, lorsque le général de Walstein s’en aperçut. Suivi seulement de son fils, âgé de seize ans, qui faisoit sa première campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite ceux qui le poursuivoient, et reçoit lui-même le coup mortel, destiné sans doute au monarque.

» Son fils et quelques officiers, du nombre desquels étoit mon père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le roi consterné les suivit. Les chirurgiens ayant examiné sa blessure, prononcèrent qu’il n’avoit plus que quelques instans à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se livroit au plus vif désespoir, et ne cessoit de répéter : Ô mon père ! pourquoi n’est-ce pas moi qu’ils ont tué ?

» Le général rassembla le peu de forces qui lui restoient, pour le consoler, et pour le recommander au roi. « Sire, lui dit-il, je vous le remets ; il a partagé mes périls et ma gloire ; il saura comme moi vivre et mourir pour vous ; vous lui servirez de père : ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui.

» Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté ; enviez ma mort glorieuse au lieu de la pleurer, et méritez par votre courage l’auguste père auquel je vous confie. »

» Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et touché, en serrant dans ses bras le jeune comte. Je n’oublierai jamais que c’est pour moi qu’il a perdu le sien, et que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et mon ami ; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je répandrai sur lui.

» Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et n’entendit peut-être pas ce que le roi disoit. Une expression de reconnoissance et de joie se peignit encore sur le visage du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l’autre à son fils, et, faisant encore un effort, il dit à ce dernier : Mon fils… votre sœur… ma chère petite Matilde… c’est à vous que je confie le soin de son bonheur… Pauvre enfant… Mais vous lui resterez… vous remplacerez… — Il ne put achever. Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffoient sa voix ; mais l’ardeur avec laquelle il baisa la main du général, valoit bien tout ce qu’il auroit pu lui dire. Cette main étoit déjà glacée ; et l’instant après il rendit le dernier soupir dans les bras de mon père, qui le soutenoit, en lui disant : Et vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfans… Ô mon roi, mon fils, mon ami, ne me regrettez pas ! Je meurs le plus heureux des sujets et des pères.

» Peut-être, madame, que ces intéressans détails ne vous sont point inconnus ; mais dans ce cas-là, j’ai cru pouvoir au moins vous les retracer. Cependant j’ai lieu de présumer que vous les avez ignorés. Ils auroient sans doute fait sur votre âme la même impression qu’ils faisoient sur la mienne, quand mon père, témoin de cette scène touchante, se plaisoit à me la raconter. Oh ! comme elle enflammoit mon cœur ! Comme elle excitoit en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros, qui, dans un âge aussi tendre, avoit déjà sauvé la vie à son roi, et su montrer à la fois tant de courage et de sensibilité ! Avec quelle ardeur je désirois de le connoître, de m’attacher à lui, de l’imiter, s’il m’étoit possible ! Combien je sollicitai mon père, ou de me mener à Berlin, ou d’obtenir du roi que le comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous !

» La mauvaise santé de mon père l’avoit obligé de quitter le service peu d’années après la mort du général, et depuis ce temps il s’étoit absolument fixé dans une terre au fond de la Silésie.

» Plusieurs années s’écoulèrent sans que la passion que j’avois de voir le comte pût être satisfaite. J’étois trop jeune encore pour paroître à la cour. Ensuite mes études commencèrent ; on ne voulut pas les interrompre, et mon père, malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvoit obtenir du roi qu’il se séparât de son fils adoptif, auquel il s’attachoit tous les jours davantage.

» Jamais peut-être on n’avoit joui d’un tel degré de faveur, mais jamais aussi il n’en fut de plus méritée. Loin de s’en prévaloir, le jeune comte ne se servoit de son ascendant sur l’esprit de son maître que pour faire des heureux : aussi, loin d’être envié, il étoit adoré, et le nom de Walstein ne se prononçoit point sans attendrissement et sans éloges. Tous les pères le proposoient pour modèle à leurs fils ; toutes les mères faisoient des vœux pour qu’il devînt l’époux de leurs filles ; mais peu osoient s’en flatter. Le monarque annonçoit qu’il vouloit le marier lui-même, et sans doute la plus aimable des femmes lui étoit destinée… Ô Caroline !… Caroline !… Mais ai-je le droit de murmurer ? Non, vous deviez appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses vertus, et le comte de Walstein pouvoit seul vous mériter.

» Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connoître arriva. Au retour d’une campagne fatigante, le jeune comte ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le roi de lui permettre de passer le reste de l’été à Ronebourg (c’est la terre que mon père habitoit). Il n’étoit pas au pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser ; il l’obtint, quoiqu’avec peine. J’appris cette nouvelle avec transport. Il arriva ; et je vis que la renommée, loin d’avoir exagéré, étoit bien au-dessous de la réalité.

» Le comte, dans la fleur de l’âge (il avoit alors vingt-quatre ans), joignoit à la figure la plus noble les traits les plus réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux surtout étoient le miroir de son âme. Ils peignoient à la fois sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d’un trait de vertu ou de courage, ils s’animoient et brilloient comme l’éclair. Il étoit fort grand, très-bien proportionné, avoit assez d’embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre surprise, Caroline… Oui, tel étoit alors votre époux ; tel il seroit encore, si… ô Caroline, j’implore votre pitié !… Dans quel affreux détail je vais entrer ! quel terrible aveu je dois vous faire ! Peut-être dans quelques momens serai-je odieux à celle… mais non, non, l’âme sensible de Caroline s’attendrira sur mon sort ; elle saura me pardonner et me plaindre… Ah ! quels que soient mes torts, je suis assez puni. »

En cet endroit, les larmes qui offusquoient les yeux de Caroline, l’obligèrent à discontinuer. Le cahier s’échappa de ses mains ; ses regards se portèrent d’eux-mêmes sur la boîte à portrait. Elle comprit de qui il pouvoit être, étendit le bras pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la toucher. Son cœur palpitoit avec force ; toutes ses idées étoient confuses ; elle eut besoin de les rappeler, et de se recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et continua avec une émotion qui s’augmentoit à chaque ligne.

« J’étois dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à Ronebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos positions, il me prévint par les offres et l’assurance d’une amitié, dont je fus d’autant plus flatté, que j’avois précisément alors le plus grand besoin d’un ami. Mon cœur brûloit de s’épancher avec quelqu’un qui pût me comprendre. J’aimois avec fureur… Mais non, non, je n’aimois pas ; ce seroit profaner ce mot, et j’ai trop appris depuis à connoître le véritable amour, pour le confondre avec ce que j’éprouvois.

» Je désirois avec passion, avec égarement, une jeune fille née dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits auroient mérité un trône… Ô Caroline !… pardonnez, si j’ose vous parler de l’objet de cette passion insensée, et entrer dans des détails qui doivent peu vous intéresser ; mais j’ai besoin d’excuses pour les excès où l’amour va m’entraîner, et je n’en puis trouver que dans les charmes de celle qui me l’inspiroit. Oui, Caroline, Louise étoit belle ; elle l’étoit sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et vous le dire. »

Ici Caroline eut une espèce d’étouffement ou de serrement de cœur, qui l’empêchoit de respirer. Elle se pencha sur son siége, eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle continua sa lecture.

« Mon intention, en commençant, étoit d’extraire du manuscrit que je joins ici, ce qui regardoit directement le comte de Walstein, et pouvoit vous apprendre à le connoître. L’état actuel de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps que j’ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrois d’ailleurs d’affoiblir la vérité en retranchant la moindre chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc cet écrit tel qu’il fut tracé dans le temps même avec l’unique but de graver dans ma mémoire, et mes remords, et le souvenir de mon crime. J’étois loin de prévoir qu’il pût servir un jour à le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation… Ô Caroline… Caroline !… il est donc vrai que vous allez avoir le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je vais détruire ces sentimens qui m’avoient fait oublier combien j’en étois peu digne ! Le seul titre d’ami de Caroline me rendoit fier de mon existence, anéantissoit pour moi le passé. L’ai-je donc perdu sans retour, ce titre si cher, si précieux ?… Non, non, je vais au contraire commencer à le mériter, en vous faisant connoître le seul mortel digne de vous. Lisez ce cahier. »

(Tout ce qui précède étoit écrit sur une grande feuille à part qui enveloppoit un cahier daté du château de Ronebourg, et antérieur de cinq années. Caroline le prit, et lut ce qui suit) :


Écrit au château de Ronebourg, dans la chambre du comte de Walstein.


Août 17…


« Louise étoit fille d’un ancien sergent du régiment de mon père, et d’une femme de chambre de ma mère. Ils vivoient, à un quart de lieue au plus de Ronebourg, dans une petite ferme que mes parens leur avoient donnée pour récompense de leurs services. Pendant mon enfance j’étois continuellement chez eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m’avoit nourri, et qui m’aimoit comme son propre fils. Fritz, mon frère de lait, étoit mon intime ami ; Louise, plus jeune de quelques années, étoit bien plus encore pour moi. Je ne pouvois me séparer d’elle un instant, ni quitter la ferme du bon Johanes.

» Il fallut m’éloigner cependant de cette famille qui m’étoit si chère ; et lorsqu’on m’envoya dans une université, je versai bien autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et surtout de ma chère petite Louise, qu’en quittant la maison paternelle.

» J’obtins la permission d’emmener Fritz avec moi, et de me l’attacher pour toujours. J’ignorois alors que ce garçon avoit l’âme aussi vile, aussi basse que ses parens l’avoient honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s’étoit point encore développé. Je le voyois actif, intelligent, fidèle, zélé pour mon service et pour mes intérêts ; il étoit fils de ma nourrice, frère de Louise. Que de titres pour l’aimer et lui accorder toute ma confiance ! Aussi fut-il plutôt avec moi sur le pied d’un ami, que sur celui d’un domestique.

» Quelques années de séjour à Erlang affoiblirent beaucoup le souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon enfance. Ils se renouveloient cependant quelquefois par les lettres que Fritz recevoit de sa sœur, et qu’il me montroit. Il y avoit toujours un petit article si tendre pour son jeune maître ; elle lui recommandoit si fort de l’aimer, de le bien servir ; elle lui demandoit avec tant d’empressement de mes nouvelles, que j’étois attendri en les listant, et que j’éprouvois une véritable impatience de revoir celle qui les écrivoit.

» Fritz en reçut une qui lui apprenoit la mort de leur mère, ma bonne et chère Christine. Louise étoit désespérée. Elle peignoit sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que le cœur le plus dur en auroit été touché. Je pleurai sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m’avoit prodigué les soins les plus tendres ; je la pleurai plus que Fritz, et je fus moins vite consolé. Je me suis rappelé depuis, qu’un jour que je lui parlois de mes regrets sur la mort de sa mère, il lui échappa de me dire : Vous pourrez voir Louise bien plus librement.

» Si j’avois eu plus d’âge et d’expérience, ce seul mot m’auroit dévoilé son odieux caractère ; mais j’avois encore cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le mal, et je n’y fis alors aucune attention.

» Peu de temps après je fus rappelé dans ma famille. Je revins à Ronebourg quelques mois avant l’arrivée du comte, et dès le lendemain je courus à la ferme de Johanes, accompagné de Fritz. Grand Dieu ! que devins-je en revoyant Louise ! et quel changement inoui quelques années avoient apporté à sa figure et à l’impression qu’elle me fit ! Jamais je n’avois rien vu d’aussi beau. Elle étoit en deuil. Son corset noir marquoit sa taille charmante, et faisoit ressortir sa blancheur ; l’émotion et le plaisir animoient son teint des plus belles couleurs, et ses grands yeux bruns, de l’expression la plus vive et la plus touchante ; ses cheveux noirs, comme le ruban qui les nouoit, rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevoient toute la fraîcheur et tout l’éclat de la jeunesse. À peine l’eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu’elle produisit sur moi l’effet le plus prompt et le plus terrible.

» En allant à la ferme, j’avois résolu, pour m’amuser, de laisser deviner à Louise lequel des deux étoit son frère, et pour cet effet je m’étois mis à peu près comme lui ; mais mon extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt. Fritz rioit, et voyoit avec joie l’impression que sa sœur faisoit sur moi.

» Elle étoit accourue les bras ouverts et le plaisir dans les yeux. Mais tout à coup elle s’arrêta devant moi, me fit une révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se jetant au cou de son frère, elle fondit en larmes. J’étois tout aussi ému qu’elle ; le vieux Johanes vint ajouter encore à mon émotion. Il me reçut avec tendresse et respect : nous entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort, de ses regrets, de tout ce qu’elle avoit dit sur Fritz et sur moi. Je voulois répondre, et je ne pouvois que regarder Louise et pleurer avec elle.

» Johanes me parla ensuite de ses enfans. Il me demanda si j’étois content de son fils… Louise est une bonne fille, me dit-il. Elle a soin de moi et de mon ménage ; elle remplace sa mère aussi bien qu’elle le peut. Tant qu’elle sera sage et que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et heureux, jusqu’à ce que j’aille à mon tour rejoindre ma chère Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à M. le baron, pour avoir soin de ma petite famille. N’est-ce pas, mes enfans, vous consolerez votre vieux père ?

» Louise se précipite à ses pieds, dans ses bras. Fritz s’approche aussi ; mais il me parut foiblement touché, ou plutôt je ne voyois que Louise, la belle et sensible Louise. J’aurois voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai contre mes lèvres : le père de Louise étoit alors pour moi l’être le plus respectable. Il étoit temps que cette scène touchante finît ; mon cœur ne pouvoit plus suffire à tout ce qu’il éprouvoit. Je sortis de la ferme, emportant dans ce cœur éperdu d’amour l’image de Louise. Fritz s’en aperçut facilement ; c’étoit tout ce qu’il désiroit. Une liaison entre sa sœur et moi l’assuroit de ma faveur et de sa fortune ; peut-être même alloit-il plus loin encore, et se flattoit-il de devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile, intéressée, comptoit pour rien le déshonneur de sa famille ou de la mienne, pourvu qu’il y trouvât son compte. Il fit donc son possible pour attiser le feu dont j’étois dévoré, et n’y réussit que trop aisément.

» N’est-il pas vrai, monsieur, me disoit-il, que Louise est devenue bien jolie ? Quel dommage, si quelque malheureux manant possédoit tant de charmes ! Tenez, je crois que j’aimerois mieux la voir maîtresse d’un brave seigneur comme vous, que la femme d’un rustre qui ne sentiroit pas ce qu’elle vaut.

» Ce propos et d’autres semblables ne me révoltèrent pas comme ils l’auroient fait sans doute avant que j’eusse vu Louise. La seule idée de la posséder, n’importe à quel titre, me transportoit. J’avalois chaque jour, à longs traits, le poison qui corrompoit mon foible cœur ; il ne s’en passoit point que je n’allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et toujours j’y étois bien reçu, et par Johanes et par sa fille lorsqu’ils étoient ensemble. Dès que j’arrivois, Louise couroit à la laiterie ; elle m’apportoit elle-même un grand vase rempli de lait ; elle y coupoit du pain bis ; elle en mangeoit quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontoit ses anciennes campagnes, en vidant sa bouteille de bière ; je feignois de l’écouter, tandis que je dévorois sa fille des yeux ; et je sortois toujours plus passionné.

» Si je la trouvois seule, ces attentions si touchantes, cet air de plaisir et d’amitié, faisoient place à l’embarras le plus marqué. Elle commençoit des phrases qu’elle n’achevoit pas ; elle avoit quelquefois l’air émue, attendrie. Alors je ne me possédois plus, je m’approchois d’elle avec transport, je hasardois de petites libertés, je lui rappelois les jeux de notre enfance : mais elle me repoussoit avec un ton si ferme, si sérieux, si décidé, qu’elle m’imposoit malgré moi, et que je n’osois aller plus loin.

» De retour chez moi, je me plaignois à Fritz de la réserve de sa sœur ; je le conjurois de la voir, de lui parler en ma faveur, de l’engager à me montrer plus d’amitié, de confiance. Il rioit. Il m’assuroit que j’étois aimé, passionnément aimé ; qu’il le savoit bien, et que l’embarras même de Louise dans nos tête-à-tête en étoit la preuve. Mais ces jeunes filles, disoit-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de céder, veulent au moins avoir une excuse.

» Enhardi par cette espérance, je revolois à la ferme. Si Johanes y étoit, on me recevoit avec toutes sortes de grâces ; s’il n’y étoit pas, je retrouvois le même embarras, et, si je devenois pressant, la même résistance. Cette conduite me désespéroit ; et mon amour en augmentoit au point qu’il ne connoissoit plus de bornes.

» J’étois dans cet état de trouble et d’effervescence quand le comte vint à Ronebourg. Je ne voyois plus que Louise ; je n’existois plus que pour elle. La posséder ou mourir étoit le cri continuel de mon cœur. Il ne fallut pas moins que la réputation de sagesse que le comte s’étoit acquise, pour m’empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l’aveu de ma passion. Je redoutois d’abord son excessive raison ; mais il savoit si bien cacher une supériorité qu’il avoit l’air d’ignorer lui-même ; son âme, en même temps qu’elle étoit grande et forte, étoit si douce et si sensible ; il joignoit avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité de l’âge mûr, que celle-ci paroissoit à peine, et finit par ne plus m’effrayer. J’osai compter sur son indulgence, et un jour qu’en me promenant avec lui il me railloit sur mon air absorbé, rêveur, j’osai lui en dévoiler la cause, et lui ouvrir mon cœur. Je n’omis aucun détail ; j’y mis sans doute la chaleur et le feu dont j’étois pénétré. Il me parut que Walstein m’écoutoit avec beaucoup d’émotion et d’intérêt. Quand j’eus fini il me serra dans ses bras. Ô mon jeune et sensible ami, me dit-il, que de chagrins vous vous préparez ! Il alloit ajouter quelques conseils ; je l’interrompis. Cher comte, ce ne sont pas des conseils que je vous demande ; c’est de la pitié, c’est de l’indulgence ; c’est de consentir à voir ma Louise, et d’attendre à me juger, que vous l’ayez vue ; et en disant cela je l’entraînai du côté de la ferme.

» Louise étoit seule et fort triste ; il me parut même qu’elle avoit pleuré, mais elle n’en étoit que plus intéressante. À notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son beau visage d’une rougeur modeste ; sa timidité, son embarras ajoutoient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous reçut aussi bien qu’il fut possible. J’observois qu’elle regardoit souvent le comte, et qu’il lui échappoit des soupirs qu’elle s’efforçoit d’étouffer. Lui la suivoit des yeux avec étonnement, et les jetoit ensuite sur moi avec une expression de douleur.

» Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise cultivoit : il y avoit aussi quelques fleurs. Elle nous cueillit à chacun un œillet. Je ne pus m’empêcher de remarquer qu’elle donna le plus beau à mon ami ; mais ce n’étoit sans doute qu’une politesse, et je ne pouvois pas être jaloux du comte, qu’elle voyoit pour la première fois. J’étois plutôt charmé qu’elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir en sa faveur. Je voyois que rien n’échappoit à Walstein ; l’arrangement du petit jardin, la propreté du ménage : il eut l’air de tout voir, de tout sentir.

» Nous sortîmes, et nous rencontrâmes, à quelques pas, Johanes qui revenoit des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe blanche frappèrent le comte. C’est le père de Louise, lui dis-je. Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchois à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regards ardens cherchoient à pénétrer sa pensée ; il gardoit aussi le silence : enfin je le rompis le premier…

» Eh bien, mon cher comte, suis-je donc si coupable d’adorer Louise ? — Non, non, me répondit-il, vous n’êtes encore que malheureux, je le vois ; vous deviez l’aimer, l’idolâtrer… Et m’embrassant avec tendresse : Non, vous n’êtes pas coupable ; mais un jour de plus, et peut-être vous le deviendrez. Fuyez, mon cher Lindof, fuyez cette fille dangereuse ; il ne vous reste d’autre ressource. Si l’amitié la plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas ; je vous mènerai à Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit loin d’ici. — La fuir ! m’éloigner d’elle ! vivre sans Louise ! non jamais, jamais. — Eh, grand Dieu ! que prétendez-vous ? me dit-il vivement ; quel peut être votre espoir, en vous livrant à cette passion ? L’épouser ! pensez à vos parens que vous plongeriez dans le tombeau ; la séduire ! je n’imagine pas que vous en ayez la détestable idée. Louise est l’image de la vertu, de l’honnêteté ; et ce respectable vieillard qui vous estime, qui vous aime, qui vous reçoit chez lui ; trahiriez-vous sa confiance pour lui ravir ce qu’il a de plus cher au monde ? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité. Il écoutera la voix de l’honneur, de la raison, de la véritable amitié ; et s’il verse des larmes, ce ne sera pas du moins le remords déchirant qui les fera couler… »

» Les regards, la voix du comte, avoient une expression que je ne puis rendre, et qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur. Il me sembloit que c’étoit un dieu, une intelligence suprême descendue du ciel pour m’éclairer. Tout ce que je venois d’entendre étoit si différent de ce que me disoit Fritz tous les jours ; je m’étois si peu accoutumé à envisager ma passion sous un point de vue aussi criminel, que je fus absolument atterré ; je n’eus pas la force de répondre un mot. Le comte, qui m’observoit, voyant ce qui se passoit dans mon âme, prit ma main, et la serrant dans les siennes : Je vois, me dit-il, que ce que je vous dis fait impression sur vous, et que la vertu va reprendre son empire. Venez, mon ami ; allons demander à votre père la permission de faire un petit voyage ; nous partirons dès demain. — Demain ! m’écriai-je avec transport ; partir demain ! m’éloigner d’elle ! ne pas la revoir ! ignorer si je suis aimé, si je la retrouverai ! Non, Walstein, non ; ne l’espérez pas ; je ne le puis, je ne le puis ; ce seroit m’ôter la vie. Alors appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes brûlantes, j’ajoutai : Oui, sans doute, vos discours m’ont frappé ; et j’en ai senti toute la force. Que n’avois-je un ami comme vous dans les commencemens de cette fatale passion ! À présent il est trop tard. C’est un feu qui me brûle, qui me dévore. Je le sens trop ; il n’y a plus pour moi que Louise ou la mort. Cependant vous le voulez ; j’essaierai de suivre en partie vos conseils, d’être quelques jours sans la revoir, sans aller à la ferme ; mais au moins que je sente que je suis près d’elle. Ô mon cher comte ! je suis un malade à qui il faut des ménagemens, et qu’un remède trop violent tueroit sur-le-champ.

» Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai, de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans doute m’amener par degrés à consentir à une plus longue absence.

» Dès le soir, je dis que je n’étois pas bien. Je voulois m’imposer l’obligation de rester dans ma chambre. Je sentois que si j’en étois sorti, mes pas se seroient portés d’eux-mêmes chez Louise. Une feinte maladie m’en ôtoit la liberté ; mais elle n’étoit pas feinte depuis plusieurs jours. J’étois consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes passions. Je ne dormois plus ; je mangeois à peine. Mon changement excessif alarmoit mes parens ; mais je leur assurai que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiroient pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à ma fermeté, me quittoit peu. Tant qu’il étoit auprès de moi, il animoit mon courage, il soutenoit ma raison, et je sentois moins le tourment de ma passion ; mais dès qu’il s’éloignoit, elle reprenoit tout son empire ; et Fritz y ajoutoit de nouvelles forces.

» Il s’étoit bien aperçu, par quelques mots qu’il avoit entendus, et par ceux qui m’échappoient à moi-même, que le comte combattoit mon amour. Il en travailloit avec plus d’ardeur à l’exciter ; et il ne falloit pas pour cela de grands efforts. Dès que j’étois seul avec lui je ne pouvois m’empêcher de lui parler de sa sœur. Il m’assuroit qu’elle gémissoit de mon absence, et de me savoir malade ; que depuis quatre jours qu’elle ne m’avoit vu, elle ne faisoit que pleurer. « Cette pauvre fille vous feroit pitié, monsieur le baron ; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son cœur. Pour moi, je crains qu’elle n’en meure. Je suis toujours à la rassurer, à lui dire qu’elle n’est pas la première paysanne qui ait aimé un grand seigneur ; qu’elle seroit trop heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que certainement vous ne l’abandonneriez jamais. »

» Ces conversations, souvent répétées, enflammoient mon imagination et mon cœur, affoiblissoient ma résolution. Enfin un soir, c’étoit le cinquième ou le sixième jour de ma retraite, le comte m’ayant quitté pour aller à la chasse, et Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure, je ne pus y résister. Je m’échappe comme un enfant que son mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant bien être de retour avant l’arrivée du comte.

» Johanes étoit aux champs, et Louise seule à la maison, son rouet devant elle. Elle ne filoit pas cependant ; sa tête étoit appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses yeux. Elle ne me vit point d’abord ; mais au bruit que je fis en fermant la porte, elle leva les yeux et fit un cri. Eh, mon Dieu ! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment ! c’est vous ! On disoit que vous étiez si malade ; je suis bien aise de voir que… Je ne lui laissai pas le temps d’achever. L’intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur, ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet amour dont Fritz me parloit sans cesse.

» Enchanté, transporté et de la revoir, et de la trouver sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je lui dis ; ma tête n’y étoit plus, et je m’exprimois avec tant de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée ; mais elle ne pouvoit ni m’arrêter, ni m’échapper. Je m’étois saisi de ses deux mains, que je tenois avec force et que je couvrois de baisers, lorsque la porte s’ouvre, et le comte paroît.

» Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita bien vite pour sortir précipitamment. Je m’étois relevé ; mais je n’osois regarder mon ami. — Vous ici, Lindorf ! me dit-il enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous retrouve aux pieds de Louise ! — Ce n’est donc pas moi que vous y veniez chercher ? répliquai-je avec un étonnement plus grand encore que le sien. Je ne sais ce qui se passoit alors dans mon âme. Je n’avois pas de soupçon, non, je n’en avois pas ; cependant je ne savois comment expliquer son arrivée inattendue à la ferme.

» J’avois pensé d’abord que ne m’ayant pas trouvé chez moi, il m’avoit soupçonné là ; mais la surprise qu’il n’avoit pu cacher, détruisoit cette idée. — Non, me dit-il, en se remettant, ce n’étoit pas vous que je cherchois ici ; j’avois à parler à Johanes. Je vous expliquerai… et, me prenant sous le bras, il m’emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes dehors, il me raconta que son sergent recrutoit au village prochain ; qu’il venoit de lui parler, et qu’ayant engagé plusieurs hommes que le vieux Johanes devoit connoître, il étoit entré en passant pour lui demander des renseignemens.

» Cela me parut plausible, et détruisit l’espèce d’inquiétude vague que j’avois malgré moi. — À présent, me dit le comte, permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez là, ce que vous disiez à Louise, dans une attitude aussi pressante, et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m’avez accordé votre confiance ; je croirois la trahir indignement, si je ne cherchois pas à vous sauver du plus grand des dangers. Vous m’aviez promis d’être huit jours sans voir Louise. Quel étoit le but de cette visite que vous m’avez cachée ? — De me convaincre que j’étois aimé, et, dans ce cas-là… — Eh bien ?… — Eh bien, dans ce cas-là, de tout sacrifier à Louise, de renoncer à tout pour elle : famille, patrie, fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au bout de monde, s’il le faut ; je lui ai offert, à son choix, un mariage secret, ou un enlèvement ; et je suis décidé à l’un ou à l’autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de m’assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur sa discrétion. — Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y consent-elle ? — Elle ne m’a pas répondu. Vous êtes entré ; mais elle s’attendrissoit. J’ai vu couler ses larmes, et d’ailleurs je suis assuré d’être aimé. — Vous pourriez vous tromper, me dit le comte ; je crois savoir plus sûrement encore que Louise aime ailleurs. — Elle aime ailleurs ? répétai-je avec fureur ; si je le croyois… Mais non, Louise est l’innocence même ; elle ne sort jamais de chez elle ; elle ne voit que son père, son frère et moi. — Et un jeune paysan du village, reprit le comte, qu’on nomme Justin, je crois. On assure que Louise et lui s’aiment depuis trois ans, et que Johanes ne veut point consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre ; mais s’il est vrai qu’il soit aimé…

» Je ne pouvois plus rien entendre ; mon sang bouillonnoit dans mes veines ; la jalousie et toutes ses fureurs pénétroient mon âme. J’interrompis le comte, en l’arrêtant par le bras, et, fixant sur lui des yeux égarés : Puis-je savoir, comte, de qui vous tenez ces informations ? Il me paroît bien étonnant… Ma physionomie étoit si renversée, et le son de ma voix si altéré en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé.

» Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m’embrassant, cher Lindorf, calmez-vous, remettez-vous : il se peut que l’on m’ait trompé. Je m’en informerai ; je le saurai, je vous le promets. Avant qu’il soit peu, je vous apprendrai de qui je tenois ces détails, et s’ils étoient fondés. Ô mon ami ! ajouta-t-il avec le ton le plus pénétré, vous déchirez mon cœur. Il n’est rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. — Au bonheur ! dis-je à demi-voix, il n’y en aura jamais pour moi sans Louise.

» Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et tendre, m’avoient un peu remis : je pensai qu’en effet il étoit mal informé. Je connoissois ce Justin, et jamais je n’avois eu sur lui le moindre soupçon. C’étoit un pauvre orphelin dont le seul avantage étoit une assez jolie figure, cachée sous des haillons grossiers, qui attestoient son extrême pauvreté. Élevé par charité dans la paroisse, on lui avoit confié la garde de tous les troupeaux du village. J’avois entendu parler souvent de la dextérité, de l’honnêteté, du zèle, et même du courage avec lesquels il remplissoit son petit emploi. Tous les animaux prospéroient par ses soins. Il savoit les guérir de la plupart de leurs maladies ; il savoit aussi les défendre, et il avoit déjà tué plusieurs loups qui attaquoient son troupeau. On vantoit encore ses talens. Il faisoit de jolis ouvrages en bois et en osier, seulement avec son couteau ; il avoit la voix très-belle, et jouoit très-bien du flageolet sans avoir jamais eu d’autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être l’amour. Souvent en chassant je m’étois arrêté pour l’écouter ; mais jamais il ne m’étoit entré dans l’esprit que le pauvre berger Justin pût être mon rival. Louise me paroissoit si fort au-dessus de lui ! Il est vrai que je la voyois au-dessus de tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait leur naissance étoit bien égale : un peu plus de fortune mettoit seule quelque différence entre eux ; et, malgré sa misère, Justin étoit un fort joli garçon. Je me rappelai très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j’avois souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté-là. Il est vrai qu’il y étoit toujours lui-même, et que jamais je ne l’avois trouvé chez Louise. Quelquefois j’avois parlé à elle ou à son père, des chants et du flageolet du jeune berger ; il ne m’avoit pas paru qu’ils y eussent fait attention.

» Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savois ce que je devois croire ; dans le fond, cette rivalité m’humilioit trop pour ne pas chercher au moins à en douter.

» Dès que je fus chez moi j’appelai Fritz. Fritz, lié intimement avec sa sœur, et qui passoit chez son père la moitié de sa vie, devoit en savoir quelque chose. Je le questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec Louise, sur leur inclination prétendue, et sur le mystère qu’on m’en avoit fait. D’abord il parut très-surpris ; il nia tout, parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m’assura que sa sœur penseroit de même, et seroit très-offensée de ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvois tenir une telle imposture. J’eus l’imprudence de nommer le comte. — M. le comte sait bien ce qu’il fait, répondit Fritz en secouant la tête ; il n’a garde de vous conter que c’est lui-même qui aime Louise, et qui, ce matin encore… Mais il ne faut pas tout dire.

» Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après s’être fait beaucoup presser, il m’apprit que depuis le jour que j’avois mené le comte à la ferme, il étoit devenu passionnément amoureux de Louise ; que pendant ma retraite il n’avoit pas passé un seul jour sans y retourner, et sans chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes ; que ce matin même encore, lui, Fritz, l’avoit trouvé là, près d’elle, et qu’il avoit voulu l’engager au secret vis-à-vis de moi. Peut-être l’aurois-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas trop chagriner monsieur ; mais quand je vois qu’il cherche à calomnier ma sœur, en l’accusant d’aimer un gueux comme Justin, je ne puis plus me taire ; aussi bien je voudrois consulter M. le baron là-dessus. Louise est sage ; oh ! elle est sage, et d’ailleurs elle aime trop M. le baron pour en aimer un autre… Mais, après tout, que sait-on ? les jeunes filles… Ce comte est si riche, si pressant, et puis il est son maître, lui ; il n’y a là ni père ni mère. Tout cela est diablement tentant ; et s’il alloit aussi l’enlever, car il l’aime au point qu’il est capable de tout. Le mieux ne seroit-il pas de le prévenir ? Si M. le baron le vouloit, cela seroit fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en sûreté. Pour moi, je l’ai toujours dit, j’aime mieux qu’elle soit avec monsieur qu’avec tout autre.

» Pendant que Fritz me parloit, mon agitation étoit excessive. Je me promenois à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce que je devois penser de la conduite du comte. Mon estime pour lui étoit si bien établie dans mon âme, que je ne pouvois me persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable amitié, n’auroient donc été que des piéges pour m’éloigner de Louise, pour m’enlever cet objet adoré.

» Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte ; et regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures auxquelles je n’ajoutois aucune foi. Je fis plus ; je voulus aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette infâme accusation, sûr que d’un seul mot il effaceroit chez moi jusqu’à la moindre trace du soupçon.

» J’y courus ; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation étoit impossible. La leur rouloit sur les devoirs de la société, sur les mœurs, sur le véritable honneur. Le comte dit à ce sujet des choses si fortes et si bien senties ; il exprima avec tant d’énergie la façon de penser la plus noble et la morale la plus pure, que j’eus honte intérieurement d’avoir pu douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne point lui en parler. Il me sembloit que ce seroit un nouvel outrage, et que, vis-à-vis d’un homme tel que lui, c’étoit moi qui aurois à rougir de mes soupçons. Il falloit, d’ailleurs, jusqu’à un certain point, le compromettre avec mon domestique, et cela ne se pouvoit pas ; je résolus donc me taire, et de faire taire Fritz, qu’un faux zèle pour mes intérêts pouvoit avoir égaré.

» Mais tout en repoussant de mon cœur ce qu’il m’avoit dit sur le comte, je n’en étois pas moins décidé à profiter de sa bonne volonté pour l’enlèvement de sa sœur. J’admirois les principes du comte sans me sentir la force de les imiter, ou plutôt je m’aveuglois sur les suites de cette action. J’imaginois consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes. Insensé que j’étois ! comme si l’on pouvoit dédommager un père de la perte de sa fille, et d’une fille telle que Louise ! Mais je ne raisonnois plus, je n’étois plus à moi-même. Funeste et terrible effet des passions ! Qu’elles sont redoutables, puisqu’elles peuvent égarer à ce point un cœur fait pour être honnête et vertueux !

» Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse levé : il étoit habillé et botté. — Lindorf, me dit-il, je vais jusqu’au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à la ferme de Johanes, à qui j’ai à parler. Après votre scène d’hier, j’imagine que vous et Louise seriez également embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis que j’y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez encore vous échapper, vous n’ayez pas la même surprise qu’hier ; et après m’avoir serré la main, il me laissa.

» Cette visite à la ferme, dont il me parloit de si bonne foi, auroit dû me rassurer plutôt que de m’alarmer. Il ne pouvoit savoir que j’étois averti, donc il n’y avoit point de mystère ; cependant je n’étois pas à mon aise. Une sorte de défiance s’insinua dans mon âme ; je sonnai. Fritz n’étoit pas là ; ce fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il étoit du village, et il y alloit tous les jours. Je lui demandai, de l’air le plus indifférent qu’il me fut possible, si le sergent du comte étoit là pour recruter ; il me répondit que oui, et même qu’un de ses frères s’étoit engagé, et aussi ce Justin, que le comte avoit prétendu être amant aimé de Louise. M. le comte, me dit-il, est un si digne homme, que tous nos jeunes gens voudroient servir sous lui.

» Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes. Tranquille, et sur le comte, et sur ce Justin, je ne pensai plus qu’au projet d’enlever Louise, et de me l’attacher pour jamais. Cette idée fermentoit dans ma tête et dans mon cœur. À vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on n’imagine aucun obstacle à ce qu’on désire. Secondé par Fritz, tout me paroissoit possible, et je l’attendis avec impatience pour nous concerter ensemble ; mais il ne paroissoit point, et le comte revint.

» Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me trouva l’air fort extraordinaire, et me le dit tout naturellement. Je vis qu’il cherchoit à me sonder. Ne voulant pas trop le compromettre, je ne m’ouvris qu’à demi, mais j’en dis assez pour lui faire comprendre que je persistois dans mes projets de la veille. L’après-dîner il me quitta pour aller, me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi nous devions nous promener ensemble à cheval.

» J’eus envie de profiter de cet instant où il me laissoit seul, pour aller m’éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet aveu tant désiré, et la décider à partir ; mais je pouvois trouver son père avec elle, et ma course seroit inutile. Une lettre que je lui remettrois moi-même adroitement, paroit à cet inconvénient : j’allai l’écrire. Elle se ressentoit du trouble de mon âme. Je renouvelois à Louise mes propositions de la veille ; je lui jurois un amour éternel, et m’engageois à lui en donner toutes les preuves qu’elle pourroit en exiger. Je lui demandois une réponse, et je la renvoyois à son frère pour tous les arrangemens.

» Ma lettre faite et pliée, j’allois la porter, lorsque Fritz, que je n’avois pas revu depuis la veille, entre dans ma chambre avec précipitation : Monsieur, me dit-il, vous m’avez traité hier d’imposteur ; où pensez-vous que soit en ce moment M. le comte ?… Un frisson parcourut mes veines… — Mais chez lui, sans doute : pourquoi me dis-tu cela ?… — Oui, chez lui, c’est-à-dire, chez ma sœur, où je viens de le voir de mes propres yeux. — Prends garde à ce que tu dis… le comte… il est impossible. — Vous pouvez vous en convaincre, monsieur : allez-y ; peut-être le trouverez-vous encore dans le jardin, où il attend Louise. Elle n’étoit pas à la maison, ni mon père non plus ; il a chargé le petit garçon de la ferme d’aller la chercher promptement. J’étois dans un coin de la cour ; il ne m’a pas vu ; et dès qu’il est entré dans le jardin, je suis venu pour dire à monsieur que je n’étois pas un menteur.

» À mesure que Fritz parloit, ma rage augmentoit par degrés ; bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et d’indignité… et par qui ? par l’homme que je respectois, que je vénérois le plus au monde, par l’ami à qui je m’étois confié !

» Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit saisir mes pistolets ; je les chargeai à balle sans remarquer qu’ils l’étoient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis dans une fureur qui tenoit de l’égarement, et dans quelques minutes je me trouvai près de la ferme. Il falloit passer au-dessous du jardin ; la haie dans cet endroit étoit basse. J’aperçus en effet le comte, se promenant avec l’air de l’impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du jardin, opposé à celui où j’étois. Je n’avois pas eu le temps de penser à ce que je devois faire, que cette porte s’ouvre, et que je vois Louise, la timide et modeste Louise, à qui jamais je n’avois pu dérober la moindre faveur, courir les bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens, lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter sur lui ses beaux yeux brillans d’amour et de joie. Je ne sais comment je n’expirai pas ; mais je crus toucher à mon dernier moment. Un froid mortel glaçoit mes veines ; mes forces m’abandonnèrent, et je fus contraint de m’appuyer contre un arbre.

» La fureur me ranima bientôt ; je jetai les yeux sur ce fatal jardin. Les deux amans (car je ne doutai plus de leur intelligence) se parloient avec feu ; le visage du comte rayonnoit de plaisir ; jamais je ne l’avois vu aussi animé. Je ne pouvois les entendre ; mais il paroissoit par ses gestes qu’il demandoit avec ardeur quelque chose que Louise refusoit foiblement.

» Enfin le comte tire une bourse qui me parut pleine d’or, et la présente à Louise. Elle baisse les yeux ; hésite encore un moment : enfin elle la prend d’un air moitié confus, moitié attendri. Le comte l’embrasse ; et tous les deux ensemble rentrent dans la maison, au moment où j’allois sauter par-dessus la haie qui nous séparoit, et peut-être immoler deux victimes à ma rage. Je ne me connoissois plus. Je me serois sans doute ôté la vie, si je n’avois vu le comte sortir de la ferme avec la tranquillité de l’innocence et de la vertu, que je pris pour celle de l’amour satisfait ; et courant à lui mes deux pistolets à la main : Défends-toi, traître, m’écriai-je en lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l’autre ; ôte-moi une vie que tu m’as rendue odieuse, ou laisse-moi délivrer la terre d’un monstre de perfidie… Il voulut m’arrêter le bras, me parler. Je n’écoute rien, lui dis-je. Convaincu par mes propres yeux… Défends-toi, ou je suis capable de tout.

» En disant cela, je portai la bouche d’un de mes pistolets sur mon front : plus heureux sans doute, si le coup étoit parti ! Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet : Vous le voulez ? dit-il ; il recule quelques pas, et tire son coup en l’air ; le mien part en même temps, et va frapper mon généreux ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de sang, en s’écriant : Ah ! malheureux Lindorf ! quand vous saurez… ah ! vous êtes bien plus à plaindre que moi ! »


fin du premier volume.


CAROLINE
DE LICHTFIELD.




Suite du cahier de Lindorf.


« Ma fureur s’éteignit à l’instant même. Je jetai loin de moi l’arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortoit de sa blessure. Le coup avoit donné dans le visage ; plus de la moitié d’une joue étoit emportée. Il me dit qu’il croyoit avoir le genou fracassé, mais qu’il sentoit que ses blessures n’étoient pas mortelles.

» Je m’efforçai de le relever à demi, de l’appuyer contre un arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu permettoit. J’étois si troublé, que je ne songeois point que j’en aurois pu trouver à la ferme, dont nous n’étions pas à vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savois même plus ce qui avoit pu causer cet affreux malheur ; toute autre idée que la sienne étoit effacée de mon esprit. Je le soutenois contre ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d’appareil.

» Quand j’eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu ! c’est moi, c’est moi, malheureux, qui l’ai mis dans cet état affreux, disois-je en gémissant, en me cachant le visage contre terre, en poussant des cris inarticulés ! — Lindorf, me disoit le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous ; écoutez-moi. Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre honneur, ce que je vais exiger de vous… Je ne doutai pas qu’il ne s’agît du sacrifice de mon amour ; mais l’action atroce que je venois de commettre, avoit fait une telle révolution dans mon cœur, que je n’hésitai pas un instant, et que je m’engageai par les sermens les plus forts. Eh bien, me dit le plus généreux des hommes, j’exige que cette aventure soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous n’avons pas de témoins ; laissez-moi dire ce que je voudrai sur mon accident, et gardez-vous de me démentir. Vous l’avez juré ; et, je le répète, ce n’est qu’à cette condition que je puis vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à jamais mon amitié.

» Je voulus parler ; les sanglots m’en empêchèrent. Je ne pus que baiser sa main et la presser contre mon cœur déchiré de remords. Malgré mes soins, le sang sortoit toujours de la plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever ; mais il s’aperçut alors que sa blessure au genou étoit plus fâcheuse qu’il ne l’avoit pensé. Le pistolet étoit chargé à double coup ; une balle s’étoit écartée ; et nous jugeâmes que l’articulation étoit cassée ; du moins il ne pouvoit absolument se soutenir, et retomba par terre. Je me détestois ; je poussois des cris de douleur ; je me prosternois aux pieds de mon ami, et c’étoit lui qui me consoloit. Allez à la ferme chercher des secours, me dit-il enfin ; vous y trouverez la preuve que je n’étois pas, comme vous avez pensé, le plus indigne des hommes. Allez ; et sur toutes choses songez à votre serment. Si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie.

» Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J’entre précipitamment, et ce que je vis me mit à l’instant au fait de la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger Justin, très-bien habillé, étoit à côté de Louise, dont il tenoit une main dans les siennes. Elle se penchoit vers lui avec l’expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père Johanes, assis vis-à-vis d’eux, contemploit avec joie ce doux spectacle, ainsi que la bourse que le comte venoit de donner à Louise et que j’avois regardée comme le prix de son déshonneur. Elle étoit sur la table avec une autre tout aussi grosse. J’aperçus ce tableau d’un coup d’œil, et je puis attester que la seule impression qu’il me fit éprouver, fut d’ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j’étois couvert les effraya. — Ô mes amis, dis-je en entrant, venez tous au secours du comte, il est ici près, blessé : venez tout de suite. — Ah ! Dieu, notre cher bienfaiteur ! s’écrièrent à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où je l’avois laissé.

» La perte de son sang et la douleur l’avoient affoibli ; il étoit à peu près sans connoissance. Louise courut chercher de l’eau, du vinaigre.

» Il revint à lui, et leur dit avec peine qu’un malheureux pistolet avec lequel il avoit voulu s’amuser, en partant dans ses mains, avoit causé tout ce désastre, et que je m’étois trouvé là par hasard.

» Il s’agissoit de le transporter au château. Justin courut à la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas : nous l’étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse, animé par la reconnoissance, et n’ayant pas comme moi le poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son vieux père nous aidèrent aussi de tout leur foible pouvoir. Nous nous mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques propos de Justin et de Louise me firent comprendre qu’ils s’aimoient depuis très-long-temps, et que, ce jour-là même, le comte avoit vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage, en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre de Walstein, sous la seule condition qu’ils se marieroient et partiroient tout de suite ; Johanes devoit y aller avec eux. Cette nouvelle et ces détails me rendoient bien criminel ; mais ma passion pour Louise étoit si bien éteinte, que j’entendis même avec une sorte de plaisir qu’elle s’éloigneroit, et que je ne la reverrois plus. Je sentois que sa seule présence auroit été pour moi un reproche continuel.

» Enfin nous arrivâmes ; et lorsque nous eûmes déposé le brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride abattue chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine. Elle étoit à plus de trois lieues ; cependant je fis une telle diligence, que je les ramenai à l’entrée de la nuit. Je trouvai tout le château dans la consternation la plus affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m’embrassant tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu’il ignoroit absolument que j’eusse quelque part à ce malheur. Il étoit déjà dans un tel désespoir, que c’eût été pour lui le coup de la mort, s’il avoit appris la vérité. Cette considération, plus que mon serment, me fit garder le silence ; mais j’ose assurer qu’il en coûtoit à mon cœur, et que j’aurois voulu, dans ces premiers momens, me rendre aussi odieux à tout l’univers que je l’étois à moi-même.

» Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les blessures du comte, déclarèrent qu’elles n’étoient pas mortelles, mais qu’il y avoit à craindre qu’il ne perdît entièrement un œil et l’usage de sa jambe, qu’ils parlèrent même de couper. Le comte, qui se méfioit un peu de leur habileté, s’y opposa fortement, et soutint avec un courage inoui, et le pansement, qui fut très-douloureux, et l’arrêt qu’on lui prononça. Je ne pus y assister ; mais dès que l’appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de n’en ressortir qu’avec lui.

» Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre secret. Elle étoit extrême ; mes larmes ne tarissoient point ; et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessoit de chercher à me consoler. Il en vint jusqu’à me dire et me jurer qu’il regardoit cet évévement comme un bonheur ; que son goût et ses talens l’avoient toujours porté à l’étude plutôt qu’au militaire ; qu’il avoit obéi à son père et au roi en se vouant à cet état ; mais qu’il étoit charmé d’avoir un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer uniquement à la politique. D’ailleurs, me dit-il, je vous crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été violent ; mais, s’il a eu son effet, je ne puis que bénir le ciel de tout ce qui s’est passé.

» Oui, sans doute, j’étois guéri ; je l’étois au point que, trois semaines environ après ce malheur, j’appris sans la moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venoit tous les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu’il avoit épousé Louise, et qu’ils étoient prêts à partir pour leur nouvelle habitation. Le comte, à ce sujet, entra dans quelques détails avec moi. Par délicatesse il n’avoit pas voulu jusqu’alors m’en parler ; mais je l’en sollicitai.

» Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvoit aux moyens d’en détourner les terribles effets, lorsque son sergent lui présenta un jeune homme qu’il venoit d’engager : c’étoit le pauvre Justin. Sa bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et intéressèrent le comte ; il le questionna sur les motifs qui le forçoient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis plusieurs années, mais n’ayant aucune espérance ; rebuté par Johanes, menacé par Fritz, il vouloit mourir, mais en brave garçon, et en combattant les ennemis de son roi. Également, disoit-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et ce malheur ne me manqueroit pas, car son père a juré qu’elle ne seroit jamais à moi. Le comte lui demanda s’il étoit aimé autant qu’il aimoit. — Eh ! mon Dieu, sans doute, répondit-il : sans cela, l’aimerois-je comme je fais depuis si long-temps ? Pauvre chère Louise ! je l’ai vue hier pour la dernière fois de ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa… Mais j’espère, ajouta Justin, que, lorsque je serai parti, elle sera moins malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent tous les jours à mon sujet ; c’est pour cela que j’ai voulu m’éloigner absolument. Je souhaite qu’elle se console ; pour moi je ne me consolerai jamais…

» Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l’instant le généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amans, en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à Justin, voulant premièrement parler à Louise, et savoir d’elle la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver seule ; enfin il guetta si bien le moment, qu’il y parvint. Il n’eut pas de peine à obtenir d’elle l’aveu de son amour pour Justin. Son cœur en étoit plein ; et depuis qu’elle le savoit engagé, elle ne faisoit que pleurer, et cherchoit de son côté l’occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que leur inclination avoit commencé long-temps avant la mort de sa mère ; que, dès ce temps-là, elle alloit tous les jours le voir au pâturage. C’étoit pour lui donner le signal de venir le joindre, et pour l’accompagner lorsqu’elle chantoit, qu’il avoit essayé de jouer du flageolet, et qu’il y avoit si bien réussi ; c’étoit pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses rouets, qu’il avoit commencé à tresser l’osier et à sculpter le bois. Elle montra au comte deux petits groupes très-joliment travaillés : l’un représentoit Justin lui-même assis à ses pieds, et tous les deux assez reconnoissables ; l’autre, mieux fait encore, offroit le jeune berger terrassant un gros loup ; car c’étoit pour elle aussi qu’il avoit donné ses premières preuves de courage, en tuant un loup qui attaquoit une des vaches de Johanes.

» Comment la tendre et reconnoissante Louise eût-elle pu refuser son cœur à celui qui l’avoit si bien mérité ? Aussi, disoit-elle au comte avec feu et sentiment, je l’aime de toute mon âme, et je l’aimerai toujours quand même je ne le verrois plus… Hélas ! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent je disois à Justin quand il se désoloit d’être aussi pauvre : Console-toi, mon bon ami ; laisse seulement revenir notre jeune maître ; il parlera à mon père, et j’ai dans le cœur qu’il nous mariera. Il est bien revenu, mais… Elle s’arrêta… — Mais ! achevez… — Mais je vois bien, dit-elle, en baissant les yeux et rougissant, qu’il n’y a rien à faire. Je serois même bien fâchée qu’il sût que j’aime Justin, car mon frère m’assure qu’il le tueroit tout de suite. Au reste, à présent que Justin sera loin, cela m’est bien égal ; je veux le lui dire la première fois, et s’il veut tuer quelqu’un, ce ne sera plus que moi…

» Le comte la rassura. Il lui promit qu’elle seroit bientôt heureuse ; que Justin étoit à lui actuellement ; qu’il en pouvoit disposer, et qu’il vouloit en faire l’époux de Louise. À peine pouvoit-elle croire ce qu’elle entendoit, et cet espoir lui paroissoit un songe ; mais il lui dit que le soir même elle le verroit réalisé, qu’il alloit parler à Justin, et qu’ensuite il parleroit à Johanes…

» C’est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte, c’est lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan, après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et la plus pure, je venois le proposer pour gendre à Johanes, que je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui savoit ce que je venois faire chez elle, qui m’attendoit avec toute l’impatience de l’amour, fut troublée à l’excès d’être surprise avec vous. J’avoue que je le fus aussi, au point de ne pouvoir vous le cacher, et ce fut-là peut-être le commencement de vos soupçons. J’en avois presque aussi, moi, sur Louise. Nous avoit-elle trompés Justin et moi ? Étoit-elle d’accord avec vous ? Voilà ce que je brûlois de savoir, et votre réponse ne m’éclaircit qu’à demi. Elle me confirma seulement dans l’idée que vous couriez le plus grand danger, et qu’il falloit, à tout prix, vous arracher l’objet d’une passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier.

» Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur Justin, imaginant que peut-être votre amour s’augmentoit de l’idée qu’il étoit partagé. Si vous l’aviez reçue avec plus de modération, je l’aurois faite entière ; mais votre égarement m’effraya. Je vis votre raison près de vous abandonner ; vos mouvemens, votre regard, avoient quelque chose de convulsif, qui me fit frémir. Je vis que ce n’étoit pas le moment de frapper les grands coups ; j’en avois même trop dit, et je n’avois fait qu’attiser le feu.

» Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous promis de prendre des informations. Par là j’espérois gagner du temps, donner à Louise celui de s’éloigner avec son époux, et prévenir vos projets de mariage ou d’enlèvement.

» Voulant donc presser cette union, j’allai dès le lendemain matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je l’avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre entretien. Je ne vis Louise qu’un instant ; mais ce fut assez pour me convaincre du tort que je lui avois fait la veille, en la soupçonnant d’intelligence avec vous. Cette idée l’avoit tourmentée elle-même toute la nuit : mais son inquiétude, sa douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute.

» Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai d’abord de mes recrues ; j’en avois la liste, que je lui lus. Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa physionomie. — Comment, dit-il, ce coquin s’est engagé ? Que le ciel en soit loué ; nous en voilà débarrassés ! — Comment, Johanes ! ce coquin ? Mais je ne veux point d’un coquin dans ma compagnie, et je vais lui rendre son engagement. — Gardez-vous-en bien, monseigneur, avec le respect que je vous dois. Quand je dis coquin, ce n’est pas que ce ne soit le plus honnête garçon du village, et brave comme le roi : ça vous tue un loup comme rien ; jugez ce qu’il fera d’un homme. Vous n’aurez pas un meilleur soldat ; mais s’il faut tout vous dire, ajouta-t-il en baissant la voix, ne s’étoit-il pas mis dans la tête d’être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne vouloit-elle pas l’épouser bon gré mal gré ! un garçon qui n’a pas le sou, élevé par charité ! J’aurois mieux aimé, je crois, la tuer, que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué ! le voilà parti, ou peu s’en faut ; et j’espère que nous n’entendrons plus parler de lui. C’est dommage pourtant ! Il avoit bien soin de nos troupeaux ; il a sauvé ma vache avec un courage… Sans ce diable d’amour… — Et ne pensez-vous point à marier Louise pour la consoler du départ de Justin ? — Plût au ciel qu’elle le fût déjà ! ça ne donne que du tourment. À présent que me voilà tranquille d’un côté, je vais avoir des inquiétudes de l’autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour d’elle. Tant qu’elle avoit son Justin, elle n’étoit que trop bien gardée ; mais à présent je ne sais trop ce qui en arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune maître, comme je l’avois défendue à Justin. On a ses affaires ; on ne peut pas toujours être là. Je mourrois content si je la voyois bien établie ; mais il n’y a pas d’apparence. Dans ce village, ils sont tous pauvres ; et Louise n’est pas riche. — Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques journées d’ici, une métairie qui est, je crois, plus considérable que celle-ci ; et, comme je l’aime beaucoup, je lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats, et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour commencer le ménage. Voyez si ce parti vous convient ; ce sera une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, vouloit se prosterner devant moi. — Ô monseigneur, si je le veux ! J’en pleure de joie et de reconnoissance ; toute ma crainte est que lui ne veuille pas de Louise ; et s’il alloit savoir cette amourette de Justin… — Ne craignez rien ; il n’en sera pas jaloux. Justin est son meilleur ami ; et plus Louise l’aimera, plus il sera content. Le bon Johanes ouvroit de grands yeux et n’y comprenoit rien. Il fallut lui expliquer la chose. Il n’en revenoit pas d’étonnement ; mais il confirma son consentement avec d’autant plus de joie, qu’il faisoit le bonheur de sa fille.

» Ma seule condition fut qu’ils iroient tout de suite habiter ma ferme. Il n’y mit aucun obstacle ; il se proposa même de suivre ses enfans, et de s’établir avec eux. Je le chargeai du soin d’apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour courir au village. Je remis à Justin son engagement de soldat, l’acte de donation de la ferme, et la bourse de cinquante ducats que j’avois promise, et je me hâtai de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt agité, quelques mots entrecoupés, l’absence de Fritz, qui avoit disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous n’eussiez concerté ensemble quelques projets dont l’exécution seroit peut-être plus prompte que je ne le pensois. Je résolus donc de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos jeunes gens, et ce fut dans cette idée que je retournai encore à la ferme. Je voulois mettre cette condition à mes bienfaits, et donner à Louise le présent de noces que je lui destinois… Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé par une fausse apparence. Louise avoit été tout le jour au village, chez une parente, peut-être pour éviter une nouvelle visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son bonheur, l’étoit allé chercher : ils avoient rencontré l’heureux Justin, qui venoit chez eux ; il leur montra son trésor. Le petit garçon que j’avois envoyé chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l’attendois chez elle, elle n’écouta que le premier mouvement de sa joie, courut à perte d’haleine, et me témoigna sa reconnoissance de manière à vous faire une illusion cruelle.

» Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment ; jugez donc si je vous pardonne. Un peu plus de confiance de ma part, un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n’arrivoit jamais. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne seroit réel pour moi que si vous aviez été soupçonné.

» Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords déchirans. Je racontai à mon tour au comte, à quel point l’indigne Fritz avoit contribué à mon égarement. Depuis le jour fatal, je ne l’avois pas revu ; il étoit disparu du château. J’appris de son père qu’il s’étoit fait soldat, et je n’en ai plus entendu parler.

» Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut devoir aller lui-même à la cour l’apprendre au roi, et laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ ses chirurgiens à Ronebourg, et dit à mon père qu’il y viendroit lui-même, dès que le blessé seroit hors de tout danger.

» Les chirurgiens confirmèrent ce qu’avoient dit les précédens ; seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne seroit pas aussi fâcheuse qu’on l’avoit craint, et que le comte en seroit quitte pour boiter. J’avois fait tendre un lit dans sa chambre. Le jour, la nuit, je ne le quittois pas un instant, et je m’efforçois, par les soins les plus assidus, de lui prouver tout l’excès de mon repentir. Il y paroissoit aussi sensible que si ce n’avoit pas été moi qui l’eusse mis dans le cas de les recevoir.

» Je lui fis des lectures pour le distraire, dès qu’il fut en état de les soutenir. Jusqu’alors ma légèreté, mon extrême vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m’avoient empêché d’étudier. J’appris à connoître tout le charme de ce genre d’occupation, qui remplit le cœur et l’âme, en même temps qu’il orne l’esprit. Il me fut aisé de m’apercevoir que, dans le choix des livres qu’il me demandoit, son but étoit plutôt de m’instruire et de m’y faire prendre goût, que de s’amuser lui-même.

» Ces lectures étoient suivies de réflexions justes et profondes, qui étoient pour moi des traits de lumière. Le plus souvent il tournoit la conversation sur les devoirs d’un militaire. Il me les peignoit avec force. Il me prouvoit combien ils étoient compatibles avec les mœurs et le véritable honneur, et à quel point le vrai courage pouvoit s’allier avec l’humanité et la sensibilité… Homme excellent ! si j’ai quelques vertus, c’est à lui que je les dois. Il m’a fait ce que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement, avancèrent plus mes connoissances, que n’avoit fait toute mon éducation précédente. »

(Ici, en marge du cahier, se trouvoit écrite d’une encre récente, la réflexion suivante que Lindorf venoit d’y ajouter.)


« Ô Caroline ! voilà l’homme auquel vous êtes unie ; voilà celui auquel dans ce moment, sans doute, vous êtes fière d’appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que soit l’excès de son bonheur, il en est digne ; et si je lui rends Caroline, tous mes torts sont réparés. »


Nous n’avons point voulu interrompre cette intéressante narration par le détail de tout ce qu’elle fit éprouver à Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d’en juger d’après son propre cœur, et de marquer comme il le voudra les endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des mains de l’épouse du comte ; ceux où le cœur battoit plus ou moins fort ; celui où un cri s’échappa. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne fut pas lu jusqu’ici sans interruption, et qu’à cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir la petite boîte. Elle l’entr’ouvrit seulement ; et la refermant tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l’avoient profanée, elle la posa tout près d’elle et reprit le cahier.

« Au bout d’un mois, le roi sachant que son favori pourroit le voir, vint à Ronebourg avec peu de suite. Je lui fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la bienveillance, et m’assura de sa protection ; mais combien je fus confus intérieurement quand je l’entendis me faire des complimens sur les preuves d’amitié que je donnois au comte dans cette triste occasion, et sur les soins assidus que je lui rendois !… Ah ! sans mon père… je crois que, tombant à ses pieds, je lui aurois avoué combien je les méritois peu, et à quel point j’étois coupable. Lorsqu’on eut prévenu le comte, le roi passa dans sa chambre avec mon père et moi. Après quelques momens ils désirèrent d’être seuls ; et nous sortîmes. Long-temps après mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l’être aussi. Quand je rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont il baisoit la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier le plus généreux des amis… Le comte remet sa compagnie aux gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous l’accorder… Méritez un si grand bienfait en imitant, s’il est possible, votre prédécesseur… Ah ! c’étoit aux genoux du comte que j’aurois voulu me jeter et mourir de ma confusion. J’en fis même la démonstration. Mon père, qui crut que la joie m’égaroit, me retourna du côté du roi, qui me releva avec bonté, en me confirmant ce que mon père m’avoit dit, et en m’exhortant comme lui à imiter le comte… L’imiter ! dis-je en m’approchant de lui, en me baissant sur la main qu’il me tendoit ; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de vertus ?… Et moi !… Il m’arrêta par un regard, en pressant sa main sur ma bouche… Ah, mon ami, mon bienfaiteur, mon dieu tutélaire ! si dans ce moment-là tu parvins à modérer le transport de ma vénération, de ma reconnoissance, laisse-moi du moins l’exhaler sur ce papier ; laisse mon cœur se pénétrer de tes vertus, et de l’obligation qu’elles m’imposent de me rendre digne de toi ! En vain de ce lit de douleur où te retient ma barbarie, tu voudrois m’empêcher de me la retracer ; en vain tu me cries : « Arrête, cher Lindorf, si je pouvois aller jusqu’à toi, ce seroit pour déchirer, pour anéantir cet inutile souvenir, que je voudrois, au contraire, effacer de ta mémoire comme il le sera de la mienne… » L’effacer de ma mémoire… Non, Walstein, non : tant que j’existerai, mon crime y restera gravé en traits ineffaçables… Cet écrit subsistera. Je m’impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes enfans le liront aussi ; ils apprendront de toi à me pardonner : mais ils verront à quels excès peuvent entraîner les passions non réprimées. »

(Le cahier de Lindorf finissoit ici. Le but qu’il s’étoit proposé en le remettant à Caroline lui avoit fait ajouter la note qui suit.)


« Le comte, malgré qui j’écrivois ce que vous venez de lire, ne voulut pas même en entendre la lecture ; et pour le contenter, je fus obligé de lui dire que je l’avois brûlé ; mais je le conservois avec soin, et j’en rends grâces à la Providence.

» À présent, Caroline, vous connoissez tous les détails du premier de mes crimes.

» Je vais employer les momens qui me restent, à vous apprendre par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche plus encore, et achever de vous faire connoître le seul homme digne de vous.

» Passez au second cahier, daté de Risberg. Je vais l’écrire sans interruption… Grand Dieu ! quelle pénible tâche !… Ô Caroline ! plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf. »


Caroline, le cœur oppressé, les yeux inondés de larmes, pouvoit à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si pressant l’animoit, qu’elle n’y put résister. Elle essuya ses yeux, et prit en soupirant le second cahier.




IIe CAHIER DE LINDORF.




De Risberg.


« Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin.

» Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le meilleur état possible ; et lui se livra dans son cabinet à des études profondes et suivies, qui, jointes au peu d’exercice qu’il prenoit, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup ; et son application continuelle lui donna cette courbure dans la taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n’avoit plus la moindre prétention à la figure ; et l’étude étoit devenue chez lui une véritable passion.

» Il se livroit entièrement à la politique. Par un travail assidu, il se mit en état, en deux ou trois années, d’entreprendre les négociations les plus difficiles, et de remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu’il occupe encore aujourd’hui.

» Dès notre arrivée à Berlin, il m’avoit présenté chez sa tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune comtesse Matilde demeuroit depuis sa naissance. Veuve depuis quelques années et n’ayant pas d’enfans, elle regardoit cette nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte chérissoit aussi sa petite sœur, pour laquelle il avoit les soins du père le plus tendre. Il m’en parloit souvent à Ronebourg, et ne me cachoit point qu’il verroit avec plaisir que je m’attachasse à elle, et qu’un lien de plus vînt cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante ; mais elle avoit à peine treize ans. Ce n’étoit encore qu’une fort aimable enfant, avec qui je jouois avec plaisir, mais qui ne m’inspiroit pas ce que m’avoit inspiré Louise. Cependant, comme mon cœur étoit alors parfaitement libre, et que la maison de la baronne de Zastrow étoit fort agréable, j’y allois régulièrement tous les jours, et j’y étois reçu comme l’intime ami du comte.

» Matilde, surtout, m’accabloit d’amitiés ; elle m’appeloit son frère ; elle me disoit en riant qu’elle ne voyoit presque plus le sien depuis qu’il étoit devenu si laid et si savant, et que c’étoit à moi à le remplacer. Je me prêtois à ce badinage ; je la nommois aussi ma sœur, ma chère petite sœur, et je me conduisois avec elle comme si elle l’eût été.

» Quoiqu’elle fût très-jolie et qu’elle se formât tous les jours, elle ne m’inspiroit point encore d’autres sentimens que celui d’une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté, séduisant peut-être pour tout autre, n’étoit précisément pas celui que je préférois. Ce n’étoient ni les traits réguliers et frappans de Louise, ni cette physionomie enchanteresse, ce regard céleste qui va chercher le sentiment jusqu’au fond de l’âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si touchant… Ah, Caroline ! un mot de plus, et ce cahier ne vous parviendroit jamais. Laissez-moi m’occuper du comte, ne voir que lui, ne penser qu’à lui, me pénétrer de cette sublime idée, et oublier tout le reste… Où en étois-je ?… Je vous parlois, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez pas l’avoir vue ; elle étoit à Dresde lorsque vous étiez à Berlin ; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant fixé son domicile… Elle ne ressemble point à son frère, tel du moins qu’il étoit avant mon malheur. Matilde n’est pas grande. Le caractère de sa physionomie est la gaîté et la vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille : c’est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire, un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main, et le plus joli petit pied possible ; enfin toutes les grâces de l’enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitoit le plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle paroissoit elle-même incapable d’en ressentir, en sorte qu’on badinoit avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni pour soi-même…

» Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette gaîté folâtre qui la caractérisoit. Elle rioit encore ; mais le plus souvent c’étoit un rire forcé, bientôt suivi d’un soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et de m’en accorder les priviléges. Quand je voulois l’embrasser, elle reculoit en rougissant ; et quand je l’appelois ma chère petite sœur, elle me répondoit par un grave monsieur, qu’elle sembloit même avoir de la peine à prononcer.

» Le comte s’aperçut plus tôt que moi de ce changement. Ou je suis bien trompé, me disoit-il quelquefois, ou le cœur de notre jeune étourdie commence à être bien d’accord avec mon projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il ? Pourrai-je bientôt vous appeler mon frère ?

» J’étois trop vrai pour cacher au comte que je n’en étois encore qu’à la tranquille amitié ; mais certainement, lui disois-je, mon cœur épuisé n’est plus capable d’aimer autrement… (Ah, Caroline, combien je m’abusois !) et puisque la charmante Matilde ne le ranime pas, c’est fini pour la vie. Dans quelle erreur vous êtes ! me répondit-il : à vingt-trois ans vous vous croyez blasé sur l’amour ; et vous ne le connoissez pas encore ! Votre passion pour Louise étoit plutôt une effervescence des sens qu’un véritable sentiment. Son excès même en étoit la preuve, et je n’en veux pas d’autre que l’enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de l’objet aimé, croyez que son cœur est foiblement touché. Je souhaite que ce soit ma sœur qui vous fasse sentir la différence de ce que vous avez éprouvé, au véritable amour. Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque ; peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous ne voyez encore qu’une enfant ; mais cette enfant commence à devenir sensible. Il n’y a de là qu’un pas à l’intérêt plus vif qu’elle va vous inspirer.

» J’embrassai le comte en l’assurant que déjà j’aimois assez Matilde pour m’occuper avec plaisir du temps où je l’aimerois davantage, et où je pourrois donner le nom de frère au meilleur des amis. Mais que j’avois encore de torts à effacer, à faire oublier ! Que sa charmante sœur méritoit un cœur tout à elle, qui pût sentir tout le prix du sien !

» Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à l’ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et m’affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis donner un autre nom à ce malheur), je ne fixois jamais le comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui exprimoit tant de choses, me revenoient sans cesse à l’esprit. Pour lui, il ne paroissoit rien regretter, et lorsqu’il me voyoit attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices, quelquefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement involontaire : Bon jeune homme, me disoit-il en me relevant, et me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours pour moi, un cœur comme le tien mérite bien d’être acheté par la perte d’un œil. Peut-être si j’avois une maîtresse, serois-je moins philosophe ; mais, tel que je suis, je ne désespère point de trouver une femme assez raisonnable pour m’aimer. C’est l’amour qui fut la cause de mon malheur, c’est à lui à le réparer !… Ah ! sans doute il le réparera. Le ciel est juste, il t’a donné Caroline, et je serai seul malheureux.

» Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son portrait tel qu’il étoit lorsqu’il vint à Ronebourg. Je savois que ce portrait existoit ; je voulois l’avoir pour me retracer plus fortement encore, et ma faute, et sa générosité. Il me le refusa absolument. Non, mon cher ami, me dit-il, vous n’aurez mon portrait ni d’une manière ni d’une autre. Oubliez et ma figure passée, et ma figure actuelle, comme je les oublie moi-même ; ne pensez qu’à mon cœur : il vous est attaché pour la vie, et sera toujours de même. Je n’insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu’il me restoit une ressource.

» La jeune comtesse Matilde possédoit un portrait de son frère en médaillon ; mais depuis son accident elle ne le portoit plus du tout, et lui-même, je crois, l’avoit oublié. Elle me l’avoit montré une fois ; je l’avois trouvé parfait. J’obtins d’elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de m’en laisser prendre une copie : c’est celle que je joins ici, Caroline, et que je vous prie d’accepter. Vous êtes la seule personne au monde à qui j’en puisse faire le sacrifice ; mais je sais que vous en sentirez le prix. Regardez-le souvent, et pensez en le regardant que la belle âme qui animoit ces beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui, le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre, et ce n’est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent vous donner de l’horreur… Mais, Caroline, si vous en éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à son repentir, à tout ce qu’il doit souffrir en vous faisant un tel aveu, en vous conjurant d’en aimer un autre, en s’éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit suffire pour effacer mon crime, et m’obtenir un généreux pardon.

» Le comte, en me quittant, m’avoit promis de m’écrire aussi souvent que ses occupations pourroient le lui permettre. Tout entier aux devoirs de son état, il lui restoit peu de temps à donner à des correspondances de plaisir ou d’amitié. Cependant, quelque temps après son arrivée à Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce paquet. Lisez-les, Caroline, vous les trouverez numérotées dans leur ordre : votre époux s’y peint lui-même, mieux que je ne pourrois le faire… »

Caroline prit les lettres, chercha le No I, et l’ouvrit promptement. L’écriture lui rappela d’abord ce petit billet au crayon, le seul qu’elle eût reçu de sa vie, dont l’impression avoit été si vive et si courte : elle sentit aussi l’aiguillon déchirant du remords. Pendant quelques momens ses larmes l’empêchèrent de rien distinguer ; enfin elle put lire. La lettre étoit datée de Pétersbourg, d’un an environ avant son mariage ; elle contenoit ce qui suit :


Lettre du comte de Walstein au baron de Lindorf.


Saint-Pétersbourg, 7, 17…


No I.


« Une lettre que je reçus hier de Matilde m’a confirmé ce que je soupçonnois déjà depuis long-temps. Vous êtes aimé, mon cher Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau sentiment qui l’agite, n’a pas su le cacher aux yeux clairvoyans de l’amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la trahir en le confiant à son époux… Oui, son époux, cher Lindorf… En vain votre délicatesse s’en défendroit plus long-temps ; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou plutôt vous répéter. J’ai beaucoup réfléchi à notre dernière conversation. Parce que vous n’aimez pas encore ma sœur avec ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d’elle, et vous en concluez que vous n’aimerez jamais ! Cependant vous avouez, et je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde, et qu’elle est même en ce moment, non-seulement la femme que vous préférez, mais la seule qui vous intéresse… Ah ! mon cher ami, que faut-il de plus pour le bonheur ? Un sentiment si doux laisse-t-il quelque chose à désirer ? Et quand vous y joindrez encore la reconnoissance de tous ceux qu’elle aura pour vous, craignez-vous de ne pas l’aimer assez pour la rendre la plus heureuse des femmes ? Ah ! je crois son bonheur bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et des regrets. Depuis que je m’occupe de cette union, qui seroit, je l’avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie, j’ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j’ai faite m’a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez nés l’un pour l’autre… Sans être belle comme Louise, ou comme beaucoup d’autres femmes, ma sœur a dans la figure ce je ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu’il développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément de plus, et qu’il consiste dans le jeu varié d’une physionomie animée, plus que dans la régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous me direz peut-être qu’elle n’est pas sensible, et que vous l’êtes à l’excès.

» Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être vous fâcher ; mais je crois… oui, en vérité, je crois Matilde pour le moins aussi sensible que mon jeune ami. Sous cette apparente légèreté de l’enfance, j’ai su démêler l’âme la plus tendre, la plus capable de s’attacher fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer ; jamais vous n’aurez à vous plaindre de son cœur. Son esprit a tout ce qu’il faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son aimable vivacité, sa gaîté soutenue, ses talens vous préserveront de l’ennui, le plus cruel fléau du bonheur conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au-delà des bornes de la modération, et dont au reste vous m’avez paru bien corrigé…

» Je vous entends, mon cher Lindorf ; je sais d’avance ce que vous allez me dire : Voilà la certitude de mon bonheur, il est vrai ; mais celui de Matilde… Va, mon ami, je te le dis encore, je n’en suis pas en peine ; et quand je te presse d’épouser ma sœur, crois que je connois bien tout ce qu’elle peut attendre du cœur le plus excellent, et du caractère le plus sûr que je connoisse. Oui, sans doute, Matilde seroit heureuse ; j’ose te défier de me démentir là-dessus. D’ailleurs elle t’aime : ainsi plus de bonheur pour elle sans Lindorf ; et, quoi que tu en dises, tu l’aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami, l’amour honnête n’est autre chose qu’une vive amitié, fondée sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà ; et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même famille, des enfans, viendront y ajouter encore ? Des enfans ! Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfans doit nous être chère ?

» Ô mon ami ! l’espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma sœur ne peut que s’augmenter tous les jours, acquérir de nouvelles forces, et vous conduire tous les deux au bonheur. Renoncez-donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante : vous n’aurez pas besoin de beaucoup d’efforts avec la première ; ma tante sera peut-être plus difficile. Elle destinoit sa nièce à un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et de ses titres ; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma sœur pour ne pas renoncer à cette idée et consentir à son bonheur. D’ailleurs, elle vous connoît, et vous reçoit assez bien pour que vous puissiez espérer son aveu.

» Adieu, mon cher Lindorf ; répondez-moi tout de suite. Il me tarde de savoir si j’ai pu vous convaincre que vous êtes tel qu’il le faut pour être le frère, et le frère chéri de votre ami. »

Éd. comte de Walstein.

P. S. « L’intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis peu, je me suis fait un plaisir de donner sa place à l’honnête Justin, qui conduisoit sa ferme à souhait. J’ai reçu hier sa réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que je crois vous faire plaisir de vous l’envoyer, et je la joins ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde… Ô mon jeune ami, si cela est, vous pouvez l’épouser sans crainte ! »

Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle du comte, soit que Lindorf eût pensé qu’elle pouvoit intéresser Caroline, elle étoit jointe au cahier. Nous croyons aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu’ils n’ont sûrement pas oubliée.


Lettre de Justin à Son Excellence M. le comte de Walstein, ambassadeur à la cour de Pétersbourg, incluse dans la précédente.


« Monseigneur,


« Je suis sûr, comme je connois monseigneur le comte, qu’il auroit lui-même la joie dans le cœur s’il avoit pu voir comme sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne l’étions déjà ; et, avant de l’avoir reçue, je ne croyois pas que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyois pas non plus que le pauvre Justin fût jamais digne d’être l’intendant de monseigneur. À présent, je sens bien que je suis capable de remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si j’étois le roi : oui, je suis capable de tout pour monseigneur. J’espère bien que je le contenterai et qu’à son retour il trouvera tout en bon ordre. Nous sommes déjà établis au château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettoit d’abord un peu la ferme ; mais à présent elle dit qu’elle est bien partout avec moi, avec le respect que je dois à monseigneur, car je sais qu’il ne faut pas se vanter ; mais, quand on est le mari de Louise et l’intendant de monseigneur, on peut bien avoir un peu d’orgueil. — Le vieux père est aussi tout fier et tout gaillard ; cela l’a rajeuni de dix ans. Il ne m’appelle plus que M. l’intendant ; et à tous les repas il boit un verre de vin de plus à l’honneur de monseigneur. Il n’y a pas jusqu’à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux d’être au château, et qui s’amusent tant dans les jardins de monseigneur. L’aîné court déjà partout : c’est un robuste petit compagnon ; et son petit frère, que Louise nourrit toujours, sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C’est le premier mot que nous leur apprenons ; et quand le grand-père boit à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet. Cela fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi beaux que leur mère. Je n’oserois pas raconter tout cela à monseigneur, s’il ne m’ordonnoit pas de lui donner des nouvelles du vieux père, de la jeune femme et des petits enfans… et de mon flageolet, que j’allois encore oublier ; mais Louise, qui sait par cœur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il va toujours son train. J’en joue à Louise pour l’amuser pendant qu’elle nourrit son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous sommes là comme les oiseaux dans leur nid ; le mâle chante à sa femelle pendant qu’elle couve ses petits. Monseigneur voit bien à présent que je suis l’homme le plus heureux qu’il y ait au monde. Tout a réussi chez nous ; et quand nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour de nous quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais combien de brebis, de chèvres et d’agneaux, sans compter nos petits enfans. C’est pourtant à monseigneur que nous devons tout cela. Aussi je crois que monseigneur est, peut-être, encore plus heureux que nous, parce que c’est lui qui a fait le bien, et nous qui l’avons reçu ; mais cela est juste. Il lui manque cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne ! Nous le prions tous les jours pour monseigneur ; car, en vérité, monseigneur est dans notre cœur tout à côté de Dieu. Qu’il accorde à monseigneur tout ce qu’il peut désirer, et une longue vie. Ce sont les vœux sincères de ses très-humbles serviteurs et concierges de sa terre de Walstein. »


Walstein, ce 12, 17…


Justin et Louise.


Continuation du cahier.


« Je répondis au comte par le courrier suivant. — Reconnoissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir ardent de justifier la bonne opinion qu’il avoit de moi, certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde : voilà ce que me lettre exprimoit et ce que mon cœur me dictoit. Le seul sentiment que je n’y trouvai point, étoit l’amour ; mais le comte venoit de me convaincre qu’il n’étoit pas nécessaire au bonheur, et que l’espèce d’attachement que j’avois pour sa sœur nous rendroit plus heureux. Il avoit trop d’ascendant sur moi pour ne pas me persuader. Je le crus d’autant mieux, que l’idée que j’étois aimé donna un degré de vivacité de plus à mes sentimens pour l’aimable Matilde. Je ne la revis pas sans émotion ; et j’en eus même une assez vive pour me rassurer tout-à-fait, lorsqu’à la suite d’une conversation que j’eus avec elle, elle me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son frère.

» Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que le comte m’eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l’avoit promis. Je le dis à Matilde, qui l’approuva, et qui ne craignit plus de m’avouer un penchant autorisé par son frère.

» Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de Zastrow, et à lui faire une cour assidue, qui me réussissoit peu. Depuis le départ de son neveu, elle avoit entièrement changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide, elle affectoit de me recevoir avec la plus grande cérémonie, et prenoit si bien ses mesures, que je ne pouvois dire un seul mot à Matilde en particulier.

» Ces obstacles, ces contrariétés, devoient sans doute augmenter mon amour. J’en avois du moins un dépit secret, qui n’échappoit pas à Matilde, et la consoloit de tout en lui persuadant qu’elle étoit aimée. Ah ! sans doute elle l’étoit. L’amitié, l’intérêt le plus vif, la reconnoissance, m’attachoient à cette aimable enfant ; et si dans ce temps-là j’avois obtenu sa main, peut-être me serois-je mépris moi-même sur la nature de mes sentimens pour elle.

» J’attendois cependant sans beaucoup d’impatience l’effet des promesses du comte et de sa lettre à sa tante.

» Il m’écrivit qu’il n’avoit pu la persuader encore de consentir à cette union ; qu’elle tenoit avec force à ses projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage ; mais qu’il tenoit encore plus au sien, et qu’il y parviendroit sûrement. Il me conjuroit de ne pas me rebuter, d’attendre avec patience. Un héritage considérable qui dépendoit de cette tante, obligeoit à quelques ménagemens ; mais de manière ou d’autre il en viendroit à bout, et me regardoit déjà comme son frère.

» Je voulois montrer cette lettre à ma jeune amie, et j’allai tout de suite à l’hôtel de Zastrow. Il étoit exactement fermé. Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse m’adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j’y avois été reçu comme à l’ordinaire, et rien n’annonçoit un départ. J’allai prendre des renseignemens dans le voisinage : on avoit en effet vu partir une berline de très-grand matin, mais on ne savoit rien de plus.

» J’étois dans l’étonnement le plus profond lorsque je vois venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle ; je veux l’interroger ; elle ne m’en donne pas le temps. — Ne me demandez rien ; je ne sais rien ; je ne puis même vous dire où sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j’entendis madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit, on a fait des paquets ; on a pleuré ; on a grondé, et on a fini par me donner mon congé, et par monter en berline. Mais mademoiselle, en me disant adieu, m’a mis ceci dans la main… C’étoit un papier chiffonné à mon adresse.

» Je le pris, je l’ouvris promptement, et d’abord je n’y compris rien : c’étoit une note de vaisselle et autres effets. Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qui me regardoit. « Ah ! monsieur de Lindorf, me disoit-elle, nous allons partir pour Dresde dans quelques heures ; nous y resterons long-temps, bien long-temps, peut-être toujours. Qu’allez-vous penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez plus votre petite amie ? Serez-vous affligé comme elle ? Oui, soyez-le un peu, je vous en prie ; mais pas trop cependant, car je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je penserai toute ma vie ; et puis n’ai-je pas un frère, un bon frère ? Écrivez-lui tout de suite, et, si vous voulez me répondre un mot, envoyez-le-lui. Il n’y a que ce moyen pour que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu’elles passent par la Russie ; mais qu’est-ce que cela fait, si elles me parviennent une fois ? Je voudrois être aussi sûre que ceci vous parviendra. Je ne savois comment faire pour vous écrire ; heureusement ma tante m’a donné une liste à copier. Dès qu’elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu’elle sort j’écris une ligne. Quand j’aurai fini, je pourrai peut-être la donner à cette pauvre Charlotte, qu’on m’ôte, parce qu’elle auroit pu m’aider, parce qu’elle vous aime, et nous rendra bien ce petit service. Je suis fâchée d’attraper ainsi ma tante ; mais elle… Comme elle m’a trompée ! Jusqu’à ce soir je ne savois pas un mot de ce départ ; non, je vous le jure, pas un mot. N’est-ce pas bien affreux ? Partir ainsi sans vous revoir ! Ah ! je pleure si fort que je ne puis plus écrire ; et puis ma tante va revenir. Ma liste ne ressemble plus à une liste à présent : c’est une lettre tout entière. Il faut la cacher bien vite, et en faire une autre. Adieu, adieu M. le baron ; n’oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion d’elle, parce qu’elle vous écrit la première. »

» Sans avoir même beaucoup d’amour, il étoit impossible de n’être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé de la tante. J’éprouvois ces deux sentimens dans toute leur force. Je revins chez moi, écrire au comte ce qui se passoit, et la manière cruelle dont sa tante m’avoit joué. Je crois que la colère l’emportoit sur le regret d’être séparé de ma jeune amie ; du moins j’insinuai à son frère que je regardois notre projet comme impossible, et que, puisque sa tante paroissoit si décidée, il valoit mieux peut-être y renoncer tout-à-fait. Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde et ma réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je reçus celle du comte aussitôt qu’il fut possible, et vous la trouverez ici, No II.


Lettre du comte de Walstein, au baron de Lindorf.


No II.


Saint-Pétersbourg, 18, 17…


« Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a joué notre chère tante de Zastrow ; car, elle a beau faire, elle sera la vôtre : je l’ai juré, et ma sœur ne deviendra point la victime de son opiniâtreté. Je n’ai rien à dire contre le jeune de Zastrow, que je n’ai point l’honneur de connoître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur, excepté celui d’être l’époux de Matilde. C’est vous qui le serez, mon cher Lindorf, vous que ma sœur a déjà distingué, et que son cœur préfère. Non, ce cœur qui s’est ouvert à moi avec tant de confiance et d’ingénuité, ne sera pas trompé dans son attente ; elle n’aura point à combattre une inclination que j’ai cherché moi-même à faire naître ; elle n’aura point à rougir d’avoir écrit la première à un autre homme qu’à son époux. Chère petite, comme son billet m’a touché ! Je lui écris aujourd’hui pour la consoler. Je lui fais entrevoir le bonheur dans un avenir peu éloigné ; et nous y parviendrons avec un peu de persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura plus d’effet encore que la mienne.[illisible]J’écris aussi à ma tante ; et, s’il le faut,[illisible]je ferai valoir les droits qu’un père mourant m’a remis sur ma sœur. C’est à vous, me dit-il, que je confie le soin de son bonheur. Ô mon père ! votre attente ne sera point trompée ; j’unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage, mon ami ; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n’a que seize ans ; dans trois ou quatre elle sera plus formée, plus capable de vous rendre heureux et de l’être elle-même. Ma seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d’elle, ce cœur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce cœur qui n’est plus susceptible d’amour, ne rencontre l’objet qui doit le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu’il ne se connoissoit pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce malheur nous arrivoit, promettez-moi, jurez-moi que vous ne sacrifierez ni vous-même,[illisible]ni ma sœur à des engagemens[illisible]qui, dès cet instant, cesseront d’exister. Je ne désire ce lien qu’autant que je serai sûr qu’il ne fera le malheur ni de l’un ni de l’autre ; et j’aime mieux avoir à consoler Matilde de la perte de son amant, que de l’indifférence de l’époux que son cœur a choisi. Ainsi, du moment qu’elle ne seroit plus la femme que vous préférez à toute autre ; du moment que vous serez convaincu qu’une autre qu’elle peut vous rendre plus heureux, ayez le courage de l’avouer à votre ami ; soyez sûr qu’au lieu d’altérer son estime vous la redoublerez.

» Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur conjugal ; je vous l’ai dit dans ma précédente lettre, et je persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore qu’il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à l’univers entier, et n’aient jamais un instant de regret d’être liés pour la vie. Je crois qu’il faut entre eux cet accord de sentimens, ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison des âmes, qui ne peut exister si l’un des deux aime ailleurs, et doit nécessairement cacher à l’autre les pensées dont il est le plus occupé.

» Voilà, je vous l’avoue, ce qui jusqu’à présent m’a empêché de me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui s’éteindroit avec moi. J’ai craint que ma position brillante et la faveur dont je jouis n’engageassent peut-être la femme à qui je m’adresserois, au sacrifice d’une inclination antérieure. J’ai craint d’acquérir des droits usurpés sur un cœur engagé ailleurs, de séparer, sans le savoir, deux amans que je rendrois malheureux, et de l’être moi-même à l’excès quand je viendrois à le découvrir.

» Vous me connoissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon cœur. Vous savez ma façon de penser sur l’accident qui changea ma figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau, que je me félicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon goût dominant, et suivre la carrière qui me convenoit le plus : heureux d’avoir pu, dans celle que j’ai quittée, donner des preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de pouvoir le servir actuellement dans un autre genre ! Il a besoin de bons ministres, autant que de bons généraux. Je tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien du tout, je vous assure. Mais je me rends justice ; je sens que je ne suis pas fait pour inspirer l’amour, et je n’y prétends pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé qu’il n’est pas nécessaire au bonheur ; mais au moins je voudrois trouver un cœur qui ne fût prévenu par aucun autre objet. Je ne m’effraierois pas même d’un peu de répugnance dans les commencemens ; elle est naturelle, et je dois m’y attendre. C’est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire aimer d’abord par reconnoissance, ensuite par habitude. On finiroit par s’accoutumer à ma figure ; et mon unique étude seroit de la faire oublier à force de bons procédés.

» Comment une femme ne finiroit-elle pas par s’attacher à celui qui n’existeroit que pour la rendre heureuse, qui préviendroit tous ses désirs, qui lui soumettroit tous les siens, et lui sauroit gré des moindres marques d’attachement qu’elle lui donneroit ?

» Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon cœur, que j’espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles ; ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une femme dont le cœur n’ait reçu aucune impression ; car alors tout mon ouvrage est détruit d’avance. On feroit sans cesse la comparaison de moi à l’objet aimé et regretté ; on me regarderoit comme un monstre ; la prévention, l’aigreur empoisonneroient tout. Mais si je puis rencontrer une jeune personne, telle que je la désire et que je ne cesserai de la chercher, dont l’âme simple et naïve ne connoisse point encore l’amour et très-peu le monde ; si je puis la trouver, elle sera à moi, dussé-je la forcer à m’épouser. Je saurai la rendre malgré elle, la plus heureuse des femmes, et l’obliger à chérir ses liens. Je sens que dans les commencemens on pourra m’accuser de peu de délicatesse ; mais mon motif secret me justifiera à mes propres yeux. Je n’ai pas d’autre moyen de jouir du seul bonheur que mon cœur désire, celui d’être époux et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille.

» Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l’existence, sans lesquels l’homme isolé ne tient à rien dans le monde, traîne une vie inutile, meurt sans être regretté… oui, vous ferez mon bonheur. Je n’y pense jamais sans émotion ; et cette lettre de Justin que je vous ai envoyée, m’arrachoit des larmes d’attendrissement. Qu’ils sont heureux ces bonnes gens ! Il vous manque une Louise, me disoit-il ; que le bon Dieu vous la donne ! Honnête et bon Justin, les prières d’un cœur pur comme le tien doivent être exaucées ; elles le seront sans doute. Oui, je la trouverai cette compagne, que j’adore déjà sans la connoître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise, voilà trois couples heureux dans l’univers. N’en acceptez-vous pas l’augure, mon cher ami ? Pour moi, cette idée me transporte ; elle me fait croire d’avance à la félicité suprême.

» Que me parlez-vous d’héritage et de privation ? Si ma tante étoit assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde n’est-elle pas assez riche pour s’en passer ? Est-ce le plus ou le moins qui influe sur le bonheur, quand d’ailleurs on est dans l’aisance ? et son bien, réuni au vôtre, ne vous suffiroit-il pas ? Cependant, comme le plus n’y gâte rien, et qu’il vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce, attendons encore, mon ami. Je ne répondrois pas de n’être pas jaloux, si vous étiez heureux bien long-temps avant moi ; et ma chère femme n’est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n’en occuperai sérieusement. À présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi. Je crains de n’avoir pas trop le temps de vous écrire ; aussi vous voyez que je prolonge aujourd’hui ce plaisir, etc. etc. etc. »

Le reste de la lettre renfermoit des affaires politiques, des détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à peine : elle avoit bien autre chose à penser ! Son cœur ne pouvoit plus suffire à tout ce qu’elle éprouvoit : il lui paroissoit qu’elle étoit transportée dans un monde nouveau, dont jusqu’alors elle n’avoit pas même eu l’idée. Cette dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout entière, d’abord avec une sorte de saisissement très-pénible.

Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte excessive d’être uni à une femme dont le cœur seroit engagé ailleurs, lui firent une impression cruelle ; mais quand elle en vint ensuite aux projets de bonheur du comte, aux motifs qui l’avoient engagé à l’épouser malgré sa répugnance, elle en fut si touchée, que déjà pour un instant elle crut n’aimer plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvoit démêler le sentiment dont elle étoit agitée. Elle restoit là les yeux fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n’étoit pas fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa ; l’image du comte s’effaça ; celle de Lindorf reprit son empire ; la lettre fut posée et la lecture continuée.


Continuation du cahier.


« Le temps s’écoule, Caroline, et les vingt-quatre heures que j’ai consacrées à ce pénible ouvrage sont près d’être écoulées. J’aperçois déjà les premiers rayons du jour, de ce jour où je verrai peut-être pour la dernière fois celle à qui hier encore, à la même heure, je croyois consacrer ma vie entière. Combien j’étois heureux ! comme l’espérance et l’amour me berçoient de leurs douces chimères ! Un instant a tout détruit, m’a plongé dans le néant le plus affreux. Mais, que fais-je ? Dois-je employer à me plaindre les instans qui me restent pour vous conduire au bonheur, pour vous en montrer le chemin ? Oui, Caroline, vous serez heureuse ; et cette certitude peut seule me faire supporter la vie.

» Un an à peu près se passa sans apporter aucun changement à notre situation. Matilde étoit toujours à Dresde, le comte toujours en Russie, et moi toujours à Berlin. Une correspondance suivie soutenoit nos liaisons mutuelles ; mais celle de Dresde passant par Pétersbourg, n’étoit ni bien fréquente ni bien animée.

» Matilde, élevée dans la retenue et même avec sévérité, n’osoit se laisser aller à ses sentimens, et n’exprimoit tout au plus que de l’amitié. Je lui répondois bien naturellement sur le même ton ; mais, décidé cependant à l’épouser, dès que sa tante voudroit y consentir ; la préférant sincèrement à toutes les femmes que je connoissois alors, je fuyois avec soin toutes les occasions de rencontrer des objets qui auroient pu me détourner ce cette idée, et l’emporter sur elle dans mon cœur.

» Il m’en coûtoit peu de me priver des plaisirs d’éclat. Depuis la malheureuse aventure de Louise et du comte, j’avois conservé une sorte de mélancolie habituelle qui s’accordoit fort bien avec mon projet. Tout entier aux devoirs de mon état, et au soin de faire ma cour au roi, je consacrois le reste de mon temps à la lecture, à la musique, ou bien à me promener à cheval.

» Un malheureux événement vint troubler ma tranquillité et redoubler ma tristesse. Mon père, qui ne quittoit point sa terre de Ronebourg, eut une attaque d’apoplexie. Ma mère, depuis long-temps foible et valétudinaire, faillit à succomber à sa douleur et à son effroi. On vint me chercher immédiatement. J’arrive. Je les trouve tous deux dans le plus grand danger. Ma vue parut les ranimer ; ma mère surtout, qui me chérissoit avec la plus vive tendresse, se trouva sensiblement mieux, et l’attribua à ma présence et à mes soins ; mais l’état de mon père en demandoit de continuels. J’écrivis en cour pour solliciter un congé. Mon motif étoit trop légitime pour que je ne l’obtinsse pas ; et je me consacrai entièrement à mes parens.

» C’est précisément alors, Caroline, que vous vîntes embellir la cour que j’avois quittée ; et ce fut aussi à cette époque que le comte eut cette fâcheuse maladie qui le retint en route si long-temps. Je l’appris indirectement. Dans tout autre temps, j’aurois volé auprès de lui ; mais j’étois retenu à Ronebourg par des devoirs trop chers et trop sacrés, pour en avoir même l’idée.

» Quelque temps après, j’eus le plaisir d’apprendre par lui-même qu’il étoit rétabli, et heureusement arrivé à Berlin. Sa lettre avoit bien une tournure énigmatique et mystérieuse, qui me frappa au moment que je la lus…

» Il auroit donné tout au monde, me disoit-il, pour me voir, pour me parler. Le cruel événement qui me retenoit à Ronebourg étoit d’autant plus affreux pour lui, qu’il ne pouvoit absolument y venir, vu la distance (Ronebourg est au fond de la Silésie, à quatre grandes journées de Berlin,) et le peu de temps qu’il avoit à rester en Prusse, où tous ses momens seroient employés. Il pensoit ensuite à Matilde, s’affligeoit de la résistance de sa tante. Il étoit résolu, disoit-il, dès que je serois libre de quitter Ronebourg, d’user de tous ses droits de frère aîné pour terminer mon mariage. Un nouveau motif le pressoit. Peut-être lui-même touchoit-il au bonheur ; peut-être étoit-il sur le point d’obtenir ce qu’il désiroit avec tant d’ardeur ; mais il ne pouvoit ni ne vouloit être heureux sans moi.

» Je fis moins d’attention à cette lettre que je n’en aurois fait dans un autre moment ; à peine même eus-je le temps de la lire ; et ce n’est qu’à présent que je me la rappelle. Je la reçus le jour où mon père, après avoir langui quatre mois, expira dans mes bras, en me recommandant ma mère, en m’ordonnant de ne la pas quitter.

» Ah ! mon cœur avoit déjà prévenu cet ordre si respectable pour moi ; j’avois déjà promis, juré à la plus tendre des mères, que son fils unique ne l’abandonneroit point à sa douleur. Dès que j’eus rendu à mon père les derniers devoirs, j’écrivis au comte pour lui apprendre la perte que je venois de faire, et pour le supplier de m’obtenir une prolongation de congé. Je ne tardai pas à recevoir sa réponse. Non-seulement le roi me permettoit de rester à Ronebourg, mais il daignoit même approuver le motif qui m’y retenoit. Il régnoit dans la lettre du comte un fond de tristesse qui ne me surprit pas. Je savois combien cette âme sensible savoit partager les chagrins de ses amis ; et d’ailleurs il étoit lui-même très-attaché à mon père. Il ne me disoit rien qui fût relatif à sa lettre précédente, qui s’étoit perdue dans le trouble de cet affreux moment, et que j’avois presque oubliée. Il me marquoit seulement qu’il alloit incessamment à Dresde, voulant voir sa sœur avant de retourner en Russie ; que, s’il lui étoit possible, il viendroit aussi à Ronebourg ; mais qu’il n’osoit me le promettre : et, en effet, il ne put y venir. Oh ! pourquoi, pourquoi ne me confia-t-il pas alors ce fatal secret ? Mais sans doute sa délicatesse ne lui permit pas d’ajouter à mes peines, en m’apprenant un événement dont je pouvois me regarder comme la première cause.

» Trois autres mois s’écoulèrent, plus tristes, plus douloureux pour moi que les précédens. Je n’avois plus autour de moi qu’un seul objet d’attachement. Toute ma tendresse filiale étoit réunie sur ma mère, et je la voyois dépérir tous les jours, sans avoir d’autre consolation que celle d’adoucir ses derniers momens, et de lui procurer encore quelques instans de bonheur. Enfin je la perdis aussi. Cette âme pure quitta ce séjour terrestre, en se félicitant d’aller rejoindre son époux, et d’expirer dans les bras de son fils.

» Ô Caroline ! pardonnez ces tristes détails. J’ai besoin de m’appesantir sur mes malheurs, de me les retracer tous dans ce terrible moment où je vais me séparer pour jamais de celle qui devoit me tenir lieu de tout. J’ai besoin de me pénétrer de l’idée que l’homme est né pour être malheureux, et que c’est là son unique partage ; qu’il doit perdre successivement tous les objets qui lui sont chers, tout ce qui l’attache à la vie. Non, le bonheur n’est pas fait pour l’homme. Un seul, peut-être… Mais ses vertus lui donnent le droit d’y prétendre, et je n’ai pas celui d’en murmurer.

» Après la mort de ma mère, je me hâtai de fuir ces lieux. Ma terre de Ronebourg m’étoit devenue odieuse, tant par la double perte que je venois d’y faire, que par le cruel événement qui s’y étoit passé. Je revins à Berlin, à Postdam ; j’y passai l’hiver, et je vécus plus retiré encore que l’année précédente.

» Le comte m’écrivoit peu. Son style étoit triste, embarrassé, et je crus enfin entrevoir qu’il avoit un secret qui lui pesoit sur le cœur. Je le lui dis naturellement. Il en convint, mais me renvoya, pour me le confier entièrement, à son retour, qui devoit avoir lieu l’automne suivante. C’est aussi l’époque qu’il fixoit pour mon mariage avec sa sœur. Votre sort et le mien, me disoit-il, seront alors décidés sans retour. Puissent-ils être heureux ; et si je dois y renoncer pour moi-même, que du moins le bonheur de ma sœur et de mon ami me tienne lieu de celui que je n’ose espérer. Je pensai qu’il avoit sans doute une inclination en Russie, et qu’il s’y rencontroit des obstacles ; mais, respectant son secret, je cessai mes questions. Je recevois aussi de temps en temps quelques petites lettres de la jeune comtesse, et toujours dans celles de son frère. Sa tante persistoit dans ses projets, et se préparoit à faire revenir M. de Zastrow pour conclure : son héritage étoit à ce prix. Mais la généreuse Matilde étoit prête à le lui céder en entier, à me faire ce sacrifice. Elle me demandoit avec une ingénuité touchante si je n’étois pas de cet avis, et s’il ne valoit pas mieux mille fois être moins riche et plus heureux. Je le pensois d’autant plus, que la mort de mes parens venoit de me rendre maître d’une fortune considérable, et qui s’augmenta encore par la mort et l’héritage du commandeur de Risberg, mon oncle maternel. Il vivoit, comme un solitaire, dans la terre que j’habite à présent. Il n’avoit jamais voulu me recevoir chez lui pendant sa vie, et me laissa tous ses biens, sous la condition cependant de me marier dans le cours de l’année, et de faire porter le nom de Risberg à mon fils aîné.

» Cette condition me parut alors facile à remplir ; mes engagemens avec Matilde m’en assuroient la possibilité ; et peut-être même ce motif auroit-il pu contribuer à décider en ma faveur madame de Zastrow.

» Depuis lors, ah ! Caroline, combien je l’ai trouvée douce cette obligation de me marier dans le cours de cette année ! Combien, lorsque j’osai entrevoir le plus grand des bonheurs, je bénissois la mémoire de mon oncle ! À présent, ah ! j’y renonce pour la vie à cette terre, à ces biens sur lesquels je n’ai plus aucun droit, et que demain je vais quitter pour jamais. Des biens ! en est-il, en peut-il être pour moi, après celui que je perds ? Non, jamais. Pardon, Caroline ; les vœux, les sermens d’un malheureux que vous devez oublier, peuvent-ils vous intéresser ? J’ajoute à mes crimes, en vous le renouvelant ce serment de vous adorer toujours, et le but de cet écrit est de les réparer.

» Décidé à ne plus demeurer à Ronebourg, qui me retraçoit des souvenirs trop déchirans, et qui d’ailleurs est trop éloigné de la capitale, je fus charmé de l’acquisition de Risberg, et je vins en prendre possession au commencement de cet été, peu de jours après la mort de mon oncle. Caroline, Caroline ! c’est ici où je vais avoir besoin de toutes mes forces pour continuer ce fatal écrit. Femme adorée, pourrai-je vous parler de vous-même, de mes sentimens, et ne pas mourir de douleur et de remords ? Sainte et pure amitié ! toi qui dois expier tous les crimes que l’amour m’a fait commettre, toi qui dois désormais remplir uniquement mon cœur, viens m’animer d’un nouveau zèle et soutenir mon courage ?

» Le local de ma nouvelle demeure me plut infiniment. Je comptois cependant n’y faire que peu de séjour, et j’en voulus profiter pour connoître tous les environs. La veille du jour où je vous aperçus à la croisée de votre pavillon, j’avois déjà passé dessous, et déjà j’en avois entendu sortir ces sons touchans, cette voix si douce, ces accords si harmonieux, qui m’ont fait depuis tant d’impression, et dont je ressentis l’effet dès ce premier instant. J’avois entendu des voix plus belles et plus étendues ; mais jamais aucune qui m’eût fait autant de plaisir. Je vous écoutai long-temps ; et lorsqu’enfin vous eûtes cessé, lorsque je me fus éloigné, je croyois encore entendre ces accens qui répondoient à mon cœur.

» J’y revolai le lendemain. Passionné pour la musique, je lui attribuai uniquement cet attrait irrésistible qui m’entraînoit malgré moi. J’avoue cependant que je désirois avec ardeur de voir celle dont les talens me ravissoient, et que je crus aussi être conduit par la curiosité. J’imaginai de vous attirer à votre croisée en chantant avec vous ; ce moyen me réussit. Je ne fis, il est vrai, que vous entrevoir ; mais dès cet instant vos traits furent gravés dans mon cœur, et j’aurois voulu ne plus vous quitter.

» Oh, que ne puis-je m’arrêter sur tous ces détails qui me sont si chers, me retracer chaque minute de ce temps trop vite écoulé, et qui laisse dans mon cœur des traces si profondes ! Combien j’étois heureux quand, totalement occupé de ce nouveau sentiment qui remplissoit mon âme, et qui l’absorboit en entier, je n’existois plus qu’à Rindaw, et j’oubliois le reste de l’univers ; quand, en vous quittant le soir, je n’emportois d’autre idée que celle de vous revoir le lendemain, et qu’elle suffisoit à mon bonheur ! Je n’éprouvois ni cette ardeur inquiète et tumultueuse que m’inspiroit Louise, ni cette tranquillité monotone, ce repos du cœur et des sens que je trouvois auprès de Matilde. Délicieusement agité, un charme inconnu sembloit s’être répandu sur toute mon existence ; rien ne m’étoit indifférent ; vous embellissiez tout à mes yeux. Je portois votre idée sur chaque objet, ou plutôt je ne pensois plus qu’à vous seule au monde. Pendant deux mois, la seule lettre que j’écrivis, fut pour demander la permission de passer l’été dans ma terre. Je l’obtins, et je crus que ce temps dureroit éternellement. J’oubliai le passé, l’avenir ; j’oubliai tout, excepté Caroline. Mais pourquoi chercher à redoubler mes tourmens par la peinture de mon bonheur passé ? Hélas ! dans cet instant encore, j’oubliois que je ne dois plus vous parler de moi, et que vous appartenez au meilleur des hommes.

» Ah, c’est de lui, de lui seul que je dois m’occuper ! Il y a un mois que je reçus une lettre de lui, et ce fut cette lettre qui me tira de ma douce ivresse. Il se plaignoit de mon silence, et Matilde en étoit également surprise. Matilde ! son nom seul déchira mon cœur, et me fit sentir qu’il étoit tout à Caroline… Je posai la lettre, pendant long-temps il me fut impossible de l’achever ; enfin je la repris, et ce qui suivoit me rassura.

« Auriez-vous changé d’idées sur elle et sur nos projets, me disoit le comte, et craignez-vous de me l’avouer, mon ami ? Tout ce que vous devez craindre, est de nous laisser là-dessus dans l’incertitude ou dans l’erreur. Je vous renvoie à une lettre que je vous écrivis l’automne passée à ce sujet. Relisez-la ; et rappelez-vous bien que la seule chose que je ne pourrois jamais vous pardonner, seroit de me tromper et de me sacrifier votre bonheur. Écrivez-moi tout de suite, mon cher Lindorf ; et surtout soyez vrai sur l’état actuel de votre cœur. C’est le seul moyen de me prouver qu’il n’est pas changé pour votre ami, etc. »

» Cette lettre fut un trait de lumière pour moi. Elle m’éclaira tout à la fois sur mes sentimens pour Caroline, et sur mes devoirs envers le meilleur des amis. Hélas ! je crus les remplir tous, en ayant pour lui la confiance la plus entière, en remettant mon sort entre ses mains, en le suppliant d’en disposer à son gré. Pouvois-je prévoir que cette confiance même étoit un outrage, et que je lui demandois son aveu pour lui ravir son bien le plus précieux ? — Conduit par une affreuse fatalité, j’étois donc destiné à l’offenser dans tous les temps, et de toutes les manières les plus sensibles. Ô Walstein ! Walstein ! quel plus grand mal t’auroit fait un ennemi mortel ? Mais si cet écrit a l’effet que j’en attends ; si celle qui doit le lire sent le prix d’une âme comme la tienne, puis-je encore avoir des remords ?

» Je joins ici, No 3, la copie de la lettre que j’écrivis au comte, le jour même où je reçus la sienne. Daignez la parcourir. C’est la dernière fois que vous vous occuperez d’un malheureux qui vous conjure lui-même de l’oublier pour jamais. Pour prix de cet effort, voyez au moins comme il vous adoroit.


Copie de la lettre du baron de Lindorf au comte de Walstein, ambassadeur à Pétersbourg.


15 Août, 17…


No III.


« Vous n’avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se passe dans le cœur de votre ami. Oui, sans doute, j’ai un aveu à vous faire, et d’autant plus pénible à présent, que je l’ai trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le serment que votre lettre m’a seule éclairé sur la nature de mes sentimens, et que l’instant avant de la recevoir, j’étois encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissois de l’état le plus doux, le plus heureux que j’aie connu de ma vie, sans chercher à en pénétrer la cause ? — Ô mon ami, c’est l’amour ; oui, c’est ce véritable amour dont vous me parliez si souvent en m’assurant que je ne le connoissois pas encore. Grand Dieu ! comme vous aviez raison ! et combien ce que j’éprouve est différent de ce que j’ai senti jusqu’à présent ! — Ah ! sans doute, l’amour est la source du bonheur, du seul bonheur que l’homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces deux mois se sont écoulés ! Ils ne m’ont paru qu’un instant ; et cependant j’ai des volumes de détails à vous faire. Il n’y en auroit pas un qui ne servît à me justifier à vos yeux. — Ah, mon ami ! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talens, vertus, et cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une figure charmante est le moindre de ses avantages : on l’oublie dès qu’on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les touches d’un clavecin, pince les cordes d’une harpe, anime la toile ou le canevas, et qu’elle seule a l’air d’ignorer tout le charme qu’elle répand autour d’elle ! Ô Walstein ! si vous l’entendiez chanter, si vous l’entendiez lire nos grand poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et par son expression ; si vous voyiez surtout comme elle se fait adorer de tout ce qui l’entoure ; si vous étiez le témoin de ses attentions touchantes pour une vieille parente, infirme et aveugle ; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui faire animer la vie ! — Oui, si vous étiez avec moi et près d’elle, j’aurois bien une crainte, mais ce ne seroit pas celle de vous voir blâmer mon choix… Ô mon ami ! je le sens bien, sans elle il n’est plus de bonheur pour moi. Elle seule me l’a fait connoître. Ce n’est qu’auprès d’elle que j’ai retrouvé ce calme, cette sérénité, j’oserois dire cette paix de l’âme, que je croyois incompatible avec l’amour. Je ne suis plus le même ; elle m’a entièrement changé. Le bouillant, l’impétueux Lindorf, content de la voir, de l’entendre, de faire chaque jour quelques progrès dans son cœur, d’oser espérer qu’il est aimé, sans même oser le demander, ne désiroit pas d’autre jouissance. Oui, j’aurois passé ainsi ma vie entière ; mais votre lettre m’a tiré de cette douce léthargie. Elle m’a fait sentir vivement que je ne puis être heureux sans l’aveu de mon ami, et sans la certitude que mon bonheur n’altérera celui de personne.

» Matilde ! tendre et généreuse Matilde ! conserverez-vous votre estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous adorer, et qui, certain du bonheur d’être à vous, n’a pas su se défendre contre une passion tyrannique ? Et vous, cher Walstein, pourrez-vous me pardonner et m’aimer encore, moi que vous aviez déjà tant de raisons de haïr, et que vous destiniez à devenir votre frère ; moi qui renonce à ce titre si doux ? Mais non, je n’y renonce point. Je vous remets la décision de mon sort ; soyez-en l’arbitre absolu, et recevez le serment que je fais d’être ce que vous voulez que je sois. Si c’est l’époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à mon amour : il tient à mon existence ; mais je jure de le renfermer toute ma vie au fond de mon cœur, et de me conduire de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur de votre sœur, l’assureroit encore plus. Réfléchissez-y bien, mon cher Walstein ; et avec quelque impatience que j’attende votre réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu’elle sera l’arrêt du sort de votre ami. L’instant après l’avoir reçue, je m’éloigne d’elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacrer ma vie entière. Jusqu’alors je saurai me taire ; elle ignorera combien elle est adorée… — Ah ! si la voyant tous les jours, et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l’ordonnez, je saurai, loin d’elle, le garder toute ma vie. Si je dois renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n’apprendrez jamais son nom. Il restera caché pour toujours dans le fond de mon cœur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si j’obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai connoître celle qui mérite les adorations de l’univers ! Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous égards à mon choix, et partager mon bonheur ! Mais, je vous le répète, ce bonheur ne peut exister s’il coûtoit un seule larme à Matilde et un seul regret à son frère. »

» Ainsi tout contribuoit à mon aveuglement, jusqu’à ce mystère que je laissois sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait connoître au comte prévenoit au moins l’aveu d’une passion criminelle ; il me rendoit moins coupable ; mais je crus vous le devoir à vous-même, ce fatal secret. De quel droit vous aurois-je nommée, quand j’ignorois même si j’aurois celui de vous offrir ma main ! Un autre motif me fit aussi garder le silence. Votre immense fortune, cette fortune dont j’avois gémi plus d’une fois, et qui m’eût peut-être empêché d’oser vous déclarer mes sentimens, si la mienne eût été moins considérable, pouvoit influer sur la décision du comte ; et je voulois qu’elle fût absolument libre. C’étoit assez, c’étoit trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en dépendoit.

» J’attendois sa réponse avec la plus vive agitation. Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes, mon cœur se livroit au plus doux espoir ; d’autres instans, connoissant combien il tenoit à son projet, et son extrême tendresse pour sa sœur, je craignis qu’il n’exigeât le sacrifice de mon amour ; et ce sacrifice, auquel je m’étois engagé, me paroissoit au-dessus de mes forces. Mais quel étrange effet de l’espèce de sentiment que vous m’aviez inspiré ! Ce n’étoit qu’éloigné de vous que j’éprouvois cette horrible perplexité : dès que je vous revoyois, elle disparoissoit. Je retrouvois auprès de vous cette même tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me sembloit impossible alors que rien pût nous séparer. Cette amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d’ingénuité, les bontés marquées de la baronne, les propos même qu’elle me tenoit en votre absence, tout aidoit à l’illusion ; tout me conduisoit à croire que j’allois être le plus heureux des mortels. Mais je l’étois déjà, et ces trois derniers mois devoient compenser un siècle de peines et de tourmens. Si leur souvenir n’empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me tiendra lieu de bonheur. — Ah ! lorsque je sentirai trop le poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw ; je me dirai : Je passai trois mois près de Caroline ; puis-je me plaindre de mon sort ?…

» Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je ne pouvois plus tenir à mon impatience ; je sentois à chaque instant que mon secret alloit m’échapper. Je courus la chercher moi-même au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée ; elle y étoit. Je tremblois si fort en la recevant des mains du facteur, qu’il s’en aperçut, et crut que je me trouvois mal. Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j’y fus seul, je restai près d’un quart d’heure sans oser l’ouvrir, et même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion excessive ? Ne devois-je pas connoître le plus généreux des hommes et le meilleur des amis ?

» Ah ! sans doute c’étoit un pressentiment de la vérité, et de mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s’accrut au point que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre ; résolu de ne la lire que chez moi. Je m’éloignai de suite ; mais je n’eus pas fait cent pas hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval, l’attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet qui renfermoit mon arrêt, résolu, s’il m’étoit contraire, à ne vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas-là, étoit de partir sur-le-champ, de joindre le comte à Pétersbourg, et de chercher auprès de lui les forces dont j’avois besoin pour lui sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux m’accabler, voulut me laisser croire un instant au bonheur… — Ah, Caroline ! jugez de mes transports lorsque je lus ce que je joins ici. »


Lettre du comte de Walstein au baron de Lindorf.


À Berlin.


Saint-Pétersbourg.


« Elle, mon cher Lindorf, elle seule au monde. Ne pensez plus qu’à elle dans l’univers entier ; ou si votre bonheur vous laisse quelques instans pour l’amitié, employez-les à vous dire que votre ami en jouit presque autant que vous. Heureux Lindorf ! vous aimez : vous êtes sûr d’être aimé. Vous avez trouvé le cœur qu’il vous falloit, l’âme qui sympathise avec la vôtre, celle à qui l’Être Suprême dit en la formant sur le même modèle : Je vous crée l’une pour l’autre. — Et tu crains que je ne m’oppose à ses décrets immuables, que je ne t’arrache à celle qui t’étoit destinée de tout temps ! Je n’en doute pas : il n’y a pas un mot dans ta lettre qui ne prouve le véritable amour. Tu sais trop bien le peindre pour ne pas le sentir et l’inspirer. Le voilà précisément cet état qui m’a toujours paru la félicité suprême, dont j’avois l’idée au fond de mon cœur, et que je croyois une chimère. J’en voyois bien quelque chose dans le ménage de Justin et de Louise, mais je l’attribuois à la simplicité des champs, et ne croyois pas possible qu’on pût la trouver ailleurs. Il m’est bien doux que ce soit mon ami qui la réalise, qui me prouve qu’on peut être heureux sur cette terre, et l’être par le sentiment. Tout m’assure la vérité du vôtre, mon cher Lindorf, jusqu’à ce sacrifice que vous m’offrez de si bonne foi, et que je serois un barbare d’accepter. L’intérêt même de ma sœur, son intérêt bien entendu, me le défendroit quand le vôtre ne m’auroit pas décidé. Vous êtes honnête homme ; et je vous crois lorsque vous m’assurez de tous vos soins pour lui cacher qu’elle n’auroit pas la première place dans votre cœur. Mais êtes-vous sûr d’y réussir ? Non, mon ami. Je suis convaincu qu’il n’est pas possible de tromper une femme là-dessus ; et votre malheur à tous les deux seroit une suite infaillible de cette découverte.

» Je veux même tranquilliser tout-à-fait votre délicatesse et votre conscience sur notre chère Matilde. Elle vous est certainement fort attachée ; vous êtes le premier et le seul homme qui lui ait fait quelque impression. Mais, soit que cela vienne de son caractère, de son éducation, ou de sa grande jeunesse, ce n’est point avec cette sensibilité profonde, qui fait qu’une première inclination décide ou du bonheur ou du malheur de la vie. Je ne sais même trop si l’on doit donner ce nom à ses sentimens pour vous.

» Il m’a paru que l’imagination étoit plus exaltée que le cœur n’étoit touché ; que la contradiction et les obstacles lui avoient fait prendre pour de l’amour ce qui peut-être n’étoit dans le fond que la simple amitié. À mon dernier voyage à Dresde, je fus frappé de la légèreté, de la gaîté même avec laquelle elle soutenoit votre absence et ses chagrins. Elle me parloit cependant de vous avec tendresse ; mais elle pleuroit et rioit tout à la fois, et juroit qu’elle vous aimeroit toujours, en faisant un saut, en chantant une ariette. Je ne m’en inquiétois pas, parce que, je vous l’avoue, je prévoyois un peu ce qui vous est arrivé ; et dans le cas où je me serois trompé, je voyois bien des bons côtés dans cette façon d’aimer. Je ne doute pas qu’elle ne se console très-vite, et qu’elle ne soit même charmée de vous savoir heureux.

» Le jeune Zastrow est arrivé. On le dit très-aimable ; peut-être aidera-t-il à sa consolation. Quoi qu’il en soit, ayez l’esprit en repos là-dessus, et croyez que la sœur et le frère seront heureux de votre bonheur. Je vous rends donc votre entière liberté, mon cher Lindorf, et je ne vous blâme que d’en avoir pu douter. Courez, dès que vous aurez eu cette lettre, en faire hommage à celle que vous aimez, et qui le mérite si bien, si j’en juge par le portrait que vous m’en faites. Je le crois d’autant plus vrai, qu’il me paroît qu’avec tout l’enthousiasme de l’amour vous avez conservé de la raison et de l’empire sur vous-même. Combien je m’impatiente d’en juger par mes propres yeux, et, comme vous le dites, d’applaudir à votre choix ! Ce plaisir sera peu retardé. Je prépare tout pour mon retour à Berlin, et vous ne pouvez plus m’écrire ici. Quand vous recevrez cette lettre, je serai probablement en route, et bientôt après dans vos bras. Alors, mon cher ami, nous n’aurons plus de mystère l’un pour l’autre ; car nous n’en sommes encore mutuellement qu’aux demi-confidences. J’apprendrai qui est Elle, et vous saurez aussi le secret de ma vie, que je vous ai caché malgré moi jusqu’à présent. Il m’en coûtoit trop de vous affliger, et de vous faire partager un chagrin que vous ne pouviez adoucir. Peut-être cessera-t-il à mon arrivée ; peut-être aussi suis-je destiné à ne jamais jouir de ce bonheur, que je ne vous envie pas, mais que je voudrois partager avec vous.

» Ô Lindorf ! il existe une Elle aussi pour moi ; et vous serez bien surpris quand vous apprendrez… Mais pas un mot de plus jusqu’à ce que je vous revoie. J’espère vous trouver heureux ou bien près de l’être : voilà du moins un bonheur dont je suis sûr, et qui peut me suffire. Adieu. Si vous parlez à Elle de votre ami ; si elle sait qu’elle a remplacé ma sœur, dites-lui que j’ai déjà pour elle les sentimens d’un frère. Peut-être aurai-je bientôt une amie à présenter à Matilde. Qu’elle la rende sensible comme elle, qu’elle vous aime comme vous méritez de l’être, et je n’aurai plus rien à désirer. »

P. S. « Si vous n’étiez pas amoureux, j’aurois peine à vous pardonner deux étourderies ; la première, est de n’avoir point daté votre lettre. Je ne sais ni combien elle est restée en chemin, ni où vous êtes à présent. J’imagine que c’est toujours à Berlin, et je vous écris à votre adresse ordinaire. L’autre est de ne pas me dire un mot de la mort de votre oncle le commandeur, ni de son testament. Je l’ai appris d’ailleurs, et je vous félicite de cette augmentation de fortune. Mais ce n’est pas ce qui vous touche à présent. La clause de la succession qui vous oblige à vous marier dans l’année, vous paroîtra cependant douce à remplir. Adieu, cher Lindorf. Combien je suis impatient de vous voir, et que nous aurons de choses à nous dire ! »

» J’ai fini, Caroline. Vous savez le reste, et les expressions ne rendroient pas ce que j’ai éprouvé depuis l’instant où j’ai reçu cette lettre, depuis celui surtout qui m’a découvert combien j’étois coupable. Je commençai cet écrit hier en vous quittant. À peine ce temps a-t-il pu me suffire. Ma main et mes yeux fatigués peuvent à peine vous tracer un adieu effacé par mes larmes, et vous conjurer de pardonner au malheureux qui troubla la tranquillité de vos jours. Puissiez-vous, en l’oubliant entièrement, retrouver cette paix, cette sérénité qui faisoient votre bonheur ! Ah ! croyez-moi, Caroline ; croyez l’ami qui vous connoît mieux que vous-même, et qui connoît aussi celui à qui vous devez désormais consacrer vos sentimens et votre vie : ce n’est qu’auprès de lui, ce n’est qu’en le rendant heureux comme il le mérite, que vous le serez vous-même. Mais vous avez lu ; votre cœur a prononcé ; il est sans doute à lui seul, et je n’ai plus rien à vous dire.

» Je n’ai pris encore aucun parti sur moi-même ; je ne sais ni ce que je deviendrai ni ce que je dirai au comte. Peut-être lui devrois-je une confidence entière ; mais un mot qui m’est échappé dans la lettre, un mot que je voudrois racheter aux dépens de ma vie, me l’interdit à jamais.

» Non, Caroline, votre nom ne sortira jamais de mon cœur ni de ma bouche. Je m’interdis jusqu’à la douceur de prononcer ce nom chéri… Grand Dieu ! suis-je assez malheureux ! Adieu, adieu, Caroline ! Adieu pour jamais, puisque je m’impose la loi de ne plus vous revoir que lorsque j’aurai cessé de vous adorer. Oh ! si cet amour pouvoit s’épurer assez pour ne plus voir en vous que l’épouse du comte de Walstein ; si je pouvois une fois vous ramener un ami digne de vous et de lui ! Il n’y a plus pour moi que cette espérance ou la mort… Adieu, Caroline ! je cours vous remettre ceci, vous revoir… Non, je ne vous verrai pas ; je ne vous regarderai pas. Vous êtes l’épouse de mon ami, la comtesse de Walstein. Oui, c’est à la comtesse de Walstein, que je vais donner ces papiers, ce portrait. Caroline ! elle n’existe plus pour moi… Voilà l’heure où vous devez vous rendre au pavillon. Vous y êtes ; j’y vole… Grand Dieu ! donnez-moi des forces ; soutenez mon courage ! »


Fin du cahier de Lindorf.


Nous n’essaierons pas de donner une idée des sentimens de Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se passoit dans un cœur partagé entre l’amour et les remords, l’admiration, et peut-être même un peu de jalousie ? Louise et Matilde l’occupèrent tour à tour. Elle relut les endroits où il parloit d’elles. Combien elle trouva de feu, d’enthousiasme dans l’expression de sa passion pour Louise ! En la comparant aux sentimens qu’il lui avoit témoignés, elle fut tentée de croire que ceux-ci n’étoient plus que la tranquille amitié. Et cette jeune et jolie Matilde… Qu’elle est heureuse d’oser aimer Lindorf, d’oser le dire !… Oui ; mais qu’elle est à plaindre de n’être pas aimée ! Charmante Matilde, généreux Walstein, méritez-vous de trouver des ingrats ! Elle se rappela très-bien que pendant les huit jours qui précédèrent son mariage, le comte lui avoit parlé de cette sœur, et de l’espoir qu’elles se lieroient ensemble. Comme elle formoit alors son projet de séparation, elle y avoit fait peu d’attention. — Quelle cruelle suite de circonstances venoit retracer à son esprit cette belle-sœur, qu’elle offensoit aussi par l’endroit le plus sensible, à qui elle enlevoit un cœur sur lequel elle avoit tant de droits ! Mais elle paroissoit peu sentir le prix de ce cœur. Caroline relut la lettre où le comte en parloit à Lindorf ; et quoique la légèreté de Matilde dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut peine à la lui pardonner.

Elle étoit encore plongée dans les différentes réflexions qui devoient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et ne s’apercevoit pas que la matinée entière étoit écoulée, lorsqu’un laquais de la baronne vint la demander. Elle n’eut que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars autour d’elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau. Elle alloit sortir, lorsqu’elle s’aperçut que la petite boîte à portrait étoit restée sur la table. Elle la mit vite dans sa poche, et courut rejoindre son amie qu’elle avoit laissée trop long-temps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M. de Lindorf, qu’elle ne pouvoit pas lire. — Tenez, mon enfant, lui dit-elle dès qu’elle entra, voyez ce que dit ce cher baron, que nous n’avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce qui le retient ; je ne puis exprimer combien il me manque. La triste Caroline, s’attendant bien à ce qu’elle alloit lire, soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. « M. le baron offroit ses hommages à ces dames. Forcé de partir le jour même pour des affaires essentielles et pressées, il n’auroit pas l’honneur de les revoir ; mais, en les assurant de sa reconnoissance, il les supplioit de lui conserver leur estime et leur amitié, etc. »

Oui, sans doute, Caroline savoit d’avance tout le contenu de ce billet. Elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne pouvoir l’articuler. Cette conviction qu’elle ne le reverroit plus, que tout étoit fini, et pour elle et pour lui ; le contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le cahier qu’elle venoit de lire ; ces mots d’estime et d’amitié, tracés de la même main qui venoit de lui peindre avec tant de feu les sentimens les plus vifs et les plus passionnés ; la contrainte où elle étoit vis-à-vis de son amie ; toute sa situation enfin devint si cruelle, qu’elle avoit peine à la supporter. Auroit-on cru que son supplice pût augmenter encore ? Elle achevoit à peine les derniers mots de ce billet, en s’efforçant de retenir des larmes qui inondoient ses joues : elle veut les essuyer, tire son mouchoir de sa poche ; la petite boîte qu’elle venoit d’y mettre, et qui, dans cet instant, étoit bien loin de sa pensée, s’échappe, roule à ses pieds, s’ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline ces traits, cette figure qu’elle n’avoit pas encore osé regarder. Ce petit accident étoit bien naturel, et, si l’on veut, bien peu de chose ; cependant il fit une impression incroyable sur Caroline. Elle n’auroit pas été beaucoup plus vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe ; elle se jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu’elle fuyoit… Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra, trouva la chanoinesse surprise de son cri et de sa fuite soudaine, mais bien plus atterrée encore du billet d’adieu de Lindorf, et de ce départ subit. Une cataracte décidée, qui s’épaississoit tous les jours, et lui laissoit à peine distinguer les objets, l’avoit empêchée de voir le portrait. Caroline put dire ce qu’elle voulut. Il lui fut plus facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt départ de Lindorf, dont elle ne pouvoit revenir. Il rompoit toutes ses mesures, déconcertoit tous ses projets, et la mettoit au désespoir ; il fallut que Caroline, tout affligée qu’elle étoit elle-même, s’épuisât pour la consoler. La meilleure manière auroit été sans doute de lui prouver, en lui avouant son mariage, combien ses projets étoient chimériques.

Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avoit été son idée en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d’avoir alors pour son amie une entière confiance ; mais cet aveu, qu’elle avoit si fort désiré de lui faire, dont elle avoit si ardemment sollicité la permission, lui paroissoit alors tout ce qu’il y avoit de plus pénible et de plus difficile. Comment prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts avec lui, oser dire soi-même : Je fais le malheur de l’être le plus vertueux, le plus grand, le plus digne d’être heureux ; et quand je devrois m’estimer trop heureuse de lui appartenir, de porter son nom, j’ai pu m’abandonner à la plus injuste antipathie, et cette antipathie n’étoit pas le seul sentiment dont elle eût à rougir. Le nom de Lindorf lui coûtoit bien autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc d’attendre, pour parler et la réponse de son père, et la suite des événemens, et de soutenir aussi bien qu’il lui seroit possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettoit trop elle-même pour que leurs cœurs ne fussent pas à l’unisson ; et ce sujet continuel de conversation, tout pénible qu’il étoit quelquefois, ne laissoit pas d’intéresser vivement son cœur, et d’avoir un attrait inoui pour elle.

Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui, d’ailleurs, privée de la vue, avoit plus que jamais besoin de ses tendres soins. Elle n’alla plus au pavillon ; tous ses meubles revinrent l’un après l’autre dans son appartement. Mais ses instrumens, la musique, et même ses pinceaux, furent long-temps oubliés ou négligés. Il faut avoir l’âme tranquille pour s’occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les momens où elle étoit chez elle furent employés à relire son cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de réflexions qui n’avoient aucune suite, et qui finissoient ordinairement par un déluge de larmes.

Elle s’est aussi familiarisée avec ce portrait qu’elle ose à présent regarder, qu’elle regarde à chaque instant, et même avec une émotion qui n’est pas sans plaisir. Grand Dieu ! dit-elle quelquefois, si à tant de vertus il joignoit encore cette figure si noble et si touchante, quelle mortelle seroit digne de lui ? Mais le suis-je même à présent ? Ah ! non, sans doute ; et le meilleur des hommes méritoit un cœur tout à lui.

Alors elle s’attendrissoit sur les malheurs du comte, admiroit ses vertus, gémissoit de n’avoir pas eu celle de se sacrifier pour faire le bonheur d’un être aussi sublime, et regrettoit presque, dans ses momens d’enthousiasme, d’avoir fait partir cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disoit si positivement qu’elle ne pouvoit l’aimer ni le voir. Mais ces regrets duroient peu. Un sentiment plus tendre la ramenoit bientôt à Lindorf. Elle s’étonnoit d’avoir pu s’occuper d’un autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermoit le portrait, et prenoit le cahier ; c’étoit l’ouvrage de Lindorf ; c’étoit sa main chérie qui l’avoit tracé. Oui ; mais c’étoient encore les vertus et l’éloge du comte ; et cette lecture répétée augmentoit chaque jour et son admiration et ses remords…

Laissons quelque temps l’aimable Caroline réfléchir, s’attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les lettres du comte ; et voyons ce que faisoient, pendant ce temps-là, ces deux amis : aussi bien la solitude profonde de Caroline, sa vie monotone, les combats de son cœur ennuieroient sans doute le lecteur. Pour elle, ce n’étoit pas de l’ennui qu’elle éprouvoit ; c’étoit un état d’agitation continuel. Au moindre bruit qu’elle entendoit, elle tressailloit. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf et du comte, lui persuadoit que l’un des deux arrivoit à Rindaw. Quoi ! ce Lindorf qui s’est banni pour jamais de sa présence, peut-elle penser qu’il reviendra ? Non. Quand elle raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand elle se rappelle tout ce qu’il doit au comte, elle dit de bonne foi : Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais l’imagination et l’amour ne raisonnent pas toujours ; et, sans trop se l’avouer elle-même, elle pensa plus d’une fois qu’il n’auroit pas la force de tenir sa résolution.

Elle se trompoit. Au fond de la Silésie, dans la triste terre de Ronebourg, Lindorf gémissoit de son crime involontaire, et trouvoit que ce n’étoit pas trop de toute une vie pour l’expier. Oh ! combien de fois il fut tenté de la terminer cette vie qu’il ne pouvoit plus consacrer à Caroline, et qui jusqu’alors avoit été si fatale au meilleur des amis ! Mais il les connoissoit trop tous les deux pour n’être pas sûr que c’étoit leur ôter pour jamais leur bonheur et leur tranquillité. Le fameux roman de Werther étoit presque son unique lecture, et produisit sur lui l’effet contraire à celui qu’il en attendoit. Il y cherchoit des forces, des motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n’y vit que le désespoir de Charlotte, celui d’Albert, celui de l’ami de Werther ; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et souffrir, que d’empoisonner les jours de ceux qu’il aimoit.

Dans les premiers temps de son séjour à Ronebourg, la vie lui étoit devenue si odieuse, et le sacrifice qu’il faisoit en la supportant, lui parut si grand, qu’il crut par là réparer tous ses torts, et que cette idée même servit à sa consolation. D’ailleurs, si ses passions étoient violentes, elles ne duroient pas long-temps. Malgré sa subtile distinction sur les différentes sortes d’amours, il avoit adoré Louise. Sans aimer Matilde avec la même fureur, il est certain qu’elle commençoit à faire une impression assez vive sur son cœur lorsqu’elle lui fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avoit aimé Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement, le guérira de cette passion malheureuse. Son cœur est trop honnête ; il aime trop son ami, pour chercher à conserver un amour qu’il regarde comme un crime.

Il y avoit cependant plus d’un mois qu’il vivoit en reclus à Ronebourg, et que sa guérison n’étoit pas bien avancée, lorsqu’un jour qu’il essayoit pour la seconde fois d’écrire au comte, sans trop savoir ce qu’il devoit lui dire, il le voit lui-même entrer dans sa chambre, et se jeter dans ses bras.

À son arrivée de Pétersbourg, surpris de ne point trouver son ami à Berlin, d’apprendre des gens qu’il y avoit laissés, qu’il étoit à Ronebourg, et qu’il y étoit seul, il soupçonna quelque malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour s’éclairer des motifs d’une retraite aussi singulière que celle de Lindorf, au moment où il le croyoit au comble du bonheur. Dès que les premiers instans de surprise, d’émotion et d’attendrissement furent passés, le comte lui fit des questions dictées par le plus vif intérêt.

Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m’expliquer pourquoi je vous retrouve ici seul, triste, malade même, car vous voudriez en vain me le cacher, votre changement… Ô mon ami ! développez-moi ce cruel mystère ! Qu’est devenue celle que vous aimiez ? Pourquoi n’est-elle pas avec vous, unie à vous ? Pourquoi mon ami n’est-il pas heureux ? Lindorf l’auroit laissé parler plus long-temps. Il n’étoit pas préparé à lui répondre, et gardoit un morne silence. Le comte se tut aussi ; mais il pressoit les mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée, sembloit exiger sa confiance.

Quoi ! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien ? Ne suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous les mouvemens de votre cœur ? N’ai-je pas le droit d’y lire ? — Oui, oui, s’écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits imaginables ; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis. Jamais je ne l’ai senti plus vivement que dans cet instant, où je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte, surpris, recula quelques pas. Ô mon cher comte ! ne vous éloignez pas de votre ami malheureux ! ne me condamnez pas légèrement ! Oui, je suis forcé de me taire, et vous m’approuveriez si vous connoissiez mes motifs. Lié par l’honneur, par mes sermens, par tout ce qu’il y a de plus sacré, je ne puis trahir un secret qui ne me regarde pas seul. N’exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et plaignez votre ami d’être privé de la triste douceur de vous la confier.

Le comte s’étoit rapproché de Lindorf ; il le serroit dans ses bras, et ses larmes lui prouvoient combien il étoit affecté de sa situation. « Lié par l’honneur, par des sermens ! » lui dit-il. Ah ! tout est dit ; je ne sais que trop moi-même à quel point un secret promis nous engage, et jamais aucune question indiscrette… Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à celle-ci ; mais elle échappe encore à mon amitié. Êtes-vous malheureux sans retour, et ne vous reste-t-il aucun espoir ? — Aucun, reprit Lindorf vivement. J’ai perdu pour jamais celle que j’adorerai toujours. Elle n’existe plus… Il alloit ajouter, pour moi. Le comte l’interrompit par un cri : Ah Dieu ! elle n’existe plus ! Quoi ! c’est la mort, l’affreuse mort, qui vous a séparé d’elle ! Cher et malheureux Lindorf, ah ! combien je vous plains !

Lindorf faillit à le détromper ; mais craignant d’en avoir trop dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché de lui voir prendre le change, et confirma par son silence cette idée de mort qui détournoit tous les soupçons qu’il auroit pu avoir sur Caroline ; mais il n’en avoit aucun. Jamais il ne lui vint dans l’esprit que sa jeune épouse fût cette femme tant aimée et tant regrettée. Depuis long-temps absent de la Prusse, il ignoroit également, et la situation de Rindaw, et celle du château de Risberg. Il ne savoit pas même alors que Lindorf l’eût habité, et qu’il eût formé là cette connoissance si fatale à son repos. D’ailleurs, il savoit que son épouse étoit vivante, se portoit bien, et il demeura persuadé que quelque événement tragique avoit privé de la vie l’amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura quelque temps après cette conversation, ne lui laissoit aucun doute là-dessus. Il s’efforça de le calmer, et lui demanda s’il ne vouloit pas revenir avec lui à Berlin. — Non, non, s’écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le puis ; il faut que je quitte ce pays ; il faut que je voyage pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti nécessaire et absolument décidé. J’ai compté sur vous pour m’en obtenir la permission ; la paix actuelle me la fait espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il faut que je parte ; il faut que je m’éloigne d’ici. Le comte, ignorant tout, jugea qu’il avoit de fortes raisons de quitter la Prusse, et combattit d’autant moins son idée, qu’il pensa que quelques années de voyage le distrairoient de sa douleur. Il lui promit d’obtenir son congé, et il ajouta après quelques momens : Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte avec vous. — Vous, Walstein ? — Oui, moi-même, mon ami. Peut-être aurai-je, ainsi que vous, des raisons de m’éloigner de ma patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et nous serons moins malheureux. — Malheureux ? s’écria Lindorf ; est-ce à vous, est-ce au comte de Walstein à parler de malheur ? — Je comprends votre surprise, lui dit le comte en s’asseyant près de lui ; il est temps de la faire cesser, et de vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher Lindorf, puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites, puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux ans ?

Lindorf ne joua pas la surprise ; il lui eût été impossible dans ce moment-là de feindre ce qu’il n’éprouvoit pas. Mais son embarras, sa rougeur, tout ce qu’il éprouvoit réellement, et qui se peignoit sur son visage, lui donna l’air de l’étonnement. Le comte poursuivit : Oui, mon ami, je suis uni à la plus charmante des femmes, et je suis bien loin d’être heureux. Je vais vous raconter en détail ma triste histoire ; c’est une consolation pour moi de vous ouvrir mon cœur. Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l’être, que c’est dans l’amitié seule que nous devons chercher notre bonheur.

Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf prévoyoit et redoutoit au-delà de toute expression, ce récit, qui confirmoit son malheur, ses remords, et qui déchiroit son âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans son cœur, et qu’il devoit avoir l’air d’ignorer ! Ah ! si Lindorf eut des torts, s’il fut la cause involontaire des malheurs du meilleur des hommes, ce qu’il souffroit dans cet instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin. Il lui raconta que c’étoit le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avoit eu l’idée de ce mariage, et lui en avoit écrit en Russie. Ce motif, dit le comte à son ami, et même la volonté du roi, qui paroissoit désirer vivement cette union, influèrent moins sur ma décision que l’âge et le genre d’éducation de celle qu’on me destinoit. Caroline de Lichtfield, sortie à peine de l’enfance, élevée à la campagne et dans la plus grande retraite, n’ayant jamais vu d’homme qui pût faire impression sur son cœur, me parut remplir parfaitement ce que je désirois depuis long-temps. Vous connoissez mon système ; c’étoit sur cette ignorance du monde et de l’amour qu’il étoit fondé. Je saurai bien, me disois-je, pénétrer dans ce jeune cœur, et me l’attacher, sinon par l’amour, du moins par une amitié si vive, une reconnoissance si tendre, qu’elles pourront m’en tenir lieu. Le premier moment sera contre moi ; mais tous ceux qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui assurant que je m’estimerois trop heureux si je pouvois obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda pas à m’apprendre qu’il avoit la parole du chambellan, et à m’ordonner de partir tout de suite pour conclure mon mariage. Je me mis en route ; mais je fus arrêté à Dantzick par une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort. C’est alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d’un père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne fut qu’au bout de deux mois, que je pus continuer mon chemin. J’arrivai à Berlin, et j’eus le chagrin de ne point vous y trouver. J’appris aussi avec peine que ma jeune épouse future, trompée sur le moment de mon arrivée, avoit passé chez son père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah ! combien ces deux mois pouvoient avoir apporté d’obstacles à mes projets de bonheur, et dérangé le plan que je m’étois formé pour y parvenir ! Je ne cachai point mes craintes à mon auguste maître, il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui-même avoit souvent observé Caroline, et toujours il avoit vu chez elle ce même air d’innocence, d’insouciance, de gaîté, qu’elle avoit apporté de sa retraite. J’ai répandu sourdement mes intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d’eux n’a cherché à acquérir des droits qui vous étoient réservés ; et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n’a cherché qu’à d’amuser.

Le soir même je fus présenté au baron de Lichtfield, mon beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille… Ici le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a vu les détails ; de l’impression d’horreur qu’il inspira à Caroline, et qu’il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce moment-là, sans doute, il eût été généreux, plus délicat, d’abandonner tous ses projets, et qu’il en avoit bien eu l’idée ; mais qu’il est facile, disoit-il à son ami, de se faire illusion ! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces mouvemens si naturels et si peu réprimés, qui devoient peut-être m’éloigner d’elle à jamais, furent précisément ce qui m’enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l’obtenir. Je crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette innocence de la première jeunesse, que j’avois craint que son séjour à la cour n’eût altérées.

Avec plus d’art, c’est-à-dire avec plus de fausseté, elle auroit bien mieux pu cacher ce premier mouvement d’effroi, et je lui savois gré de s’y être abandonnée. À peine l’avois-je entrevue : cependant à l’instant qu’elle entra, conduite par son père, sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout l’ensemble de sa figure, m’avoient frappé bien agréablement ; et c’étoit là l’idée que je m’étois formée de celle avec qui je voulois passer ma vie.

Il ne tint pas au chambellan que je ne me persuadasse que je n’entrois pour rien dans la fuite soudaine de sa fille. Sans le croire précisément, je l’écoutai avec plaisir, et j’en eus un très-vif lorsqu’il me jura sur sa parole d’honneur que le matin même elle l’avoit assuré que son cœur étoit libre, et qu’elle m’épouseroit sans peine. — Je ne l’ai point contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le lui permet, elle pourra vous le dire elle-même.

Ô mon ami ! qu’il est aisé de croire ce qu’on désire avec ardeur ! Je sortis presque persuadé ; et ce lendemain et les jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J’observois ma jeune épouse : elle ne me parut que très-timide ; d’ailleurs, rien n’annonçoit la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé à huit jours par le roi. Elle y consentit sans demander aucun délai ; et même, une fois qu’il en fut question, elle insista la première pour que ce retard n’eût pas lieu.

J’aurois dès ce temps-là cherché à m’attirer au moins sa confiance et son amitié ; mais dans le peu de visites que je lui rendis, le baron crut qu’il étoit de l’étiquette de ne pas nous quitter un instant. Elle parloit peu ; mais ce peu étoit prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les jours je m’attachois davantage à elle, et que j’étois persuadé que je serois le plus heureux des hommes.

La veille de la cérémonie, qui devoit se faire à la campagne, je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son charmant visage. Ses yeux étoient rouges ; son cœur paroissoit oppressé, on voyoit qu’elle s’efforçoit de prendre sur elle. J’en fus très-ému ; et saisissant une minute où son père nous avoit quittés, je m’approchai d’elle avec tendresse. Belle Caroline, lui dis-je, seroit-ce l’approche de mon bonheur qui fait couler vos larmes ? Elle baissa les yeux, garda quelques instans le silence ; enfin, elle dit à voix basse : On ne s’engage pas pour la vie sans effroi ; mais je vous crois bon et généreux, M. le comte, et cette idée me rassure. Il ne tiendra qu’à vous que je me trouve heureuse.

J’allois lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment qui s’approchoit. Comment donc aurois-je pu soupçonner le coup qui m’attendoit ? Alors racontant tout ce qui s’étoit passé le jour de son mariage, il tira de son porte-feuille cette lettre que Caroline lui remit elle-même, et qu’on a vue ci-devant.

Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant ; lisez et voyez à quel point je dus être atterré. C’est ici que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage. Il prit d’une main tremblante et parcourut seulement des yeux cette lettre si naïve, si touchante, tracée par celle qu’il adoroit. En la rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son cœur, et quelques larmes qu’il ne put retenir s’échappèrent sur ses joues.

Si le comte avoit eu le moindre soupçon de la vérité, cette émotion excessive le lui auroit sans doute confirmé. Mais il n’en avoit aucun, et n’y vit qu’une grande sensibilité, excitée peut-être par quelque rapport de situation.

Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu’il fut un peu calmé, vous partagez trop vivement ma situation ; je crains même d’avoir rouvert, sans le savoir, la plaie de votre cœur : peut-être aussi quelque lettre cruelle… Ah ! je devois encore me taire, et vous cacher ce fatal secret. Vous avez assez de vos peines. Je vous ai mal connu quand j’ai pensé que les miennes seroient un motif de consolation ; je vois au contraire qu’elle les aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf : cette preuve de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma situation, me pénètre.

Ah ! Walstein, Walstein, s’écria Lindorf, accablé sous le poids des remords, en se cachant le visage de ses deux mains ! et peut-être il alloit découvrir le véritable motif de son émotion et de ses larmes ; mais le serment qu’il avoit fait à Caroline de ne la point nommer lui revint dans l’esprit, et lui parut le premier des devoirs… Il s’arrêta. — Le comte ne l’auroit également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui dit-il ; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons une autre fois cette conversation… et ils sortirent ensemble. Le comte lui parla du pays et de la cour qu’il venoit de quitter ; il entra dans les détails les plus intéressans et les plus curieux. Son génie, naturellement observateur, son rang, les distinctions flatteuses de l’auguste souveraine de ces vastes états, qui lui témoignoit la plus grande estime, l’avoient mis en état de tout voir et de bien juger.

Cet entretien, qu’il animoit et prolongeoit pour donner à Lindorf le temps de se remettre, le calma en effet insensiblement, et lui fit le plus grand plaisir. Personne n’avoit l’art de se faire écouter et de captiver l’attention comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive, un son de voix qui alloit au cœur, le meilleur choix des termes, rendoient sa conversation on ne peut plus agréable. Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent des traits heureux placés avec goût, et ce genre d’esprit qui sait faire ressortir celui des autres, en faisoient véritablement un homme très-aimable dans toute l’étendue de ce mot, souvent trop prodigué. On ne sortoit jamais d’avec lui sans avoir appris quelque chose, et sans être en même temps très-content de soi-même.

Depuis son mariage, il avoit perdu de cette gaîté de la première jeunesse, que son accident même n’avoit pas altérée. Mais elle étoit remplacée par une imagination brillante, une énergie, un feu qui n’appartenoient qu’à lui et qu’on ne peut exprimer. En l’écoutant, on ne pensoit plus à sa figure ; et plus d’une fois, à la cour de Pétersbourg, il n’avoit tenu qu’à lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes sur cet article, que cette figure si maltraitée s’étoit raccommodée au point que Lindorf en fut surpris ; et Caroline, qui ne l’avoit vu qu’au sortir d’une maladie de deux mois, l’auroit été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avoit fait tomber alors entièrement, étoient revenus en abondance, parfaitement bien plantés et toujours arrangés avec soin. Le temps et un peu d’embonpoint avoient presque effacé les traces de sa cicatrice, et lui donnoient un air de santé, de jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur effrayante qu’il avoit lors de son mariage. Un large ruban noir cachoit encore l’œil qu’il avoit perdu ; mais l’autre étoit si beau, que ce ruban, qui n’ôtoit rien à la noblesse de sa figure, excitoit plutôt un tendre regret qu’un sentiment d’horreur. Un peu d’attention sur lui-même lui avoit fait aussi redresser sa taille. Elle n’étoit plus remarquable que par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la roideur. Il boitoit encore, il est vrai ; mais on ne marche pas toujours, et il marchoit peu. On peut donc imaginer qu’avec de très-belles dents et beaucoup d’expression dans la physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de 32 ans, n’étoit pas un objet bien effrayant. S’il avoit été de même deux ans plus tôt, Caroline seroit restée dans le salon, la lettre n’eût point été écrite, et ce livre n’existeroit pas. Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis.

Ils rentrèrent au château presque à l’entrée de la nuit. Lindorf, qui s’étoit laissé entraîner par le plaisir d’avoir retrouvé son ami et de l’entendre, en revint bientôt à son idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le comte avoit prise sur Caroline, il le supplia d’achever son histoire. Elle est finie jusqu’à ce moment, reprit le comte, et les choses en sont toujours au même point. Vous me connoissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je n’eus garde de m’opposer à une demande aussi forte, aussi touchante, aussi raisonnable même que l’étoit celle de Caroline. J’obtins, non sans peine, qu’elle retourneroit à Rindaw auprès de l’amie qui l’avoit élevée. Le roi, fâché sans doute qu’une union qu’il avoit arrangée tournât de cette manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit Lindorf vivement, ne devois-je pas être excepté… Ô mon ami ! ne suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches… Quoi ! me cacher l’événement le plus intéressant de votre vie !

Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m’en suis fait à moi-même ; mais un secret exigé par le roi, l’habitude où je suis de les garder… Malgré cela, je crois bien que, si je vous avois vu, je n’aurois pu prendre sur moi de vous faire un tel mystère. La crainte d’une lettre perdue, et la certitude que cette confidence vous affligeroit, m’ont plus retenu, peut-être, que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour vous de n’avoir pas su plus tôt mon secret.

Lindorf ne répondit rien ; il sentoit trop vivement le contraire ; mais il ne s’attendoit pas à ce qui devoit suivre… — Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes jeune et sensible ; ma petite femme est charmante ; vous auriez voulu la voir ; je vous en aurois prié moi-même ; et votre cœur, libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par l’amour, il est vrai. Mais, quel que soit l’excès de vos malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l’objet de votre amour étoit la femme de votre ami ; et Caroline elle-même vous auroit-elle connu sans danger pour son cœur ? (et lui frappant doucement sur l’épaule, il ajouta) : Mon cher baron, je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival.

Pauvre Lindorf ! Heureusement c’étoit entre jour et nuit, dans une salle assez obscure ; peut-être avoit-il choisi tout exprès ce moment pour renouer l’entretien. Dès qu’il put parler : J’espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas, n’imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu’il me rend la justice de croire que le seul titre de son épouse auroit suffi pour me garantir… — Oui, si l’on peut l’être contre la jeunesse, les grâces, l’esprit et la beauté. Mais ne prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serois pas permise s’il y avoit eu quelque danger… Vous n’en êtes que trop à l’abri dans ce moment ; d’ailleurs, vous ne verrez point la comtesse, et peut-être que moi-même… — Vous-même ! — Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut-être tant de difficultés irritent un sentiment que huit jours de connoissance ne devroient pas rendre bien vif ; cependant il m’occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de ma vie seroit de vivre avec elle, de faire le sien, d’en être aimé autant que je puis l’être ; et jamais je n’eus moins d’espoir d’y parvenir.

Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours à Rindaw, continua le comte, d’où elle n’est point sortie depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde retraite, sans voir jamais personne, ni goûter aucun des plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avoient cependant appris à les connoître. Elle avoit paru surtout (m’a-t-on dit) aimer la danse avec passion ; et cependant, le croiriez-vous, tous ces goûts si naturels à seize ans, cèdent à l’antipathie affreuse qu’elle a conçue contre moi. Elle lui donne une force, une fermeté incroyables ; et Caroline ensevelit avec plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne pas vivre avec un époux qui lui fait horreur. Avez-vous de ses nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse ? êtes-vous sûr qu’elle persiste dans cet injuste éloignement ? Je n’en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des papiers dans son porte-feuille. Voici une lettre d’elle à son père[8] ; il l’a reçue depuis peu, et me l’a laissée. Lisez-la ; vous verrez qu’elle lui déclare qu’elle veut rester à Rindaw, et qu’elle n’a pu soumettre encore ni son cœur ni sa raison aux liens qu’on lui a donnés.

Lindorf la prit, la lut comme il avoit lu la précédente, remarqua la date, et vit qu’elle avoit été écrite le jour même qu’il écrivoit le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit en silence.

Le chambellan, reprit le comte, m’a dit qu’il y avoit répondu comme il convenoit ; et, de sa part, cette phrase m’a fait trembler. Ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme. Peut-être qu’en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses pleurs, m’accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine s’augmente encore. Heureux du moins dans mon malheur, que cette haine ne provienne pas d’un autre attachement !… Ô mon cher Lindorf ! parlez ; guidez-moi. Que dois-je faire dans une circonstance aussi délicate ? J’attends de vous un conseil salutaire.

Un conseil ! dit Lindorf en hésitant ; le comte de Walstein n’en doit recevoir que de son propre cœur. Je t’entends, mon ami, reprit le comte ; et ce cœur m’a déjà dicté ce que je devois faire.

Nous verrons dans la suite ce que c’étoit. Laissons respirer Lindorf, qui n’avoit de sa vie autant souffert que pendant ce pénible entretien. Laissons reposer le comte des fatigues de son voyage, et revenons à Caroline.

Elle avoit en effet reçu cette terrible réponse de son père. Non-seulement il lui permettoit, mais il lui ordonnoit d’apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à la quitter incessamment pour venir habiter l’hôtel de Walstein. « Depuis trop long-temps (lui disoit-il) cet époux complaisant vous laisse suivre un caprice que son absence seule m’a fait tolérer ; il est temps qu’il cesse. Le comte est arrivé, et ne prétend plus être privé de son épouse… Il réclame ses droits ; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de ceux que vous avez à ma tendresse, et même à mes biens, si vous faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs. N’attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d’un roi, d’un époux, et d’un père également irrités d’une trop longue désobéissance, etc., etc. »

Tout cela n’étoit point vrai. Le chambellan agissoit de son chef. Il n’avoit pris ni les conseils ni les ordres de personne pour cette fulminante démarche. — Le roi, content d’avoir assuré à son favori la fortune de Caroline, ne songeoit plus à elle, et s’embarrassoit peu qu’elle vécût, ou non, avec lui. On connoît les sentimens du comte ; ainsi ce n’étoit que de son père qu’elle avoit à redouter une contrainte à laquelle elle ne s’attendoit pas, et qui la mit au désespoir.

Comme elle ne soupçonnoit pas même qu’on pût altérer jamais la vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du roi, et celle de son époux ; et elle s’affligea d’autant plus, qu’elle ne reconnoissoit pas à cette tyrannie ce généreux comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres lettres lui avoient peint si différent, et qu’elle commençoit à aimer à force de l’estimer. Ces sentimens firent bientôt place à la crainte et à la terreur, dès qu’elle crut qu’il vouloit abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d’âme et de générosité, avec le peu de délicatesse qu’il montroit actuellement, puisqu’il exigeoit le retour de sa jeune épouse, après la lettre qu’il devoit avoir reçue d’elle, et à laquelle il n’avoit pas même daigné répondre ? — Grand Dieu, disoit Caroline, combien il faut que son caractère ait changé ! Autant que ses traits, ajoutoit-elle en regardant le portrait qu’elle refermoit bientôt avec colère. Quoi ! je lui déclare que je préfère la mort à vivre avec lui… et le barbare exige… Ah ! Lindorf, Lindorf ! votre amitié vous égare ; et le comte de Walstein n’a pas les vertus que vous lui supposez.

Plus elle relisoit cette lettre de son père, plus sa douleur augmentoit. — N’attendez aucun appui de personne, répétoit-elle en frémissant, et versant des torrens de larmes. — Malheureuse Caroline… Mais j’en saurai trouver dans mon courage ; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il veut ma mort, sans doute ! eh bien il sera content. À tant de tourmens se joignoit encore celui d’avoir à raconter son histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu’on vouloit la séparer d’elle. Aussi souvent qu’elle voulut l’essayer, la parole expira sur ses lèvres.

Jamais elle ne put prendre sur elle d’affliger à cet excès cette sensible et malheureuse amie, d’exciter à la fois et sa colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu’on lui faisoit depuis si long-temps, les malheurs de son élève chérie, leur séparation prochaine, et peut-être par la mort ; car c’étoit bien le projet de Caroline, si on la forçoit à quitter Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa vue, la compagnie de sa chère Caroline étoit sa seule consolation. Elle disoit souvent que le moment où elle en seroit privée seroit celui de sa mort ; et l’idée d’être obligée de la quitter étoit peut-être encore ce qui désespéroit le plus la sensible Caroline. Elle ne put donc se résoudre à lui plonger le poignard dans le cœur, en lui parlant à l’avance de cette cruelle séparation. Quoiqu’elle lui parût inévitable, elle se flatta qu’elle seroit peut-être encore différée : son père ne lui fixoit point de temps précis ; il lui ordonnoit seulement de se tenir prête à partir lorsqu’il viendroit la chercher, sans doute avec ce redoutable époux.

Caroline leur laissa le soin d’instruire la chanoinesse, et attendit d’un jour à l’autre ce moment dans des transes mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa bonne maman du chagrin de se quitter. Elle étoit dans ce trouble, dans cette agitation continuelle, qui influoit même sur sa santé, lorsqu’un jour elle reçut une lettre dont elle reconnut à l’instant l’écriture et le cachet, et qui lui causa une émotion incroyable. Elle étoit du comte lui-même, de cet époux si redouté. Elle trembloit avant de l’ouvrir, et faillit à s’évanouir en voyant d’où elle étoit datée, c’étoit du château de Ronebourg, chez M. de Lindorf… Grand Dieu, il est chez Lindorf ; il est avec Lindorf ! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour pouvoir lire de qui suit.


Lettre du comte de Walstein à Caroline.


Du château de Ronebourg, chez
M. de Lindorf, ce 17 oct. 17…


« Si j’étois assez malheureux pour que cette lettre fût reçue avec un sentiment de crainte ou d’effroi, je conjure celle à qui elle est adressée de se rassurer, de la lire avec bonté, d’être convaincue que celui qui l’écrit perdroit plutôt la vie que de lui causer un seul instant de peine.

» Oui, madame, vous à qui je n’ose donner un nom plus tendre ; oui, je suis votre ami, je veux l’être, et c’est à ce titre que je vais m’entretenir avec vous de l’objet qui m’intéresse le plus au monde, du bonheur de Caroline. Il n’est rien que je ne sois prêt à faire pour l’assurer. Daignez me prescrire des ordres, des sacrifices ; tout me deviendra facile si je puis parvenir à vous rendre heureuse.

» M. votre père doit vous avoir écrit ; j’ignore le contenu de sa lettre ; mais, quel qu’il soit, s’il vous impose la moindre contrainte, il est démenti par mon cœur. Vous êtes libre, madame, maîtresse absolue de votre sort et du mien. Je vous remets à mon tour l’entière décision de ce que vous voulez que je devienne, et je jure de me soumettre à l’arrêt que vous prononcerez. Mais puis-je me faire là-dessus la moindre illusion ou conserver le moindre doute ? Ne l’ai-je pas sous les yeux, cette lettre cruelle[9] où vous déclarez que votre cœur n’a point changé, que ce malheureux époux est toujours détesté, et que votre unique désir est de vivre loin de lui ! Eh bien, Caroline, vous serez satisfaite ; vos désirs doivent être des lois pour moi : je n’ai que trop écouté les miens lorsque je vous ai enchaînée pour la vie. Je dois m’en punir, et mériter à la fois votre estime et votre reconnoissance, en m’éloignant de vous aussi long-temps que vous l’ordonnerez… Non, Caroline, vous ne serez point condamnée à vivre dans la retraite pour m’éviter. La cour ne sera point privée de son plus bel ornement, et votre père d’une fille qui fait sa gloire. Revenez auprès de lui jouir de ces innocens plaisirs que vous êtes si bien faite pour goûter, et ne craignez pas qu’ils soient empoisonnés par ma présence. Mon parti est pris. Je suis ici chez un ami, qu’une passion malheureuse oblige à voyager quelques années, et je suis décidé à partir avec lui. Ma compagnie adoucira ses peines ; et les miennes le seront par la consolante idée que vous êtes plus heureuse, plus tranquille, et que je répare, autant qu’il est possible, tout le mal que je vous ai fait.

» Vous êtes la maîtresse du nom que vous voudrez porter. Si le mien vous est odieux ; si vous préférez d’être encore pour tout le monde Caroline de Lichtfield, et de vivre chez votre père, j’obtiendrai facilement et de lui et du roi que le mystère de notre union soit encore prolongé. Mais si, comme il le paroît par votre lettre, il en coûtoit trop à votre âme franche et ingénue de cacher un tel secret ; si vous consentez à m’avouer pour votre époux, prenez en arrivant à Berlin le nom, le titre et le rang de comtesse de Walstein. Cette légère condescendance, en satisfaisant votre père et votre roi, vous rendra peut-être encore plus libre et plus heureuse. Vous habiterez mon hôtel, ou plutôt le vôtre. Vous engagerez cette tendre et respectable amie que vous ne voulez et ne devez jamais quitter, à venir l’habiter avec vous ; et moi, je m’engage ici par les sermens les plus solennels, par ma parole d’honneur, à ne revenir à Berlin que lorsque vous m’y rappellerez. Heureux si vous me laissez entrevoir dans l’avenir la possibilité de notre réunion ! Je me reposerai sur votre vertu, sur vos principes, sur votre générosité, et j’attendrai, non sans impatience, mais sans crainte et sans murmure, le moment où vous la fixerez. Il viendra ce moment ; oui, j’ose encore l’espérer. Vous sentirez une fois le besoin d’un ami véritable ; et, croyez-moi, Caroline, vous n’en trouverez jamais de plus tendre, de plus sincère qu’un époux qui vous chérit, qui veut votre bonheur, qui ne peut être heureux que lorsque vous serez vous-même heureuse et tranquille.

» J’attendrai votre réponse avant de partir. Adressez-la à Ronebourg, chez M. le baron de Lindorf. C’est cet ami dont je vous ai parlé, et dont je vous parlerai souvent, si vous daignez consentir à une correspondance qui seroit une bien grande consolation pour moi. Ne craignez rien ni du roi ni de votre père. Je saurai donner un prétexte plausible à mon voyage et à mon absence, qui sera peut-être bien prolongée, mais jamais on n’en saura le vrai motif. Adieu, madame ! Vous approuverez sans doute l’arrangement que je vous propose… Hélas ! ce projet est bien différent de celui que je formai en demandant votre main ! mais s’il vous rend heureuse, mon but est également rempli. »

Éd. Aug. comte de Walstein.


Quel sentiment dominoit dans l’âme de Caroline en finissant cette lettre ? Étoit-ce la surprise, l’admiration, les remords, l’attendrissement ? Ah ! tout étoit confondu ! elle ne savoit ce qu’elle éprouvoit. Pendant long-temps elle resta immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venoit de changer toutes ses idées, et dont elle avoit peine à croire le contenu.

En sortant de cette espèce d’anéantissement, son premier mouvement fut de se lever, d’ouvrir son bureau, de rassembler tous les papiers que Lindorf lui avoit remis, de courir dans l’appartement de sa bonne amie, de lui faire connoître cet homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenoit à lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter. Depuis quelques instans elle la trouvoit presque dans son cœur, ils ne lui paroissoient plus si pesans ces redoutables liens. Ah, Walstein, dit-elle à demi-voix, généreux Walstein ! non tu ne partiras point, tu ne seras point la victime…

Elle s’arrêta, craignant de s’engager trop avec elle-même. Son cœur étoit combattu, son âme oppressée, mais d’une manière moins douloureuse, et lorsqu’elle eut joint son amie, ce fut sans trop de peine qu’elle la prévint sur la confidence qu’elle avoit à lui faire ; et véritablement il falloit la prévenir. Ses idées étoient si loin de ce qu’elle alloit apprendre… Caroline, sa Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu’elle s’en doutât, étoit un événement si singulier, si inattendu, que tous ses romans ne lui en avoient pas offert un pareil, et qu’elle pouvoit en mourir de surprise.

Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres caresses, que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et les raisons qu’on avoit eues de le garder. Lorsque la bonne chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère, ses reproches ; lorsqu’elle se fut tour à tour attendrie et fâchée ; qu’elle eut bien grondé et bien pleuré ; lorsqu’elle eut répété cent fois qu’il étoit affreux qu’on se fût défié d’elle, et plus affreux encore qu’on eût sacrifié cette pauvre enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure de tranquillité. Elle l’employa à raconter tout ce qui regardoit Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus ; mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et sans réserve.

Non, maman, lui disoit-elle avec tendresse, non, votre Caroline n’aura plus de secret pour vous ; j’ai trop souffert de cette affreuse contrainte. Ce n’est que depuis peu de jours que j’ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu d’instans que j’en ai le courage. C’est au comte que je le dois : oui, c’est à lui seul que je dois le bonheur d’oser vous ouvrir mon cœur, et de n’avoir rien que de consolant à vous apprendre. Oh ! quand vous saurez à quel ange je me suis unie, et combien j’ai de torts avec lui, ce n’est pas votre Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu’un peu d’indulgence et de patience pour un récit bien long, car je ne veux rien vous cacher ; non, rien du tout, je vous le jure. En effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui avouant son penchant pour Lindorf. — Hélas ! je l’ai bien vu, reprit la chanoinesse ; et moi, insensée, qui m’en félicitois ! Je croyois… j’avois arrangé dans ma tête… Voyez à quoi vous m’exposiez avec ce beau mystère ! Ne sais-je pas ce qui arrive toujours ? On se connoît, on s’aime, parce qu’enfin on est fait pour aimer ; et c’est pour la vie, car une première impression ne s’efface jamais. — Ah ! j’espère qu’elle s’effacera, dit vivement Caroline ; je ferai du moins tous mes efforts pour la détruire. — Et tu n’y réussiras pas, pauvre enfant ; je sais ce que c’est. Plus on combat une inclination, plus elle augmente. Est-il possible de cesser d’aimer ? — Oui, sans doute, quand un attachement nous rend coupable… Ah, maman ! maman ! vous ne savez pas encore à quel excès nous l’étions tous deux ; j’offensois le meilleur des époux ; et Lindorf, un ami comme il n’en fut jamais.

Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir l’achever, interrompue à chaque instant par les exclamations de la chanoinesse. Elle se passionna d’abord pour le brave général tué en défendant son roi ; le jeune comte aussi l’intéressa ; mais son cher Lindorf lui tenoit encore au cœur. Comme il écrit bien ! disoit-elle. Quel style tendre et sentimental ! ah, je le regretterai toute ma vie ! C’est là l’époux qu’il te falloit. Cependant, dès qu’il fut question de Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel éloge il fait de cette fille ! est-ce qu’un gentilhomme, un baron, s’avise de regarder si une petite fermière est jolie ? Mais lorsqu’elle le vit sérieusement amoureux et projetant d’épouser, elle n’y tint plus. Sa colère fut au point que Caroline se repentit presque de l’avoir excitée. Ne m’en parlez plus, disoit-elle ; comme il m’a trompée ! Aimer une paysanne, penser à l’épouser, et oser après cela faire la cour à mademoiselle de Lichtfield ! En vérité c’est odieux. Tu dois te trouver trop heureuse d’être mariée, et de n’avoir pas été dans le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu’un second amour ! et après une fermière encore ! Comme cet homme m’a trompée ! À qui peut-on se fier ?…

Caroline, plus attendrie qu’humiliée d’être l’objet de ce second amour, ne répondoit rien, soupiroit et reprenoit sa lecture quand la pétulante baronne le lui permettoit. À mesure que Lindorf perdoit dans son estime, Walstein au contraire y gagnoit considérablement : bientôt ce fut son héros par excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur d’âme, l’enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétoit-elle à Caroline, d’être la femme de cet homme-là. Mais qu’est-ce que vous disiez de sa laideur ? Moi, je le vois beau comme un ange, et des sentimens d’une noblesse !… Comme il parloit à ce petit Lindorf ! Ah ! ce n’est pas lui qui auroit aimé une fermière. Elle en eut cependant peur un moment, et ne savoit plus que penser. Mais lorsqu’elle en fut à la terrible catastrophe ; lorsqu’elle vit le comte blessé, défiguré ; lorsqu’elle sut à quel excès il avoit porté la générosité et l’amitié, elle fit les hauts cris, et ne pouvoit plus se contenir. Lindorf étoit un monstre, et Walstein un dieu devant qui on devoit se prosterner. Son enthousiasme augmentoit à chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble… Elle jura que le ciel avoit créé cet homme tout exprès pour sa Caroline. Ce n’est point une âme de ce siècle, disoit-elle ; il ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j’ai lu de plus sublime ; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes. Vous le voyez, il aimoit encore Matilde : il en aimeroit une douzaine à la fois. Passe pour celle-là ; elle est comtesse, au moins ; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans doute qu’à présent il reviendra à la jeune comtesse ; mais j’espère qu’elle fera comme je fis quand ton père m’offrit sa main après la mort de sa femme, et qu’elle aura comme moi la noble fierté de le refuser. — Ah ! j’espère bien que non, s’écria Caroline ;… et ce mot partit du fond de son cœur ; elle en fut surprise elle-même. C’étoit la première fois qu’elle éprouvoit un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde, qu’il l’aimât, l’épousât, et ne fût plus que son frère. Par une révolution singulière et presque subite, elle sentit que son attachement pour lui n’étoit pas actuellement le sentiment le plus vif de son cœur. Il est vrai qu’elle étoit dans un moment d’enthousiasme, et que celui de son amie l’excitoit encore. Mais nous laisserons à celle-ci le soin de l’entretenir.

Lorsqu’elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avoit reçue ce jour même, cette lettre où le comte parloit d’elle, pensoit à elle, et lui assuroit le bonheur de vivre toujours avec sa Caroline ; lorsqu’elle eut entendu cette phrase : « Vous engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez pas quitter, à venir vivre avec vous »… elle ne put modérer ses transports ; elle embrassa tendrement Caroline, en l’appelant sa chère petite comtesse, et lui disant, la larme à l’œil : Nous ne laisserons pas partir cet ange : n’est-ce pas, ma fille ? il ne partira pas ?

Non certainement, reprit Caroline ; je serois la plus ingrate des femmes si j’y consentois ; permettez même que j’aille lui répondre tout de suite ; le courrier part ce soir.

Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée de ce qu’elle venoit d’entendre, et ayant bien assez à penser pour ne pas s’ennuyer d’être seule. Rien que l’idée d’écrire au comte auroit fait mourir d’effroi Caroline, si on la lui eût présentée la veille. À présent rien ne lui paroissoit plus facile à faire que cette réponse. Son cœur, pénétré et rempli de reconnoissance, d’admiration, ne demandoit pas mieux qu’à s’épancher. Son imagination exaltée lui dictoit mille choses ; et à peine fut-elle dans son appartement qu’elle courut à son bureau. Le premier objet qui se présente en l’ouvrant, est la petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa colère contre lui, elle l’avoit cachée sous le tas de papiers qu’elle venoit d’ôter. Elle la prend, elle l’ouvre ; elle regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si douce, avec un sentiment qu’elle n’avoit point encore éprouvé. Elle oublie combien il est changé, et s’étonne d’avoir pu refuser son cœur à l’original de cette charmante peinture. Insensiblement elle s’attendrit ; ses larmes coulent ; elle approche le portrait de ses lèvres, et sent une véritable émotion. Elle étoit, comme on le voit, très-bien disposée pour sa réponse. Si elle l’eût faite dans cet instant, elle eût sans doute été plus tendre que le comte n’eût jamais osé l’espérer ; mais malheureusement en écartant, pour écrire, tous les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur cette lettre de son père, qui lui peignoit le comte si irrité contre elle. Celle qu’elle venoit de recevoir la démentoit trop formellement, pour qu’elle ne vît pas que son père lui en avoit imposé ; mais étoit-ce en tout ou en partie ? Il en coûtoit à Caroline pour croire son père absolument faux. Le comte pouvoit avoir feint d’entrer dans sa colère ; il pouvoit aussi l’avoir partagée au premier instant où elle supposoit qu’il avoit reçu d’elle cette lettre si forte, si décisive, qu’elle s’étoit tant reprochée, et qu’elle se reproche plus encore, depuis qu’elle a reçu celle du comte. Elle s’arrête à cette dernière idée, se rappelle les expressions dures qui lui sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus voir dans le procédé du comte que le désir ardent de s’éloigner d’elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre, déraisonnable ; car c’est ainsi qu’il doit me voir, qu’il me voit sans doute ; et je l’ai bien mérité ! Qui sait encore s’il n’est pas instruit de mes sentimens pour son ami ? Ils demeurent ensemble ; et le comte est si pénétrant ! Me parleroit-il de lui, de cette passion malheureuse, s’il en ignoroit l’objet ? Il le connoît sans doute ; et sa délicatesse m’épargne les reproches qu’il sent bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe, d’ailleurs, à qui appartienne ce cœur ingrat et dur qui l’a repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans des climats éloignés ? Voilà l’imagination de Caroline qui travaille, qui lui peint tout en noir. Plus elle relit actuellement cette lettre qui lui paroissoit si tendre, si flatteuse, plus elle est convaincue que c’est la générosité seule du comte qui l’a dictée, et qu’il n’a d’autre désir que de vivre loin d’elle, sans cependant gêner sa liberté. Quelle apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à sa patrie, à ses emplois, à la cour, à la position où le plaçoit la faveur et l’amitié de son souverain ? S’il avoit le moindre désir de vivre avec elle, n’en auroit-il pas fait au moins la tentative ? N’auroit-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses sentimens actuels, avant de prendre cette résolution cruelle ? Mais pouvoit-il en douter après la lettre qu’il a dû recevoir ; et cette femme qui l’assuroit de sa haine, n’a-t-elle pas dû lui en inspirer une éternelle ?… Ah ! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait, j’ai eu un instant d’illusion et presque de bonheur ; il faut y renoncer. Le bonheur n’est pas fait pour moi ; et je ne puis m’en prendre qu’à moi-même !… Comme il m’auroit aimée ! Mais il ne m’aimera jamais ; il ne veut pas me connoître ; il me hait ; il me méprise ; il ne peut pas me pardonner ; et cependant quelle bonté, quelle générosité ! Mais dois-je en abuser, et, après l’avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie ? Non… Mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici, loin de lui, loin de tout le monde… J’expierai mes fautes et mes erreurs… Il sera libre alors de rester à la cour, d’exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur de tous ceux qui l’approcheront… et Caroline, l’ingrate Caroline ne troublera plus le sien :… Il oubliera qu’elle existe !

Elle prit vivement une plume, une feuille de papier, et traça ce qui suit avec rapidité.


Lettre de Caroline au comte de Walstein.


Rindaw, novembre.


« Non, monsieur le comte, je ne retarderai pas d’un instant cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude vous prouver ma reconnoissance, et les sentimens dont je suis pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes ! Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent à la proposition que vous me faites ; j’en deviens et plus coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à vivre dans la retraite. — Oh ! n’ajoutez pas à mon malheur celui de penser que je suis la cause d’une absence qui vous dérangeroit sans doute, et ne changeroit rien à mon sort. Puisque vous avez la générosité de m’en laisser la maîtresse, je suis décidée, quoi qu’il arrive, à rester ici. Mon absence de Berlin ne nuit à personne, n’intéresse personne. On a sûrement oublié cette petite fille qu’à peine on a vue ; et mon père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw, cette chère amie, ou plutôt cette tendre mère, est le seul être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être utiles et agréables. Je ne puis ni la quitter ni lui faire abandonner le genre de vie qu’elle a choisi depuis si long-temps.

» Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu’elle a pris de mon enfance. Votre lettre m’assure de votre consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu’est-il besoin que ce soit par une distance immense ? Je dois, je veux vivre ici, oubliée et tranquille, s’il m’est possible. Pour vous, M. le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre roi ; rien au monde ne doit balancer de tels motifs.

» Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle ? Ah ! c’est alors que je serois vraiment coupable, et que les reproches les plus amers empoisonneroient mes jours ! Non, je me rends justice, et je me soumets à mon sort. Il n’a rien de fâcheux, pendant que je puis habiter dans le sein de l’amitié, et dans le séjour paisible où j’ai passé toute ma vie. Ces plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis ni les regretter ni les désirer. Ah ! je ne regrette rien, que de n’avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon seul désir est d’apprendre dans ma retraite qu’il est heureux comme il mérite de l’être. Ma résolution doit y contribuer. J’y saurai persister, je vous le jure. La solitude n’a rien du tout qui m’effraie. Au contraire, je borne tous mes vœux à y passer ma vie entière ; et s’il est vrai que vous vouliez mon bonheur, vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin, Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils doivent l’être.

» Mon amie sait enfin depuis ce matin les liens qui nous unissent ; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que je me ferai gloire de porter, je serai désormais, pour le peu de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez le confier,

» Caroline de Walstein,
» née baronne de Lichtfield. »


Quand même Caroline n’auroit pas voulu prendre ce nom qu’elle commençoit à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu’elle écrivoit sa lettre, la chanoinesse n’avoit pas manqué de rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline étoit comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l’appeler toujours à l’avenir, madame la comtesse. Elle fut ponctuellement obéie ; et, dans l’espace de quelques minutes, deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent chez Caroline sous différens prétextes, uniquement pour avoir l’occasion de dire : Madame la comtesse. Dès que madame la comtesse eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j’en ai pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne plus aimer que vous seule au monde.

Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre chanoinesse ; elle avoit alors bien d’autres idées. Son imagination étoit montée au plus haut point d’enthousiasme pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline étoit devenue l’unique objet de ses vœux. Mais comme il entroit dans le plan qu’elle venoit de former que la jeune comtesse ignorât tout, elle feignit d’approuver sa lettre, et se fit peut-être un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de tous les âges) du mystère qu’on lui avoit fait, en tenant secret à son tour ce qu’elle méditoit.

La lettre fut donc cachetée telle qu’elle étoit. On prétend qu’il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur l’adresse, chez M. le baron de Lindorf. Elle assure à présent qu’elle ne le croit pas ; mais on peut croire au moins que ce fut le dernier.

Le lendemain et les jours suivans, elle ne fut occupée que du comte ; et plus elle y pensoit, plus elle s’attachoit à cette pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d’une fois. Elle crut y trouver mille choses qu’elle n’avoit point encore remarquées, et qui répandoient un nouveau jour sur le cœur et l’esprit de cet homme excellent, dont elle connoissoit trop tard tout le mérite.

Le petit portrait sorti de sa boîte fut suspendu à un cordon, passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par jour elle le tiroit de son sein, le contemploit avec attendrissement, le recachoit avec dépit ; mais plus elle sentoit que son époux auroit fait le bonheur de sa vie, plus elle s’applaudissoit de la résolution qu’elle avoit prise. Persuadée qu’il ne vouloit pas vivre avec elle, il lui en coûtoit bien moins de le savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant avec Lindorf.

L’idée d’être la cause de l’exil que ces deux amis s’imposoient la révoltoit ; elle ne pouvoit la supporter. Du moins, disoit-elle, que l’un des deux soit heureux dans sa patrie, et même elle éprouvoit un certain plaisir du sacrifice qu’elle faisoit au bonheur du comte. C’étoit en quelque sorte une expiation de ses torts avec lui, qui la justifioit à ses propres yeux, et la raccommodoit avec elle-même.

Pendant qu’elle étoit agitée de ces diverses pensées, la chanoinesse de son côté n’étoit pas oisive, et ne cessoit de réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux.

Il s’en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire au comte par une femme de chambre de confiance qu’elle avoit, pour l’inviter en son nom, à se rendre à Rindaw, ou bien de mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte, et d’engager son mari à s’y rencontrer, ou, ce qui valoit encore mieux, de raisonner avec elle, de l’amener doucement à une réunion qu’elle désiroit trop elle-même pour s’y refuser long-temps. Mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop commun pour faire le dénoûment d’un roman dans lequel elle étoit transportée de jouer un rôle. Il falloit des surprises, des reconnoissances, de grands coups de théâtre ; et voici ce que cette prudente tête imagina.

Un jour, c’étoit le troisième depuis que la lettre de Caroline étoit partie, elle lui dit que depuis long-temps elle avoit envie de visiter son chapitre, et d’y passer quelque temps ; que c’étoit un devoir qu’elle avoit trop négligé ; qu’elle vouloit le remplir encore une fois avant sa mort ; qu’elle partiroit dès le lendemain, et qu’elle la prioit de l’accompagner.

Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu’elle avoit obtenue depuis long-temps de vivre à Rindaw, la dispensoient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort, qu’elle n’osa pas la contrarier, d’autant plus qu’elle se fit elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderoit son entrevue avec son père, l’éloigneroit quelque temps d’un séjour qui lui rappeloit trop de choses, et la distrairoit de sa mélancolie. Un autre motif s’y joignit encore ; elle avoit toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquoit à son cœur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvoit plus vivement encore le besoin d’une amie. La baronne de Rindaw étoit bien la sienne ; mais ce respect que l’on conserve pour ceux qui nous ont élevés ; cette différence immense de leurs âges, qui lui donnoit la crainte continuelle de la perdre d’un jour à l’autre ; l’effroi de la solitude où la mort de cette unique amie la laisseroit : tout augmentoit ce désir ardent d’en trouver une autre plus rapprochée d’elle, dont l’âme répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui l’agitoit, et entretenir, dans l’absence, une correspondance qui lui paroissoit d’avance un des plus grands charmes de la retraite où elle comptoit passer ses jours.

Ah ! pensoit-elle souvent, si j’avois seulement une amie telle que je me l’imagine, combien je l’aimerois, et comme je saurois m’en faire aimer ! Un sentiment si doux suffiroit pour remplir mon cœur ; j’oublierois bientôt que j’en ai connu de plus vifs, et que celui à qui je voudrois les consacrer tous à présent ne peut plus les partager…

Quand dans les livres nouveaux qu’on leur envoyoit de Berlin, elle trouvoit une correspondance entre deux amies, son cœur palpitoit ; elle soupiroit, et disoit tristement : Et moi je n’ai personne à qui je puisse écrire tout ce que je pense. Je n’ai point de lettres à attendre, à recevoir ; et cela lui paroissoit le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu’un séjour dans un chapitre où l’on élevoit plusieurs demoiselles de distinction, lui fourniroit certainement l’occasion de former une liaison d’amitié avec quelques-unes d’entre elles, et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le lendemain.

Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne manqua point d’emporter avec elle son précieux cahier et ses lettres, qui étoient devenus presque son unique lecture, et moins encore son cher petit portrait, qui ne quittoit plus son sein, et qu’elle aimoit tous les jours davantage. En attendant qu’elle eût une amie, il lui en tenoit lieu ; il étoit devenu le confident de ses plus secrètes pensées. C’étoit à lui qu’elle avouoit le regret mortel qu’elle éprouvoit, en croyant avoir perdu sans retour, et l’estime, et l’amitié de son époux. Cette physionomie expressive et sensible paroissoit l’entendre, lui répondre, la rassurer ; et ses momens les plus doux étoient ceux où elle avoit avec lui cette conversation muette.

Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline, et leurs femmes de chambre montèrent en berline.

Madame de Rindaw étoit de la plus grande gaîté ; elle fut prête la première, et paroissoit se faire un extrême plaisir de cette course. Comme elle n’y voyoit plus du tout, et qu’elle n’étoit distraite par rien, elle causoit beaucoup, et vouloit qu’on lui rendît compte de tous les endroits où l’on passoit. Ce fut d’abord dans cette route sur laquelle donnoit le pavillon où Caroline avoit entendu Lindorf pour la première fois, où depuis elle s’étoit entretenue si souvent avec lui, et l’avoit enfin vu s’éloigner pour jamais.

Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de Risberg, et côtoya le parc où elle s’étoit égarée, et où elle avoit rencontré Lindorf. C’est alors qu’elle put connoître la différence des sentimens qui l’agitoient dans ce temps-là, de ceux qu’elle éprouvoit actuellement. Son cœur ne palpita point ; mais il se serra péniblement. Au lieu d’attacher des regards attendris sur les endroits qui lui retraçoient un amour qu’elle n’avoit plus, et qu’elle se reprochoit encore, elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant douloureusement à tous les torts qu’elle avoit avec son époux.

Tout le reste du voyage se passa sans aucun événement. La vieille baronne le soutint très-bien, et conserva sa bonne humeur. Elle n’appeloit plus Caroline que ma chère comtesse, et la nommoit à chaque instant. Souvent aussi elle voulut parler du comte ; mais Caroline, plus prudente qu’elle, retenue par la présence des femmes de chambre, craignant également d’en dire trop ou trop peu, détournoit la conversation.

Le chapitre où elles alloient étoit à quelques journées de Rindaw. Caroline ne se croyoit pas éloignée, et s’impatientoit d’arriver, lorsqu’elle vit le cocher enfiler l’avenue d’un grand et antique château, dont elle avoit aperçu de loin les girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d’un air content, lui répondit qu’on suivoit ses ordres, et qu’elle vouloit voir en passant un ami qui demeuroit là. Caroline n’eut pas le temps de faire d’autres questions sur cet ami, dont jamais elle n’avoit entendu parler ; elles étoient déjà dans la cour du château.

La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordonne d’aller savoir si M. le comte de Walstein est là, et si deux de ses amies peuvent avoir le plaisir de le voir.

À ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cri, et peut à peine articuler : Eh ! grand Dieu ! maman, ai-je bien entendu ? où sommes-nous ? où m’avez-vous amenée ? — Au château de Ronebourg, répondit la baronne en riant, et je t’amène à ton époux.

La pauvre Caroline n’a pas même entendu toute cette phrase. Ses sens l’ont abandonnée ; elle est tombée sans la moindre connoissance sur l’épaule de son imprudente amie. Sa femme de chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l’état affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop tard de ce qu’elle a fait, et Caroline, toujours évanouie, ne donne pas le moindre signe d’existence.

Tout cela se passoit dans la berline, au milieu de la cour du château, tandis que le laquais s’acquittoit de sa commission, et qu’on cherchoit le comte, qui se promenoit dans le parc avec Lindorf. Enfin on l’a trouvé. Il ne comprend rien à cette visite, à ces amies inconnues ; car la chanoinesse, qui vouloit jouir des grandes surprises, avoit défendu qu’on la nommât, et le comte, qui avoit reçu seulement la veille la réponse de Caroline, n’avoit garde d’imaginer que ce fussent elle et la baronne.

Il se presse de venir recevoir les dames qu’on lui annonce ; son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se présente à leurs yeux, c’est Caroline, sans aucun sentiment, les cheveux détachés, le sein découvert, son lacet coupé, qu’on efforçoit de sortir comme on pouvoit de la berline, et la baronne tout en larmes, jetant les hauts cris, appelant l’univers entier au secours, s’accusant de la mort de Caroline, et jurant de ne pas lui survivre.

Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de savoir ce que c’étoit, qu’on juge de l’impression qu’il fit sur Lindorf. Au premier instant, il a reconnu Caroline, et peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son cœur. Grand Dieu ! que vois-je ? s’écrie-t-il en se précipitant auprès du carrosse. Alors il n’en peut douter. Mais la pâleur de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui persuadent qu’en effet elle vient d’expirer, et bientôt son état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenoit rien encore à tout ce qu’il voyoit, et qui, marchant difficilement, arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n’a que le temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime bientôt ; mais c’est pour se livrer au plus affreux désespoir, c’est pour dire au comte : « C’est elle ; c’est votre Caroline ; c’est la mienne ! c’est celle que j’adorai, qui n’existe plus, et que je veux suivre au tombeau… »

En disant cela, il s’arrache avec violence des bras du comte, qui, atterré de ce qu’il entend, de ce qu’il voit, ne sachant ce qu’il doit croire, cherche à percer une foule de domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec peine. On venoit d’en tirer Caroline ; et le grand air commençoit à lui rendre l’usage de ses sens. Elle entr’ouvroit les yeux, faisoit quelques mouvemens ; et sa femme de chambre, assise par terre, la soutenoit contre elle pendant qu’on étoit allé chercher un fauteuil pour la transporter plus commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa berline, où elle payoit cher son imprudence, s’agitoit, pleuroit, réclamoit le comte, et ne se calma que lorsqu’on lui dit qu’il étoit là, et que Caroline se ranimoit.

Oui sans doute il étoit là ; mais il ne savoit pas encore si tout ce qui se passoit n’étoit pas un songe, une illusion. Caroline à Ronebourg, et paroissant y être amenée avec violence, puisqu’elle y arrivoit mourante ! Le désespoir et la fuite de Lindorf, qui avoit disparu, étoient peut-être encore un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissoient à l’oreille du comte : C’est votre Caroline ; c’est la mienne ; c’est celle que j’adorai ! Quoi ! ce seroit Caroline que Lindorf aimoit, dont il étoit aimé !… Il cherchoit encore à en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur, s’étoit trompé. Mais malgré le changement que deux années avoient apporté à la figure de Caroline, et celui que lui causoit son état actuel, il ne put long-temps la méconnoître.

Après l’avoir regardée quelques instans en silence, il se jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur contre ses lèvres. Elle entr’ouvre les yeux, ne se rappelle distinctement rien, ne sait où elle est, qui est cet homme prosterné devant elle. Trop foible pour rien articuler, elle retire doucement ses deux mains, qu’il pressoit toujours dans les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse un déluge de larmes. Le comte, toujours à genoux devant elle, pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer, lorsqu’il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne cessoit de l’appeler du fond de sa berline, et qui continuoit à s’impatienter. Elle l’appelle enfin si haut, qu’il est contraint de laisser Caroline, et d’aller à elle. Ce fut au moins avec l’espoir d’apprendre quelque chose sur cette étrange aventure ; mais la pauvre femme étoit si émue, si agitée, disoit tant de choses à la fois, qu’il n’étoit pas possible d’y rien comprendre.

Le comte, d’ailleurs en s’approchant d’elle, fut frappé d’une autre idée. Il ignoroit tout-à-fait le malheureux état de sa vue. Ce fut un nouveau trait de lumière pour lui. Il se rappelle à l’instant cette vieille parente aveugle dont celle que Lindorf aimoit prenoit tant de soin ; et ce qui, dans le temps même, auroit contribué à détourner ses soupçons, s’il en avoit eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute. Cependant il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline, que l’on venoit de placer dans un fauteuil.

La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu’elle lui dit d’une voix bien foible, et avec le ton du reproche : Ah ! maman, maman, qu’avez-vous fait ? Peu à peu ses idées étoient revenues : mais elle étoit encore si abattue et si souffrante, que ses yeux étoient fermés, et qu’elle n’auroit pu se soutenir. Le comte donna des ordres pour qu’on la transportât doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit ; elle-même parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès d’elle ; et le comte, après lui avoir baisé la main, qu’elle ne retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de passer dans celui de Lindorf, dont il étoit extrêmement inquiet. Il ne le trouva point ; mais en parcourant sa chambre des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la regarda : elle étoit à son adresse. Il l’ouvre avec émotion, et lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se ressentant du désordre où étoit Lindorf en l’écrivant.

« L’événement le plus inattendu, le plus incompréhensible, vient de vous découvrir le fatal secret que je voulois emporter au tombeau. Je n’ai pas été le maître de mon premier mouvement. Voir Caroline expirante, et se taire, c’étoit au-dessus des forces de l’humanité… Oui, mon cher comte, c’est elle-même que j’adorai sans la connoître, sans imaginer que vous eussiez aucun droit sur elle. J’atteste le ciel qu’à l’instant où je l’appris, je m’éloignai d’elle avec la ferme résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvois-je prévoir que dans ma retraite, que chez moi-même… Grand Dieu ! il manquoit à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes sermens, et de porter le trouble dans votre âme. Ô Walstein ! rassurez-vous. Vous possédez le modèle de l’innocence, de la vertu, de toutes les vertus. Elle seule étoit digne de vous, et vous étiez le seul mortel digne d’elle. Puissiez-vous faire long-temps votre bonheur mutuel… Pour moi, je pars ; je vous délivre pour jamais d’un malheureux ami, qui semble n’exister que pour votre tourment. Mais j’ose encore vous demander une dernière grâce : que votre épouse ignore, et que je l’ai vue, et que vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien trompé, ou c’est elle-même qui vous l’apprendra, qui n’aura bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de le devoir à sa confiance ; et je n’emporterai pas l’affreuse idée qu’elle puisse croire que je l’aie trahie… Adieu, mon cher comte ! Adieu, Caroline ! Adieu pour toujours, uniques objets d’un cœur également déchiré par l’amour et par l’amitié. Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez pas.

» P. S. Vous voudrez bien vous regarder à Ronebourg comme chez vous ; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé, pour m’assurer que vous me pardonnez, et que vous êtes heureux. Vous ne pouvez manquer de l’être, puisqu’elle vit, puisqu’elle vous est rendue !

» Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les passer loin de vous et loin d’elle. »


Cette lettre avoit été tracée avec tant d’émotion et de rapidité, que le comte put à peine la lire. Il ne fit que la parcourir pour le moment, et ressortit pour parler à Varner, valet de chambre de Lindorf. Son projet étoit de faire courir sans délai après lui, et de tâcher de l’engager à revenir ; mais il sut bientôt que c’étoit impossible.

Lindorf, après s’être convaincu qu’il avoit pris une fausse alarme, et que l’état où il avoit vu Caroline n’étoit qu’un profond évanouissement dont elle commençoit à revenir, ne s’étoit donné que le temps de faire seller un cheval anglois, coureur excellent, d’écrire pendant ce temps-là la lettre qu’on vient de lire, et de partir au grand galop.

Il avoit seulement dit à Varner d’arranger tout pour le joindre avec ses équipages dans le lieu qu’il lui marqueroit. Et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour la compagnie qu’il laissoit au château, il étoit disparu, défendant qu’on le suivît…

Lorsque le comte sut qu’il n’y avoit aucun espoir de le ramener ce jour-là, il fit promettre à son valet de chambre de l’avertir des premières nouvelles qu’il recevroit. Il relut sa lettre, qui l’attendrit jusqu’aux larmes. Ne pouvant plus résister ensuite au désir de savoir les motifs de cette étrange arrivée, il fit demander à la chanoinesse s’il pourroit l’entretenir quelques instans dans un salon attenant à la chambre où l’on avoit mis Caroline.

Elle s’y rendit tout de suite, étant tout aussi impatiente de parler, que le comte l’étoit de l’entendre. Après lui avoir dit que la comtesse reposoit, elle ajouta d’un ton gracieux : Quoique ceci n’ait pas tourné précisément comme je l’aurois voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, M. le comte, de vous l’avoir amenée ? — Avant de vous témoigner ma reconnoissance, madame, je voudrois être sûr qu’elle n’a point été forcée de faire cette démarche. — Forcée ! M. le comte, forcée ! En vérité vous n’y pensez pas ; vous ne me connoissez pas. Est-ce moi qui forcerai jamais cette chère enfant à quoi que ce soit ? Non, M. le comte, c’est bien de son plein gré qu’elle a fait ce voyage ; depuis long-temps je ne l’ai vue aussi gaie que pendant la route : c’étoit une impatience d’arriver… — En ce cas, interrompit le comte, je n’y comprends plus rien. J’avois craint que cet évanouissement, ces larmes, ces mots qu’elle vous adressoit avec le ton du reproche… — Mais ce n’étoit que la surprise de se trouver ici près de vous… l’émotion d’une première entrevue… que sais-je ? ces jeunes personnes sont si timides ! J’avoue bien que j’aurois mieux fait de la préparer doucement… Mais, d’un autre côté, ceci fera événement ; et si jamais on écrit votre histoire, c’en sera l’incident le plus intéressant.

Le comte qui ne connoissoit point la tournure romanesque de son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement, lui en demanda l’explication, et apprit enfin que si ce n’étoit pas par violence qu’on avoit amené Caroline à Ronebourg, c’étoit avec une supercherie, qu’il fut loin d’approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui s’en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa crainte de n’y pas réussir par un autre moyen. Cependant, dit-elle, si j’avois pensé… mais j’avoue que cela m’étoit totalement sorti de l’esprit. — Quoi, cela ! reprit le comte. — Oh ! rien, rien du tout. C’est quelque chose que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette terrible émotion… Mais, à propos, M. le comte, je viens d’apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de Lindorf… Cette terre est donc à lui ? — Oui, madame ; est-ce que vous l’ignoriez ? — J’aurois dû le savoir, mais j’ai mal compris tout cela ; depuis quelque temps j’ai la tête si foible… J’ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronebourg étoit à vous. — Non, madame ; mais c’est la même chose. M. le baron de Lindorf est mon intime ami ; il m’a prié en partant de me regarder ici comme chez moi. — En partant, dites-vous ? il est donc absent ? — Oui (répondit le comte, en souriant malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disoit tout en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. — En vérité, j’en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux. — Pourquoi donc, madame ? — Mais, je ne sais… pour ne pas lui donner la peine, l’embarras… La pauvre femme ne savoit trop que dire. Elle s’apercevoit à regret qu’elle avoit pensé tout haut, ce qui lui arrivoit souvent, et trembloit d’avoir découvert un secret qu’elle croyoit de la plus grande importance de cacher avec soin. — Ah ! oui, j’entends, dit le comte en souriant encore ; l’embarras de recevoir des étrangers, car sans doute mon ami n’a pas le bonheur de vous connoître ? Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la chanoinesse de mentir avec l’intrépidité que l’occasion exigeoit. — Non, pas précisément. Il s’est trouvé par hasard cet été notre voisin de campagne ; son château de Risberg touche à ma terre, et nous l’avons vu tous les jours. Il est un peu léger, votre ami… Le comte, qui trouvoit cette femme et cette conversation bien singulières, alloit défendre son rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venoit de se réveiller dans l’état le plus affreux. Une fièvre ardente, du délire, même un peu de transport, annonçoient le commencement d’une maladie dangereuse ; et sa femme de chambre qu’elle ne reconnoissoit point, ne pouvant la retenir, avoit pris le parti d’appeler au secours.

Le comte, pénétré, s’approcha de son lit, dont elle vouloit absolument sortir. — Qu’on me remène à Rindaw, disoit-elle ; je ne veux point le voir… il me tueroit. Je partirai plutôt seule à pied ; j’irois au bout du monde pour l’éviter. Dans d’autres momens, son imagination lui présentoit Lindorf ; elle prenoit le comte pour lui, le repoussoit loin d’elle, le conjuroit de s’éloigner, lui reprochoit d’être la cause de tous les tourmens de sa vie. D’autres fois, croyant parler au comte, elle disoit du ton le plus tendre : Ô toi que j’ai connu trop tard pour mon bonheur, je t’aime, je t’aimerai toujours ! Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je te suivrai partout.

Le comte, prévenu, prenoit pour lui ce qu’elle adressoit à Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardoit lui-même, mais n’en étoit pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement. Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des rêveries continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le médecin de la cour. Il crut devoir en même temps faire venir le chambellan. Mais ne voulant pas trop l’alarmer, il lui manda simplement qu’il le supplioit de se rendre tout de suite à Ronebourg pour une affaire de la dernière importance.

Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste, auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s’éloignoit qu’à regret. Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine arriva. Le comte connut bientôt son ignorance, et n’en fut que plus alarmé. Il décidoit que c’étoit la petite vérole ; la chanoinesse affirmoit que Caroline l’avoit eue à Rindaw, dans son enfance ; elle en indiqua même quelques traces légères qui ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire augmentoient à chaque instant, et, le troisième jour de la maladie, elle parut dans le plus grand danger.

Qu’on se représente l’état affreux du comte, éloigné de tout secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, il étoit impossible que le médecin de Berlin fût là avant le septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans l’anxiété la plus cruelle, s’attendant à chaque instant à voir expirer celle qu’il adoroit.

Cette maladie, en redoublant son intérêt, avoit redoublé son attachement. Les soins assidus qu’il en prenoit, la douceur, la patience qu’elle montroit dans les momens où elle étoit à elle, ce qu’il entendoit dire aux deux femmes qui la servoient, tout enfin y ajoutoit à chaque instant. Au tourment d’avoir à trembler pour ses jours, se joignoit encore celui de se reprocher tout ce qu’elle souffroit. Il étoit convaincu que l’espèce de violence qu’on lui avoit faite, sa crainte de vivre avec lui, sa passion pour Lindorf, ses combats entre cette passion et son devoir, en étoient l’unique cause.

Ce fut dans un de ces momens de douleur, d’amour et de remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le vœu solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie étoit conservée. — (Dieu qui m’entendez, dit-il en élevant les mains au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de l’amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le mien, et de la céder à celui qu’elle aime.)

Caroline n’étoit pas alors en état de l’entendre. Sans doute elle l’eût prié d’être moins généreux ; mais depuis vingt-quatre heures elle n’avoit plus de connoissance. Par bonheur, le premier médecin de la cour arriva ce soir-là. Il ne dissimula point le danger extrême où il trouva la malade, et qu’il n’y avoit d’espoir que dans sa jeunesse ; cependant il lui administra des secours qui n’avoient été que trop retardés, et déclara que si le neuvième et le treizième jour se passoient sans accident, il y auroit quelque espérance, mais que jusqu’alors il n’en pouvoit donner aucune.

Le comte, en proie à la douleur la plus vive, fut encore obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont l’affreuse inquiétude n’étoit pas le moindre des tourmens qu’il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnoit, d’un côté, la facilité de lui en imposer sur l’état de la malade, c’étoit un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisoit demander vingt fois par jour, lui répétoit sans cesse les mêmes questions, exigeoit les plus grands détails.

Lorsqu’il rendoit quelques soins à Caroline, ou bien qu’excédé de fatigue, il prenoit quelques instans de repos, c’étoit toujours les momens où elle venoit auprès de lui, ou le faisoit prier de passer auprès d’elle. On avoit une peine inouie à la retenir loin de la malade, qu’elle tourmentoit sans lui être d’aucun secours ; le comte seul pouvoit l’obtenir. Elle n’étoit tranquille que lorsqu’il causoit avec elle ; et lui, qui n’auroit pas voulu quitter une minute le chevet de Caroline, gémissoit d’y être souvent obligé.

Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur, dont lui seul pouvoit être capable, et se trouvoit bien dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la plus adorée des femmes.

C’est alors qu’il eut une véritable reconnoissance pour la chanoinesse, de la lui avoir amenée ; car il croyoit que sa maladie avoit une cause bien plus éloignée que l’émotion de cette arrivée, qui pouvoit tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu’il attribuoit en entier à sa passion pour Lindorf et au regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la retraite, son projet d’y passer sa vie : tout le confirmoit dans cette idée… Il relut dix fois la dernière lettre qu’il avoit reçue d’elle, et l’interpréta en entier d’après ce qu’il s’étoit persuadé : pourvu que nous soyons séparés, répétoit-il douloureusement. Chère et cruelle Caroline ! Mais non, c’est moi qui serois le plus cruel, le plus barbare des hommes, si j’élevois plus long-temps une injuste barrière entre deux êtres que je chéris presque également, et que je conduirois au tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m’entendre ! que ne puis-je vous réunir ! Il ne doutoit pas non plus que ce ne fût de Lindorf qu’elle parloit à la troisième personne, en regrettant de n’avoir pu faire son bonheur… Oui, tu le feras, disoit-il. Le mortel que tu préfères doit être souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l’être ? Un vain système m’avoit égaré, et je dois m’en punir. Mais s’il étoit trop tard ? si Caroline nous étoit ravie ? si cette mort qui la menace m’empêchoit de réparer… Il ne pouvoit soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouveloit à chaque instant.

Le chambellan, qu’on avoit moins pressé que le médecin, n’arriva que le lendemain au soir ; peut-être même ne seroit-il point venu aussitôt : mais la lettre du comte l’avoit trouvé prêt à partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se rendre à l’invitation de son gendre, dont il étoit loin de soupçonner le motif. C’étoit un des jours de crise de la malade. Son époux ne l’avoit pas quittée, et ne pensoit plus du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par les gens, qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix : Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l’ignore : où est-elle, que je l’embrasse ? Hélas ! monsieur, vous la voyez, lui dit le comte en la lui montrant. Elle étoit mieux ; nous commencions à nous flatter… mais je crains que… En effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux étonnés, regarde autour d’elle, se voit dans une chambre inconnue, son père, son mari près d’elle, les reconnoît tous les deux, n’a pas la force de supporter tant d’émotions à la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le premier.

Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte conduit le chambellan consterné, auprès de la chanoinesse ; mais bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le débarrasseroit du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut pas pour long-temps. À peine furent-ils seuls, qu’elle se plaignit amèrement du long mystère qu’on lui avoit fait du mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de ce qu’elle ne l’avoit pas informé de ce voyage. Enfin, de plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut obligé d’aller y mettre la paix. Il les trouva tous deux agités de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquans, toujours en s’appelant, par habitude, mon cher chambellan et ma chère baronne.

Dans tout autre moment, cette scène auroit amusé le comte ; mais il ne pensa qu’à la faire cesser, et à rétablir la bonne harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint ; il fallut même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. À ce souvenir, la chanoinesse s’attendrit. Le chambellan résistoit ; mais le comte ayant placé à propos le mot des obligations qu’il avoit et pouvoit avoir encore à son amie, il fut à son tour si touché de ce motif pour l’avenir, qu’il s’approcha d’elle en la priant d’excuser sa vivacité. Elle lui tendit la main avec dignité et tendresse, en lui disant qu’il abusoit de l’empire qu’il avoit sur elle : il la baisa respectueusement ; la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade.

Il est inutile d’entrer dans le détail de tout ce qu’il souffroit pendant ces jours d’incertitude et de douleur. Tout lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère, le comprendra facilement. Plus il prenoit sur lui, plus son âme étoit déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie, il ne lui fut plus possible de s’éloigner un seul instant, ni le jour ni la nuit. Il la passoit sur un fauteuil auprès du lit de Caroline ; et si la nature exigeoit de lui quelques minutes d’un sommeil pénible, il se réveilloit bientôt avec la mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui étoit devenue l’unique objet de sa vie.

Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut que le comte en supportât seul tout le poids. Il n’avoit point dit au chambellan, ni à la baronne, que peut-être le soir ils n’auroient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit auprès d’elle.

Qu’ils furent ardens les vœux qu’il adressoit au ciel pour qu’elle lui fût rendue ! Avec quel transport il pressoit contre ses lèvres et serroit contre son cœur cette main foible et brûlante ! Comme ses yeux se remplissoient de larmes en s’arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animoit encore, et qui peut-être alloient se fermer pour jamais !

Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu’elle faillit à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu’à moins d’un miracle, elle ne passeroit pas le jour. Le comte, hors de lui-même, abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus long-temps ce triste spectacle, ni s’arracher d’auprès du lit de cette chère mourante, avoit encore la cruelle tâche de préparer le père et l’amie de Caroline à l’affreux événement qui s’approchoit. Il les avoit toujours tellement rassurés, que, loin de le redouter, ils étoient alors dans une sorte de sécurité qui leur auroit rendu ce coup mille fois plus terrible.

Le comte leur avoit promis de passer avant la nuit dans leur appartement. Il sortit donc pour y aller ; mais, effrayé de ce qu’il avoit à leur apprendre, il s’arrêta quelques instans dans l’antichambre pour rassembler et recueillir ses forces. Ah ! pensoit-il, si ce malheureux père sentoit comme moi tout le poids du remords ! si l’idée d’avoir sacrifié sa fille se joignoit à la douleur de la perdre, pourroit-il la supporter ?… Caroline, Caroline ! tes bourreaux pleurent, et tu meurs ! Mais tu ne seras que trop vengée ; et les tourmens que j’éprouve sont bien au-dessus de la mort.

Pendant qu’il hésitoit s’il entreroit, le valet de chambre de Lindorf, qui l’aperçut, vint à lui avec empressement, et lui dit qu’il avoit à lui parler. Il avoit reçu le matin une lettre de son maître, qui l’attendoit à Hambourg, d’où il comptoit s’embarquer pour l’Angleterre. Varner partoit cette nuit même pour le joindre, et n’attendoit plus que les ordres de M. le comte.

Au lieu de lui répondre, le comte le regardoit en silence, avec un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de l’attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce qu’il devoit faire. Écrire à Lindorf ! dans quel moment ! et que dois-je lui dire ? Irai-je plonger dans son cœur le poignard qui déchire le mien ? le ferai-je revenir pour le voir expirer de douleur sur le tombeau de celle qu’il adore ? Mais, dit-il en se reprenant, quelle idée vient me frapper tout à coup ? Si Caroline… si c’étoit à l’amour que ce miracle, que je n’ose espérer, étoit réservé ? S’il étoit temps encore ?… si la présence de Lindorf ?… Grand Dieu ! vous m’entendez ; quelques jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. — Je ne sais quel rayon d’espoir s’insinua dans son cœur. Il écouta ce qu’il lui dictoit, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu de mots :

« Partez à l’instant, mon cher Lindorf, et faites la plus grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès que j’ose espérer. Lindorf, pourquoi nous avoir quittés ? Pourquoi vous défier du cœur de votre ami ? Mais les instans sont précieux, n’en laissez pas écouler un seul avant de vous mettre en route ; je regrette même ceux que j’emploie à vous le demander. Je vous connois, Lindorf ; un seul mot de moi suffisoit… Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas, venez ici en droiture ; si vous me rencontrez, je vous parlerai, et nous ne nous quitterons plus. »

Édouard de Walstein.


Ronebourg.


Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant de partir à l’instant, de ne s’arrêter que pour changer de chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d’état de venir. S’il avoit le malheur de perdre Caroline avant l’arrivée de Lindorf, et de lui survivre, il vouloit le prévenir, aller au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir, et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets.

Le comte étoit destiné, dans cette journée, aux sensations les plus pénibles. Il alloit rentrer chez Caroline lorsqu’on lui remit un paquet de lettres que son courrier venoit d’apporter de Berlin. Il l’ouvrit machinalement. C’étoient des lettres d’affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût alors l’intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant à les lire à un moment plus tranquille, s’il pouvoit en avoir. Il y en avoit de Berlin et de Pétersbourg. Dans le nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avoit l’air d’être de la main de Caroline, et ressembloit exactement à celle qu’il en avoit reçue il y avoit peu de temps. Il la prend avec émotion et surprise ; il l’examine, et voit qu’elle lui étoit adressée à Pétersbourg, et qu’on la lui renvoie. Il regarde le cachet, c’étoit bien celui de Caroline. Il le rompt d’une main tremblante, et lit cette lettre qu’on a vue dans le premier volume, cette lettre, écrite dans le premier moment de son désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d’avoir lu le cahier, et que, depuis cette lecture, elle s’étoit tant de fois reprochée. Ce n’étoit, hélas ! qu’une confirmation de son malheur et de la haine de Caroline… Mais, grand Dieu, qu’elle étoit cruelle ! et dans quel affreux moment la recevoit-il ! Quelle impression douloureuse et profonde dut lui faire cette phrase : Je crois plus généreux, M. le comte, de vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse victime de l’obéissance : ce spectacle n’est pas fait pour votre cœur. Grand Dieu, s’écria le comte, en se précipitant à genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline, souffrirez-vous qu’elle périsse, cette innocente et malheureuse victime ? Dieu, prenez ma vie, et sauvez la sienne. Il acheva cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçoit le poignard dans son cœur. Que ne l’ai-je reçue plus tôt ! elle seroit libre, heureuse, et je n’aurois pas à trembler pour ses jours !

Quand il eut un peu calmé l’extrême agitation où cette lecture l’avoit mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec l’espoir que des vœux si ardens et si sincères seroient exaucés, que cet objet adoré lui seroit rendu, qu’il pourroit assurer pour jamais son bonheur. Mais quel spectacle s’offre à ses yeux ! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne venoit point, s’étoit fait conduire dans la chambre de la malade. Elle ne pouvoit la voir ; mais, assise à côté de son lit, elle tenoit une de ses mains, et la conjuroit de lui marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un mot, qu’elle la reconnoissoit.

Caroline, foible, inanimée, paroissant environnée des ombres de la mort, ne voyoit rien, n’entendoit rien, ne donnoit aucun signe de vie ; et sa malheureuse amie se livroit au désespoir le plus affreux. Leurs femmes, debout de l’autre côté du lit, fondoient en larmes ; quelques pas plus loin, le chambellan, renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, étoit absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il sentoit que les richesses et les honneurs ne suffisent pas pour être heureux, et se repentoit trop tard de leur avoir sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui, regardoit cette scène de douleur, paroissoit avoir abandonné Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie.

À ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que c’en étoit fait, qu’il avoit tout perdu, et que la plus aimable des femmes n’existoit plus. Toute sa fermeté, toute sa philosophie l’abandonnèrent : un frisson mortel parcourt ses veines et lui fait espérer qu’il va la suivre. Il se précipite sur ce lit de mort, colle sa bouche sur cette bouche glacée, et ne s’aperçoit pas qu’elle respire encore. Ô Caroline, dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être vengée. Il alloit sortir dans l’égarement le plus affreux, et qui peut-être l’auroit conduit à terminer ses jours ; mais le chambellan et le médecin l’arrêtèrent. Ce dernier lui jura que la comtesse vivoit encore, et qu’il n’avoit pas même absolument perdu tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement, suite naturelle de la crise affreuse qu’elle vient d’essuyer. Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d’un sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j’ose presque assurer qu’elle sera hors de tout danger ; mais j’avoue que, vu sa grande foiblesse, ce réveil est incertain.

Ah Dieu ! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux mains, il seroit donc possible… Si elle nous est rendue, ma vie, ma fortune entière suffiront-elles ? — Dans ce moment, M. le comte, mon art est impuissant, et tout secours seroit inutile ; il faut l’abandonner à la nature, à son tempérament, qui doit être bon, puisqu’elle a résisté jusqu’à présent, et aux soins de l’amour, qui seront plus efficaces que les miens… Nous allons vous laisser avec elle. Venez, M. le chambellan ; je vais vous ramener chez vous ; donnez à votre gendre l’exemple du courage. Il alloit l’emmener ; mais une autre scène, une autre émotion les attendoit encore.

On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que tout ceci se passoit. Hélas, l’infortunée ! soit qu’elle n’eût pu résister à son saisissement, à l’idée d’avoir perdu sa Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une apoplexie foudroyante, et dont personne ne s’étoit aperçu, venoit de la frapper à l’instant même. On la trouva renversée à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore quelques légers signes de vie. On la transporta tout de suite chez elle. Les secours furent prompts, mais inutiles ; elle expira quelques minutes après sans avoir repris connoissance.

Un tel événement étoit bien propre à faire une triste diversion à l’objet dont ils étoient tous occupés. Le comte même oublia quelques instans sa douleur, pour ne penser qu’à celle de Caroline lorsqu’elle ne retrouveroit plus son amie ; puis se rappelant tout à coup le danger où elle étoit elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien heureuse de n’avoir pu survivre à ce qu’elle aimoit.

Le chambellan étoit véritablement atterré, moins du regret d’avoir perdu son ancienne amie, que de la crainte de la suivre bientôt. Il étoit plus âgé qu’elle, et cette mort subite l’avoit tellement frappé, qu’il crut aussi n’avoir plus que quelques instans à vivre. Dans l’espace de dix minutes, voir sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, et son amie rendre le dernier soupir… C’en est assez pour effrayer un vieillard qui tenoit à la vie en proportion de son attachement à ses biens et à ses emplois. — Je sens que je suis très-mal, disoit-il à chaque instant.

Le comte, qui vit bien que le danger n’étoit pas pressant, le recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la chanoinesse à ceux des femmes qu’elle avoit amenées et de ses gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur celle qui avoit élevé Caroline, et que son amitié pour elle conduisoit au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère mourante, renvoya ceux qu’il y trouva, et s’approcha de son lit avec un saisissement qui lui parut l’avant-coureur de tout ce qu’il avoit à craindre. Elle étoit encore dans un état de stupeur, d’anéantissement si profond, qu’elle ne s’étoit point aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avoit occasionné autour d’elle. Elle paroissoit plongée dans un sommeil effrayant, même par l’excès de sa tranquillité. Ce n’étoit qu’à un léger soulèvement de poitrine qu’on pouvoit connoître qu’elle existoit encore ; et ce mouvement presque imperceptible, le comte s’imaginoit le voir diminuer à chaque instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes couloient de ses yeux sans qu’il s’en aperçût lui-même. Il passoit à chaque instant ses mains tremblantes, ou sur le sein ou sur la bouche de Caroline, pour s’assurer qu’elle respiroit encore. Il les retiroit avec effroi, les joignoit ensemble, les élevoit au ciel, et disoit avec ardeur à demi-voix : Que ne puis-je mourir pour elle ou avec elle !

D’autres fois fixant ce visage pâle, mais toujours charmant, ces traits qui conservoient encore leur forme enchanteresse, il éprouvoit un sentiment si vif d’amour, de douleur, de regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé, n’en a peut-être jamais inspiré de tels. Ange du ciel, disoit-il alors, en collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure, âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de ce cruel époux qui t’a conduite au tombeau ! Tu meurs sans lui pardonner, sans savoir que tu pouvois encore être heureuse !… Et toi, malheureux Lindorf… où es-tu pendant que ta Caroline expire ? Tu l’aurois rendue à la vie ; et même, en te la donnant, je t’aurois dû plus que la mienne…

Dans d’autres momens, absorbé dans sa douleur, au point d’en perdre presque la raison, il n’avoit aucune idée distincte ; il se levoit, se promenoit dans la chambre avec égarement ; puis, tout à coup se reprochant comme un crime de s’éloigner d’elle une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se rapprochoit avec impétuosité… C’est ainsi que s’écoula la plus cruelle des nuits ; et, malgré tout ce que le comte avoit souffert, elle lui parut bien courte. Les premiers rayons de l’aurore alloient sans doute annoncer cet affreux moment dont il n’osoit plus douter ; l’arrêt du médecin ne lui sortoit pas de l’esprit… Si elle se réveille, elle sera hors de tout danger ; mais ce réveil est incertain ; et cette cruelle incertitude, il n’avoit plus même le bonheur de l’avoir ; toute espérance étoit anéantie. Plus ce sommeil se prolongeoit, plus il étoit convaincu que c’étoit celui de la mort.

Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime ; il écoute, il s’approche, il n’en peut plus douter. Le mouvement de sa poitrine devient plus fort, plus pressé… Un soupir s’échappe… Ah, sans doute, c’est le dernier ! Le voilà cet instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras comme pour l’arracher à la mort, ou pour expirer avec elle.

Ô douce surprise ! Ce corps inanimé qu’il soulève, se prête à ce mouvement et paroît s’aider ; cette tête penchée se relève doucement ; ces bras étendus s’arrondissent et se croisent l’un sur l’autre ; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une foible teinte ; ces yeux qu’il croyoit fermés pour jamais, s’ouvrent à demi ; Caroline enfin est assise. Caroline vit, respire, regarde autour d’elle, cherche à se reconnoître, à rappeler ses idées. Ses regards s’arrêtent long-temps sur le comte, d’abord avec étonnement, mais sans aucun effroi ; puis avec un doux sourire, tel que celui d’un enfant qui se réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend une main, qu’il saisit avec transport…

Ah ! ce qu’il éprouvoit ne peut s’exprimer… C’est passer en un instant du comble du malheur à la félicité suprême. À peine peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit, il dévore tous les mouvemens de Caroline ; il presse sa main contre son cœur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit d’une voix altérée par l’excès de son émotion : Si elle se réveille, elle est hors de tout danger… Ô Caroline ! Ô mon Dieu !… seroit-il vrai qu’elle nous est rendue ! Chère Caroline, un mot, un seul mot ; que j’entende seulement votre voix. Dites ; seroit-il possible que vous eussiez reconnu cet époux, ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous rendre heureuse ? — Oui, M. le comte, je vous reconnois bien, dit-elle d’une voix foible ; il n’y a que vous au monde capable de tant de soins, d’une bonté, d’une générosité si soutenue… Mais, où sommes-nous ? Je ne puis me rappeler… — Chère Caroline, ne pensez qu’à votre santé ; elle seule doit vous occuper. Soyez tranquille ; vous êtes chez un ami, avec un ami ; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que j’appelle le médecin.

Il alloit tirer le cordon lorsque Caroline l’arrêta en posant sa main sur son bras. — Encore un seul mot, M. le comte, et je ne dirai plus rien. Je vous promets d’être docile ; mais il faut absolument que je vous demande encore une seule chose… Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici ? est-elle bien ?… Mon Dieu ! que je dois l’avoir inquiétée… Et mon père ? J’ai une idée confuse de l’avoir entrevu il n’y a pas long-temps. — Il est ici ; dans quelques heures vous le reverrez. — Et ma chère baronne ? — Elle nous a quittés. On a craint que sa santé ne souffrît ; nous l’avons engagée… — Ah ! vous avez bien fait ; mais où est-elle ? à Rindaw, j’espère. — Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son idée. Ne craignez rien pour elle ; elle est bien ; elle est heureuse ; elle ignore le danger où vous avez été … Ô Caroline ! ne songez qu’à le faire cesser entièrement ; pensez que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère Caroline, ce motif ne suffira-t-il pas ?

Un domestique parut. Le comte donna l’ordre d’appeler le médecin, ferma les rideaux du lit, s’assit à côté, ne dit plus rien, et, malgré la joie qui dilatoit son cœur, il s’occupa douloureusement des moyens de préparer Caroline à la mort de son amie, et du chagrin dans lequel elle seroit plongée lorsqu’elle l’apprendroit. Il falloit surtout prolonger son erreur jusqu’à ce qu’elle fût assez forte pour soutenir cette épreuve.

Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les espérances que ce réveil avoit données… Le pouls, quoique très-foible, étoit excellent ; tous les symptômes fâcheux avoient disparu ; tout annonçoit une convalescence sûre, mais qui demandoit des ménagemens et des soins infinis. Des soins ! dit le comte, avec l’accent du sentiment !… Caroline est si bonne, si généreuse ; elle s’y prêtera, elle sait combien de vies elle conserve en ménageant la sienne ; l’amitié, l’amour : tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible, se réunira pour l’obtenir… — Caroline attendrie voulut répondre, le médecin lui imposa silence. Eh bien, dit-elle doucement en regardant le comte, je ferai tout ce qu’on voudra, et ce sera ma réponse.

Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista sur la nécessité de cacher à la malade la mort de son amie : la moindre émotion pouvoit la replonger dans l’état affreux dont elle sortoit. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus.

Un long sommeil, dont il sortoit à peine, l’avoit un peu rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la résurrection de sa fille acheva de le consoler tout-à-fait, d’autant plus qu’il espéroit bien qu’elle seroit héritière de la chanoinesse. Le comte, qui redoutoit quelque imprudence de sa part, et qui n’étoit pas fâché de se débarrasser d’un homme dont le caractère égoïste et froid le révoltoit à chaque instant, lui persuada facilement que l’étiquette exigeoit qu’il accompagnât le corps de la baronne qu’on alloit transporter à Rindaw, et qu’il lui rendît les derniers devoirs.

Cette triste cérémonie n’étoit pas fort de son goût ; mais le comte voulant absolument le décider à partir, lui dit que le testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il convenoit qu’il allât s’en assurer, veiller à ses intérêts et prendre possession de cette terre… Cette raison lui parut si forte qu’il ne balança plus, et demanda seulement à voir, avant son départ, madame le comtesse de Walstein, car il n’appeloit plus sa fille autrement. Le comte, au contraire, affectoit de ne la nommer jamais que Caroline. Ils convinrent ensemble qu’on lui diroit que le chambellan alloit à Rindaw apprendre à la baronne l’heureuse nouvelle de sa convalescence, et que de là il lui seroit aisé dans ses lettres de la préparer peu à peu à ce triste événement.

Son père fut donc introduit auprès d’elle. Il lui témoigna à sa manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui de la laisser avec son époux, dont elle ne pouvoit trop reconnoître les soins. Il entra là-dessus dans des détails qu’elle ignoroit encore ; et lorsqu’il lui dit que depuis plusieurs nuits le comte ne s’étoit pas déshabillé, et n’avoit point quitté sa chambre, elle versa des larmes de reconnoissance, et, se tournant de son côté d’un air touchant et confus : Ô M. le comte ! lui dit-elle, quelle bonté ! quelle générosité ! qu’auriez-vous donc fait pour une femme… elle s’arrêta, n’osant articuler : Que vous aimeriez ? Le comte l’interpréta différemment, et crut que c’étoit qui vous aimeroit.

Ainsi, ces deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre, loin de s’entendre, se préparoient encore bien des tourmens. Toutes les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le conjuroit de prendre quelque repos, lui assuroit qu’elle n’avoit besoin de rien, il étoit persuadé qu’elle vouloit l’éloigner ; que ses soins étoient un supplice pour un cœur bon et sensible, qui ne pouvoit plus les payer que par une froide reconnoissance. Cette affreuse idée le faisoit sortir avec un empressement qu’elle attribuoit, à son tour, à l’indifférence. Chacun d’eux, brûlant d’amour, et convaincu de n’être pas aimé, mettoit sur le compte de la seule générosité, et tout au plus de l’amitié, ce qui devoit les éclairer sur leurs vrais sentimens. Mais j’anticipe, revenons au chambellan.

On a pu voir déjà qu’il savoit très-bien altérer la vérité quand son intérêt l’exigeoit ; il joua donc si bien son rôle sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et le conjura de se hâter de partir et d’aller la rassurer.

Elle dit là-dessus des mots si touchans et si déchirans pour ceux qui savoient que cette amie si chère n’existoit plus, que le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. — Eh bien, je me tairai ; mais, mon père, dites-lui bien que c’est pour elle, pour la revoir plus tôt ; que sa Caroline n’aspire qu’à ce bonheur… Dites-lui bien aussi qu’elle soit tranquille, que le plus généreux des hommes…

Il étoit près d’elle, et l’interrompit en portant doucement la main sur sa bouche ; elle faillit la baiser cette main chérie, ses lèvres en firent le mouvement… Je ne sais quelle crainte l’arrêta, ni ce qu’elle éprouva, mais elle eut un léger tremblement dont le comte s’aperçut, et qu’il fut loin d’attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d’emmener le chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. Sa femme de chambre, les gens qu’elle avoit amenés, d’autres que le comte y joignit, l’escortèrent ; la femme de chambre de Caroline et son laquais restèrent à Ronebourg auprès de leur maîtresse.

Le médecin, qui ne pouvoit s’absenter long-temps de Berlin, vouloit y retourner. À force de prières et de libéralités, le comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne quitter sa malade que lorsqu’il n’y auroit plus la moindre apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce point. Chaque jour la voyoit renaître. Déjà elle commençoit à se lever, à faire quelques pas appuyée sur le bras du comte. Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.

Voilà donc le comte seul à Ronebourg avec sa Caroline. Sa Caroline… Étoit-elle à lui ? hélas ! il ne la regardoit plus que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D’après son billet, il étoit persuadé que Lindorf arriveroit au premier jour ; ne l’auroit-il donc fait revenir que pour le rendre témoin de son union avec celle qu’il adoroit ? Et Caroline, cette sensible Caroline, qu’une passion combattue avoit conduite au bord du tombeau, lui ramèneroit-il l’objet de cette passion, pour en exiger le sacrifice ? Il n’en eut pas même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le serment qu’il avoit prononcé lorsqu’elle étoit mourante, à rompre le nœud qui l’attachoit à lui, à l’unir à Lindorf, il n’attendoit que son arrivée pour leur apprendre ses intentions généreuses, et le bonheur qu’il leur préparoit. Mais redoutant, même pour Caroline, l’excès de ce bonheur, il vouloit la préparer insensiblement, et surtout cacher avec soin à cette âme sensible et reconnoissante combien il lui en coûtoit de renoncer à elle… Elle croit à présent me devoir la vie, disoit-il, et se sacrifieroit sans balancer à mon bonheur… Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée à ce cruel sacrifice. C’est moi seul qui dois, qui veux le faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux ; tu ne liras jamais dans ce cœur qui t’adore ; tu ne verras, tu ne soupçonneras que mon amitié : mais si tu m’accordes la tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je en effet malheureux ?… Ah ! Caroline, Caroline ! toi seule au monde pouvois me faire sentir qu’on peut l’être en remplissant tous ses devoirs… Pour renoncer à toi sans mourir, il ne falloit ni te revoir ni te connoître…

D’après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont il se promit de ne point s’écarter jusqu’à l’arrivée de Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne, des soins qu’exigeoit la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de les lui rendre, il les continua avec l’attention la plus soutenue ; mais il sut presque toujours éviter d’être seul avec elle. Lorsqu’il s’y trouvoit par hasard, il employoit ces momens, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui jouer de la flûte-traversière, sur laquelle il excelloit. Ces sons pénétroient dans l’âme de Caroline ; ils y portoient un attendrissement dont elle ne cherchoit pas à se défendre.

Dans la convalescence, le cœur est plus foible, plus tendre, plus susceptible d’impressions ; à mesure qu’on renaît, on s’attache aux objets qui nous font aimer la vie ; et chaque jour, chaque instant l’attachoient davantage à cet époux si aimable, si complaisant, si digne d’être adoré. Son goût, ou, si l’on veut, son inclination pour Lindorf, n’avoit fait que développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont elle éprouve seulement aujourd’hui toute la force. Long-temps caché sous le nom de l’amitié, elle ne s’étoit avoué ce penchant pour Lindorf, qu’au moment où elle avoit cessé de le voir ; elle ne connoissoit de l’amour que la douleur et les remords. À présent, elle sent tout le charme d’un attachement autorisé par le devoir ; elle s’y livre entièrement. Le bonheur et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans doute il m’aime ; il m’a pardonné, disoit-elle ; et elle se faisoit répéter par sa femme de chambre toutes les preuves d’attachement qu’il lui avoit données pendant sa maladie. Ces nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir lorsqu’il crut l’avoir perdue, tout le traçoit en traits de feu dans le cœur de Caroline ; tout concouroit à augmenter un amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu’elle n’osoit témoigner que sous le nom de reconnoissance.

Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses mouvemens, à toutes ses paroles, elle ne fut pas long-temps sans remarquer l’air gêné et contraint qu’il avoit avec elle, son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et toute conversation relative à eux-mêmes et à leur position. Dès les commencemens de sa convalescence, il lui avoit dit que son ami Lindorf étoit en voyage, et ne tarderoit pas à revenir, et qu’en attendant il pouvoit disposer de son château.

Caroline, trop foible alors pour entrer dans aucune explication, n’avoit pu entendre ce nom, et surtout ce projet de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué, et qui confirma et les idées et les projets du comte ; de son côté, elle crut voir qu’il l’examinoit, et n’en fut que plus interdite. Combien de fois depuis elle se reprocha de n’avoir pas saisi ce moment pour lui ouvrir son cœur, de n’avoir pas eu la force de lui avouer, et les sentimens qu’elle avoit eus pour Lindorf, et ceux qui leur avoient succédé !

Mais ce secret lui appartenoit-il en entier ? Et quand Lindorf s’éloignoit d’elle, se sacrifioit pour elle, étoit-il permis à Caroline de risquer d’altérer, par un tel aveu, l’amitié que le comte avoit pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui pouvoit à la fin se lasser d’un attachement qui lui avoit été si funeste ?…

Ces réflexions n’échappoient pas à Caroline ; d’autres encore s’y joignoient et la retenoient. Comment oser dire, la première, au comte qu’elle l’adore, lorsqu’elle doute qu’elle soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour ?… La conduite actuelle du comte démentoit absolument celle qu’il avoit eue pendant sa maladie ; elle ne savoit plus comment expliquer ni l’une ni l’autre ?… S’il ne m’aime pas, pensoit-elle sans cesse, d’où venoit cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir qui faillit lui coûter la vie ? Pourquoi ces transports si doux, si touchans quand je lui fus rendue ?… Je vois encore ces larmes de joie ; j’entends encore ces expressions si vives et si tendres, que l’amour seul peut dicter… Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus ? Pourquoi, depuis que je pourrois si bien l’entendre et lui répondre, semble-t-il éviter de me parler, d’être seul avec moi ? Ah ! sans doute, la pitié seule, dans cette âme si généreuse, excitoit ce que j’ai pris pour les transports de l’amour. À mesure qu’elle passe, la haine et le ressentiment reprennent le dessus… Cher comte, cher époux, si tu lisois dans mon cœur, si tu voyois mon amour, mon repentir, tu n’y serois pas insensible ; tu me pardonnerois ; tu m’aimerois peut-être, et nous serions heureux. Alors elle couvroit de baisers et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avoit détaché de son cou lorsqu’elle s’évanouit en arrivant à Ronebourg, et caché avec soin, qu’elle redemanda dès qu’elle eut repris la connoissance, et qui devint son bien le plus précieux.

Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à s’expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronebourg ; et ce désir n’étoit point une feinte. Elle se voyoit avec regret dans un lieu dont tout devoit l’éloigner, et qui lui rappeloit une erreur qu’elle se reprochoit excessivement. Ce que le comte lui avoit dit du prochain retour de son ami l’alarmoit aussi. Elle n’en pouvoit comprendre le motif ; mais, quel qu’il fût, il seroit également affreux pour elle et pour lui de la retrouver à Ronebourg. Elle ignoroit à quel point le comte étoit instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortoit de sa bouche ; il gardoit également le plus profond silence sur lui-même ; il ne lui parloit ni de la lettre qu’il lui avoit écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du séjour où Caroline devoit habiter dans la suite, de rien enfin de ce qui les regardoit.

Sans cesse occupé de ce qui pouvoit l’amuser et lui plaire, ses soins étoient ceux de l’amour, et son langage celui de l’indifférence. Quelquefois, lorsqu’il lui faisoit une lecture intéressante ou qu’il jouoit sur sa flûte quelque chose d’expressif, ils s’attendrissoient tous les deux jusqu’aux larmes. Dès que le comte voyoit couler celles de Caroline, il se hâtoit de sortir, de se dérober à une émotion dont il n’eût pas été le maître. Il alloit ou s’enfoncer dans l’endroit le plus solitaire du parc, ou s’enfermer dans son cabinet, et là il donnoit un libre essor à sa douleur et aux sentimens qui l’oppressoient.

Heureux Lindorf ! disoit-il, sentiras-tu tout le prix de ton bonheur et du sacrifice que je te fais ? Viens les essuyer ces larmes que ton souvenir fait sans doute couler ; qu’avant d’expirer je voie Caroline heureuse.

Il se reprochoit alors de lui laisser ignorer si long-temps le sort qu’il lui préparoit, de ne pas lui dire : Lindorf, ce Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais pouvoit-il lui donner ce doux espoir avant d’être sûr qu’il seroit réalisé ? Lindorf n’écrivoit point… Si la mort n’avoit épargné Caroline que pour frapper son amant… si Lindorf n’existoit plus… Le sang se glaçoit dans les veines du comte. Dieu, disoit-il, vous avez exaucé mes vœux quand je vous implorois pour Caroline ; écoutez-les encore quand je vous invoque pour mon ami. Qu’il revienne, qu’il soit heureux, que je sois la seule victime !

Une lettre qu’il reçut alors de sa sœur, la jeune comtesse Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre qu’elle seroit aussi malheureuse que lui. Nous allons la donner cette lettre si naïve et si touchante, faire partager à nos lecteurs l’attendrissement du comte en la lisant, et les intéresser au sort de cette aimable enfant, qu’on n’a fait qu’entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui par ses grâces, son charmant caractère, et la place qu’elle doit occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu’on s’occupe d’elle pendant quelques instans. Voici donc ce que l’aimable petite comtesse écrivoit à son frère.


Dresde, ce 14 novembre 17…


« On m’assure que le meilleur des frères est de retour ; mais je ne puis le croire… Je connois son cœur, il l’eût conduit d’abord auprès de sa pauvre Matilde ; il m’auroit écrit du moins, et sa lettre et la certitude qu’il n’est plus au bout de monde, m’auroient un peu consolée. Ô mon bon frère, combien on m’a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, que j’ai maudite mille fois ! Qu’auriez-vous dit, si vous n’aviez pas retrouvé votre petite Matilde ? Car, tenez, cher frère, j’aimerois mieux mourir mille fois que de consentir à ce qu’ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il m’adore… voilà ce qu’on me dit du matin jusqu’au soir… Tout cela se peut ; mais qu’est-ce que cela me fait à moi ? Il n’est pas… il n’est pas M. de Lindorf, et c’est n’être rien pour moi… Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que votre petite sœur sait aimer, sait être constante, et que sa légèreté ne va pas jusqu’à son cœur. Hélas ! elle est bien passée cette gaîté folle dont vous me plaisantiez quand vous vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes sentimens. Je l’ai conservée long-temps, parce que la tristesse ne sert à rien, et qu’elle m’ennuie ; d’ailleurs, j’avois pris mon parti. Sûre du cœur de Lindorf, de votre appui et de ma fermeté, il me sembloit que je n’avois rien à craindre : à présent je crains tout, et je n’espère plus qu’en vous seul. M. de Zastrow m’obsède ; ma tante me persécute ; mon ami ne m’écrit plus… et vous aussi, mon frère, m’abandonnerez-vous ? Je me jette dans vos bras ; je vous appelle à mon secours… Venez protéger un amour que vous avez fait naître, et qui ne finira plus qu’avec ma vie. N’est-ce pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf ? Pensez combien de fois vous m’avez dit : Aime Lindorf, ma petite sœur ; aime-le comme moi-même. Oh ! comme j’ai bien obéi ! Oui, je l’aime, non-seulement comme l’ami de mon bon frère, mais comme le seul homme à qui je veuille appartenir, et sans qui la vie m’est insupportable. Je ne puis croire que son silence soit une preuve d’inconstance ou d’oubli ; vous étiez en voyage ; il n’aura su par qui m’envoyer ses lettres. Non, je ne veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de lui ; car celui-là, je ne pourrois le supporter.

» Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre Matilde, vous ne la reconnoîtriez pas. Je ne ris plus ; je ne chante plus ; je pleure toute la journée, et je crois que bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces petites pommes d’api que vous aimiez tant à baiser… Venez, venez me rendre tout ce que j’ai perdu : ma gaîté, mon bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si chéri et si digne de l’être. Ah ! si vous étiez marié, avec quel transport j’irois vivre avec vous et votre femme ! Pourquoi ne l’êtes-vous pas ? Mariez-vous donc bien vite ; vous ferez deux heureuses : elle, et votre Matilde D. W.

» Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me conserver à votre ami, à celui que vous m’avez choisi, ou je ne réponds pas de ce que je ferai. »

Eh ! grand Dieu, dit le comte en finissant cette lettre, tous les sentimens qui devoient faire les délices de ma vie en deviendront-ils le tourment ? Trompé par la vivacité de sa sœur, par cette gaîté, suite de l’innocence de son âge et de la fermeté de son caractère, il avoit jugé qu’elle aimoit Lindorf foiblement, et que les soins de M. de Zastrow effaceroient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers sentimens, déchira l’âme sensible du comte, d’autant plus qu’il avoit à se reprocher, et la connoissance de Lindorf avec sa sœur, et cet attachement si vif qu’elle lui conservoit, et qui ne pouvoit plus que la rendre malheureuse. Il savoit bien qu’il n’avoit qu’à dire un mot pour engager Lindorf à épouser Matilde, et que ce mariage lui assuroit en même temps la possession de Caroline. Lindorf n’avoit rien à lui refuser, et il voyoit Caroline trop pénétrée de tout ce qu’elle lui devoit, pour n’être pas sûr de son aveu, et pour craindre encore sa répugnance. Mais il n’étoit pas dans le caractère du comte, il ne pouvoit pas même entrer dans sa pensée d’abuser des droits que lui donnoit la reconnoissance sur Caroline et sur Lindorf, et d’exiger un tel sacrifice pour assurer son bonheur et celui de sa sœur.

D’ailleurs, un bonheur qui n’auroit pas été partagé ne pouvoit en être un pour lui. Il pensoit de même pour Matilde ; et rien n’auroit pu l’engager à l’unir à quelqu’un dont elle n’auroit pas possédé le cœur en entier. Il résolut donc, sans lui découvrir un secret qui demandoit de trop longs détails, de la préparer doucement à renoncer à Lindorf : et voici ce qu’il lui répondit.


Lettre du comte de Walstein à sa sœur.


Ronebourg.


« Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie ; votre frère, votre ami, vous est rendu, et vous savez bien que les sentimens qui l’attachent à vous sont inaltérables ; ils tiennent à son existence. L’amour fraternel, le plus doux et le plus durable des amours, n’est point sujet à des révolutions : tout, entre nous deux, doit l’entretenir, l’augmenter ; et jamais rien ne pourra l’affoiblir. Ces bons amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première place dans notre cœur. Je n’aurois pas cru, ma chère Matilde, qu’il fût possible d’ajouter à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m’intéresser davantage ; et cependant votre lettre, vos chagrins, ont produit cet effet. Ce n’est plus un enfant que j’aime, parce qu’elle m’appartenoit et qu’elle étoit aimable ; c’est une amie, une tendre amie dont je partage tous les sentimens, à qui je sais gré de sa confiance, à qui je veux à mon tour donner toute la mienne, et lui demander des conseils et des consolations dont j’ai le même besoin qu’elle. Ô ma chère Matilde, votre frère n’est pas plus heureux que vous ; mais, je ne sais si je me trompe, je crois qu’en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une espèce de bonheur, fondé sur l’approbation de nous-mêmes, et sur le sentiment si doux d’avoir contribué à celui de nos amis… Vous ne m’entendez pas encore : eh bien, je vais m’expliquer autant que les bornes d’une lettre pourront le permettre ; je réserverai tous les détails (et j’en aurai beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui sera peu retardé.

» Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la vôtre que vous ne le pensez. J’aime ainsi que vous, et avec d’autant plus de violence, que je suis d’un sexe qui n’a pas comme le vôtre, l’habitude de régler les mouvemens d’une passion impétueuse. La mienne ne connoît presque plus de bornes, et cependant… jugez vous-même si je dois y renoncer. Je n’ai qu’à dire un mot, un seul mot, et l’objet de cette passion est à moi pour toujours ; mais ce mot, pourroit-il faire mon bonheur quand il la rendroit malheureuse ? Son cœur est donné ; elle aime ailleurs ; celui qu’elle aime le mérite et l’adore à son tour. Il dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir pour toujours. Ô ma chère Matilde, combien la raison et la vertu sont foibles quand le cœur parle et commande ! Imaginez que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu’il prendra. Je vous l’ai dit, ma chère amie, j’ai besoin d’être soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place ? Et, pour mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, supposez que vous y êtes vous-même ; que c’est Lindorf qui aime, qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis enlever ou céder l’objet de ma passion et de la sienne. Ah ! j’entends déjà l’arrêt que vous allez prononcer. Je vois ma chère, ma sensible Matilde, me donner l’exemple du courage et de la générosité ; m’assurer qu’elle ne veut point d’un bonheur dont elle jouiroit seule, et qui coûteroit des larmes et des regrets à celui qu’elle aime. Des regrets !! Aimable petite sœur, l’heureux mortel qui te possédera doit être au comble de ses vœux, te donner un cœur tout à toi, et n’avoir rien à regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère Matilde qu’à celui qui saura l’apprécier, et l’aimer uniquement.

» Il me paroît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette condition, indispensable pour vous obtenir ; mais il y en a une autre qui ne l’est pas moins, c’est de savoir vous plaire. J’irai dans bien peu de temps voir par moi-même si votre cœur, prévenu, ne le juge pas avec trop de rigueur ; cependant vous convenez qu’il est beau, qu’il est aimable et qu’il vous adore : voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez encore le plaisir que vous feriez à votre tante… Mais ne vous effrayez pas ; je veux savoir s’il vous mérite, et s’il est vrai que votre cœur se refuse absolument. Dans ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets ; aucune puissance sur la terre n’aura le droit de vous contraindre pendant que j’existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l’amour vous prépare des peines, l’amitié saura les adoucir, et j’attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à plaindre, puisqu’il me reste une sœur, une amie. Lindorf est en Angleterre ; n’attendez point de lettre de lui. Il reviendra bientôt ici, je l’espère. D’abord après son retour, je partirai pour Dresde ; j’acheverai de vous ouvrir mon cœur ; je lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira peut-être mieux ; c’est de venir vivre avec un frère qui vous chérit, jusqu’à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui vous est attaché au-delà de toute expression. Adieu, ma bonne et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu de tout. Adieu, je suis pour vous le plus tendre des frères.

Édouard de Walstein. »


À cette lettre il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disoit que des raisons l’obligeant à renoncer à ses projets d’union entre sa sœur et M. de Lindorf, il verroit avec plaisir qu’elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow ; mais qu’il la conjuroit de ne rien précipiter, de n’user d’aucune violence. Il annonçoit un prochain voyage à Dresde, et supplioit sa tante de ne faire aucune démarche jusqu’alors pour disposer de sa sœur, etc., etc.

Quand ces deux lettres furent parties, le comte, plus tranquille sur le sort de Matilde, s’occupa du plan qu’il s’étoit formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de Caroline.

Il avoit prié le chambellan de se rendre à Ronebourg aussitôt que sa fille seroit instruite de la mort de la baronne. Lindorf ne pouvoit tarder à venir. Le comte résolut de partir pour Berlin dès que son ami seroit arrivé, en prétextant un ordre du roi de le laisser à Ronebourg avec le chambellan et Caroline, d’obtenir du roi la cassation de son mariage, et son consentement pour celui de Lindorf avec Caroline, de leur écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour Dresde sans les revoir.

De Dresde, il vouloit passer en Angleterre avec Matilde, ou sans elle s’il la décidoit à se marier avec M. de Zastrow, et s’y fixer tout-à-fait auprès de ses parens maternels. Il se sentoit bien la force de faire le bonheur de Caroline et de son ami, mais non pas celle d’en être le témoin. Ce plan une fois décidé, lui paroissoit invariable. Hélas ! il ne connoissoit ni l’amour ni ses terribles effets. Plus il cherchoit à combattre la passion qui l’entraînoit malgré lui, plus il enfonçoit le trait dans son cœur. Combien de fois auprès de Caroline, ne pouvant plus résister à tout ce qu’il éprouvoit, fut-il sur le point de tomber à ses pieds, de lui faire l’aveu de son amour, de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, de lui rappeler le nœud sacré qui les unissoit, et les sermens qu’elle avoit prononcés, de tout employer enfin pour obtenir d’elle de les confirmer, et de se donner à l’époux qui l’adoroit ! La fuite seule pouvoit alors le rappeler à lui-même : éloigné d’elle, la vertu, la délicatesse, l’amitié reprenoient bientôt leur empire sur son âme.

Il relisoit alors les trois lettres qu’il avoit reçues d’elle, qui toutes exprimoient le même éloignement pour lui, celle surtout où elle lui parloit avec une si noble franchise, en lui avouant son désir de voir leurs nœuds brisés, et presque celui d’être libre de s’unir à Lindorf. Sans doute à présent elle s’immoleroit à ses devoirs, à sa reconnoissance ; mais il la voyoit également languir et mourir de sa douleur ; il voyoit Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir… Il frémissoit alors ; il détestoit sa foiblesse, renouveloit mille fois le serment de la vaincre ; et, craignant de s’exposer au danger d’y retomber, il se privoit du bonheur de voir Caroline, qui, de son côté, s’affligeoit à l’excès d’une conduite qu’elle regardoit comme une preuve trop sûre d’indifférence.

Dans des momens de dépit et de désespoir, elle se confirmoit dans l’idée de partir, de s’éloigner de lui pour toujours, de retourner à Rindaw. Elle prenoit de nouveau la résolution la plus décidée de le lui demander, de l’exiger même absolument, s’il s’y opposoit. Mais il sera loin de s’y opposer, reprenoit-elle avec douleur ; il saisira avec transport tout ce qui pourra l’éloigner, le séparer de Caroline. Nous séparer… Quoi ! je ne le verrai plus ! je ne l’entendrai plus ! L’instant où je quitterai ce château sera peut-être celui d’une séparation éternelle ; et c’est moi qui le demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt ! Non, jamais je n’en aurai la force ; c’est bien assez de m’y soumettre lorsqu’il aura la cruauté de l’ordonner. Elle en vint cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la chanoinesse l’emporta sur la crainte de quitter son époux.

Le chambellan, ainsi qu’il en étoit convenu avec le comte, cherchoit à préparer sa fille à la mort de son amie. Il supposa d’abord, dans ses premières lettres, qu’elle prenoit des remèdes pour sa vue, et qu’ils la fatiguoient extrêmement. Il écrivit ensuite qu’il étoit décidé qu’elle l’avoit perdue sans retour, et que cet arrêt l’affligeoit au point d’être malade de chagrin.

De ce moment-là, Caroline auroit voulu voler auprès d’elle, la soigner, la consoler ; mais elle étoit trop foible encore pour entreprendre le voyage. Elle lui écrivoit, ainsi qu’à son père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se flattoit, d’un courrier à l’autre, d’apprendre qu’elle étoit mieux.

Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il disoit si positivement qu’il voyoit madame de Rindaw dans le plus grand danger, qu’elle se décida à partir sur-le-champ, et fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisoit couler. — Oh ! M. le comte, lui dit-elle dès qu’il entra, voyez ce que m’écrit mon père ; ma bonne maman est très-mal, plus mal peut-être encore qu’on ne me le dit. De grâce, ayez la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon départ ; je veux aller tout de suite à Rindaw. Ô mon Dieu ! combien je me reproche de n’être pas partie plus tôt ; s’il étoit trop tard, si je ne retrouvois plus la meilleure des amies…

Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d’elle-même. L’émotion étoit donnée ; il crut que c’étoit le moment de l’instruire : d’ailleurs, son projet de partir à l’instant même rendoit impossible un plus long déguisement. — Chère Caroline, lui dit-il en s’asseyant auprès d’elle, et lui prenant les mains, au nom du ciel, calmez-vous. Eh, quel reproche auriez-vous à vous faire ? Sortie à peine vous-même de l’état le plus dangereux, pouviez-vous… — Ah ! oui, sans doute, oui, je devois consacrer tout de suite le retour de mes forces à celle qui m’a tenu lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts ; heureuse si je puis les réparer ! Elle vouloit se lever, se préparer à partir, le comte la retint encore.

— Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi ; j’ai aussi reçu une lettre de votre père. — Ah ! mon Dieu, reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une lettre à vous… expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il ? me cache-t-on quelque chose ?… Ô M. le comte… Et son cœur oppressé ne put résister plus long-temps à l’agitation qu’elle éprouvoit ; les sanglots lui coupèrent la voix. Le silence du comte, son air touché, attendri, quelques expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! répétoit-elle en sanglotant, je le vois bien, je n’ai plus d’amie ; je ne tiens plus à rien dans ce monde. Ma bonne maman n’existe plus, je le vois ; j’ai donc tout perdu ! — Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur l’intéresse…

Caroline l’aimoit trop elle-même, cet ami, pour être long-temps insensible aux consolations qu’il s’efforçoit de lui donner, et aux nouvelles preuves d’une tendresse dont elle n’osoit plus se flatter. Ses larmes couloient encore abondamment, mais avec moins d’amertume. Dans les plus violens chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s’affliger avec l’objet aimé, à recevoir les consolations de l’amour.

Elle pleuroit ; mais le comte pleuroit avec elle, partageoit ses sentimens et sa douleur, et leurs cœurs, dans ces momens de tristesse, étoient à l’unisson. Elle perdoit la plus tendre des amies ; mais l’instant où elle apprenoit ce malheur, étoit aussi celui qui lui rendoit l’espoir d’être aimée de l’époux qu’elle adoroit.

Dans ces premiers momens de désespoir, qui rendoient Caroline encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de réprimer tout ce qu’elle lui faisoit éprouver.

L’état où elle étoit demandoit les soins et les consolations de l’amitié : il croyoit ne pas aller au-delà, et ses expressions et ses regards exprimoient l’amour le plus tendre. Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin l’avenir le plus heureux, et s’affligeoit seulement que son amie n’en fût pas le témoin.

Elle vouloit des détails sur sa mort, sur sa maladie. Le comte, qui n’entendoit rien aux mensonges, la renvoya au chambellan, qui ne tarderoit pas à revenir ; mais pour calmer ses remords sur ce qu’elle avoit trop tardé à la rejoindre, il lui dit qu’elle avoit perdu son amie depuis plusieurs jours, et dans un temps où elle ne pouvoit lui être d’aucun secours. Dès que le chambellan sut que sa fille étoit instruite du fatal événement, il revint à Ronebourg, et lui apprit qu’elle étoit seule héritière de la chanoinesse. Son testament étoit fait depuis qu’elle lui avoit confié son mariage ; et c’étoit à la comtesse de Walstein qu’elle donnoit tous ses biens. Elle laissoit aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, disoit-elle, combien son union avec Caroline lui faisoit de plaisir. Elle lui recommandoit, dans les termes les plus touchans, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline celui du meilleur des hommes.

La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté. Le chambellan seul le lisoit avec satisfaction, et ne comprenoit pas qu’une augmentation de fortune fût un sujet de s’affliger. Hélas ! Caroline ne voyoit dans les bienfaits d’une amie aussi tendre, aussi généreuse, qu’un nouveau motif de la regretter. Le comte, déchiré par mille sentimens contraires, ne pouvoit entendre parler d’une union et d’un bonheur auxquels il alloit renoncer pour jamais.

À cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui dit-il avec transport, oui, j’en fais le serment ; Caroline, vous serez heureuse ; vous le serez… Il ne put rien ajouter.

Caroline, émue à l’excès, se pencha sur lui, le releva tendrement, et sentit plus que jamais que ce bonheur qu’il lui promettoit dépendoit de lui seul au monde, et de ses sentimens pour elle. Peut-être, s’ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens ; peut-être ce moment auroit-il amené une explication trop retardée ; mais la présence du froid chambellan retint l’effusion de leurs cœurs. Il acheva tranquillement la lecture du testament, qui ne contenoit plus que des legs pour ses gens et pour ses vassaux.

Le comte ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs de Caroline, sortit et alla se promener dans le parc, où son agitation le suivit. Il commençoit à n’être plus d’accord avec lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se condamneroit à un malheur éternel, pourquoi il céderoit celle sur qui il avoit tant de droits, et sans laquelle il ne pouvoit supporter la vie. Elle commence, pensoit-il, à s’accoutumer à moi ; je viens même, je viens de voir dans ses yeux l’expression la plus tendre. Je sais bien que ce n’est et ne peut être que celle de l’amitié, de l’estime, de la reconnoissance ; mais dans une âme comme la sienne, ces sentimens ne peuvent-ils payer et remplacer l’amour ? Me suis-je jamais flatté d’en inspirer d’autres ? ne m’accorde-t-elle pas au-delà de ce que je pouvois espérer ? Oui ; mais si je sais, à n’en pas douter, qu’un autre est l’objet de son amour, que son cœur, que ses affections les plus tendres appartiennent à Lindorf…

Hélas ! savoit-il seulement si Lindorf existoit encore ; s’il n’avoit pas été la victime de cette passion que le comte comprenoit trop bien, pour ne pas tout craindre de ses effets ? Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur ; et les larmes de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le cœur du comte, ne sont que le prélude de celles qu’elle répandra encore. Il frémit d’avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui qu’elle aime, d’en être regardé par elle comme la cause, de perdre lui-même l’ami de son cœur. Le silence de Lindorf après le billet qu’il devoit avoir reçu, lui paroît la preuve certaine de ce qu’il craint.

Ces différentes idées le tourmentoient au point d’égarer presque sa raison. Il succomboit sous le poids des sentimens qui l’agitoient et qui se succédoient les uns aux autres ; tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf ; tantôt le redoutant plus que la mort ; craignant également ou de le voir arriver, ou d’apprendre qu’il n’existoit plus… Il passa quelques jours dans cet état de trouble et d’anxiété. Cet homme, jusqu’alors si sage, si philosophe, si maître de lui-même, connoît enfin tout l’empire des passions et leur tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n’y pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s’il en est temps encore, au bonheur de ceux qu’il aime.


fin du second volume.


CAROLINE
DE LICHTFIELD.




Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes : il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, auquel il avoit remis ce billet si pressant qui devoit hâter son retour.

L’honnête Varner écrivoit à son excellence de ne point s’inquiéter s’il ne recevoit pas encore la réponse à ce billet. Arrivé à Hambourg, il n’y avoit plus trouvé son maître, qui s’étoit embarqué pour l’Angleterre avec un gentilhomme saxon ; et lui Varner, retenu depuis trois semaines à Hambourg par les vents contraires, n’avoit pu ni rejoindre son maître qui l’attendoit à Londres, ni lui remettre par conséquent la lettre dont le comte l’avoit chargé, etc., etc.

Le comte eut le plus grand plaisir d’apprendre que Lindorf vivoit encore et sans doute se portoit bien ; mais ce ne fut pas le seul qu’il éprouva. Son ami n’avoit pas reçu son billet ; le moment de son retour étoit donc différé, et ce petit retard, qui éloignoit le moment de quitter Caroline, de la céder, de se séparer d’elle pour jamais, lui parut alors le comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien perdre de ce temps si précieux : elle étoit avec son père.

Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu’il entra, voilà ma fille qui désire avec passion de quitter ce château et qui n’ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y retiendroit plus long-temps, à présent que la comtesse est assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourroit trouver mauvais une plus longue absence ; il m’a chargé de hâter votre retour à Berlin, d’un ton qui ne permet plus de délai ; et, quant à moi, je ne puis différer plus long-temps ; ma présence est absolument nécessaire à la cour. Ainsi mon gendre, si vous voulez donner vos ordres en conséquence, nous partirons incessamment.

Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter Ronebourg étoit sincère. Elle rougissoit, baissoit les yeux et sembloit le confirmer par son silence.

On ne peut exprimer l’embarras du comte. Il n’ignoroit pas en effet combien le roi désiroit de le voir. Au retour de son ambassade, il ne s’étoit arrêté que vingt-quatre heures à Berlin, et n’avoit eu qu’une courte entrevue avec S. M. C’étoit uniquement à son amitié qu’il avoit dû la permission d’être absent aussi long-temps ; et fréquemment des courriers lui apportoient les lettres les plus pressantes d’un roi, ou plutôt d’un ami qui le réclamoit. Il savoit aussi que son mariage avec Caroline étoit alors connu généralement ; le chambellan, qui gémissoit depuis si long-temps de l’obligation de le tenir secret, l’avoit communiqué à tout le monde depuis que sa fille étoit à Ronebourg. Le roi lui-même, les sachant réunis, l’avoit hautement déclaré ; il n’étoit donc plus possible d’en faire un mystère : et comment, avec les intentions actuelles du comte, pouvoit-il amener à Berlin la comtesse de Walstein, la présenter à la cour et dans le monde, sous un titre qu’elle devoit bientôt quitter ?

Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf dérangeoit ses projets. Il n’étoit plus possible de se refuser aux sollicitations d’un roi qui n’avoit fait encore que demander son retour, mais qui pouvoit l’ordonner d’un moment à l’autre. Il ne pouvoit penser à laisser Caroline seule à Ronebourg, encore moins à l’amener à Rindaw, où tout nourriroit sa douleur et ses regrets.

Il réfléchissoit au parti qu’il devoit prendre lorsque Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de partir, dit à demi-voix qu’elle suivroit avec plaisir M. le comte à Berlin ; mais qu’elle espéroit de sa bonté, de celle du roi, qu’on la dispenseroit quelque temps encore de paroître à la cour et de voir compagnie, et qu’on la laisseroit passer tout le temps de son deuil dans la retraite.

Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le deuil profond de Caroline qu’elle portoit avec raison, comme pour une mère, étoient en effet d’excellens prétextes pour ne point sortir de chez elle et n’y recevoir personne, les premiers mois de son séjour à Berlin ; et probablement son sort se décideroit en moins de temps. En attendant, elle seroit à peu près ignorée dans l’hôtel de Walstein ; elle n’y verroit que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu qu’il ne la quittât point, qu’il ne s’éloignât d’elle que lorsqu’il y seroit obligé.

Le plus sage des hommes n’est plus qu’un homme dès qu’il est amoureux. Le comte ne vit plus aucun obstacle. Caroline seroit chez lui ; il la verroit du matin au soir ; et, quoiqu’il la destinât toujours à celui qu’il croyoit aimé, quoiqu’il fût bien décidé à cacher avec soin ses sentimens, il ne put se refuser ce bonheur, qui levoit d’ailleurs toutes les difficultés pour le séjour actuel de Caroline.

Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit arriver avec transport. Elle ne pouvoit plus supporter d’habiter le château de Lindorf. Son sort étoit décidé pour jamais ; elle alloit passer sa vie avec un époux adoré, et se promettoit bien d’effacer par l’excès de sa tendresse un caprice, une erreur que son cœur désavouoit et qu’elle ne pouvoit se pardonner. Le comte, attentif à tous se mouvemens, s’aperçut bien qu’elle partoit avec plaisir, mais il en fit honneur à sa vertu et au désir qu’elle avoit d’éviter désormais tout ce qui pouvoit lui rappeler Lindorf. Son estime, et par conséquent son attachement pour elle en redoublèrent ; mais il n’en fut que plus confirmé dans le projet de la dédommager des sacrifices qu’elle s’imposoit.

Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de Walstein, que Caroline avoit si fort redouté. Elle y entre à présent avec une douce émotion, qui lui paroît le prélude du bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le jour de son mariage, de l’éloignement qu’elle témoigna à cet époux qu’elle adore actuellement ; un mélange de crainte et d’espérance sur les sentimens du comte, un triste retour sur la mort de son amie, qu’elle auroit voulu avoir pour témoin de son bonheur ; tout enfin contribua à l’augmenter, cette émotion qu’elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là, il auroit voulu la rassurer, lui confier ce qu’il méditoit pour son bnonheur ; mais on sait les motifs qui le retenoient : il ne vouloit pas lui promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa délicatesse et sa générosité ; et comment prononcer lui-même : Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre ? Ce mot eût expiré sur lèvres, et jamais il n’auroit pu le prononcer.

Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content d’avoir enfin installé sa fille dans l’hôtel de Walstein. Dès qu’il fut parti, le comte mena Caroline dans l’appartement qui lui étoit destiné depuis long-temps. À l’époque de son mariage, et lorsqu’il étoit loin de prévoir qu’il alloit se séparer de sa jeune épouse, il l’avoit fait arranger avec tout le goût et toute la magnificence possibles, et toujours il avoit conservé l’espoir qu’elle viendroit l’occuper. Il étoit enfin réalisé cet espoir ; mais de quelle manière, et dans quel moment ? et combien alors il dut regretter le temps où il espéroit encore !

Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un appartement où depuis long-temps vous êtes attendue. Caroline, qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte l’attribuant à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez souveraine absolue, ajouta-t-il, en lui baisant respectueusement la main, et votre ami n’entrera chez vous que lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un moment de plus, et peut-être il eût oublié ses sermens et Lindorf. — Amitié ! s’écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens mon courage ! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l’un sans l’autre !… Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, l’amitié, l’amour même, exigeoient de lui.

Caroline fut plus tranquille ; mais elle dormit peu, et réfléchit beaucoup.

Quoique son innocence l’empêchât de sentir tout ce que la conduite du comte avoit de singulier, elle ne pouvoit ignorer cependant qu’il avoit le droit de partager son appartement, et elle croyoit avoir trop de torts avec lui, pour ne pas attribuer au ressentiment le soin qu’il paroissoit prendre de s’éloigner d’elle.

Les jours suivans durent la confirmer dans cette idée. Le comte, redoutant une épreuve à laquelle il avoit failli à succomber, non-seulement n’accompagnoit plus Caroline dans son appartement, mais recommença, comme il avoit fait à Ronebourg, avant qu’elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu’il le pouvoit, et à n’entrer chez elle que lorsqu’elle avoit son père et ses femmes ; et dans ces momens même, il avoit un air si contraint, si malheureux ; il paroissoit si fort redouter de la regarder, de s’approcher d’elle, qu’elle ne douta plus du tout de son indifférence, peut-être même de sa haine.

Cette conduite, loin de l’irriter, la toucha sensiblement. Elle n’en accusoit qu’elle-même et ses caprices passés. Peut-être il vouloit la punir, et il en avoit bien le droit, ou plutôt cet injuste éloignement qu’elle lui avoit marqué si long-temps, l’avoit enfin révolté tout-à-fait contre elle. Mais les soins si tendres et si soutenus du comte pendant sa maladie et dans les premiers momens de son affliction ? Elle ne les attribuoit plus qu’à cette générosité qui lui étoit naturelle, qu’à cette pitié que tout être souffrant excite dans un cœur bon et sensible ; mais elle voit trop bien à présent qu’il déteste ses liens, qu’il gémit de la fatalité qui les a rapprochés. Elle se rappelle son projet d’absence, et ne doute pas qu’il ne pense à l’exécuter ; elle eut même un moment l’idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de lui rendre, en s’éloignant de lui et de la cour, une liberté qu’elle croyoit qu’il désiroit avec ardeur.

Cette résolution cependant lui paroissoit bien plus difficile à exécuter que lorsqu’elle lui écrivit de Rindaw, qu’elle vouloit y passer sa vie. Elle aime à présent ; elle aime avec passion, et jamais elle n’auroit la force de s’éloigner volontairement de l’objet de toute sa tendresse : aussi ce projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder celui de s’efforcer, par tous les moyens possibles, d’obtenir le cœur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.

Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si généreux ! disoit-elle en elle-même. Quand il verra combien je l’aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne m’accordera-t-il pas au moins son amitié ? Elle s’abandonne à ce doux espoir ; sa confiance renaît, et de ce moment elle mit autant de soins à rechercher le comte qu’il en mettoit à l’éviter.

Il s’aperçut de ce nouvel empressement ; mais il étoit trop loin d’imaginer qu’il pût être aimé, pour l’attribuer à l’amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline étoient marquées, plus elles lui paroissoient la suite d’un système de reconnoissance et de devoir que cette âme sensible et vertueuse s’étoit imposé.

Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu’elle ne croyoit point partagé, se reprochant et s’exagérant même ses torts passés, craignant de déplaire, par trop d’empressement, à un époux prévenu contre elle, avoit souvent un air de contrainte qui persuada toujours de plus en plus au comte qu’elle en faisoit une continuelle à son cœur.

Souvent dépitée du peu de succès de ses soins, elle se laissoit aller à la tristesse la plus profonde, se renfermoit chez elle, versoit des larmes dont il apercevoit les traces, et qui le confirmoient dans l’idée qu’elle se sacrifioit à un pénible devoir, et gémissoit d’être séparée sans retour de celui qu’elle aimoit.

Il l’attendoit d’un jour à l’autre, cet ami auquel il destinoit un si grand bonheur, et ne comprenoit rien à son retard. Outre le billet remis à Varner, il lui avoit écrit les premiers jours de son arrivée à Berlin ; et sa lettre, adressée et recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devoit lui être parvenue, s’il n’étoit pas déjà en chemin.

Elle étoit plus pressante encore que la précédente. Sans s’expliquer clairement, il se servoit des motifs les plus forts pour hâter son retour.

« Son propre bonheur, lui disoit-il, et celui de tout ce qu’il aimoit au monde en dépendoient. Si ce n’étoit pas assez de le prier, de le conjurer d’arriver au plus tôt, il l’exigeoit absolument de lui… Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de fois vous m’avez donné le droit de disposer de votre sort : eh bien, je le réclame aujourd’hui ce droit que je tiens de votre amitié, et peut-être d’une reconnoissance trop exaltée. Mais n’importe ; je veux vous rappeler à présent tout ce que vous croyez me devoir, pour vous dire qu’il ne tient qu’à vous, non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant toutes les obligations de mon côté. Je n’ai qu’un mot à ajouter : si dans un mois, au plus tard, je n’ai pas le plaisir de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le cas de douter d’un attachement que je crois mériter, et de penser que je n’ai plus d’ami, etc., etc. »

Cette lettre si forte, si pressante, étant restée sans réponse, il devoit croire, et croyoit en effet que Lindorf étoit parti d’abord après l’avoir reçue, et ne tarderoit pas à arriver.

Quoique ce moment dût être l’époque d’une séparation à laquelle il ne pouvoit penser sans frémir, il l’attendoit avec une sorte d’impatience, fondée sur celle d’assurer le bonheur de Caroline, et même d’être délivré de cette incertitude qui laisse errer l’âme sur des illusions qu’un instant détruit, et auxquelles le malheur même est préférable.

Eh ! comment auroit-il pu s’en défendre de ces douces illusions ? Elles devenoient chaque jour plus séduisantes, plus dangereuses. Il falloit toute la modestie et toute la prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que Caroline lui avoit écrites, pour ne pas s’apercevoir de leur réalité. Loin de se rebuter, elle étoit toujours plus tendre, toujours plus empressée. Il s’agissoit du bonheur de sa vie : pouvoit-elle marquer trop d’attachement à cet époux qu’elle avoit blessé si long-temps par une injuste répugnance, auquel son cœur avoit fait une infidélité ? Combien de torts avoit-elle à réparer, à faire oublier ! Bannissant enfin toute défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa persévérance, elle employoit, pour le rapprocher d’elle, pour l’attacher à elle, mille petits moyens dont l’amour seul est susceptible, et auquel il sait donner tant de force.

Le comte aimoit la musique avec passion : elle la cultiva avec plus de soin. Souvent elle lui demandoit de l’accompagner sur la flûte ou le violoncelle, dont il jouoit également bien ; elle lui chantoit avec toute l’expression du sentiment, les airs les plus touchans, les plus propres à faire impression sur une âme aussi passionnée que celle du comte.

Il avoit du goût et des dispositions pour le dessin ; mais ses occupations l’avoient empêché d’y faire des progrès. Caroline, au contraire, élevée dans la retraite, s’étoit appliquée avec beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu’on peut se suffire à soi-même, qui, malgré l’hiver, les frimas, la solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu’un instant voit mourir. Elle réussissoit particulièrement aux fleurs et aux paysages ; c’étoit aussi le genre que le comte préféroit. Elle s’offrit à lui donner des leçons, à le perfectionner, à diriger ses essais : en échange, elle le prioit à son tour de diriger ses lectures, et les études qu’elle désiroit de faire sur plusieurs objets, trop souvent négligés dans l’éducation des femmes.

Quelquefois, pendant qu’il dessinoit auprès d’elle, elle lui faisoit une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa bonne maman avoit exercé ce talent, qu’elle possédoit au suprême degré. Lorsqu’elle étoit fatiguée, le comte lisoit à son tour, et, pendant qu’elle l’écoutoit avec l’intérêt le plus marqué, ses mains adroites serroient des nœuds, ou nuançoient des soies pour une bourse, une veste, un porte-feuille, etc., qu’elle lui destinoit. Toujours occupée de lui et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étoient relatives à cet unique objet : elle sembloit n’exister que pour lui. À chaque instant, elle trouvoit des prétextes pour passer dans son appartement, ou pour l’attirer dans le sien ; et quoiqu’elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le chambellan, qui soupoit chez eux presque tous les soirs, elle n’avoit jamais l’air d’éprouver un moment d’ennui : au contraire, elle se refusoit aux sollicitations de son père pour se faire présenter à la cour, paroissoit désirer de prolonger le temps de sa retraite, et disoit, en regardant le comte avec timidité, qu’elle n’avoit jamais été plus heureuse.

Malgré tant de preuves d’un amour qu’elle ne cherchoit point à dissimuler, le comte résistoit encore aux charmes dont il étoit environné, et au doux espoir qui s’insinuoit dans son cœur. Il le repoussoit avec effroi, et trembloit de s’y livrer. Combien de fois il s’arracha d’auprès d’elle avec un effort douloureux !

Non, disoit-il, non, c’est impossible, je ne puis être aimé. Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait donner à l’amitié… que dis-je ? peut-être à la simple reconnoissance, l’expression même de l’amour : ou bien n’est-ce point le souvenir de Lindorf qui l’anime ? Sans doute, c’est à lui qu’elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, ces mots si tendres, ces regards si doux dont je ne puis être l’objet. Ne sais-je pas qu’elle aime Lindorf, qu’elle doit l’aimer ?… Cependant, s’il étoit vrai ? si c’étoit moi ?… si cette cruelle résolution qui me tue, me rendoit le plus ingrat des hommes ?… si cette félicité suprême que j’ose réserver à un autre, m’étoit destinée par son cœur ? si ce cœur étoit à moi ?… Ah ! Caroline, Caroline !… Mais puis-je chercher à le pénétrer ce cœur sans la faire lire dans le mien, sans lui découvrir le feu qui me dévore ? et ne sais-je pas alors que le devoir, la compassion, la générosité dicteroient sa réponse ? Ne me prouve-t-elle pas qu’elle peut tout sur elle-même, et qu’elle est prête à sacrifier sans balancer tous les sentimens de son cœur ?

Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et l’espoir, faisoit en même temps son supplice et celui de la tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvoit durer long-temps. Lindorf n’arrivoit point, et le comte ne trouvoit plus ni dans son amitié, ni dans sa délicatesse, la force de résister à sa passion, lorsque tout l’assuroit qu’elle étoit partagée.

Un soir, le chambellan fut retenu à la cour ; le comte soupa tête-à-tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore qu’à l’ordinaire, si elle ne disoit pas, je vous aime, il n’étoit du moins plus possible de s’y méprendre. L’émotion, le trouble du comte augmentoient à chaque instant ; il eut cependant encore la force de se dérober par la fuite au danger de se trahir, de la quitter en sortant de table : mais ce fut le dernier effort de sa raison.

Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, sur ses droits, sur la conduite de Caroline. — Non, disoit-il, non, ce n’est point une illusion, je suis aimé ; je ne puis plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans la mienne ; elle la serre doucement, comme pour me retenir auprès d’elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent tristement ; ce soir même, oui, j’ai cru le voir, ils se sont mouillés de quelques larmes. L’expression du sentiment le plus tendre animoit tous ses traits ; et j’ai pu m’éloigner ! et je ne suis pas tombé à ses pieds ! je ne lui ai pas dit que je l’adore ! je n’ai pas tout tenté pour l’engager à me confirmer mon bonheur et cet amour dont tout m’assure…

Cette idée ne s’étoit jamais présentée à lui avec autant de force et de certitude. Elle l’enflamme au point que, n’écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à retourner auprès d’elle, à lui faire l’aveu de son amour, à obtenir d’elle celui dont il se croit certain. Ses sermens, sa résolution, ses projets, tout disparoît, tout s’anéantit ; il oublie que Lindorf existe ; il ne voit plus que Caroline, sa Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et qu’aucun mortel sur la terre n’a le droit de lui disputer.

Il est déjà dans son appartement. Il ne la voit pas encore ; mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. Il s’approche, sans faire de bruit, d’une porte vitrée qui le séparoit d’elle, et qui n’étoit pas même entièrement fermée. Elle conduisoit dans un petit cabinet charmant, que Caroline aimoit de préférence. Elle s’y retiroit quand elle vouloit être seule et tranquille ; et tous les soirs elle y passoit une demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la musique. Ce soir-là elle chantoit devant son feu, déshabillée à demi, penchée sur un fauteuil, en s’accompagnant foiblement de sa guitare. L’air qu’elle chantoit étoit doux et triste ; il paroissoit l’affecter beaucoup. De temps en temps elle s’interrompoit, passoit sa main ou son mouchoir sur ses yeux, et recommençoit avec une voix plus altérée.

Le comte croyoit connoître tous les airs qu’elle savoit et qu’elle aimoit ; et celui-ci étoit nouveau pour lui. Il prête l’oreille, s’efforce d’entendre les paroles ; elle chantoit si bas qu’il ne saisit d’abord que quelques mots. Celui de Caroline, qui finissoit une ligne, le frappa. Il écoute avec plus d’attention encore ; enfin il parvient à entendre ces quatre vers qui terminoient un couplet :


Mais puis-je me flatter encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


L’expression, l’attendrissement marqué avec lequel elle chantoit, prouvoient assez qu’elle avoit un objet ; mais est-ce lui-même ? est-ce Lindorf ? le doute, la défiance rentrent dans son cœur. Il écoute, il regarde, et bientôt il n’a plus même le triste bonheur de douter.

Caroline avoit posé sa guitare sur ses genoux, et détachoit de son cou un ruban noir qu’elle portoit toujours, et que le comte avoit pris jusqu’alors pour un simple ornement. Il voit avec surprise qu’il servoit à suspendre un portrait caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les traits, il put voir cependant, quand elle l’approcha de la lumière, que c’étoit celui d’un homme avec l’uniforme des gardes : c’est donc celui de Lindorf !

D’abord Caroline le regarde avec attention ; puis elle le presse contre son cœur, contre ses lèvres, avec un mouvement passionné ; des larmes coulent sur ses joues. Il en tombe une sur le portrait ; elle l’essuie avec précaution, le regarde encore en soupirant, le pose sur la table, à côté d’elle, reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que le comte entendit distinctement.


Tu deviendras mon bien suprême,
Ô le plus chéri des portraits !
Tiens-moi lieu de celui que j’aime ;
Viens du moins me rendre ses traits.
Mais puis-je m’abuser encore ?
J’ai ses traits, je n’ai plus son cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


Quand elle l’eut fini, elle reprit son portrait, lui donna encore un baiser, le rattacha autour de son cou en disant avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit : « Pour toi, tu ne me quitteras jamais ; » et prenant sa lumière, elle passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes sans regarder même du côté de la porte vitrée.

Le bruit qu’elle fit en sortant, l’obscurité où elle laissa le comte, le tirèrent de l’espèce d’anéantissement dans lequel il étoit plongé. Ce moment fut affreux pour lui ; il détruisoit les douces espérances qu’il avoit osé former ; il lui enlevoit sans retour toute idée de bonheur ; il le replongeoit dans le néant à l’instant où il croyoit jouir de la félicité suprême. Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son premier mouvement lorsqu’il fut un peu revenu à lui-même, fut de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui parler de lui, mais pour lui assurer qu’elle alloit revoir Lindorf, être libre de s’unir avec celui qu’elle aimoit ; mais ses femmes entrèrent chez elle, et l’empêchèrent d’exécuter ce projet. Il sentit bientôt qu’il seroit au-dessus de ses forces de la revoir, de lui parler, de lui dire qu’il alloit la quitter pour toujours ; ce moment eût été le dernier de sa vie, ou peut-être, et il en frémit plus encore, s’il l’avoit revue, loin de la céder à celui qu’elle aime, il auroit eu dans son délire, la cruauté d’en exiger le sacrifice.

Non, il ne la reverra point ; il ne peut, il ne doit pas la revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de lui rendre sa liberté ; mais il n’a pas celui de lui faire un éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il n’avoit que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, et passa quelques heures dans l’agitation la plus cruelle, ne sachant à quel parti s’arrêter, ni qui l’emporteroit de l’amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf.

Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l’une il réclamoit ses droits, et s’efforçoit de l’attendrir en sa faveur ; un instant après, détestant cette tyrannie, il la déchiroit et en recommençoit une nouvelle, où il lui faisoit un éternel adieu sans lui parler de ses sentimens. Quoi, disoit-il en la déchirant encore, elle ne sauroit pas même que je l’adore, et je mourrois loin d’elle sans exciter seulement sa pitié ! Alors, il peignoit sa passion en traits de feu ; il lui répétoit combien le sacrifice qu’il faisoit étoit affreux pour lui. Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonneroit son bonheur, il tâchoit d’écrire une lettre plus modérée et n’y pouvoit réussir ; cependant, à force d’exhaler sur le papier les différens sentimens qui l’agitoient, il se calma assez pour prendre une résolution ferme et décidée.

Ce fut celle d’aller dès le matin au lever du roi, que l’aurore ne trouvoit jamais dans son lit, et chez qui il pouvoit entrer à toute heure, d’obtenir de lui sans différer la cassation de son mariage, de l’envoyer tout de suite à Caroline, et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d’où il prendroit des arrangemens pour un plus long voyage.

Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il étoit tourmenté, à celle qu’il supposoit à Caroline, plus il persista dans ce projet. Il en vint même à regretter de ne l’avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s’être laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis long-temps, pensoit-il, elle seroit heureuse et tranquille, et j’aurois peut-être été moins malheureux. Je n’aurois pas connu ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette amitié si séduisante, si dangereuse que j’osois prendre pour de l’amour, et qui pourroit m’en tenir lieu si j’ignorois qu’elle aime ailleurs et qu’elle gémit en secret. Elle gémit, elle… Caroline, celle pour qui je donnerois mille vies ; et j’hésite à lui sacrifier mon bonheur !

Cette idée lui rendit tout son courage ; il lui écrivit, ou plutôt il commença la lettre qu’il vouloit achever, lorsqu’il auroit obtenir le divorce.

Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de manière qu’il ne pût l’imputer à sa fille ni à Lindorf, qui devoit naturellement arriver au premier jour. Il mit ces lettres dans son porte-feuille, et prit avec son valet de chambre tous les arrangemens nécessaires pour son voyage.

Comme il ne comptoit pas revenir à Berlin, il passa le reste de la nuit à mettre en ordre différens papiers et plusieurs choses qu’il vouloit emporter avec lui. Dès que le jour parut, il partit pour Potsdam, où le roi étoit alors, et lui demanda une audience secrète.

Que faisoit alors la pauvre Caroline ? Elle sortoit d’un doux sommeil qui avoit calmé ses chagrins de la veille, et s’impatientoit déjà de revoir ce cher et cruel époux qui la fuyoit, et qu’elle avoit toujours espéré de ramener à force de persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattoit d’y avoir réussi, et ne trouvoit presque plus rien d’extraordinaire dans sa conduite. Il paroissoit se plaire avec elle ; il la quittoit peu dans la journée ; il avoit pour elle ces attentions, ces petits soins qui n’appartiennent qu’à l’amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu’il jetoit sur elle ; une fois elle le surprit baisant avec ardeur une natte de ses cheveux qu’il lui avoit demandée. Que falloit-il de plus à Caroline ? Élevée dans la plus parfaite innocence, n’ayant jamais eu de liaison ni de conversations qu’avec la chaste chanoinesse, n’ayant lu que des livres qu’elle lui donnoit, elle étoit heureuse de voir son époux, de l’entendre, de savoir qu’elle étoit aimée, de passer sa vie auprès de lui ; et quand il la quittoit le soir, le seul chagrin d’être séparée de lui jusqu’au lendemain faisoit couler ses larmes ; c’étoit aussi les seuls momens où elle doutoit de sa tendresse. Car enfin, disoit-elle, il ne tenoit qu’à lui de rester ; nous aurions encore un peu causé, un peu lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j’aurois eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pourroit-il pas dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne ? Ah ! si j’osois le lui dire ! — Mais sans doute il n’aime pas autant à être avec moi, que j’aime à être avec lui. Alors ses pleurs couloient sans qu’elle sût pourquoi ; elle regardoit son petit portrait, le baisoit, lui disoit ce qu’elle n’osoit dire à l’original, le remettoit dans son sein, alloit se coucher avec lui ; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensoit plus qu’au plaisir de le voir.

C’étoit à peu près là son histoire de tous les soirs ; mais la veille elle avoit été plus émue qu’à l’ordinaire, et par la présence du comte, et par son trouble, et surtout par cette prompte retraite à laquelle elle ne s’étoit pas attendue. Pour la première fois, elle pensa qu’il y avoit quelque chose de bien singulier dans la conduite de son époux. Tant d’inégalités, de contrariétés, devoient enfin la frapper. Est-elle aimée ? ne l’est-elle pas ? Elle cherche à se rappeler tout ce qui peut l’éclairer sur les sentimens du comte, tout ce qui s’est passé depuis son arrivée à Ronebourg. Une romance qu’elle y avoit composée dans le temps où il l’évitoit, où elle s’étoit crue haïe de lui, lui revient dans l’esprit et l’attendrit ; elle la chante, et son attendrissement redouble.

C’est dans ce moment que le comte l’avoit surprise, et malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu’elle étoit.


ROMANCE.


premier couplet.

Un jour pur éclairoit mon âme ;
J’unissois l’amour au devoir,
J’osois me livrer à ma flamme,
Écouter le plus doux espoir.
Mais puis-je m’abuser encore ?
Cet espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?

II.

Quand tes soins me rendoient la vie,
Je crus les devoir à l’amour ;
Je me disois, je suis chérie,
Je saurai l’être plus d’un jour.
Mais puis-je me flatter encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Cruel époux, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


III.

Quel sort ta rigueur me destine ?
Que ne me laissois-tu mourir !
Si tu n’aimes plus Caroline,
C’est là son unique désir.
Mais puis-je m’abuser encore ?
Non, l’espoir s’éteint dans mon cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?

IV.

Tu deviendras mon bien suprême,
Ô le plus chéri des portraits !
Tiens-moi lieu de celui que j’aime ;
Viens du moins me rendre ses traits.
Mais puis-je m’abuser encore ?
J’ai ses traits, je n’ai plus son cœur.
Toi qui me fuis, toi que j’adore,
Où veux-tu chercher le bonheur ?


S’il eût entendu les premiers couplets, il auroit su qu’il en étoit l’objet ; mais celui qu’elle chantoit alors, ce portrait, les mots qu’elle lui adressa ; tout enfin le jeta dans l’erreur, et lui persuada que ce ne pouvoit être que Lindorf.

Pour Caroline, après avoir chanté, pleuré et baisé sa miniature, elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il m’aime, pensa-t-elle, cela n’est pas douteux ; mais sans doute il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que je lui témoignai si durement le jour de notre mariage ; peut-être pense-t-il qu’elle subsiste encore. Oh ! comme je le détromperai ! comme je vais le faire lire dans mon cœur, lui prouver que ce cœur est bien changé. Dès demain, il saura positivement qu’il est tout à lui ; je lui dirai tout le jour que je l’aime, que je l’adore, et nous verrons le soir s’il me quittera d’abord après souper.

Cette résolution la tranquillisa tout-à-fait. Elle s’endormit paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son cœur ni crainte ni défiance d’elle-même. Son époux l’aime ; elle en est sûre : ses doutes et le souvenir du passé, lui donnent encore cette réserve qu’elle ne peut plus supporter et qu’un mot va détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois, qu’il est l’unique objet de sa tendresse, de tous les sentimens de son cœur ; et ce cœur si naïf et si tendre ne peut contenir ses transports en pensant qu’elle n’aura plus de secrets pour cet homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie qu’elle veut consacrer à son bonheur.

Caroline étoit timide comme on l’est à dix-sept ans, quand on a toujours vécu dans la retraite ; le comte surtout lui imposoit, sans quoi elle n’eût pas attendu jusqu’alors à lui parler clairement. À présent même qu’elle y est décidée, elle ne sait comment s’y prendre, et plus le moment approche, plus son émotion et son embarras redoublent. Oh ! combien elle regrettoit sa bonne maman ! Depuis long-temps elle eût été l’interprète et le garant de ses sentimens. Comment les dévoiler elle-même ?

Si elle écrivoit ? Elle essaya ; mais elle étoit trop émue, trop agitée ; sa main trembloit ; elle ne trouvoit aucune expression ; elle ne pouvoit former un seul mot. Non, dit-elle, j’aime mieux aller chez lui ; je me jeterai dans ses bras ; je lui dirai… Je ne lui dirai rien ; mais il entendra mon silence. Il saura bien lire dans le cœur de sa Caroline ; il me rassurera ; il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, plus de réserve. Il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, et je vais être la plus heureuse des femmes.

Elle s’enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour animer encore son courage, et vole dans l’appartement du plus aimé des époux. Elle entre… Il n’y est plus ! il ne paroît pas même y avoir couché ! Une grande malle, au milieu de son cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à peine la force de sonner. Un laquais paroît ; elle lui demande d’une voix tremblante où est M. le comte. Le laquais paroît surpris de cette question. — Je croyois que madame la comtesse savoit… — Quoi donc ? — Que M. le comte est parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé toute la nuit pour faire ses malles. Il m’a chargé de les faire partir à ses ordres. Il ignoroit où M. le comte veut aller ; mais il croit que c’est en Angleterre. — Ah ! Dieu ! il suffit, laissez-moi.

Le laquais sort ; Caroline tombe sur le premier siége qui se présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la douleur, tous les déchiremens de l’amour au désespoir ; pour la seconde fois, elle voit celui qu’elle aime la fuir, l’abandonner, s’éloigner d’elle. Mais quelle différence, et combien actuellement elle se trouve plus à plaindre ! Lorsqu’à Rindaw, Lindorf se sépara d’elle, ce fut presque de son aveu. Le premier moment fut cruel, mais bientôt la vertu reprit son empire ; et l’orgueil d’avoir rempli son devoir devint une consolation. D’ailleurs elle savoit qu’elle étoit adorée, et que celui qui la fuyoit malgré lui, partageoit toute sa douleur ; mais ici tout se réunit pour l’augmenter. C’est son époux qui la fuit ; c’est celui qu’elle osoit aimer, sur qui elle avoit fondé l’espoir du bonheur de sa vie. Il la hait sans doute, puisqu’il a pu l’abandonner d’une manière aussi cruelle. Eh ! dans quel moment, grand Dieu ! Quand je volois dans ses bras ; quand je ne redoutois plus que l’excès de sa joie… et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir ! Ah ! c’est la haine ou l’indifférence la plus cruelle ; et cependant hier au soir encore, comme il me regardoit ! avec quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son cœur !… Il est vrai qu’il la repoussa avec terreur, et me quitta rapidement ; et c’étoit pour toujours !… Non, non, c’est impossible ; il n’est pas faux ; il n’est pas le plus barbare des hommes… Il y a de l’erreur… Ce domestique se trompe ; il reviendra ; il reviendra sûrement, et je veux l’attendre ici.

À peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d’espoir qui la ranimoit un peu ; le laquais rentre et lui remet un paquet. — C’est de M. le comte ; son coureur arrive de Potsdam. — Caroline à peine a la force de le prendre, et de lui faire signe de se retirer. La voilà seule ; elle tient ce paquet, et n’ose l’ouvrir ; il renferme l’arrêt de sa mort ou de sa vie. Il étoit assez gros et adressé à Madame la comtesse Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel. Cette singularité la frappa… Il ne me donne pas son nom ! grand Dieu ! se pourroit-il ?… et ses doigts tremblans brisent le cachet, déchirent l’enveloppe. Elle renfermoit un petit parchemin écrit, trois lettres et un papier non cacheté, qui s’ouvre, et sur lequel elle jette les yeux.

Âmes sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, étoit l’acte de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle le roi, consentant à la dissolution du mariage d’Édouard-Auguste, comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le déclaroit nul, et les parties libres de contracter d’autres engagemens. Caroline regarda quelques instans cet écrit avec des yeux égarés, et sans verser une larme. Bientôt toutes ses idées se confondent ; le fatal papier s’échappe de ses mains ; un nuage épais l’enveloppe ; une sueur glacée couvre son visage ; elle ne voit plus, elle ne respire plus ; une palpitation universelle l’a saisie. Sa dernière pensée est l’espoir que la main de la mort est sur elle, qu’elle touche au terme de sa vie.

Cet état dura long-temps. Quand elle reprit ses sens, elle crut sortir d’un songe affreux. Cependant la chambre où elle étoit, les papiers, les lettres qu’elle avoit autour d’elle, tout lui confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l’adresse de ces lettres : l’une est à son père, la seconde à Caroline ; elle la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu’il m’ôte la vie, lorsqu’il brise lui-même nos liens ? Elle regarde la troisième : quelle surprise ! elle est adressée à M. le baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin ; et au dos de la lettre : Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre à mon ami, au moment de son arrivée, qui ne peut tarder. — À Lindorf ! s’écrie-t-elle, et chez lui ! et c’est à moi qu’il l’envoie… Dieu ! mon Dieu ! quelle est son idée ? Lindorf seroit-il ici ? Se pourroit-il ?… Seroit-il la cause ?… Ah ! plût au ciel que la jalousie !… il me sera si facile de la détruire pour toujours ! Reprenant alors avec empressement la lettre qui lui étoit adressée, elle se hâte de l’ouvrir, de la lire, et l’espoir renaît dans son cœur.

Non, ce n’est ni la haine, ni l’indifférence, ni le ressentiment qui l’ont dictée, cette lettre qui peint à la fois la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du comte. Chaque mot témoignoit l’excès de son amour pour elle. Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie la plus pure. Il m’aime, disoit-elle. Ah ! puisqu’il m’aime, nos nœuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa Caroline ne veut être qu’à lui, n’existe que pour lui, et que cette séparation étoit l’arrêt de sa mort. À peine la lettre est achevée, qu’elle a déjà donné des ordres pour qu’on prépare à l’instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur, et de l’amour de son époux.

« Chère et tendre Caroline, lui disoit-il, rassurez-vous ; cessez de gémir ; cessez de vous contraindre. Ce n’est point à un tyran que le soin de votre bonheur fut confié ; et les larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l’amant que vous regrettez, seront les dernières que vous répandrez de votre vie, si mes vœux ardens sont remplis… Dieu puissant ! pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée soit toujours heureuse ; et même loin d’elle, séparé d’elle, je pourrai supporter mon existence. — Oui, Caroline, oui, vous serez heureuse, unie à celui que votre cœur a choisi, et qui mérite l’excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter. Votre âme vertueuse et sensible ne gémira plus dans des liens abhorrés ; vous pourrez enfin allier l’amour et le devoir ; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes qui m’ont pénétré. Oh ! je crois les entendre encore ces sons touchans, dictés par la douleur, adressés à l’objet de votre tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui ; ne lui reprochez plus un éloignement involontaire, qu’il a cru devoir à l’amitié. Il va vous être rendu ; bientôt vous le reverrez à vos pieds ; bientôt vous oublierez tous deux vos peines passées. — Oh ! Caroline, pardonne ; depuis long-temps j’ai pu les faire cesser, et porter dans ton cœur l’espérance et la joie.

» Depuis l’instant où j’ai su votre secret, depuis cet affreux moment où je t’ai vue prête à perdre la vie, où j’ai senti que je pouvois être plus malheureux encore qu’en renonçant à toi, j’ai juré de vous réunir l’un à l’autre ; et, tu le sais Caroline, si je t’ai regardée comme un dépôt sacré, comme l’amante et l’épouse de Lindorf. Cependant, égaré par ma passion, j’ai osé croire un instant à la félicité suprême, j’ai pu prendre l’effort du devoir et de la vertu, pour un sentiment plus tendre, et j’allois me préparer des regrets éternels… Ah ! Caroline, je le sens, il est temps de vous fuir ; il le faut ; je le dois. Je cours l’élever, cette barrière insurmontable qui m’interdira sans retour un fol espoir, et l’illusion dangereuse où je me laissois entraîner. Je vais vous rendre à vous-même, ou plutôt à l’original de ce portrait si chéri.

» Adieu, Caroline, adieu ! Je m’égare ; j’afflige sans doute votre cœur sensible et généreux, en vous laissant voir toute la foiblesse du mien. Eh bien, chère Caroline, achevez de me connoître ; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serois mille fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des droits qui ne doivent être accordés que par l’amour. Posséder Caroline, et savoir qu’un autre possède son cœur, être un obstacle à son bonheur, à celui d’un ami qui m’est cher : voilà, voilà ce que je n’aurois pu supporter, ce qui auroit empoisonné mes jours ; et votre félicité mutuelle peut encore y répandre quelque charme. Vous me la devrez, cette félicité ; vous ne penserez à moi qu’avec attendrissement, avec reconnoissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre estime… Adieu, Caroline, je cours les mériter. »


Berlin, cinq heures du matin.

De Potsdam, dix heures du matin,
en sortant de l’audience du roi.


« C’en est fait, ils sont brisés ces liens que votre cœur a toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre ; mais bientôt vous serez à Lindorf… Ah ! dites, dites-moi que vous êtes heureuse… Il ignore encore le bonheur qui l’attend, et je connois son amitié généreuse. Le même sentiment qui l’éloigna de Rindaw et de sa patrie, l’engageroit peut-être à s’y refuser ; mais il n’est plus temps, et ce motif m’a aussi décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, achevera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu’il fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de Caroline.

» Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline pourroit-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à mes peines ? Non, je connois son cœur. Eh bien ! j’exige de votre amitié, de votre reconnoissance, que vous acceptiez l’hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa situation, votre appartement vous plaît : Caroline, il est à vous ; il fut arrangé pour vous ; personne que vous ne l’habitera jamais. Non, vous n’outragerez point, par un refus cruel, un ami déjà trop malheureux.

» Adieu, Caroline ! Chère, trop chère Caroline ! il est donc vrai que vous n’êtes plus à moi, que je n’ai plus aucun droit… Mais je n’en eus jamais : c’est le cœur seul qui peut les donner, et du moins j’en aurai à votre estime, à votre amitié, à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m’écrire, me parler de votre bonheur… Mais non, non ; je ne puis, je ne pourrai jamais peut-être écrire à l’épouse de Lindorf. Si Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule fois avant qu’elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant d’aller à Dresde, auprès de ma sœur. Je pars à l’instant même… Quoi ! je ne vous reverrai donc plus ? Ces heures délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais ? Je n’entendrai plus cette douce voix ?… Que dis-je ? vous serez toujours présente à mon imagination, à mon cœur, à ma pensée ; je ne verrai que vous dans l’univers.

» Je joins ici l’acte de votre liberté, une lettre à votre père, celle à… à votre époux, et la donation de l’hôtel. Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, qu’ils assurent votre bonheur, et je n’aurai plus rien à désirer dans ce monde.

Édouard de Walstein. »


Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps de passer chez elle, d’y prendre le cahier de Lindorf : le portrait, cause principale de l’erreur, est dans son sein.

Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence ; et, malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu’elle est mal obéie. Le comte avoit quelques heures d’avance sur elle ; mais elle fit aller si grand train, qu’elle arriva deux heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur la plus profonde, il sentoit seulement qu’il avoit perdu Caroline, qu’il ne la reverroit jamais, et n’éprouvoit pas encore les consolations que la vertu se procure à elle-même.

Il n’avoit cependant pas été tout-à-fait insensible aux transports de joie que ses vassaux avoient fait éclater en le revoyant, et aux témoignages touchans de leur attachement.

Louise, Justin et le vieux Johanes avoient été des premiers à accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à lui présenter leurs deux petits garçons : Louise étoit encore près d’accoucher. — Oh ! monseigneur, lui dit-elle, votre arrivée me portera bonheur ; j’aurai une petite fille que je désire tant ; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse veut avoir la bonté de lui donner son nom, c’est alors que nous serons heureux.

Le comte ne put soutenir ce mot déchirant ; il lui perça le cœur. — Hélas ! mes enfans ! je ne suis pas… je ne suis plus… Il ne peut achever ; et, les quittant brusquement, il s’enferme dans son appartement.

Ils étoient encore dans la cour avec une partie des habitans du village, et s’affligeoient ensemble de l’air triste de leur bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s’élance de sa voiture, et, sans faire attention à personne, elle s’écrie : Où est-il ? où est monsieur le comte ? Wilhelm accourt. — Quoi ! c’est madame la comtesse ! — Oui, mon cher Wilhelm ; conduisez-moi à l’instant auprès de votre maître.

Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où le comte s’est retiré. Elle l’ouvre promptement, se précipite dans ses bras, en disant d’une voix entrecoupée : — Cher et cruel ami ! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t’adore, qui n’aime que toi seul au monde, qui meurt si son époux l’abandonne ? Et, penchant sa tête sur l’épaule du comte, elle l’inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec laquelle elle est accourue coupent sa voix, arrêtent sa respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans un fauteuil et se jette à ses pieds. — Ô Caroline ! est-ce bien vous ?… Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits. Ce que je viens d’entendre seroit-il possible ? — Ah ! n’en doute pas, n’en doute jamais ; et détachant vivement le ruban qu’elle avoit sur le sein : Tiens, lui dit-elle, le voilà ce portrait que j’aime… Regarde-le bien ; vois, reconnois l’objet qu’il représente ; c’est lui qui possède uniquement mon cœur ; c’est à lui seul que je veux être.

Le comte ne concevant plus rien à ce qu’il entend, jette les yeux sur cette peinture… Grand Dieu ! c’est lui, c’est lui-même, tel du moins qu’il étoit avant son accident ; mais Caroline lui prouve trop qu’elle le voit toujours ainsi, et qu’il n’a pas changé pour elle. Il est vrai qu’il ressembloit tous les jours davantage à son portrait, et qu’il n’eût pas été possible de le méconnoître.

Mais par quelle magie étonnante ce portrait, dont le comte ignoroit même l’existence, se trouvoit-il entre les mains de Caroline, attaché sur son cœur, et l’objet de ses plus tendres caresses ? Il voit, il sent tout son bonheur ; il est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et cependant il croit encore que c’est une illusion, un rêve enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline, autant que son saisissement peut le lui permettre, et sa surprise et ses craintes.

Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui avoit remis Lindorf : — Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et vous saurez tout… Plus de secrets pour vous ; ils m’ont rendue trop malheureuse… Oui, j’ai aimé Lindorf ; j’ai du moins cru reconnoître quelques rapports entre les sentimens que j’avois pour lui et ceux que j’éprouve à présent… Mais, jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw, je pleurai, oui, je pleurai beaucoup ; mais je fus bientôt consolée ; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que lui. Aujourd’hui, en recevant l’arrêt cruel qui nous séparoit, je n’ai point pleuré ; non, pas une larme n’est sortie de mes yeux ; mais j’ai cru que j’allois perdre la vie ou la raison ;… et si vous persistiez dans cet affreux projet, c’est comme si vous me disiez : Caroline, je veux que tu meures. Oh ! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que j’y serai toujours… Tenez, vous voyez bien que cet affreux papier ne signifie plus rien, lui dit-elle, en lui montrant l’acte de divorce qu’elle avoit déjà déchiré, et qu’elle jeta dans le feu.

Le comte ne pouvoit parler ; ce qu’il éprouvoit étoit au-dessus de l’expression. Il couvroit de baisers les mains de Caroline ; il les pressoit contre son cœur ; il prononçoit des mots entrecoupés, sans liaison et sans suite. Dans son délire, il baisoit avec transport son propre portrait, qu’il regardoit comme la preuve de l’amour de sa Caroline.

Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le vouloit pas ; il falloit pour cela la perdre un instant de vue, s’occuper d’autre chose que d’elle seule, cesser de la regarder : c’étoit autant d’instans retranchés à son bonheur. — Non, chère Caroline, n’exigez pas que je lise rien en ce moment. Vous me permettez de lire dans votre cœur, d’y voir que je suis aimé ; qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ? — Mais le mystère de ce portrait. — Je sais qu’il vous est cher, que c’est le mien, et cela me suffit. — Sachez du moins comment Lindorf m’apprit à vous connoître, par quels degrés l’estime et l’admiration qu’il m’inspira pour vous ont enfin produit l’amour. — Quoi ! Lindorf ? — Je dois lui rendre justice ; c’est à lui que vous devez le cœur de votre Caroline. — Comment ! Lindorf ?… ô généreux ami ! — Il vous devoit tout. — C’est moi, c’est moi qui lui dois plus que la vie.

Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler ses larmes, au souvenir de la mort de son père, à l’expression de la reconnoissance et de l’amitié de Lindorf. Souvent il fut obligé de s’interrompre, et, retombant aux genoux de Caroline, il lui disoit d’une voix étouffée : Ah ! c’est Lindorf qui mérite d’être aimé. Caroline lui fermoit la bouche de sa jolie main, et le forçoit à reprendre sa lecture.

Il passa rapidement sur les événemens qu’il connoissoit déjà ; mais, à l’époque de la connoissance de Lindorf avec Caroline, son âme entière étoit attachée sur le papier. Il dévoroit chaque phrase, chaque syllabe ; il lisoit des yeux seulement : une telle lecture ne pouvoit se faire à haute voix ; mais Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdoit pas de vue, et cherchoit à découvrir les sentimens divers qui l’agitoient.

Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l’air le plus pénétré. Je le vois, dit-il, j’ai une épouse et un ami comme il n’en fut jamais ; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon bonheur… Ah ! Caroline, pourquoi m’avez-vous forcé à lire ce cahier ? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que vous veniez de me donner ? — Une illusion ! reprit-elle ; ingrat, quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai ! oubliez-vous que ce portrait est le vôtre ? Ce mot, prononcé avec l’accent le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa confiance et son bonheur. À présent, lui dit-elle, que vous avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon cœur.

Alors elle raconta en détail tout ce qui s’étoit passé dans ce cœur depuis l’instant qu’elle fut unie au comte. Et l’innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un frère, et son effroi lorsqu’elle crut l’aimer comme un amant, et la scène du jardin, et celle du pavillon, et sa douleur, et ses larmes, et ses regrets, et ses combats : rien ne fut oublié.

Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d’abord par l’estime, l’admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf, elle avoit commencé à s’attacher à lui, à chérir son portrait ; tout ce qu’elle avoit éprouvé en recevant cette lettre, où il lui parloit de s’expatrier ; le sentiment de délicatesse mêlé d’un peu de dépit qui avoit dicté sa réponse ; celui qui la priva de ses sens dans la cour du château de Ronebourg. Je vous le jure, lui dit-elle ; c’étoit l’émotion seule de me trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j’avois si fort offensé, qui devoit me haïr. Lindorf n’y entra pour rien ; depuis long-temps vous aviez entièrement effacé l’impression légère qu’il avoit faite sur mon cœur.

Le comte, enchanté, l’écoutoit avec ravissement, et n’avoit garde de l’interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu’elle avoit éprouvé pendant sa convalescence ! Et depuis leur arrivée à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels de le faire lire dans son âme ; la timidité qui la retenoit ; cette envie de lui plaire, de l’attacher à elle, de le rendre le plus heureux des hommes ; son chagrin de n’y pas réussir ; sa résolution de la veille de s’éclaircir avec lui, de lui ouvrir son âme ; sa douleur extrême en apprenant son départ ; son désespoir en recevant ce fatal paquet ; sa joie en voyant clairement dans la lettre de son époux, qu’elle étoit aimée : tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du sentiment, qui ne peut laisser aucun doute.

À présent, lui dit-elle, vous connoissez Caroline comme elle se connoît elle-même ; il ne me reste plus qu’à vous peindre son bonheur ; mais peut-il s’exprimer ? Elle aime ; elle est aimée ; elle ose le dire sans rougir ; elle ose l’entendre et se livrer à ses sentimens. Cher comte, actuellement que nos cœurs s’entendent, jugez le mien d’après le vôtre !

Il alloit lui répondre et lui expliquer à son tour les motifs secrets de sa conduite, lorsqu’il fut interrompu par Wilhelm. Il entra en disant que les habitans du village ayant appris que cette belle dame étoit madame la comtesse, ne vouloient pas s’en aller qu’ils ne l’eussent revue, et demandoient avec acclamation qu’elle voulût bien reparoître un instant.

Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du château, et fut reçue avec des cris redoublés de vivent monsieur le comte et madame la comtesse. Le comte leur fit distribuer du vin et de l’argent.

Caroline lui serrant la main de l’air le plus attendri, lui disoit doucement : Ô mon ami ! ces bonnes gens ne se doutent pas qu’ils célèbrent véritablement l’époque de notre union, et du bonheur de toute notre vie… Ah ! si vous permettiez. — Permettre, ma Caroline… ordonnez. — Eh bien ! faisons des heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette foule des jeunes gens qui s’aiment, marions tous ceux qui voudront l’être. Le comte lui baisa la main avec transport. — Chère… adorable Caroline ! faisons mieux encore, éternisons la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c’est ici que ma Caroline m’est rendue, je veux que ce lieu se ressente à jamais de mon bonheur ; et je vais faire une fondation à perpétuité pour six mariages toutes les années.

Caroline se chargea d’annoncer elle-même aux paysans cette bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions redoublèrent : au milieu de ces tumultueux transports, on auroit pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux, qui crioient plus fort que les autres : Dieu bénisse à jamais nos bons maîtres.

Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec leur petite famille. Il les appela, et les présenta à Caroline : Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous connoissez déjà. — Ah ! sans doute, c’est la belle Louise. Louise rougit, et s’embellit encore. Quoique les travaux champêtres et trois enfans eussent diminué sa fraîcheur, elle étoit encore frappante. — Ah, oui, madame la comtesse, dit Justin avec cette physionomie expressive et naïve, qui annonçoit à la fois ses talens et sa candeur : c’est bien vrai cela ; c’est bien ma belle Louise. Il n’y a dans tout le monde, je crois, que monseigneur qui ait une plus belle femme, et c’est bien juste ; c’est sa récompense de m’avoir donné ma Louise.

Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux petits garçons, qui étoient charmans ; et, s’apercevant de la grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit qu’elle seroit la marraine de l’enfant qu’elle portoit. Louise voulut se jeter à ses pieds ; elle la retint ; mais Justin s’y précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva, en disant : Sûrement le bon Dieu m’aime bien, car il m’accorde tout ce que je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu’il mit au cœur de monseigneur de me la donner ; je n’ai demandé après cela qu’une Louise pour monseigneur, et voilà qu’il l’a trouvée. À présent je vais lui demander pour vous, deux petits gars, jolis comme les nôtres, et vous verrez qu’ils viendront tout de suite.

Caroline se détourna, se baissa vers les petits gars, leur donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte, attendri, serroit la main de Justin, et jetoit sa bourse dans son chapeau. Pour échapper à leur reconnoissance, il proposa à Caroline d’entrer dans les jardins ; elle y consentit. On étoit au mois de décembre : l’air étoit froid et nébuleux, la terre couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l’un ni l’autre ne s’en aperçurent, et jamais promenade du plus beau printemps ne leur parut plus délicieuse.

Il y a long-temps que l’on sait que l’amour peut tout embellir, et qu’avec l’objet aimé il n’est point de mauvaises saisons. Les jardins du comte étoient d’ailleurs remarquables par leur beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avoit peu vus le jour de son mariage ; elle ne les vit guère mieux à présent, mais s’y arrêta quelque temps. Enfin, le comte craignant pour elle le froid et l’humidité, la ramena au château. Ils trouvèrent une collation champêtre, préparée par Louise. Elle s’étoit hâtée d’aller chercher de la crême, quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une pièce d’un chevreuil que Justin avoit tué. Voyez mon bonheur, disoit-elle, de l’avoir justement apprêtée hier pour régaler notre vieux père ! Le bon Johanes ! s’écria Caroline ! eh bien, Louise, il faut qu’il en mange avec nous.

Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et le comte allèrent au-devant de lui ; ils le prirent chacun par un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui versant une rasade : Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du plus heureux des hommes ; — et de celui qui mérite le plus de l’être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il étoit trop ému, trop touché ; il ne put que balbutier quelques mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant, après avoir bu un second verre à la santé de madame la comtesse, et l’avoir long-temps regardée, il s’écria tout-à-coup : Que Dieu soit béni d’avoir fait une si belle dame tout exprès pour notre seigneur. Vous êtes bien belle et bien bonne, madame la comtesse ; mais aussi vous avez un ange pour mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait ! comme il a marié ma Louise !

Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en train de parler, il ne pouvoit plus se taire. Il raconta à Caroline toute l’histoire du mariage de sa fille ; et comme il ne vouloit point de Justin ; et comme monseigneur l’attrapa ; et comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant ; et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez eux ; et comme ils le portèrent au château, etc.

Caroline savoit tous ces détails par le cahier de Lindorf ; cependant elle écoutoit avec délices. L’éloquence simple et naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il racontoit, le plaisir qu’il avoit à parler, et surtout l’éloge de son époux à chaque instant répété, l’attendrissoient jusqu’aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si digne de l’être ; il étoit ému comme elle. Elle lui tendit la main avec un sourire, une expression, un regard qu’on ne peut décrire. C’étoit l’amour, la vertu, le bonheur ; ce seul instant auroit suffi pour compenser un siècle de peines.

Johanes buvoit, causoit et s’animoit toujours davantage. Il parla de son ménage, des soins touchans que ses enfans avoient de lui, de son cher Justin, qui étoit le meilleur des fils, des maris et des pères. Si c’étoit à refaire, disoit-il, je lui donnerois ma Louise, quand même il n’auroit pas un sou vaillant ; mais votre bonté, monseigneur, n’y a rien gâté. Et ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me réjouit le cœur ! comme ça me rajeunit ! Si seulement ma pauvre Christine vivoit encore ! Mais, à propos d’elle, monseigneur, qu’est-ce qu’est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron de Lindorf ? J’ai vu ça tout petit, moi ; je suis son père nourricier, et je l’aime toujours. On nous avoit dit qu’il épousoit la sœur de monseigneur, et nous étions bien aises : il faut que les braves gens s’allient ensemble. Est-ce que c’est donc vrai, monseigneur, qu’il est votre frère ? Non, pas encore ; mais il le sera bientôt, j’espère, dit Caroline en se levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu’elle avoit eu tout ce temps-là sur ses genoux.

Ils comprirent qu’ils devoient se retirer. Louise en avertit son père ; mais le bon vieillard se trouvoit si bien dans son fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu’il ne pouvoit se résoudre à le quitter. Laisse-moi encore ici, ma fille ; c’est le plus beau jour de ma vie. À mon âge, il n’en reste pas beaucoup à perdre. Mais, mon père, dit Louise, nous embarrasserons monseigneur. — Point du tout, mon enfant ; tu ne sais ce que tu dis. Je le connois mieux que toi ; c’est son plaisir de voir les heureux qu’il fait : n’est-ce pas, monseigneur, que j’ai raison et qu’elle a tort ? Mais à présent les enfans veulent en savoir plus long que leurs pères.

Le comte sourit ; Caroline se rassit en faisant un signe à Louise ; et le vieillard, content, commença une petite chanson ; il ne put l’achever. Je n’y entends plus rien, dit-il ; le cœur y est, mais je n’ai plus la voix que j’avois quand je commandois l’exercice. C’est à toi, mon fils Justin : allons, prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse ; Louise chantera ; les petits danseront. Vous êtes là comme de grands nigauds ; si je ne pensois à rien, moi, vous laisseriez monseigneur et sa dame s’ennuyer ici comme des morts.

Caroline ayant dit qu’en effet elle seroit bien aise d’entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec grâce et gaîté. Leur mère suivoit des yeux tous leurs mouvemens ; et le vieillard rioit et étoit aux anges en regardant le comte et la comtesse. Ne vous avois-je pas dit que c’étoit joli à voir. À présent, Louise, chante la chanson que ton mari a faite ces jours passés. — Comment, Justin, s’écria Caroline, encore un nouveau talent ! Vous faites des chansons ! — Oh ! mon Dieu non, madame la comtesse. Seulement de temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de village :


PREMIER COUPLET.

On dit que l’amour
Ne dure qu’un jour
Dans le mariage :
C’est un conte que cela ;
Si l’on aime, on aimera
Toujours davantage. (Bis.)

II.

Est-c’ que le bonheur
Refroidit le cœur ?
Non pas au village :
Depuis que je suis heureux,
Je sens augmenter mes feux
Toujours davantage (Bis.)

III.

Plus content qu’un roi,
Quand autour de moi
J’vois mon p’tit ménage,
Ma Louise et nos enfans ;
Je les aime, et je le sens
Toujours davantage. (Bis.)


Louise se tut ; Justin posa son flageolet, s’avança quelques pas, et chanta ce couplet, qu’il venoit de faire pendant que sa femme chantoit les précédens :


C’est à monseigneur
Que de notre cœur
Nous devons l’hommage ;
Je ne forme plus de vœux,
Comme nous il est heureux,
Que m’ faut-il davantage ? (Bis.)


Le comte et Caroline, émus, attendris et surpris des talens de Justin, lui donnèrent les éloges qu’il méritoit. Sa modestie et sa simplicité les surprirent plus encore ; il ne comprenoit pas qu’on pût l’admirer.

C’est Louise, répétoit-il, qui m’a appris tout cela ; sans le désir de lui plaire, je ne saurois rien. — Mais ce dernier couplet ? répétoit Caroline, composé dans un instant. — Oh ! pour celui-là, c’est monseigneur ; je ne l’aurois pas trouvé si vite pour un autre…

Pendant la chanson, Johanes s’étoit endormi profondément ; ses enfans le réveillèrent à demi, et l’emmenèrent. Le cœur de Caroline étoit si rempli de mille sensations, qu’elle avoit besoin de l’épancher. Dès qu’elle fut seule avec le comte, elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus douces larmes. Ce vieillard, ces enfans, ce couple si uni, la vénération, l’amour de ces bonnes gens pour le comte, qui rejaillissoit sur elle : tout avoit exalté son imagination et sa sensibilité, au point que son époux lui paroissoit un être surnaturel, un dieu bienfaisant, qu’elle devoit adorer, et qu’elle adoroit en effet. Ces sentimens, si long-temps comprimés et retenus dans son cœur, elle ose à présent leur donner essor ; elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes, qu’il l’est avec passion, qu’il le sera toujours ; elle ose lui chanter en entier cette romance qu’elle composa et chanta si souvent loin de lui, avec tant de douleur. Cette preuve si forte et si touchante de son amour, elle la lui chante avec une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent encore ses joues ; mais le comte ne peut plus se méprendre sur leur objet : ce sont les larmes du bonheur. Elles coulent doucement et sans effort, et n’interrompent point ses doux accens. Le comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va jusqu’au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de son cœur la plus douce des convictions, celle d’être aimé de cette épouse adorée. C’est la voix céleste de Caroline qui lui répète : toi que j’adore : c’est son regard enchanteur qui lui demande : où veux-tu chercher le bonheur ? et qui lui dit en même temps qu’il l’a trouvé.

Quand il seroit resté le moindre doute au comte, ce moment les auroit tous dissipés : mais il n’en avoit point. La naïve et tendre Caroline étoit loin de savoir dissimuler. Elle exprimoit tout ce que son cœur sentoit ; et quand elle auroit voulu se taire, on l’auroit lu dans ses yeux et dans son sourire. On voyoit d’abord que cette bouche charmante ne pouvoit proférer une fausseté, et qu’elle étoit l’organe de l’âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disoit je vous aime, ce seul mot valoit tous les sermens. Elle le dit si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée, qu’il dût être persuadé.

Ils soupèrent au coin du feu, du chevreuil que Justin avoit tué fort à propos ; car le comte, en partant pour sa terre, abîmé dans sa douleur, n’avoit pensé à rien, et ce repas simple fut sans doute le plus délicieux qu’il eût fait de sa vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l’habitude fit qu’il se retira dans un autre appartement d’abord après le soupé. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi prolonger les détails ? on aime trop à s’appesantir sur le bonheur. Ajoutons seulement qu’ils auroient accepté avec transport, tous les deux, l’offre de passer leur vie entière dans cette terre, loin de la cour, et de toute autre ambition que celle de se plaire ; mais le comte devoit trop à son roi pour écouter ce désir. Brûlant d’impatience de lui apprendre son bonheur, d’anéantir cette cruelle idée d’un divorce dont le seul mot le faisoit frémir, de lui présenter une épouse adorée, et contente de l’être, il supplia Caroline, dès le lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam.

Elle rougit excessivement à cette proposition ; mais se remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire enchanteur : — Il seroit bien temps, n’est-ce pas, de n’être plus une sotte enfant ? Eh bien ! oui, mon cher ami, je vous en prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être. Il fera bien ; mais je le gronderai aussi à mon tour. — Vous, mon ange ? — Oui, moi-même ; je le gronderai bien fort d’avoir signé cet affreux papier qui nous séparoit pour toujours.

Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec transport. — Oh ! oui, oui, nous reviendrons, nous reviendrons ici, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant un regard timide sur le comte : cette terre sera toujours pour moi le séjour du bonheur.

À mesure qu’ils approchoient de Potsdam, le trouble de Caroline augmentoit. Elle n’avoit pas revu le roi depuis le jour de son mariage ; et sentant combien il devoit être mécontent d’elle, elle redoutoit à l’excès ce moment. Le comte s’efforçoit de la rassurer ; il lui racontoit mille traits de la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui gagnoit tous les cœurs, et le faisoit adorer de ses sujets. — Il est bien plus que mon roi, lui disoit-il, c’est mon ami. Oui, chère Caroline, c’est à mon ami que je vais présenter celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même. Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistoit à la cruelle grâce que je lui demandois, et lorsqu’enfin il céda à mes persécutions, lorsqu’il signa ce fatal papier, et qu’il me le remit, ce fut en me disant : — Réfléchissez encore, mon cher Walstein ; votre résolution m’afflige. J’ai cru vous rendre heureux ; je crois encore que vous pourriez l’être : c’est avec regret que j’ai signé ceci, mais j’espère que vous n’en ferez pas usage. — Voilà, Caroline, celui devant qui vous allez confirmer le bonheur de son ami. Ils étoient déjà dans les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la voiture. Le roi, suivant sa coutume, alloit monter à cheval, exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et s’arrête. — Ah ! vous êtes là, comte ; j’en suis bien aise. J’ai pensé à vous hier tout le jour ; j’ai vu le chambellan ; il ne savoit rien encore. Ne précipitez rien ; il faut que je parle moi-même à Caroline ; j’ai peine à consentir… — Ah ! sire, elle est ici. — Qui donc ? — Elle, ma Caroline, ma femme, mon amante, l’adorable épouse que votre Majesté m’a donnée, et qui m’en devient plus chère encore. — Vous extravaguez, comte. — Non, sire ; c’est hier, c’est hier matin que j’étois un insensé. Elle m’a rendu la raison, le bonheur, la vie ; elle m’aime, elle veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits. Il étoit en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant pas trop qu’une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna, en riant, de se relever, et de s’expliquer. Le comte obéit ; il raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à Walstein, et le désir qu’ils avoient eu tous les deux d’obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il accorda l’un et l’autre avec joie, et voulut en aller assurer lui-même Caroline, qui attendoit toujours dans sa voiture le retour du comte. Elle fut bien émue, en voyant le roi s’approcher d’elle, et voulut descendre ; mais le roi l’arrêta, et lui dit : — Restez, madame la comtesse ; c’est bien, très-bien. Oublions le passé ; je suis fort content. Soyez toujours unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent. Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu’elle se trouve unie au rang suprême.

Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans cet hôtel d’où le comte s’étoit comme banni pour toujours. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’ils y jouirent d’un bonheur d’autant plus senti, qu’ils l’avoient acheté par de cruelles peines.


fin.



Il y a peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui pensent qu’un épisode quelconque doit être placé dans le corps de l’ouvrage avant le dénoûment, et qu’on ne peut plus rien avoir d’intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux. C’est pour eux que j’ai mis le mot fin après la réunion du comte et de Caroline (quoiqu’ils fussent bien éloignés eux-mêmes de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de Lindorf et de Matilde ne l’étoit pas.) Il suffira, sans doute, d’apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et Matilde furent unis dans la suite. L’histoire sera dans les grandes règles ; ils sauront tout ce qu’ils veulent savoir, et n’auront pas besoin d’aller plus loin.

Mais nous aimons à penser qu’il est des lecteurs plus curieux, ou plus sensibles, qui nous sauront gré d’entrer dans les détails d’un événement qui ne peut leur être indifférent, puisqu’il est si nécessaire au bonheur du comte et de Caroline, qu’on ne peut même imaginer qu’ils puissent jouir d’un instant de vrai bonheur, tant qu’il leur reste quelque inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu’ils peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente, mais bien réelle, du malheur d’êtres aussi chers, et dont les intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une sœur chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages épisodiques ? Non, ce sont des parties d’un même tout. Ceux qui se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de Ronebourg, sans qu’on sache ce qu’il est devenu ; que l’intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu’elle aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la douleur, et qui n’auront aucun désir d’apprendre comment ils se sont réunis ; non, ceux-là ne sont pas dignes d’être amis de la sensible Caroline. C’est donc sans aucune crainte de ne pas exciter l’intérêt, que nous allons continuer l’histoire de Caroline, et compléter son bonheur.


SUITE DE CAROLINE.


Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, avoient souvent ajouté aux tourmens de Caroline, dans le temps où il lui eût été permis peut-être de ne s’occuper que d’elle seule ; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de force par celui de son propre bonheur. À peine fut-elle arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu’elle amena la conversation sur un objet également intéressant pour tous deux. En lui rendant la lettre inutile qu’il avoit écrite à Lindorf : — Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez là d’un bien qui ne vous appartenoit pas. Lindorf est à Matilde ; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère. — Plût au ciel, reprit le comte ; mais vous oubliez… — Quoi donc ? — Que ce n’est plus Matilde qui peut faire le bonheur de Lindorf. — Eh ! pourquoi ? parce qu’il a aimé quelques mois Caroline de Lichtfield ? Mais elle n’existe plus cette Caroline-là, il ne la reverra jamais ; et celle qu’il va retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui inspirer qu’une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son amour pour Matilde. Qu’il la revoie seulement ; il ne comprendra pas lui-même qu’il ait pu l’oublier un instant. Je voudrois être aussi sûre des sentimens de Matilde. Un mot d’une de vos lettres à Lindorf m’inquiète ; vous paroissez croire qu’elle ne l’aime plus, et que ce Zastrow… Oh ! mon Dieu, comme j’en serois fâchée !

Pour toute réponse, le comte chercha dans son porte-feuille, et donna à lire à Caroline la dernière lettre qu’il avoit reçue de Matilde… Comme elle en fut touchée ! comme elle répéta plusieurs fois, en la lisant : Pauvre enfant ! aimable Matilde ! chère petite sœur ! Eh ! oui, sans doute, tu vivras avec nous ; tu retrouveras ton amant, ton frère, et la plus tendre sœur. Et, rendant la lettre au comte : Méchant que vous êtes, pourquoi ne pas voler tout de suite à son secours ? — Pourquoi ?… ma Caroline étoit mourante ; il n’y avoit plus qu’elle pour moi dans l’univers. — Pauvre Matilde ! du moins vous lui avez répondu ? — Oui. Mais je voudrois à présent qu’elle n’eût pas reçu cette réponse, et j’avoue que son silence m’inquiète… — Ah ! Dieu, vous l’aurez affligée ! Chère Matilde… Et, tout à coup, se levant avec impétuosité, et s’approchant du comte, les mains jointes, elle ajouta, d’un ton vif et suppliant : Mon ami, mon cher ami, ne me refusez pas ce que je vais vous demander ; de grâce ne me le refusez pas : partons demain ; allons à Dresde ; allons chercher Matilde. Je brûle de la connoître, de vivre avec elle, de porter la joie et la consolation dans son cœur. Relisez sa lettre, et vous ne balancerez pas un instant ; pensez qu’à présent, peut-être, elle est dans les larmes et la douleur. Oh ! comme je me les reproche, ces larmes dont je suis la cause ! Chère petite Matilde, c’est donc moi, moi seule qui lui enlevois son ami, qui la privois de son frère. Que de torts j’ai à réparer avec elle ? En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai bonheur, que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même.

Elle parloit avec tant de feu ; sa physionomie exprimoit tant de choses ; elle étoit si belle dans ce moment-là, que le comte tomba presque involontairement à ses genoux, et resta long-temps la bouche collée sur sa main, sans pouvoir prononcer un mot. — Eh bien, reprit-elle, avec impatience, nous partirons demain, n’est-ce pas ? — Adorable Caroline, s’écria le comte, vous savez donc lire dans mon cœur ? L’absence de ma sœur, l’idée de la savoir malheureuse, pouvoient seules altérer ma félicité ; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoureuse, étoient au-dessus de mes forces. — Vous plaisantez, je crois ; la saison est toujours belle quand on voyage avec ce que l’on aime, et qu’on va chercher une amie.

Le comte ne résista plus, et les préparatifs du voyage furent bientôt faits, grâce à l’aimable empressement de Caroline. Ils furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, jouissant d’avance et du plaisir de Matilde, et de sa surprise. Le comte ne lui avoit jamais parlé de son mariage, et l’embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets, avoit aussi causé son silence. — Nous la ramenerons avec nous, disoit Caroline ; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin avoir une amie ; et c’est à vous encore que je devrai ce bien si long-temps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre bonheur. Mais vous dites qu’il ne peut tarder à venir ; nous les marierons d’abord, et nous jouirons, tous les quatre ensemble, de tout le charme de l’amour et de l’amitié. Chaque mot de Caroline transportoit le comte, l’enivroit de bonheur et d’amour. La manière franche et naturelle dont elle parloit de Lindorf, son désir de le voir uni à Matilde, devoit dissiper jusqu’à l’ombre même du doute ; mais il étoit loin d’avoir là-dessus les mêmes espérances qu’elle, et de croire que jamais Lindorf pût s’unir à Matilde. Il lui paroissoit impossible qu’après avoir aimé Caroline on pût revenir à quelque autre objet ; et, bien décidé à ne pas donner sa sœur à un époux prévenu pour une autre femme, il ne formoit d’autre projet que celui de la soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire attendre doucement, dans le sein de l’amitié fraternelle, un époux qui n’eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que l’ingrat Lindorf, le cœur et la main de Matilde. Quant à Lindorf lui-même, le comte tâchoit d’écarter son souvenir. Mais il y réussissoit foiblement ; et même à côté de sa chère Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir s’échappoit quelquefois de son cœur oppressé, en pensant que ce bonheur étoit aux dépens de son ami ; que Lindorf étoit malheureux ; qu’il le seroit toujours ; qu’il ne le faisoit revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le cœur de la pauvre Matilde des sentimens que l’absence seule de leur objet pouvoit éteindre.

Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à Caroline, à qui ses douces illusions faisoient tant de plaisir, qu’il ne pouvoit se résoudre à les lui ôter à l’avance, ils ne s’apercevoient, ni l’un ni l’autre, que l’impatience d’arriver les faisoit voyager avec une rapidité dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces n’égaloient ni son courage, ni le sentiment qui l’animoit ; le soir de la seconde journée ; elle pria le comte de s’arrêter, pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étoient près d’arriver. Il y consentit ; mais se défiant de la manière dont ils y seroient, il envoya un de ses gens en avant pour s’assurer au moins d’un logement.

Il ne tarda pas à revenir, et ramenoit avec lui l’hôte d’une mauvaise petite auberge qui se trouvoit dans le lieu. Jugeant à l’équipage que c’étoit un grand seigneur, il craignoit de perdre cette aubaine, et venoit lui-même pour le décider à s’arrêter chez lui. Il n’avoit cependant que deux chambres, à deux lits chacune, et toutes les deux étoient retenues par un jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure que le mari avoit au bras, et qui s’étoit rouverte par le mouvement de la voiture, les retiendroit là, peut-être encore quelques jours, et pour s’assurer les deux chambres, ils les avoient payées d’avance ; mais cela n’embarrassoit point l’hôte, qui étoit un gros paysan à mine joviale. — Pardieu, disoit-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres ; qu’ont-ils besoin d’en avoir deux ? Ils s’aiment tant ! Ils sont beaux comme des anges ; ils ne se quittent pas un instant de tout le jour : eh bien, ils ne se quitteront pas de la nuit ; et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu’ils n’en seront pas fâchés.

Tout en parlant ils arrivèrent devant l’auberge. Le comte, toujours honnête, crut qu’il devoit aller lui-même prier ces étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au moins un des lits d’une des chambres à la comtesse ; en attendant, l’hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte monte un mauvais escalier obscur. Il vouloit se faire annoncer ; mais l’hôte, peu au fait des règles de la politesse, l’introduit dans une espèce d’entrée, au fond de laquelle étoit une porte ouverte, et lui dit : Vous les trouverez là ; et le quitte.

Il falloit donc s’annoncer soi-même. Il s’avance, et voit à l’autre bout d’une longue chambre une femme mise très-élégamment, occupée à nouer autour du cou d’un homme placé dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devoit lui servir d’écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une main très-blanche et très-jolie, se trouvant près de la bouche du jeune homme, il la baisoit avec passion.

Ce tableau étoit fait pour intéresser le comte ; il n’osoit les déranger, et contemploit en silence ce couple qui lui retraçoit son propre bonheur. Craignant enfin d’être indiscret, il voulut se retirer doucement ; mais la jeune dame ayant fini, se tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri perçant, et s’élance dans les bras du comte, immobile d’étonnement, en disant : Eh ! grand Dieu, c’est mon frère, mon cher frère ! À ce cri, Lindorf, car c’étoit lui-même, oublie sa blessure, se lève avec précipitation. — Ô mon Dieu, Walstein ! seroit-il vrai ?… Oui, c’est lui-même ; et du bras qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des sauts de joie. — Oui, c’étoient Matilde et Lindorf. Le comte n’en peut plus douter ; c’est sa sœur, c’est son ami qu’il presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseroient à le croire, son cœur ému le lui diroit. Sans pouvoir comprendre quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant quelques minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, ma sœur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des exclamations, furent tout ce qu’on put articuler ; le comte y mêloit le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il enfin ; chère Matilde, nous allions vous chercher… Elle est ici. — Ma sœur est ici, s’écrie Matilde… et, plus légère qu’une biche, elle est déjà au bas de l’escalier, et bientôt dans les bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui en avoit fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, et au nom de chère sœur qu’elle répète en l’embrassant. Le comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline augmente ; mais cette surprise jointe au plaisir le plus pur, fut tout ce qu’elle éprouva. Lindorf n’est plus que son frère et son ami ; elle ne balance pas à l’embrasser avec cette tendresse franche et naturelle, qui caractérise si bien la véritable et simple amitié.

Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous assurer de mon amitié ? Oh ! combien j’aimerai l’ami de mon cher Walstein, et l’époux de ma chère Matilde !

Cette manière ingénieuse de rappeler d’un seul mot à Lindorf les relations qui devoient les unir désormais, eut son effet. En apprenant qu’il alloit revoir Caroline, il s’étoit senti si ému, si peu sûr de lui-même, qu’il avoit tremblé de cette entrevue ; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu’elle sut mettre au peu de mots qu’elle prononça, la présence du comte, celle de Matilde… Lindorf est surpris lui-même de ne plus voir dans cette Caroline qu’il avoit si fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-sœur de Matilde, une amie respectable qui ne lui inspiroit plus que des sentimens doux et tranquilles, qu’il osoit avouer. — Oui, lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre frère, votre ami, l’ami de Walstein ; je sens que je suis digne de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et saisissant la main de Matilde : Cher comte, vous me faisiez revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où j’aspire ; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.

On comprend la réponse du comte ; elle fut accompagnée du plus vif désir d’apprendre quel étrange événement les avoit réunis ; s’ils étoient mariés ou non ; ce que c’étoit que cette blessure de Lindorf ; où ils alloient ; d’où ils venoient ; enfin l’explication d’une énigme qui lui paroissoit impénétrable.

On suppose et l’on espère que le lecteur partage un peu cette curiosité ; qu’il ait donc la bonté de se transporter dans une chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre avoit eu lieu. Qu’on se représente les quatre personnes les plus heureuse qu’il y eût alors sur la terre, éprouvant tout ce que l’amour et l’amitié ont de plus doux, assises autour d’un poële antique, parlant d’abord tous à la fois, faisant des questions les unes sur les autres sans attendre les réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde, pleurer et rire tour à tour, embrasser son frère, et puis Caroline tendre une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d’un petit ton grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un quart d’heure d’audience pour raconter mon histoire, disoit-elle en se redressant ; car je suis toute fière d’avoir une histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand j’étois petite fille.

On parvient à se taire, à l’écouter : on se serre autour d’elle ; elle s’adresse au comte, et commence ainsi :

Il y avoit une fois un oiseleur…

Un oiseleur ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Eh ! oui, un oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d’en venir à mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, lui donner une question à décider ; et, quoi que vous disiez, j’en reviens à mon oiseleur ; j’aurai bientôt fini. Cet oiseleur donc avoit attrapé par mille ruses un pauvre petit oiseau pour le faire tomber dans ses filets. Oh ! comme il étoit malheureux le pauvre petit oiseau ! comme il se débattoit dans les piéges qu’on lui avoit tendus ! comme il appeloit tous ses amis à son secours ! Mais l’oiseleur faisoit en sorte qu’aucun de ses amis ne l’entendît. Enfin il vint une linote voler autour des filets dont il étoit entortillé. Pauvre petit oiseau ! lui dit-elle, tu crierois bien plus fort si tu savois ce qui t’attend ; demain on coupera tes ailes ; on t’ôtera pour toujours ta liberté ; on t’enfermera avec un oiseau que tu n’aimes point, et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. Le petit oiseau cria bien fort ; la linote en fut touchée, et lui dit : Voyons s’il n’y a pas moyen de te sauver. Ils travaillèrent si bien tous les deux, que, crac, une maille du filet s’échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le corps, et puis les ailes : il les étend, il s’envole, il va tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.

À présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort : l’oiseleur qui ôtoit au petit oiseau sa liberté, ou le petit oiseau qui a su la retrouver ? — Ah ! c’est l’oiseleur, sans doute, s’écria le comte, enchanté des grâces, de la finesse et de la naïveté qu’elle avoit mises dans son apologue. Le charmant petit oiseau n’aura jamais tort avec moi : quand même ma raison le condamneroit, mon cœur l’approuvera toujours. Matilde se jeta dans ses bras, de l’air le plus attendri. J’ai retrouvé mon frère, s’écria-t-elle : et sa bonté touchante m’assure plus encore que je n’ai rien à me reprocher. Oh ! comme j’ai bien fait de quitter les méchans qui me faisoient douter de son amitié ! — Douter de mon amitié… vous, Matilde ? expliquez-vous, de grâce. — Eh bien, reprit-elle avec vivacité, on a eu la cruauté de me dire… de me prouver même, que vous ne m’aimiez plus ; que vous ne m’écriviez plus ; que vous ne me verriez plus ; que vous me défendiez de penser à Lindorf ; que vous m’ordonniez d’épouser Zastrow ; que vous étiez reparti pour la Russie : enfin, que je n’avois plus de frère ; car c’étoit la même chose…

Ici la respiration lui manqua ; et des torrens de larmes couloient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle sourioit en même temps : ces pleurs ressembloient à ces ondées subites d’été lorsque le soleil éclaire l’horizon, et qu’on voit, à travers les grosses gouttes de pluie, briller des nuages blancs, mêlés d’un rouge tendre. Ne suis-je pas bien enfant ? dit-elle quand elle put parler. Je sais que tout cela n’est pas vrai ; je jouis de la réalité ; vous êtes là ; vous m’aimez ; et la seule supposition du contraire m’afflige encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous les détails que vous voudrez sur l’histoire du petit oiseau.

Avant qu’elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions sur ce qu’on avoit supposé contre lui. Sa tante avoit intercepté et soustrait la lettre où il promettoit à sa sœur de venir bientôt à Dresde, et de la laisser libre. Elle arrangea à sa manière celle qu’il lui écrivoit à elle, et la lut à Matilde ; le désir qu’elle épousât Zastrow fut changé en ordre positif ; le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et un projet de mariage avec une angloise ; la lettre du comte, datée de Ronebourg, le fut de Pétersbourg ; et l’innocente Matilde, voyant l’écriture de son frère, fut la dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte alloit sans doute les découvrir, mais on espéroit engager Matilde à se marier auparavant ; et puisque le comte le désiroit, il pardonneroit aisément.

Il est certain qu’avec un caractère moins décidé que celui de Matilde, sa tante seroit parvenue à son but ; mais elle trouva une fermeté, une résistance que rien ne put ébranler. Elle paroissoit inconcevable au jeune de Zastrow, qui n’avoit pas imaginé jusqu’alors qu’une femme pût résister au bon ton, aux grâces, à l’élégance qu’il avoit acquis dans ses voyages. Un an de séjour à Paris, des liaisons de jeu avec quelques roués à la mode, des succès payés au poids de l’or avec des actrices, l’avoient si pleinement convaincu de son mérite irrésistible, qu’il croyoit n’avoir qu’à paroître pour tout subjuguer sans se donner la moindre peine.

Il laissoit à sa tante le soin de faire sa cour, et pensoit que Matilde lui en devoit le reste, quand il lui avoit juré, sur sa parole d’honneur, qu’elle étoit jolie comme un ange ; que sa forme étoit délicieuse ; que sa physionomie avoit quelque chose de françois ; qu’elle étoit presque aussi bien que mademoiselle D. de l’Opéra ; qu’elle chantoit comme mademoiselle R. ; que dès qu’elle seroit sa femme, il la meneroit à Paris, où certainement elle feroit sensation. Et cela se disoit en se regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s’interrompant pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour.

Voilà, disoit Matilde, quel est l’être dont ma tante est enthousiasmée, auquel elle vouloit unir mon sort, et dont elle ne cessoit de me vanter la figure, l’esprit et la passion. Pour moi, j’avoue que je n’ai su voir qu’un homme bien blond, bien blanc, bien fat, bien vain, bien suffisant, bien égoïste, n’aimant que lui seul au monde, et ne me faisant l’honneur de penser à moi que parce que j’étois la sœur de favori du roi, et l’héritière de madame de Zastrow.

Je ne cachois point ma façon de penser à ma tante, ni sur son neveu, ni sur Lindorf. Elle savoit combien je haïssois l’un, et combien j’aimois l’autre, et ne cessoit de chercher à détruire ces deux sentimens. Vous voyez bien, me disoit-elle, que votre frère a changé d’avis. — Oui, ma tante, mais son avis ne change pas mon cœur. — Votre Lindorf ne vous aime plus. — Est-ce que je dois me punir de son infidélité ? — Vous ne le reverrez jamais. — A-t-on besoin de voir pour aimer et pour tenir ce qu’on a promis ? — Mais sa légèreté vous dégage. — Point du tout : c’est lui que sa légèreté dégage ; mais si je ne suis pas légère, est-ce ma faute, à moi ? Dépend-il de lui, de vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne l’aime plus, et que j’en aime un autre ?

Ces conversations finissoient ordinairement assez mal ; j’étois tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée ; et, malgré tout mon courage, j’étois au désespoir. Enfin, je pris le parti d’écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyois au fond de la Russie : on auroit pu me marier dix fois avant votre réponse ; j’étois d’ailleurs un peu piquée de votre abandon, de votre silence, et j’écrivis à Lindorf. — À Lindorf ! en Angleterre ? et saviez-vous son adresse ? — Je ne savois pas même s’il étoit bien vrai qu’il y fût : quelquefois je me donnois le plaisir de croire qu’on ne m’avoit dit que des mensonges ; cependant tout sembloit les confirmer.

J’écrivis donc : ce fut un moment de bonheur et de consolation ; et quoique ma lettre restât dans mon porte-feuille dès qu’elle fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai que j’avois un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf étoit en Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir. Voici sur quoi je le fondois.

À mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille aimable, mais plus âgée que moi, m’avoit prévenue par mille politesses ; les liaisons de sa famille avec ma tante me mettoient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis long-temps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et un frère cadet, elle jouissoit d’une liberté qui rendoit sa maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. Elle étoit continuellement chez moi, ou m’attiroit chez elle. Flattée de l’amitié que me témoignoit une grande demoiselle de vingt-cinq ans, je répondis à ses avances, et nous finîmes par nous lier autant que la différence de nos âges pouvoit le permettre. Quoiqu’elle fît tout au monde pour me la faire oublier cette différence, et que je désirasse avec passion d’avoir une confidente, je n’avois point encore osé lui avouer le secret de mon cœur. Un air un peu décidé, suite de son éducation ; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisoit une cour assidue ; l’amitié qu’elle témoignoit à M. de Zastrow : tout me faisoit craindre de trouver en elle un censeur de plus. Il me sembloit que je me serois plus volontiers confiée à son frère, dont l’âge étoit plus rapproché du mien, et que son caractère doux et sensible devoit rendre plus indulgent ; mais il étoit lié aussi avec M. de Zastrow. D’ailleurs, il paroissoit éviter les occasions d’être avec moi, plutôt que de les rechercher ; et, peu de temps après, il annonça qu’il alloit voyager pour quelques années.

Oh ! quand j’appris qu’il commençoit par l’Angleterre, comme mon cœur palpita, comme j’aurois voulu lui confier alors mon secret, le prier de s’informer de Lindorf, le charger de ma lettre ! J’en cherchai le moment ; mais trop occupé des préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d’entamer avec lui cette conversation. Souvent je m’approchois de lui ; je lui parlois de son départ prochain, de l’Angleterre ; mais si je voulois essayer d’ajouter un mot sur l’objet qui m’intéressoit uniquement, je me troublois, je ne savois plus comment m’exprimer, et je finissois par me taire, en rougissant comme si j’avois parlé, ou qu’on eût pu deviner ma pensée.

Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, voyoit mon embarras, et l’augmentoit par ses plaisanteries. Enfin, son frère étoit parti, que je cherchois encore comment je pourrois m’y prendre pour lui parler de Lindorf, et lui donner ma lettre. Je fus désolée d’avoir manqué cette occasion de la lui faire parvenir.

Il me restoit une ressource ; mon amie pouvoit l’envoyer à son frère ; mais il falloit pour cela lui faire un aveu complet, l’intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui parlois à tout moment de l’Angleterre, de son frère, des lettres intéressantes qu’elle en recevoit, du bonheur d’avoir une correspondance avec quelqu’un qu’on aime ; mais je n’avois pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.

Un matin elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes genoux : Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu’il est si doux de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là ; aussi bien elle auroit dû vous être adressée. Mon frère m’écrit, il est vrai ; mais c’est uniquement pour me parler de vous. — De moi ? — Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la cause de son absence ; vous me privez de mon frère : lisez, et rappelez-le bien vite.

Je n’y comprenois rien encore ; j’ouvris presque machinalement, et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confioit à sa sœur des sentimens que j’étois bien loin de pouvoir partager, et qui m’affligèrent ; je ne voulois pas lire plus loin que la première page.

Bon Dieu ! de quel plaisir j’allois me priver ! Mon amie m’oblige à continuer ; je tourne ce papier avec un mouvement de dépit et de chagrin ; à peine ai-je parcouru des yeux cette seconde page, que j’entrevois au bas un nom… Oh ! comme mon chagrin s’évanouit pour faire place au plaisir le plus pur ! C’est ce nom si cher à mon cœur, si présent à ma pensée ; oui, c’est le nom de mon bon ami Lindorf, que je vois en toutes lettres : M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes. Ah ! je ne me trompe point ; c’est lui, c’est bien lui-même. J’ai déjà lu l’article en entier ; j’ai fait un cri de joie ; j’ai pressé la lettre contre mon cœur, contre mes lèvres ; j’ai pleuré et ri tout à la fois, comme si j’eusse été seule ; et voyant tout à coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je me suis jetée dans ses bras, et j’ai caché dans son sein mon trouble et mon émotion. Elle m’en demande la cause ; elle me fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère Matilde, qu’avez-vous donc ? qu’est-ce qui vous agite à cet excès ? Ah ! voyez, voyez, lisez vous-même, lui dis-je en lui montrant l’article de la lettre ; je vous expliquerai tout : et pendant qu’elle lit, je cache encore mon visage sur son tablier.

« J’ai eu le bonheur, disoit M. de Manteul à sa sœur, de rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes du roi de Prusse, et cette connoissance deviendra, j’espère une liaison intime. Nous avons fait la traversée ensemble ; nous avons pris un même logement ; nous ne nous quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, comme moi, triste, occupé ; il regrette aussi sa patrie ; sans en être encore aux confidences, je parierois que son cœur n’est pas plus libre que le mien. »

Ah ! m’écriai-je alors en relevant la tête et joignant les mains, il n’est pas vrai donc qu’il aime en Angleterre, qu’il s’y marie, qu’il y est depuis six mois ? Oh ! mon cœur me le disoit bien. — Mais qui donc ? reprit mon amie : connoissez-vous ce baron de Lindorf ? — Si je le connois !… — Mais l’aimeriez-vous ? — Ah ! si je l’aime !… Enfin, de questions en questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence entière de mes sentimens et de ma situation actuelle. Je lui racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre désir de nous unir ; mais il faut toujours garder pour soi quelque petite chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé ; je lui confiai cependant les doutes qu’on me donnoit sur Lindorf : son silence sembloit les confirmer.

Cependant il étoit possible, et je cherchois à me le persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres en fût la cause. Mon frère n’étoit plus dans ses intérêts ; il le savoit sans doute ; et cette tristesse, et cet air occupé, et ces regrets sur sa patrie, et cet attachement que Manteul lui soupçconnoit : rien ne m’étoit échappé, et tout ranimoit mes espérances.

Mon amie m’avoit écoutée avec l’intérêt le plus vif et le plus marqué. Quand j’eus finis, elle m’embrassa tendrement. Pauvre petite Matilde ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt tout cela ? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me la refusiez ? — Je craignois que vous ne prissiez contre moi le parti de Zastrow. — Moi ! oh ! comme j’en suis éloignée ! Je ne puis assez approuver votre résistance ; mais vous finirez peut-être par céder ? — Ah ! jamais, jamais de ma vie ; je ne puis, je ne veux aimer que Lindorf. — Dites aussi que vous ne devez aimer que lui ; vous devez vous regarder comme absolument engagée, comme déjà mariée. Ce seroit un crime, un parjure, que d’en épouser un autre. — Ah ! je le pense bien ainsi ; mais… — Mais, qu’est-ce qu’il fait en Angleterre, ce Lindorf ? — Hélas ! je l’ignore, je ne puis le comprendre ; depuis plus de six mois je n’ai pas de ses nouvelles. — Et vous pouvez rester ainsi ? Que ne lui écrivez-vous ?… C’étoit aller à mon but ; aussi je répondis vivement : — Oh ! je lui ai écrit. — Eh bien ! — Ma lettre est dans mon porte-feuille. — Il est sûr qu’elle y produit un grand effet ! — Enfant que vous êtes ! donnez-la-moi, cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami l’aura dans huit jours.

Comme je j’embrassai ! Cependant les sentimens de son frère me revinrent dans l’esprit. Quelle bonté charmante ! sacrifier les intérêts de son frère aux miens ! Je craignis d’en abuser, et je dis en hésitant : Mais M. de Manteul voudra-t-il ?… — La commission est un peu cruelle, j’en conviens ; mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour inutile, c’est lui rendre un service : allons, donnez. — La lettre étoit sortie ; je me la laissai doucement arracher : elle étoit déjà cachetée. — Lui promettez-vous positivement, me dit mon amie en la prenant, de n’être jamais qu’à lui ? de ne pas épouser Zastrow ? — Oh ! très-positivement. — Fort bien ; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux époux persécutés : à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow ; je lui parlerai ; je le flatterai ; vous ne prendriez jamais sur vous de le tromper ? — Oh, non, car je ne cesse de lui répéter que j’aimerai toujours Lindorf. — Et qu’est-ce qu’il vous répond ? — Qu’il ne croit pas à la constance éternelle. — Il n’y croit pas ? Ah ! je le comprends bien ; mais on saura lui prouver de quoi les femmes sont capables, n’est-ce pas, chère Matilde ? — Je le lui promis de bien bonne foi ; et je rentrai chez moi plus décidée que jamais à la résistance la plus ferme.

Ici le comte s’approcha de Lindorf, et lui dit en riant quelques mots à l’oreille, auxquels il répondit sur le même ton. Les dames, et surtout Matilde, vouloient savoir ce que c’étoit. — Vous le saurez, je vous le promets ; mais, chère Matilde, achevez votre histoire : vous en étiez à la tendre amitié de mademoiselle de Manteul.

Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n’en fut de pareille. À voir le vif intérêt qu’elle mettoit dans nos entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que c’étoit elle qui me confioit le secret de son cœur, et qu’il s’agissoit de son propre bonheur : elle animoit, elle soutenoit mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvoit-elle se tromper ? Je me serois peut-être défiée de moi-même ; mais autorisée par une raison de vingt-cinq ans, je crus n’avoir rien à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes projets de résistance, et j’attendois avec impatience, mais sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu’il me diroit au moins la vérité. Si je n’étois plus aimée, j’avois pris mon parti. — Qu’auriez-vous donc fait, demanda Caroline avec vivacité ? — Tous mes efforts pour l’oublier aussi, mais en même temps le vœu de ne point me marier, de ne plus me fier du tout à ce sexe perfide : je n’ai jamais compris qu’on pût aimer deux fois.

Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte douloureuse au cœur de la sensible Caroline ; elle rougit excessivement, baissa ses beaux yeux, les releva à demi sur son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant embarras ; il en jouit un instant avec délices, baisa tendrement la main de Caroline ; puis s’adressant à Lindorf : — Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de penser de Matilde, et peut-être avez-vous raison : mais chacun a la sienne ; et pour moi, je crois qu’il n’y a rien de plus doux, de plus flatteur, que d’être le second objet de l’attachement d’une femme délicate et sensible. Je compterois mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle d’un cœur qui n’auroit pas appris à se défier de lui-même. — Comment, s’écria Matilde, c’est mon frère qui prêche l’inconstance ? — Je ne donne pas ce nom à une seconde inclination, et je n’en permets que deux ; pas davantage ! — Oh ! non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en pressant contre son cœur la main du comte.

Pour moi, reprit Matilde, je trouvois, à Dresde, que c’étoit déjà beaucoup trop d’une fois, et que nous autres femmes nous sommes bien dupes d’aimer. L’amour ne nous donne que des tourmens, et si peu à ces hommes ! Monsieur s’amusoit tranquillement à Londres pendant que j’étois grondée, persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvois cependant bien moins malheureuse depuis que j’avois une amie à qui je pouvois ouvrir mon cœur. Eh ! quelle charmante amie ! Elle entroit si bien dans toutes mes idées ; elle approuvoit si fort mon amour et ma constance ; elle me disoit tant de bien de Lindorf et tant de mal de Zastrow ! et cependant elle poussoit la complaisance pour moi au point de le recevoir, de l’entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me conseilla même de l’inviter toujours dans les petites soirées que nous passions ensemble. C’est un moyen de le contenter qui ne vous expose point, me disoit-elle, et dont votre tante vous saura gré ; je vous promets de ne point vous quitter, d’être toujours là : il n’est rien que je ne fasse pour vous. En effet, ma tante étoit de meilleure humeur ; elle ne me parloit plus de rien, et j’espérois gagner au moins un peu de temps. Mais il y a trois jours qu’elle m’apporta deux grands papiers, en m’ordonnant de les lire, de signer l’un des deux, à mon choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise. Deux grands papiers qui ressembloient à deux contrats ! me donnoit-on à choisir entre Lindorf et Zastrow ?

J’eus une courte espérance. J’ouvre, je lis, et je vois que tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssois tous les jours un peu davantage.

L’un de ces papiers étoit bien, comme je l’avois pensé, mon contrat de mariage avec lui, où il ne manquoit que ma signature, et par lequel ma tante m’assuroit son héritage en entier ; l’autre étoit une donation dans les formes de ce même héritage à M. de Zastrow, si je m’obstinois à le refuser.

Oh ! comme je fus contente qu’on me laissât le choix ! comme je signai bien vite cette donation ! comme je l’apportai, en sautant, dans l’appartement de ma tante ! Son neveu étoit avec elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait : oh ! c’est de bien bon cœur que j’ai signé. M. de Zastrow, toujours vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois de ma condescendance. — Je suis charmée qu’elle vous rende heureux, monsieur, lui dis-je en riant ; mais ce n’est pas moi qu’il faut remercier ; je n’y ai aucun mérite, je vous assure ; j’ai suivi mon goût.

Alors ses transports redoublèrent, et j’eus la malice d’arrêter un instant sur cette phrase. — Oui, monsieur, repris-je lentement, mon goût… pour la liberté… D’ailleurs ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je n’ai désiré un instant de jouir de ces biens qu’on mettoit en balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de mon cœur et de ma main. Zastrow se releva d’un air surpris ; ma tante avoit ouvert les papiers, et savoit déjà lequel étoit signé. La colère se peignoit dans ses yeux ; je ne lui laissai pas le temps de l’exhaler. Je me mis à ses genoux ; je baisai mille fois ses mains, et je lui disois : Ma tante, ma chère tante, ne vous fâchez pas ; tout est bien à présent. Ne parlons plus de mariage, ni d’un héritage auquel je ne veux pas seulement penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon cœur ; déchirons ce contrat ; et en disant cela, je le pris, et le mis en mille pièces. — Laissons subsister cette donation à M. de Zastrow : les hommes ont plus besoin de richesses que nous ; moi, je n’en veux point d’autres que votre amitié, celle de mon frère et l’amour de Lindorf, ou du moins la liberté de l’aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes qui voudront de son amour, qui n’aimeront pas Lindorf, qui le rendront plus heureux que moi ! et quand vous aurez fait mourir de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous ?

En vérité, je crus qu’elle alloit s’attendrir et céder à mes instances. Zastrow se promenoit dans la chambre à grands pas, d’un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la main ; puis se tournant de son côté : — Vous l’entendez, mon neveu, qu’en pensez-vous ? — Ce que je pense, madame, dit-il d’un air tragique et menaçant, c’est que je veux Matilde ou la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son épée, et parut prêt à se tuer. Je m’élance, je saisis son bras. Ma tante jetoit les hauts cris, disoit qu’elle se trouvoit mal ; je ne savois auquel courir. Enfin je ne pus les calmer tous les deux qu’en leur promettant de faire tout ce qu’on voudroit ; et j’étois moi-même si fort émue et tremblante, qu’à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui produisirent un grand effet. L’épée se remet dans le fourreau ; la tante se ranime, m’embrasse, et me prie de signer tout de suite.

Heureusement j’y avois mis bon ordre, et les pièces du contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu’il falloit premièrement en faire un autre : on remit donc la signature au lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le moment de la terreur étoit passé ; je frémis de ce qu’elle m’avoit fait faire, de cet engagement que j’avois pris sans savoir ce que je disois ; et quand il s’agit de le confirmer encore, mon cœur se serra au point d’en perdre connoissance. On fut obligé de m’emporter dans ma chambre, et de me mettre au lit. Le mouvement me ranima ; je ne pouvois encore ni parler, ni ouvrir les yeux ; mais j’entendois ce qu’on disoit autour de moi. On me croyoit toujours complétement évanouie, et ma tante disoit à Zastrow : « Ne vous alarmez pas, mon neveu, cela n’est rien. Nous l’avons aussi un peu trop effrayée ; mais le plus difficile est fait. Elle a promis ; demain elle signera ; après demain vous épouserez, et le frère dira tout ce qu’il lui plaira. Quand la chose sera faite nous ne le craindrons plus : pour le moment, il faut la laisser tranquille. » Ils sortirent en me recommandant aux soins des femmes qui m’entouroient. Oh ! combien j’avois à penser et comme je renvoyai bien vite tout le monde ! Dès que j’eus repris tout-à-fait mes sens, je repassai sur chaque mot que ma tante avoit prononcé. Il n’y en avoit pas un seul qui ne fût un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et même aussi de joie. — Nous l’avons trop effrayée, disoit-elle. Quoi, cette scène dont j’avois été si cruellement la dupe, n’étoit donc qu’une comédie, un jeu concerté entre ma tante et ce Zastrow pour obtenir mon consentement ? J’en fus indignée, et, de ce moment-là, je ne me regardai plus comme engagée. Je frémissois cependant, en me rappelant cette phrase : Elle a promis ; demain elle signera ; après demain vous épouserez. Plutôt la mort, répétai-je avec effroi ; mais ce qu’elle avoit ajouté me rendoit un peu d’espérance : Le frère dira ce qu’il lui plaira ; nous ne le craindrons plus. On le craignoit donc ce cher frère que je croyois du parti de mes persécuteurs ; il n’en étoit donc pas ; on m’avoit trompée ; il me restoit donc un appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvois compter ? Hélas ! dans ma joie de l’avoir retrouvé cet ami, ce bon frère, j’oubliois la distance qui nous séparoit, et que c’étoit le lendemain qu’on vouloit disposer de mon sort.

J’étois agitée de mille pensées différentes lorsque mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras dès que je l’aperçus : venez au secours de votre malheureuse amie, lui dis-je en pleurant.

Je n’imaginois pas encore jusqu’où peut aller l’amitié. Elle étoit aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. — Je sais tout, me répondit-elle d’une voix altérée ; je sors de chez votre tante. Qu’avez-vous fait, Matilde ? vous avez promis d’épouser Zastrow. — Je l’ai vu prêt à se tuer. — Bon, les hommes ne se tuent pas toutes les fois qu’ils le disent : mais qu’est-ce que vous ferez ? La tiendrez-vous cette fatale promesse ? Rappelez-vous toutes celles que vous avez faites à Lindorf. — Eh ! pensez-vous que je les oublie ? lui dis-je avec impatience ; elles sont toutes écrites là, dans mon cœur. On me l’arracheroit plutôt que de les en effacer. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit à présent ; c’est de me soustraire à cet odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun moyen de le retarder au moins jusqu’à ce que j’aie écrit à mon frère ? Il me protégera, j’en suis sûre à présent ; je viens d’entendre un mot… Ah ! s’il n’étoit pas en Russie, mon parti seroit bientôt pris. — Comment ? me dit mon amie qui paroissoit rêver à quelque chose ; quel parti ? Qu’est-ce que vous feriez ? — Je ne balancerois pas ; je m’échapperois secrètement ; je partirois ; j’irois le joindre. — Quoi ! me dit-elle avec transport, vous auriez ce courage ? — En doutez-vous un instant ? — Je vous admire, me dit-elle en m’embrassant ; en effet, c’est le seul parti que vous ayez à prendre. J’y pensois, mais je n’osois vous le proposer. — Hélas ! lui dis-je, c’est une chimère impossible ; mon frère est en Russie ; c’est trop loin, je n’irois jamais jusque-là. — Il est vrai que c’est difficile, dit-elle en hésitant ; mais n’avez-vous pas à Londres un oncle maternel ? — Oui ; milord Seymour. — Eh bien, si vous alliez vous mettre sous sa protection ? — Y pensez-vous bien, repris-je vivement, que j’aille en Angleterre à présent ? et Lindorf ? — Eh bien, Lindorf y est : je ne croyois pas que ce fût une raison pour vous d’éviter ce pays-là. — Ah, ma chère amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous n’avez que ce moyen à m’offrir. J’aimerois mieux la Russie, tout impossible qu’est ce voyage ; et ce n’est qu’auprès de mon frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis avec tant de fermeté qu’elle n’insista pas ; mais elle me demanda l’explication de ce mot que j’avois entendu. Je la lui donnai ; elle en parut frappée comme d’un trait de lumière, et me dit tout à coup : Puisqu’on vous trompe sur une chose, on peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierois que votre frère n’est point en Russie ; il me semble aussi avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de votre tante ; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Elle sortit, et ne tarda pas à revenir ; la joie brilloit dans ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me dit-elle en rentrant ; on vous en imposoit. Votre frère est à Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait ses lettres ; on vous cache qu’il doit venir ici dans quelque temps, et l’on est décidé à vous marier de gré ou de force avant qu’il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce contrat ; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la main, s’il le faut ; et le jour suivant, vous serez mariée. Voilà ce que votre tante vient de me confier. « Elle a promis, dit-elle ; il faudra bien qu’elle tienne sa promesse. »

Ô mon Dieu, mon Dieu ! m’écriai-je, que ferai-je ? Et vous m’annonçez tout cela comme si c’étoit un bonheur ! — Je pensois que c’en étoit un d’apprendre que votre frère est à Berlin ; il ne tient qu’à vous à présent d’éviter cette tyrannie. — Ah ! oui, sans doute… mais… mais… — Comment donc ! et ce courage que vous aviez tout à l’heure, le voilà tout-à-fait évanoui ? Pauvre Matilde ! vous céderez, je le vois ; vous n’aurez jamais la fermeté de refuser ; et, tirant de sa poche un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle, Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier ; il ne se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée. — Cruelle amie, lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous me consolez, que vous venez à mon secours ? — Qu’est-ce que vous voulez que je dise à une petite fille foible et timide, qui ne sait elle-même ce qu’elle veut ou ne veut pas ? Quand on n’ose rien entreprendre pour se tirer d’affaire, il ne reste d’autre parti que celui d’obéir ; et je vous promets qu’avant deux jours vous serez baronne de Zastrow. — Jamais, jamais de ma vie, repris-je avec feu, en mettant ma main sur sa bouche, cet odieux nom ne deviendra le mien ; je vous prouverai qu’une petite fille peut avoir de la fermeté ; je saurai mourir s’il le faut. — Et pourquoi mourir quand on peut vivre, et vivre heureuse ? — Oh ! j’aime beaucoup mieux mourir que d’aller ainsi toute seule à Berlin ; cela m’est beaucoup plus facile. Je ne sais point le chemin de Berlin ; je me perdrois mille fois avant d’y arriver, et je crois que jamais je n’aurois la force d’aller jusque-là.

Elle éclata de rire. — Pauvre enfant ! et vous avez pensé que je vous proposois d’aller à Berlin, seule, à pied, comme une héroïne fugitive, déguisée en paysanne, sans doute, un grand chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction qui vous trahit ? Il n’y manqueroit plus que la diligence, où l’on vous donne une place, pour être dans le grand costume des romans ; cela seroit sans doute beaucoup plus intéressant, mais peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer.

J’ai une ancienne femme de chambre, mariée dans cette ville avec un des maîtres de la poste : elle m’est entièrement dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous conduira lui-même ; elle vous accompagnera jusque chez votre frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser Zastrow. C’est comme vous voudrez ; mais il n’y a point de milieu : il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.

Je ne balance plus, lui dis-je vivement : oh ! que je suis heureuse d’avoir une amie comme vous ! Oui, je veux partir, joindre mon frère, me conserver à Lindrof ; mais cependant il est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper. — Plaisant scrupule ! Ne vous donne-t-elle pas l’exemple ? ne vous trompe-t-elle pas indignement ? — Il est vrai, mais si j’essayois encore de la toucher ? — Cela seroit bien inutile ; elle s’attend à vos pleurs, à vos persécutions, à vos évanouissemens même, et, loin d’en être touchée, on en profiteroit peut-être.

Ah ! je partirai, m’écriai-je ; je ne sens plus ni remords ni scrupules : on en agit trop indignement avec moi, et je n’ai plus que l’inquiétude de sortir sans être aperçue. — Rien n’est plus aisé ; mettez mon manteau, mon voile ; on croira que c’est moi, et je saurai bien m’échapper aussi à mon tour. Vous irez m’attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.

(Mademoiselle de Manteul n’est pas difficultueuse, dit le comte en souriant.)

Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son activité. J’étois incapable de penser à rien. Dans un instant elle rassembla ce que je voulois emporter avec moi, m’aida à me lever, à m’habiller, m’enveloppa dans sa grande pelisse, dans son voile de taffetas, m’ouvrit la porte, et me dit en m’embrassant : Allez, chère Matilde, vous n’avez pas un instant à perdre ; songez qu’on peut entrer ici d’un moment à l’autre, et qu’il ne vous resteroit alors aucune ressource. Cette idée me rendit mon courage, et j’étois déjà au bas de l’escalier lorsque je pensai que je devois laisser un billet sur ma table, pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai ; mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer ; elle crut que j’avois rencontré quelqu’un. J’eus à peine commencé à lui dire ce qui me ramenoit, qu’elle m’interrompit. — Vous êtes folle, je crois ; écrire une lettre ! Vous voulez donc laisser à votre tante le temps d’arriver ? Lorsque je suis rentrée chez vous, elle m’a dit qu’elle alloit me suivre. Allez ; elle ne croira pas aussi facilement que vous, que l’on est prêt à se tuer.

La peur de la voir arriver m’empêcha d’insister, et je sortis de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul logeoit près de notre hôtel ; je fus bientôt dans son appartement, et, quelques minutes après, elle m’y joignit. Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me dit-elle en entrant ; on croit que vous dormez ; j’ai recommandé qu’on vous laissât tranquille. Commençons d’abord par nous rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès qu’on s’apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous chercher ici : là, du moins, vous serez en sûreté, et nous fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous n’avez pas d’argent, je puis encore y suppléer. — Je la rassurai sur cet article ; grâce à vos bontés, mon frère, j’étois toujours en fonds. Dès qu’elle m’eut conduite chez Marianne, qui consentit à tout ce qu’elle voulut, elle m’y laissa. On viendroit sûrement chez elle pour savoir si j’y étois ; elle devoit s’y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je fus seule, je pensai douloureusement à l’inquiétude affreuse où seroit ma tante, si je la laissois dans l’ignorance totale de ce que j’étois devenue. J’avois bien assez de torts avec elle sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l’encre, une plume, et j’écrivis à peu près ceci :

« J’apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je pars sans vous demander une permission que vous m’auriez peut-être refusée. Je m’épargne au moins par là le regret de vous désobéir encore : c’est bien assez pour moi d’emporter celui de vous avoir déplu par ma résistance. Ô ma tante, pourquoi m’avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque chose ? pourquoi me forcez-vous aujourd’hui à vous quitter, à m’éloigner de vous ? Il m’eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma vie ! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas sentir qu’une promesse arrachée par la terreur, et démentie par le cœur, n’engage à rien. J’espère qu’il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne suis plus là pour l’arrêter ; je lui conseille fort de vivre, et surtout d’être heureux sans Matilde. »

Je chargeai un des enfans de Marianne de porter ce billet au portier de l’hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma tante le seroit, j’attendis assez patiemment mademoiselle de Manteul, qui m’avoit promis de me revoir, et qui vint en effet assez tard.

Vous n’avez pas de temps à perdre, me dit-elle ; partez à la pointe du jour. Zastrow s’obstine encore à vous chercher dans la ville, chez toutes vos connoissances : il sort de chez moi, et je l’ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que vous n’ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la fantaisie ! Je n’osai jamais lui avouer que je venois de le faire ; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d’être poursuivie s’empara de moi au point que je ne voulois plus partir. Mon amie employoit toute son éloquence à me rassurer, et n’y parvenoit pas. Elle réussit mieux en me peignant la colère où ma tante étoit sans doute contre moi ; l’obligation où je me verrois d’avouer où j’avois été, et qui m’avoit aidée ; l’ascendant que ma fuite et mon retour alloient donner à ma tante. Je ne pouvois plus espérer de l’apaiser qu’en obéissant ; et si je persistois à rentrer à l’hôtel, elle ne me donnoit pas deux heures avant d’être forcée d’épouser Zastrow. Je ne la laissai pas même achever : je veux partir, je partirai, m’écriai-je. Le sort en est jeté, quoi qu’il puisse arriver ; et les ordres furent donnés tout de suite pour avoir une chaise et des chevaux.

Mademoiselle de Manteul craignant que mon courage ne s’évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, toujours goutteux, ne la gênoit point ; elle fit dire qu’elle soupoit en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu’au moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvoit m’encourager dans mon entreprise et dissiper mes frayeurs. Fiez-vous à moi, me dit-elle, demain matin je ferai demander Zastrow ; je détournerai ses soupçons sur l’Angleterre ; je le garderai long-temps ; je l’entretiendrai si bien, que lors même qu’il vous sauroit sur le route de Berlin, il sera trop tard pour vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l’avance lorsque je le laisserai sortir de chez moi.

Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n’étoit plus le moment d’écouter ma frayeur ; j’en avois trop fait pour ne pas achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. J’embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma reconnoissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, elle se livroit à la joie la plus vive de me voir, disoit-elle, échappée à tant de dangers : je montai dans la chaise de poste.

Seule ? interrompit le comte. —

Avec cette femme que j’ai encore ici, cette Marianne qui avoit servi mademoiselle de Manteul, et dont le mari me conduisoit. — Et Lindorf ? reprit le comte ; vous voilà partie, ou peu s’en faut, et je ne vois point de Lindorf. Jusqu’à présent c’est mademoiselle de Manteul qui vous enlève. — Aviez-vous donc pensé que c’étoit Lindorf ? — J’apprends avec plaisir que non… mais je ne comprends pas. — Un peu de patience, mon frère, ne me jugez pas une autre fois sur les apparences.

Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne Marianne, escortée par son mari, qui couroit à cheval, ne m’arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassuroit de son mieux. Mademoiselle de Manteul étoit son oracle ; elle me répétoit à chaque instant : Il n’y a rien à redouter, car mademoiselle l’a dit. Sur cette assurance je devins plus tranquille ; et la première journée s’étant passée sans avoir rien vu qui pût m’effrayer, je crus n’avoir plus rien à craindre ni plus de précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste pour changer de chevaux, j’avançai étourdiment la tête hors la portière. J’entends une voix que je crois reconnoître, qui crie : C’est elle, c’est bien elle ! Arrêtez, postillon, sur votre tête arrêtez ; et je vois monsieur de Zastrow à côté de la chaise avec l’air le plus menaçant.

Monsieur de Zastrow ! s’écrièrent à la fois le comte et Caroline.

Eh ! oui, monsieur de Zastrow ; vous croyez à l’enchantement, n’est-ce pas ? Vous pensez qu’une méchante fée l’avoit transporté dans les airs, puisqu’il se trouvoit là sans que je l’eusse aperçu sur la route : en vérité, je le crus aussi au premier instant ; mais hélas ! je compris bientôt que la méchante fée qui me nuisoit étoit ma propre imprudence. Le billet que j’avois écrit à ma tante, les ayant instruits de la route que je prenois, monsieur de Zastrow comprit qu’il perdoit son temps à me chercher à Dresde. J’avois écrit, sans doute, au moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, il lui seroit facile de me rejoindre et de me ramener : il étoit donc parti de suite, c’est-à-dire deux ou trois heures avant moi. Je croyois être poursuivie ; et c’est moi qui le poursuivois à bride abattue, et qui l’atteignis malheureusement à cette poste où il attendoit des chevaux. Cette chère demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en apprenant le matin qu’il étoit parti ! quelles inquiétudes mortelles ! comme elle aura tremblé pour moi ! j’espère à présent qu’elle est rassurée ?

Oui, dit le comte, en souriant, elle doit être fort tranquille. Mais achevez, de grâce ; votre histoire devient presque un petit roman.

Qu’appelez-vous un petit roman ? il y auroit assez d’événemens pour en faire un de dix volumes : vous n’êtes pas au bout. J’en suis, je crois, à la terreur, à l’effroi, à la consternation, à l’instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant ; je me cache au fond de la chaise. Marianne se désole ; crie au postillon d’avancer. Zastrow le lui défend, le menace ; des gens s’assemblent autour de nous ; le bruit et la foule augmentent : il faut cependant prendre un parti. Je veux parler à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort à l’épouser, à retourner à Dresde avec lui : je lève les yeux ; et qui vois-je à quatre pas de moi !…

C’est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au roman, à tout ce qu’il y a de plus étonnant, de plus incroyable… C’est Lindorf ! oui, c’est Lindorf lui-même, que je croyois au fond de l’Angleterre, et qui est à côté de la chaise de poste tout aussi frappé d’étonnement que moi-même. Nous disons à la fois : Matilde, Lindorf. Je ne balance pas un instant ; je crois que le ciel lui-même l’envoie à mon secours, et m’élançant hors de la chaise… Achevez l’histoire, Lindorf, dit-elle tout-à-coup en s’interrompant et baissant les yeux ; vous savez le reste mieux que moi ; et se penchant sur Caroline, elle lui dit à l’oreille : Il ne dira pas, je l’espère, que je me jetai dans ses bras, et que je l’entourai des miens en le serrant de toutes mes forces.

Eh bien, mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le comte avec le ton de l’impatience ; expliquez-moi de grâce par quel hasard vous vous trouviez là à point nommé sur la route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow.

Je venois répondre moi-même à la charmante lettre que j’avois reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de Zastrow, elle fut l’effet du hasard : oui, le hasard, ou, si vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu près en même temps que lui. Je ne le connoissois point ; je vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s’impatientoit en attendant des chevaux, et paroissoit en fureur de n’en pas trouver. Il s’informoit en même temps si une jeune dame qu’il tâchoit de dépeindre, n’avoit pas passé par là il y avoit quelques heures. On lui disoit que non : il juroit de nouveau, soutenoit qu’elle devoit avoir passé, et il envoyoit le maître de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma chaise, il vint à moi : « Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite ? Non, monsieur, je vous assure que je n’ai rencontré aucune dame, rien qui ressemble à ce que vous dites. — C’est bien inconcevable ! dit-il en frappant du pied ; ce billet seroit-il une nouvelle ruse ?… Pardon, monsieur, reprit-il, de ma question, de l’agitation extrême où vous me voyez. On seroit agité à moins ; je cours après une femme que j’idolâtre, qui me promit sa main avant-hier, que je devois épouser aujourd’hui, et qui s’échappa hier au moment de signer. — C’est d’autant plus malheureux, lui répondis-je, que vous n’êtes pas d’une tournure à faire fuir une femme.

Mon compliment parut le flatter, et m’attira toute sa confiance. Il s’inclina ; et d’un ton suffisant qu’il vouloit rendre modeste, il me répondit : « Il est vrai, monsieur, que l’on m’a dit cela quelquefois, et même que l’on me l’a prouvé ; mais vous voyez cependant que les goûts sont différens. Les femmes en ont quelquefois de si bizarres ! peut-on répondre de leurs caprices ? Imaginez que celle que je poursuis s’avise, à seize ans, de se piquer d’une fidélité romanesque pour un amant qui l’a quittée et qu’elle ne reverra jamais. Je ne le connois pas, mais je crois qu’on peut le valoir pour les agrémens ; et quant à la fortune et à la naissance, assurément je ne le cède à personne. — Je le crois, monsieur ; mais, si votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage. — Aimé tant qu’il lui plaira ; il est absent ; il ne la verra plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par m’adorer.

Cette conversation se passoit devant la porte de la maison de poste ; et m’étonnant de la facilité avec laquelle cet homme indiscret et vain s’ouvroit à un inconnu, et de son manque total de délicatesse, j’approuvois intérieurement celle qui le fuyoit, lorsqu’une chaise arrivant au grand galop du côté de Dresde, nous interrompit. Il parut n’avoir d’abord aucun soupçon, et la seule curiosité l’engageoit à regarder. La chaise arrête ; une femme avance la tête. Je ne fis alors que l’entrevoir et ne la reconnus point ; mais mon homme s’écrie à l’instant : C’est elle ! Elle se rejette au fond de la chaise en criant à son tour : Mon Dieu, c’est lui ! Une femme de chambre disoit au postillon d’avancer ; Zastrow, la canne levée, menaçoit de l’assommer s’il faisoit un pas de plus.

Je balançai un instant sur ce que je devois faire. L’espèce de confidence de l’étranger sembloit devoir me lier à ses intérêts, et j’en sentois un bien plus vif pour cette jeune infortunée qu’on marioit contre son gré. Je pouvois au moins être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer cette pauvre femme éperdue. Je m’approche de la chaise dans cette intention, bien éloigné d’imaginer à quel point j’étois intéressé à cette aventure, lorsque je m’entends nommer avec l’accent de la plus vive surprise. La portière s’ouvre, et Matilde elle-même, que je reconnus alors à l’instant, quoiqu’elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se précipite auprès de moi, et, me prenant la main, elle me dit d’une voix entrecoupée par la terreur et par la joie : Ô cher Lindorf ! Dieu lui-même vous envoie à mon secours ; défendez votre Matilde. On veut vous l’enlever ; mais elle ne sera, elle ne veut être qu’à vous.

À peine avois-je pu lui répondre, que Zastrow, m’ayant entendu nommer, jette sa canne, tire son épée, et s’avance fièrement en disant : Monsieur de Lindorf, quelle trahison ! et s’adressant à Matilde : Mademoiselle, je vous prie de monter dans ma chaise de poste. J’ai des ordres positifs de votre tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que monsieur ait le droit de s’y opposer.

C’est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je froidement en soutenant Matilde, que tant d’émotions l’une sur l’autre avoient privée de ses sens, et qui se laissoit tomber sur moi sans connoissance.

Je la soulevai et l’emportai dans la maison de poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la recommandant à plusieurs personnes que le bruit avoit rassemblées, je ressortis tout de suite ; et, l’épée à la main, comme monsieur de Zastrow, j’allai au-devant de lui. Il vouloit absolument entrer ; deux ou trois hommes le retenoient de force. Dès que je parus on le laissa libre, et je m’éloignai de quelques pas avec lui : nous entrâmes dans un petit jardin.

Monsieur le baron, lui dis-je, vous m’avez accusé de trahison. Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi ; mais je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le plus heureux, il est vrai, m’a seul conduit ici. En vous parlant, j’ignorois également et que vous fussiez mon rival, et la fuite de Matilde. Si cette assurance vous suffit, et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue d’elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime. Sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux dépens de ma vie.

Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi avec tant d’impétuosité, que, n’étant point en garde, je ne pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle étoit légère, et ne fit qu’irriter ma fureur contre mon adversaire. Il se livroit avec si peu de ménagement, et lorsqu’il me vit blessé il se crut si sûr de la victoire, que j’eus peu de peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main ; je mis légèrement le pied dessus. — Vous voilà hors de combat, lui dis-je ; je suis maître de votre vie ; je suis blessé et vous ne l’êtes pas ; mais, malgré ce petit désavantage, je suis prêt à vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez pas à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez pas de repartir pour Dresde à l’instant même sans la revoir.

Il hésita ; et je m’aperçus au changement de sa physionomie que mon procédé faisoit impression sur lui. La fierté combattoit encore : enfin l’honneur eut le dessus. Il me tendit la main : Rappelez-vous, me dit-il, qu’à ces deux conditions-là vous m’avez offert votre estime et votre amitié. Je vous demande l’une et l’autre, et je cours les mériter en apaisant ma tante, en l’engageant à confirmer un bonheur qui vous est dû… Oubliez le passé ; faites ma paix avec Matilde ; je ne prétends plus qu’à son amitié : aussi bien, ajouta-t-il en reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux dédains, et je ne sais pourquoi j’ai supporté les siens si long-temps.

Je l’embrassai en l’assurant que c’étoit la dernière cruelle qu’il trouveroit ; que pour lui résister il falloit avoir le cœur prévenu ; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de rentrer auprès de Matilde, dont j’étois très-inquiet ; cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu’il lui déroba la connoissance d’une scène qui l’auroit mortellement effrayée. Elle commençoit à reprendre ses sens, ne savoit où elle étoit, et regardoit autour d’elle avec étonnement lorsque j’entrai : alors sa charmante physionomie reprit ses grâces accoutumées. — Cher Lindorf, me dit-elle, ce n’est donc point un songe ? il est vrai que je vous ai retrouvé ? À présent nous ne nous quitterons plus.

À peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde lui ferma la bouche. — Paix donc, monsieur ! je ne vois pas qu’il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon cher frère, ma chère sœur, ne croyez pas un mot de tout cela ; peut-être que je le pensois, mais vraiment je n’avois garde de le dire ; et quand je l’aurois dit, savois-je ce que je faisois ? Une fuite, une rencontre, une reconnoissance, un combat, un évanouissement… on seroit troublée à moins, et il est bien permis d’extravaguer un peu dans les premiers momens ; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je… Elle regardoit Lindorf en souriant malicieusement. — Eh bien ? — Eh bien, je dis encore de même, et la raison confirme aujourd’hui ce qui échappoit hier à l’amour.

Elle étoit si jolie en disant cela, toute cette petite figure avoit tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment-là, crut l’aimer plus qu’il n’avoit aimé de sa vie, et l’exprima avec un feu, une vivacité qui ne pouvoient laisser aucun doute. Caroline étoit transportée de joie ; elle embrassa le comte en lui disant : Avois-je tort quand je vous assurois qu’il l’aimeroit à la folie ?

Le comte regardoit Lindorf avec étonnement. Jusqu’alors, sans pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvoit réuni à Matilde, il avoit attribué à un effort de raison et d’amitié l’attachement qu’il lui témoignoit ; il se rappeloit trop bien à quel excès il avoit adoré Caroline, pour croire qu’en aussi peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. Cependant Lindorf avoit l’air de la sincérité en témoignant ses sentimens à Matilde ; et Lindorf n’étoit pas faux. Le comte, d’ailleurs, étoit si fort accoutumé à lire dans son cœur, qu’aucun mouvement secret n’auroit pu lui échapper, et son cœur paroissoit dicter ses expressions.

Lindorf s’aperçut à son tour de ce qui se passoit dans l’âme du comte, et s’approchant de lui, il lui dit à demi-voix : Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon histoire ; vous aurez le clef de ce qui paroît vous surprendre : en attendant, croyez que votre ami n’a point appris l’art de feindre, et qu’il sent tout ce qu’il exprime. Le comte lui serra la main, et pria Matilde d’achever ce qui lui restoit à raconter ; c’étoit peu de chose, mais on vouloit tout savoir, et le moindre détail intéressoit.

Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J’avois espéré pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec Zastrow ; je lui dis simplement qu’il avoit entendu raison, et qu’il étoit reparti pour Dresde en promettant d’apaiser sa tante. Elle en fut charmée ; et tous les deux éprouvant une égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l’instant même.

Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de mon cœur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut l’émotion la plus vive en voyant couler mon sang : il ne me fut plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés d’arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se trouva plus profonde que nous ne l’avions jugé d’abord ; Varner me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai vainement mon aimable compagne de continuer sa route, et de me laisser dans cette mauvaise auberge ; elle ne voulut jamais y consentir.

Vraiment, je n’avois garde, interrompit Matilde avec vivacité ; je connoissois mieux mon devoir : a-t-on jamais vu qu’une héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en la défendant contre un félon ravisseur ? Je crois même que pour être dans le grand costume, c’est moi qui devois panser cette plaie en l’arrosant de mes larmes ; j’attachai du moins l’écharpe avec assez de grâce : qu’en dites-vous, mon frère ? mon attitude n’étoit-elle pas touchante ? — Vous ressembliez tout-à-fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du temps d’Amadis. — Une des belles du fameux Galaor, reprit Matilde, en jetant un petit coup d’œil sur Lindorf ?

C’est donc à celle qui l’a fixé ? dit-il en lui baisant la main. — Galaor disoit cela à toutes les belles qu’il rencontroit, et il les persuadoit ; mais je ne suis pas aussi crédule, et je vais mettre votre sincérité à l’épreuve. — Ordonnez. — Une femme autrefois exigeoit froidement de son amant de ne pas prononcer un seul mot pendant deux années, et il obéissoit. Ô l’heureux temps ! Je suis sûre à présent que si j’ordonnois à mon chevalier blessé repos et silence seulement jusqu’à demain, je ne serois pas obéie. — Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en terre, et il y a quelque mérite à ma soumission ; j’avois bien des choses à dire à mon ami. — Et vous auriez passé la nuit entière à causer ; et la fièvre, et la blessure ?… Je réitère mes ordres absolus : repos et silence jusqu’à demain.

On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvoient une égale impatience de s’entretenir en liberté ; le comte surtout avoit un double intérêt à pénétrer dans la cœur de Lindorf, à s’assurer qu’il étoit bien guéri de sa passion pour Caroline, et qu’il aimoit assez Matilde pour faire son bonheur. Ils convinrent donc que pour se dédommager du silence qu’on leur imposoit, ils feroient route ensemble le lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseroient aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté avec plaisir par Caroline. Elle désiroit autant que les deux amis, qu’ils eussent une conversation particulière qui achevât de rassurer son époux sur ses sentimens passés, et qui apprît à Lindorf ceux qu’elle éprouvoit actuellement.

Matilde auroit préféré peut-être qu’on lui laissât soigner son chevalier blessé, mais elle n’osa le témoigner ; et son frère ayant parlé d’envoyer son valet de chambre à Dresde avec des lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui écrire, ainsi qu’à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyoit aussi ses gens et sa chaise.

Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut celle à madame de Zastrow, l’approuva, y joignit quelques lignes, et regardant Matilde qui cachetoit celle pour mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant : — Exprimez-vous bien vivement votre reconnoissance à cette amie si zélée pour vos intérêts ? — Mais je l’exprime comme je la sens ; et c’est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros d’amitié, mon frère, vous devez être enchanté d’en trouver un tel exemple, et chez une femme encore. — Le comte continuoit de sourire. — Qu’est-ce que c’est que cet air ironique ? Vous n’y croyez pas ? Ma sœur, vous prendrez, j’espère, avec moi le parti de notre sexe. — Nous ferons mieux, dit Caroline, nous lui prouverons que deux femmes peuvent s’aimer de bonne foi. — Je ne leur fais pas le tort d’en douter, reprit le comte ; je crois même qu’une amitié sincère, pure, désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu’on ne le pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et confiante ; mais vous me permettrez de ne pas citer mademoiselle de Manteul comme un modèle d’une amitié pure et désintéressée. — Comment, mon frère, après tant de preuves du plus vif intérêt ! — Chère Matilde, je suis fâché de vous ôter cette heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien l’innocence de votre cœur ; mais je doute très-fort que vous fussiez l’objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul prenoit à votre situation. N’avez-vous jamais pensé que monsieur de Zastrow pouvoit y avoir quelque part, et qu’elle a bien plus songé à éloigner une rivale qu’à servir une amie ? Toute sa conduite l’annonce, et j’en suis convaincu.

Matilde étoit confondue ; mille petites circonstances se retraçoient en foule à son esprit, et lui prouvoient que son frère avoit raison ; cependant elle ne crut pas devoir en convenir, et dit avec vivacité : — En vérité, vous vous trompez tout-à-fait ; elle déteste Zastrow, et ne cessoit de m’en dire du mal, de le tourner en ridicule. — Adresse de plus pour augmenter votre répugnance : c’est précisément ce qui me fait dire qu’elle n’est pas une véritable amie. Si mademoiselle de Manteul, victime d’un sentiment involontaire pour monsieur de Zastrow, vous eût ouvert son cœur, et rendu confiance pour confiance ; si vous eussiez concerté ensemble les moyens d’éviter un mariage qui vous rendoit toutes les deux malheureuses, je croirois à son amitié, et ne la blâmerois en rien. Mais je déteste la ruse à cet âge ; et sa conduite est une ruse continuelle. Elle n’a pensé qu’à elle seule en vous faisant faire une démarche imprudente, que l’événement justifie, mais qui pouvoit vous perdre.

Lindorf prit la parole. — Vous êtes bien sévère, mon cher comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, elle m’a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la justifier. Je ne vois dans tout cela qu’une adresse bien pardonnable à l’amour ; d’ailleurs, en travaillant pour elle-même, elle sauvoit aussi son amie d’un malheur inévitable. — Oui, sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant soutenue ; car enfin, un jour de plus, et j’étois forcée d’épouser cet odieux Zastrow. — Et ne voyez-vous pas, ma chère amie, que j’étois en chemin ? Un jour de plus, et vous étiez délivrée de la tyrannie sans un éclat qui nuit toujours à la réputation d’une jeune personne, et sans vous brouiller avec une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d’avoir pu croire un instant que je vous abandonnois, et de vous être confiée aveuglément à une jeune imprudente : d’ailleurs, c’est elle qui vous a conduite et entraînée. — Ah ! mon frère, s’écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras ! pardonnez-nous à toutes les deux. Si vous saviez combien je me reproche de vous avoir parlé d’elle, de vous en avoir donné mauvaise opinion ! J’étois si loin de le penser, que je croyois de bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle.

Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa sévérité. Caroline serroit Matilde contre son cœur, essuyoit ses larmes, en versoit avec elle. — Ah ! puis-je en vouloir à mademoiselle de Manteul, s’écria le comte attendri à l’excès, puisque c’est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout ce que j’aime ? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout mon cœur qu’elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t’ai affligée, si j’ai détruit ta douce illusion. J’ai cru te devoir cette petite leçon ; c’est la dernière que je ferai, et dès ce moment je remets à Lindorf le soin de ta conduite et de ton bonheur. Vous savez si je l’ai désirée cette union qui comble tous mes vœux ! Ô ma Caroline ! ma sœur, mon ami ! mon cœur peut à peine suffire à tous les sentimens que vous inspirez au plus heureux des hommes.

Matilde le remercia mille fois de l’avoir éclairée sur son imprudence, qu’elle avoit peine à se reprocher, disoit-elle, puisqu’elle avoit avancé l’instant de leur réunion. Elle voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques plaisanteries sur monsieur de Zastrow, seulement pour lui prouver qu’on l’avoit devinée.

Le comte ne s’étoit point trompé dans l’idée qu’il avoit prise d’elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul n’avoit eu d’autre motif qu’un goût très-vif pour le jeune baron de Zastrow. Il lui avoit rendu quelques soins avant ses voyages ; elle s’étoit même flattée de l’épouser à son retour. L’arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, l’attachement que monsieur de Zastrow prit pour l’aimable épouse qu’on lui destinoit, tout anéantissoit ses espérances, lorsque la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s’étoit liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir monsieur de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentimens, de pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s’il étoit possible, pour quelque autre objet. Elle avoit espéré que ce seroit pour son frère, et c’est dans ce but qu’elle lui montra sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu’elle apprit que cet objet existoit déjà, et que sa jeune rivale étoit décidée à la plus ferme résistance. Il lui importoit trop qu’elle y persistât, pour ne pas l’encourager vivement ; mais cela ne suffisoit pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à son but étoit d’éloigner Matilde de Dresde, et de l’engager à quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow et à son neveu, qu’en effrayant Matilde on obtiendroit son consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi, et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de fruit de ses intrigues : monsieur de Zastrow reconnut dans la chaise de poste l’ancienne femme de chambre de mademoiselle de Manteul, et, convaincu qu’elle avoit favorisé la fuite de Matilde, indigné du rôle perfide qu’elle avoit joué, il eut peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étoient une suite de l’amour qu’elle a pour lui, et quand l’amour-propre des hommes est flatté, ils sont toujours indulgens.

Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de Lindorf alloit à merveille : le bonheur est un baume si salutaire ! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l’autre. Laissons les aimables belles-sœurs se parler des objets de leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans délicieux pour l’avenir, et se lier d’une amitié qui durera toute leur vie ; laissons-les regarder souvent aux deux portières de la chaise de poste qui les suit, et s’impatienter d’arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis la partageoient cette impatience ; mais les hommes sentent bien moins vivement ces petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. Peut-être sont-ils dans les grandes occasions plus ardens, plus passionnés, plus capables de tout pour l’objet de leur amour ; mais toutes les preuves journalières, tous les sentimens, toutes les nuances d’une passion vive, délicate et soutenue, n’appartiennent qu’aux femmes. Non-seulement les hommes n’en sont pas susceptibles, il en est peu même qui sachent les apprécier. Ceux-ci d’ailleurs avoient tant de choses à se dire ! et cependant la chaise rouloit depuis long-temps, et le plus profond silence y régnoit encore… Lindorf ne savoit par où commencer tout ce qu’il avoit à dire à l’époux de Caroline, et le comte craignoit que la moindre question n’eût l’air du doute ou du reproche : ce fut lui cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami tout ce qu’il avoit éprouvé à la lecture du cahier qu’il avoit remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, le bonheur de ma sœur à l’ami auquel je dois tout le mien, à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de l’univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais chercher à lui en inspirer pour un autre objet. Ô mon cher Lindorf ! si je vous dois le cœur de Caroline et le bonheur de Matilde, pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ?… Mais expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentimens, que je ne puis comprendre. Ceux que vous témoignez à ma sœur ne sont-ils point un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse ? ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même ? est-il bien vrai que Caroline ?…

Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferois des sermens si je ne savois pas que la parole de votre ami vous suffit ; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu’il est digne d’être votre frère, et qu’il n’exprime que ce qu’il sent. J’aime votre Caroline, sans doute, mais comme j’aime son époux, d’une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable ; et j’aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois ; apprenez donc tout ce qui s’est passé dans mon cœur depuis notre séparation. Vous lirez dans ce cœur que vous avez formé, et j’ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se prépara à l’écouter avec la plus grande attention, et Lindorf commença.

Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes instruit de l’époque et des détails de ma connoissance avec Caroline, et des sentimens qu’elle m’inspira. Je ne chercherai point à les justifier, vous savez s’il étoit possible de la voir avec indifférence ; j’atteste cependant le ciel que, malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si j’avois eu le moindre soupçon des liens qui vous unissoient. Mais tout concouroit à me laisser dans l’erreur. Votre silence, l’âge de Caroline à peine sortie de l’enfance, le nom qu’elle portoit, la bonne chanoinesse qui me témoignoit ouvertement le plus vif désir de m’unir à son élève ; tout enfin m’assuroit qu’elle étoit libre, et qu’en osant l’adorer… Ô mon ami ! pourquoi votre fatale discrétion !… Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir, j’offensois l’ami généreux pour qui j’aurois mille fois sacrifié ma vie. Il a lu l’expression de ma douleur, de mes remords, de la résolution que je pris, à l’instant qui me découvrit mon crime, de m’éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque sorte ce crime involontaire, en faisant connoître à Caroline l’époux qu’elle fuyoit ; je savois que son âme étoit faite pour sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui méritoit seul un bien si précieux.

Ah ! c’est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit le comte avec feu. Cher Lindorf, c’est à toi seul que je dois le cœur de ma Caroline et tout le bonheur de ma vie ; sans toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours ignoré, peut-être, que je pouvois faire le sien. Mais achève, cher ami ; il me tarde d’être convaincu que tu seras heureux comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui dicta ton écrit et t’éloigna de Rindaw.

J’en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline que lorsque je serois digne d’elle et de vous, et que j’aurois surmonté ma fatale passion ; j’étois loin de prévoir que cet heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique château de Ronebourg augmentoit mon amour et ma mélancolie. Mon imagination me transportoit sans cesse dans le pavillon de Rindaw ; je croyois voir Caroline, je croyois l’entendre ; et quand cette douce illusion se dissipoit, mon désespoir et mes remords devenoient plus déchirans. Votre arrivée et le récit que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline ; votre bonheur dépendoit d’être aimé d’elle : dès cet instant je renouvelai le vœu de faire tous mes efforts pour surmonter ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale rivalité. Oui, je l’aurois tenu ce vœu, qui devenoit chaque jour plus sacré ; jamais le nom de Caroline ne seroit sorti de ma bouche, si son apparition subite à Ronebourg, cette apparition que je ne puis comprendre encore, n’eût égaré ma raison.

Dispensez-moi de vous peindre ce que j’éprouvai dans cet affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret de mon cœur ; où je vous appris que cet ami, comblé de vos bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osoit être votre rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même, et de suivre celle que je croyois déjà privée de la vie ; mais elle fit quelques mouvemens ; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues se colorer ; elle vous étoit rendue, je ne voulus point troubler votre bonheur par l’affreux spectacle de la mort de votre ami. Je passai dans ma chambre ; je vous écrivis une lettre, que vous aurez trouvée sur mon bureau ; et, montant à cheval, je m’éloignai rapidement sans savoir où j’irois, et sans penser à prendre aucun domestique avec moi.

La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée, où mon cheval me conduisoit. Le soir, arrêté dans une mauvaise auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées ; je résolus de suivre mon premier projet, qui étoit de passer en Angleterre. J’avois écrit en cour pour en demander la permission, et je l’avois obtenue. Mon valet de chambre et mes équipages pouvoient me rejoindre ; rien ne devoit m’arrêter, et je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulois m’embarquer. Je courus la poste jour et nuit : ce mouvement continuel convenoit à l’agitation de mon âme, et le repos m’eût été insupportable. J’aurois voulu trouver, en arrivant à Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m’embarquer en sortant de ma chaise ce poste : heureusement il n’y en avoit pas. Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d’une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l’hôte fit appeler, me fit saigner si abondamment, qu’une foiblesse excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé d’attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, j’écrivis à mon valet de chambre de venir m’y joindre.

Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j’avois éprouvé, et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma la violence de mes transports, et m’obligea, malgré moi peut-être, à suivre le plan que je m’étois prescrit, dès que je sus que vous étiez l’époux de Caroline. Je puis vous l’avouer à présent que je rougis de ma foiblesse, et que je l’ai surmontée ; mais, plus de vingt fois sur la route, je fus tenté de retourner à Ronebourg et de vous demander Caroline ou la mort. Si j’eusse été forcé de m’arrêter à Hambourg sans y tomber malade, peut-être aurois-je succombé, et je me serois à jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma fièvre, et surtout l’abattement de ma convalescence, me firent voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le physique influe sur le moral, soit que ce fût le fruit des réflexions que je ne cessois de faire, ou que mon amitié pour vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de l’amour, il est certain que ma passion s’affoiblissoit chaque jour, ou plutôt ma raison se fortifioit. J’adorois toujours Caroline, mais comme on adore la divinité, sans oser même imaginer de la revoir jamais. Je frémissois d’en avoir eu l’idée ; et, loin de conserver le désir de me rapprocher d’elle, j’éprouvois celui de m’éloigner davantage, et j’attendois Varner avec impatience.

J’étois dans ces dispositions lorsque le jeune baron de Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge que moi. L’hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui exagéra le danger où j’avois été, les soins qu’il avoit pris de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l’envie de me voir. Il se fit annoncer chez moi ; je connoissois de réputation cette famille saxonne ; je le reçus avec plaisir. Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même impression. Au bout de quelques heures nous fûmes ensemble comme d’anciennes connoissances. Il alloit aussi en Angleterre ; mais il ne pouvoit s’arrêter plus de trois jours à Hambourg. Apprenant que je voulois aussi passer la mer, il me sollicita vivement de m’embarquer avec lui. Ma santé, qui se fortifioit chaque jour, me permettoit de partir, et je consentis avec plaisir à cet arrangement qui me procuroit une compagnie agréable.

Je laissai à l’hôte un billet pour mon valet de chambre, et deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en arrivant à Londres, et de prendre un logement commun entre nous deux. Ce jeune homme me convenoit d’autant plus, qu’il étoit presque aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l’unisson : il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée nous étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées, et gardant tous les deux le plus profond silence. Manteul le rompit enfin. Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous une nouvelle conformité ; convenez, mon cher Lindorf, que votre cœur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu’un dans votre patrie ? Je rougis ; mais détournant la question sur lui-même, je lui dis en riant qu’il venoit de me faire un aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous connoissiez l’objet de mes regrets, vous en comprendriez la vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyois ne fuir que le danger d’aimer la plus charmante personne de l’univers ; depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal étoit fait, et que je suis parti trop tard. — J’avouai que mon cœur n’étoit pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de plus ; je cherchai même à détourner la conversation, et je me contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de l’amour.

Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à Londres. L’aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je désirois sincèrement d’en guérir, je me livrai de moi-même à toutes les distractions qui se présentoient, et je m’en trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même une partie de la gaîté qui m’étoit naturelle ; cependant Caroline occupoit toujours mon cœur et ma pensée. Dans mes momens de solitude, je ne songeois qu’à elle ; mais comme je redoutois ce dangereux souvenir, je travaillois sans cesse à l’écarter, et j’étois seul le moins qu’il m’étoit possible. Manteul me quittoit rarement, s’attachoit davantage à moi tous les jours, et redoutoit à l’avance le moment de nous séparer. À son arrivée à Londres, il avoit trouvé chez son banquier des lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand plaisir.

Il seroit possible, me dit-il alors, que son retour dans sa patrie fût plus prochain qu’il ne l’avoit pensé ; mais l’événement qui le rappelleroit seroit si heureux pour lui, qu’il ne regretteroit que moi. Il m’étoit aisé de voir qu’il auroit voulu m’ouvrir entièrement son cœur ; mais peut-être alors eût-il exigé le réciproque, et j’étois décidé à ne confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne jamais prononcer le nom de Caroline. J’évitai donc sans affectation de lui demander celui de l’objet de son attachement, ou de lui faire aucune question qui pût amener une confidence.

Nous avions été présentés par M.*** de J.*** notre envoyé à la cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour nous étions à dîner avec beaucoup d’hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, il fut question de toster. Vous connoissez sans doute cet usage anglois, qui consiste à porter à la ronde la santé de la femme qui nous intéresse le plus ? Lorsque ce fut mon tour, mon cœur disoit Caroline, et ma bouche faillit à le prononcer ; je me retins cependant, et je priai qu’on me dispensât de nommer celle dont je portois la santé. On me plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l’on but à la ronde la santé de la belle inconnue.

Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de l’aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que je crus avoir mal entendu ; mais il fut répété plusieurs fois, et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, cette Matilde dont j’avois été si tendrement aimé, et que j’avois si cruellement offensée.

Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi qui, l’instant auparavant, n’aurois pas cru possible qu’un autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre impression.

Manteul étoit trop loin de moi pour lui parler, pour lui demander si cette Matilde étoit bien celle qu’il aimoit ; mais pouvois-je en douter ? Sa physionomie s’étoit animée en prononçant son nom, en l’entendant répéter. Je le regardai, et je le trouvai mieux encore qu’à l’ordinaire ; il me parut fait pour être aimé, et sans doute il l’étoit de Matilde. Ces lettres qui l’ont rendu si content, étoient sans doute de Matilde ; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre si heureux, est sans doute ordonné par Matilde ; sans doute il doit recevoir sa main ; il a déjà son cœur. Toutes ces idées m’occupèrent, et pendant le reste du dîner, et pendant le spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J’aurois voulu pouvoir parler tout de suite à Manteul, pénétrer dans son cœur ; je me reprochois d’avoir évité ses confidences ; je craignois d’avoir manqué le moment ; enfin j’étois agité au point que, ne pouvant rester plus long-temps au spectacle, que je ne regardois ni n’écoutois, je pris le parti de le quitter, et de rentrer chez moi, où j’attendis Manteul avec une impatience dont je ne pouvois me rendre raison à moi-même.

Il ne tarda pas à rentrer ; ma prompte sortie du spectacle l’avoit alarmé. À peine lui donnai-je le temps de me le dire ; je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein dont il avoit porté la santé, sœur du comte de Walstein, ambassadeur en Russie, étoit celle qu’il aimoit ? — Oui, sans doute, me répondit-il avec feu ; c’est elle-même ; c’est votre charmante compatriote : est-ce que vous la connoissez ? Elle étoit bien jeune lorsqu’elle quitta Berlin. — Je connois beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. Le comte de Walstein est pour moi plus qu’un ami ; il est mon père, mon bienfaiteur, ce que j’ai de plus cher au monde. — Ô mon cher Lindorf, me dit Manteul en m’embrassant avec transport, s’il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. Elle m’a souvent protesté que ce frère auroit seul le droit de disposer d’elle. Vous lui parlerez pour moi ; vous le préviendrez en ma faveur ; dites-moi que vous le ferez. — N’en doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans cette union, j’userai de tout le pouvoir que l’amitié me donne sur le comte pour l’engager à la former. Mais je croyois Matilde engagée avec le baron de Zastrow. — Ah ! c’est ce cruel engagement, ou plutôt ce projet de mariage qui put seul me décider à m’éloigner de Dresde. J’étois ami de Zastrow ; je ne voulois pas devenir son rival ; j’ignorois alors la répugnance extrême que Matilde a pour lui. Une lettre de ma sœur, que je trouvai en arrivant ici, me l’apprend, et me donne les espérances les plus flatteuses. — Quoi ! vous n’en aviez aucune jusqu’à cette lettre ? — Aucune absolument. Matilde ne m’a jamais témoigné que de l’estime, et cette simple amitié que je croyois une suite de celle qu’elle a pour ma sœur. Elle ne paroissoit pas même s’apercevoir de la préférence que je lui donnois sur toutes les femmes ; et, je crois déjà vous l’avoir dit avant de m’éloigner d’elle, j’ignorois moi-même la force de mes sentimens. La lettre de ma sœur, en me faisant entrevoir la possibilité d’être heureux, m’a fait sentir combien j’aimois sa charmante amie.

Je brûlois de la voir, cette lettre, et mon envie fut satisfaite. Il la tira de son porte-feuille et me la donna. — Lisez, mon ami, me dit-il ; voyez si je n’ai pas lieu de me flatter d’être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion excessive.

« Mademoiselle de Manteul blâmoit son frère d’être parti, de n’avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à la jeune comtesse. M. de Zastrow n’auroit point dû l’arrêter ; il étoit détesté ; et jamais ce mariage n’auroit lieu : tout lui prouvoit, au contraire, que Manteul étoit aimé. Elle avoit déjà remarqué bien ces choses avant son départ ; à présent elle n’en doutoit plus. Matilde avoit témoigné le chagrin le plus vif en apprenant qu’il étoit parti, au point même d’en verser des larmes. Elle avoit perdu sa gaîté ; et ce qui m’assure, disoit-elle, que votre absence seule cause sa tristesse, c’est qu’elle semble redoubler quand on parle de l’Angleterre. Elle disoit hier avec un charmant petit dépit : Ah ! cette Angleterre ! je ne sais pourquoi tous les hommes ont la passion d’y courir. Je crois, mon frère, que voilà d’assez bons symptômes. Si vous en voulez un plus fort encore, c’est qu’elle m’a priée de lui montrer les lettres que vous m’écririez. Profitez de cet avis ; il est temps encore, peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite, en vous éloignant de Dresde. Écrivez-moi tout de suite une lettre qui n’ait pas l’air d’une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos sentimens pour ma jeune amie ; chargez-moi de pénétrer les siens ; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu’à la moindre lueur d’espérance vous êtes prêt à revenir. Elle lira cette lettre ; elle la lira devant moi. Je verrai l’impression qu’elle fera sur elle, et certainement le secret de son cœur n’échappera pas à ma pénétration. J’espère dans ma première vous apprendre quelque chose de plus certain, et hâter votre retour, etc. »

Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde aimoit le frère de son amie. J’éprouvois malgré moi le sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que je ne pouvois définir, et que je m’efforçois de cacher. Je lui rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses qu’elle lui donnoit.

J’ai écrit à ma sœur, me dit-il, conformément à ce qu’elle me prescrivoit, et j’attends sa réponse avec la plus vive impatience. Si, comme elle le pense, elle m’est favorable ; si Matilde accepte mes vœux ; si elle me permet de prétendre à son cœur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me servir auprès du comte : vous devoir mon bonheur, est un moyen de l’augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais non pas sans éprouver quelque chose qui ressembloit assez à la jalousie. Le portrait qu’il me fit de votre charmante sœur y mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l’avois vue souvent avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, me disoit-il, non, vous ne la connoissez pas. Lorsque Matilde quitta Berlin à peine sortoit-elle de l’enfance, et vous ne pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là, à quel point elle s’est formée, développée. Il est possible d’être plus belle que Matilde ; il ne l’est pas de réunir plus de grâces et en même temps plus de noblesse, d’avoir un ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, mais chacun d’eux a une expression qui lui est propre : sa physionomie varie à chaque instant ; elle est le miroir du cœur le plus excellent, et de l’esprit le plus aimable. Tantôt gaie, badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le plaisir à tout ce qui l’entoure ; dans d’autres momens, douce, sensible, caressante, elle attendriroit l’âme la plus froide : voilà celle que je voyois tous les jours. Ai-je pu résister à tant de charmes ? et jugez de mon bonheur si je puis les posséder !

Ah ! sans doute, j’en pouvois juger par mes regrets de l’avoir négligé ce bonheur, lorsqu’il m’étoit offert. Quoi ! j’avois été aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravoit dans mon âme ; il n’avoit tenu qu’à moi, qu’à moi seul de m’unir à elle. Mais l’avois-je mérité ce bien dont je connoissois trop tard tout le prix ? N’a-t-elle pas dû l’oublier cet homme qui n’a payé ses sentimens que de la plus noire ingratitude, qui l’a négligée, abandonnée ; qui, livré tout entier à une autre passion, a repoussé durement le cœur qui se donnoit à lui, et l’a forcé de chercher un autre objet d’attachement ?

Ces idées qui se succédoient dans mon imagination comme des éclairs, me donnoient un air sombre et préoccupé, dont Manteul dut être surpris ; mais le sujet de la conversation l’intéressoit trop pour qu’il s’aperçût de rien. Il auroit voulu me parler plus long-temps de sa chère Matilde et de ses espérances ; mais il ne m’étoit plus possible de l’entendre de sang froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa.

Il me tardoit d’être seul, de chercher à démêler ce qui se passoit chez moi, pourquoi j’éprouvois cette agitation singulière pour un événement que j’aurois dû prévoir et désirer. Puisque je n’aimois pas Matilde, puisque j’avois renoncé à son cœur, à sa main, aux droits que j’avois sur elle, ne devois-je pas être charmé qu’un autre lui rendît plus de justice, et réparât tous mes torts ? Ah ! je l’étois si peu, qu’il me paroissoit que Manteul m’enlevoit un bien qui m’appartenoit, et que j’avois l’inconséquence, l’injustice d’accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une inconstance dont j’étois moi-même si coupable.

Je me rappelois toutes les circonstances de notre liaison, ces promesses si tendres, si naïves, si souvent répétées dans ses lettres, de n’aimer jamais que moi, et je disois : Toutes les femmes sont légères ; comme si je n’avois pas été la preuve que les hommes n’ont pas trop le droit de se plaindre d’elles !

Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette fatalité qui me rendoit pour la seconde fois le rival d’un ami ; mais je n’osois convenir avec moi-même que j’étois son rival, et je me promis, s’il étoit aimé, comme tout m’en assuroit, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de l’amitié. Je lui en renouvelai l’assurance, et nous attendîmes avec une égale impatience la réponse de sa sœur, qui devoit contenir l’arrêt de son sort. Il me paroissoit quelquefois qu’elle seroit aussi l’arrêt du mien. — Et Caroline… Caroline est donc entièrement oubliée ! Est-elle effacée de ce cœur où elle a régné avec tant d’empire ? — Non, mon ami ; Caroline est présente à mon cœur, à ma pensée, plus que je ne le voudrois ; mais j’écarte autant qu’il m’est possible ce dangereux souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de Walstein qu’à Caroline de Lichtfield ; mon imagination n’erre plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois Caroline occupant à Berlin l’hôtel du meilleur des hommes, du plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur : je sens que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se lie, s’identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans mon cœur : déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque également ; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans cesse, me donne une émotion plus vive, et d’un genre que je connois trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher ami, ma guérison bien avancée ; vous allez savoir ce qui va l’achever.

Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, d’en parcourir les différentes provinces ; mais croyant y passer l’hiver, nous avions remis ce voyage au printemps prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les lettres de sa sœur le rappeloient à Dresde, me pria de ne pas le différer, et de voir au moins les endroits les plus intéressans. Depuis ces confidences, j’éprouvois un malaise, une agitation intérieure qui ne me permettoient pas de rester en place. Je pensai qu’un voyage me feroit du bien, et je consentis à ce que mon ami désiroit. Nous partîmes donc ; nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différens lieux pouvoient offrir de curieux et d’intéressant.

Ce n’est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des détails sur un pays où la paix et la liberté entretiennent l’abondance, où les campagnes, cultivées par de riches fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou petites villes principales des provinces sont extrêmement peuplées, et tout le monde a l’air à son aise et heureux. La noblesse angloise passe une partie de l’année dans ses terres, et contribue à l’aisance de ses vassaux. Ces belles demeures sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l’on veut avoir une idée de la belle nature et des agrémens que peut offrir le séjour de la campagne, c’est en Angleterre qu’il faut aller. — Vous augmentez mon désir de connoître ce pays, dit le comte ; je veux y mener ma chère Caroline : en attendant j’aurai bien des choses à vous demander. — Je ne serai peut-être pas en état d’y répondre, reprit Lindorf ; nous avons voyagé trop rapidement, et nous avions l’esprit et le cœur trop occupés pour remarquer tout ce qui méritoit de l’être. Je ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper tout étranger qui voit l’Angleterre pour la première fois.

L’impatience d’avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger notre tournée, et reprendre le chemin de Londres, où nous espérions en trouver. J’étois certainement plus agité que Manteul ; il se livroit aux plus douces espérances, et ne doutoit presque plus de son bonheur. Je n’en doutois pas plus que lui ; mais, loin de le partager, je l’enviois. Plus il étoit content, plus mon dépit secret et ma tristesse redoubloient.

Je lui parlois cependant à tous momens de Matilde ; je me faisois répéter jusqu’aux moindres circonstances de sa vie ; j’étois aussi inépuisable en questions sur elle, que Manteul dans ses réponses : nous n’avions plus d’autre sujet de conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes regrets, je dirai presque mon amour, prenoient de nouvelles forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettre de sa sœur ; mais deux jours après notre arrivée, je venois de me lever, et j’allois passer chez lui, lorsque son laquais me remit de sa part un paquet cacheté, dans une enveloppe à mon adresse. Surpris de cet envoi, au moment où nous devions déjeûner ensemble, j’allois entrer chez lui avant même de l’ouvrir, mais on me dit qu’il venoit de sortir, et qu’il ne reviendroit que pour le dîner. Mon étonnement augmenta ; j’ouvris le paquet, non sans quelque émotion : elle devint plus forte encore lorsque je vis qu’il renfermoit une lettre ouverte, qui paroissoit en contenir une autre adressée à Manteul, avec le timbre de Dresde. C’étoit sans doute la réponse de sa sœur et une lettre de Matilde ; mais pourquoi ne pas me l’apporter lui-même ? Malgré mon impatience de lire, je commençai par quelques lignes que Manteul avoit écrites dans l’enveloppe. La voici, dit Lindorf, en prenant des papiers dans son porte-feuille ; jugez quelle dut être ma surprise.

« J’ignore si c’est au meilleur des amis, ou bien au plus dissimulé des hommes, que j’envoie les lettres que je viens de recevoir. M’en rapporter absolument à lui sur l’opinion que je dois avoir de lui-même, c’est lui prouver ce que je cherche à croire, malgré toutes les apparences… Quoi ! Lindorf, vous êtes l’amant de Matilde ! Vous êtes son amant aimé, l’époux de son choix, nommé par son frère, accepté par son cœur, celui auquel elle sacrifieroit sans balancer les hommages de l’univers ; et c’est d’elle que je l’apprends ! Ô Lindorf, quel pouvoit être le motif de cet inconcevable mystère ? Je ne puis vous croire coupable d’une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne le crois pas ; mais j’ai droit d’exiger de vous de la confiance et de la sincérité… Je m’y perds, et j’avoue que j’ai craint de vous voir dans le premier moment… Envoyez-moi votre réponse au café d’Orange. Rien ne doit plus vous empêcher d’être sincère : puisque vous êtes aimé, vous n’avez plus de rival.

Ch. de M. »


Non, mon ami, tout ce que j’éprouvai dans cet instant ne peut se décrire. Quoi ! j’étois encore aimé de cette charmante et constante Matilde ! Quoi ! c’étoit pour moi, pour cet ingrat qui l’offensoit, qu’elle refusoit les hommages de Zastrow, de Manteul, qu’elle refuseroit ceux de l’univers ! Cette phrase, soulignée dans le billet de Manteul, étoit sans doute dans la lettre que j’allois lire. Je déployai celle de sa sœur ; elle en renfermoit une à mon adresse, dont l’écriture m’étoit bien connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes lèvres ; j’allois l’ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand une réflexion cruelle vint le troubler et m’arrêter. C’étoit aux dépens d’un ami que j’allois être heureux, et cet ami étoit dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir cette idée : vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre tout ce que j’éprouvai, même par les souvenirs qu’elle me retraça. C’étoit la seconde fois que l’amour et l’amitié étoient en opposition dans mon cœur : l’amitié devoit toujours l’emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de m’être justifié auprès de Manteul, avant d’avoir, pour ainsi dire, son aveu.

Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d’aller le chercher. J’allai d’abord au café qu’il m’indiquoit ; il n’y étoit pas encore. J’aurois dû l’attendre ; mais l’attente dans ce moment-là n’étoit pas supportable, et je préférai de le chercher ailleurs. J’aimois mieux lui parler que lui écrire : une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma conduite n’alloit pas à mon impatience ; cependant, comme nous pouvions nous croiser pendant que je le chercherois, je pris le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui disois seulement « Qu’il me rendoit justice en me croyant incapable d’une perfidie ; que j’avois, il est vrai, bien des torts à me reprocher, mais non pas vis-à-vis de lui, et que Matilde seule étoit en droit de se plaindre. Je le priois de m’attendre à ce même café, et je lui promettois toutes les explications qu’il pourroit désirer ; je l’assurois que je n’aurois pas un instant de repos qu’il ne m’eût entendu. Je n’ai pas lu, lui disois-je, ni ne lirai un seul mot des lettres que vous m’avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je crois vous prouver par là le prix que j’attache à votre estime et à votre amitié. »

Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma recherche. J’allai à l’hôtel de Prusse, au parc, chez nos connoissances ; je le manquai partout, et je revins au café. J’appris avec chagrin qu’il venoit d’en sortir, et qu’il avoit à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le voici.

« J’aurois voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous revoir, mais cela ne m’est pas possible. Lord Cavendish vient de me proposer de l’accompagner aux courses de Newmarket ; il part à l’heure même, et me laisse à peine le temps de vous dire un mot. Vous savez combien je désirois de les voir ces fameuses courses ; j’accepte donc l’offre de lord Cavendish, avec d’autant plus de plaisir, que j’ai besoin de distraction dans ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement à me chercher, même avant d’avoir lu vos lettres, m’apprennent tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami, et si vous n’êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvoit altérer mon estime et mon amitié, ce seroit de vous retrouver à Londres, ou d’apprendre après demain que vous y êtes encore. Adieu, mon cher Lindorf ; soyez heureux autant que vous pouvez et devez l’être, avec la plus aimable des femmes. Je vais en chercher une qui lui ressemble, et dont le cœur ne soit pas engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l’effet que j’en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi des vôtres, et ces détails que vous m’avez promis, non point à titre d’explication, je n’en ai plus besoin, mais comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui de Matilde. Vous avez des torts avec elle, dites-vous ; elle seule a droit de se plaindre. Ah ! Lindorf, heureux Lindorf ! courez, voyez-la ; et ces torts seront les derniers de votre vie.

Ch. de M. »


À peine eus-je fini ce billet, que je volai chez lord Cavendish, espérant les trouver encore : ils étoient partis en poste. J’hésitai si j’essaierois de les rejoindre, mais des motifs si forts, un sentiment si vif m’attiroient ailleurs, que je ne pus y résister. Je relus le billet de Manteul, et je compris que, puisqu’il me fuyoit, je ne devois pas le forcer à revoir, dans les premiers momens, un rival aimé. Mais étoit-il vrai que j’étois aimé de cette généreuse Matilde ? Je ne le savois encore que par Manteul, et je brûlois d’en lire la confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin ces deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme je le fis moi-même, par celle de mademoiselle de Manteul ; quelque vive impatience que j’eusse de lire celle dont la seule adresse faisoit palpiter mon cœur, je tremblois de l’ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde étoit un reproche cruel pour ce cœur. Elle ignoroit peut-être mon infidélité ; mais en étois-je moins coupable, et l’expression de sa naïve tendresse n’alloit-elle pas ajouter à mes torts, et me rendre odieux à moi-même ? Je lus donc d’abord celle-ci ; et il la tendit au comte, qui la parcourut.

Mademoiselle Manteul débutoit par demander mille pardons à son frère de lui avoir donné un faux espoir ; induite elle-même en erreur, elle avoit cru de bonne foi ce qu’elle désiroit avec passion, qu’il étoit l’objet secret des sentimens de Matilde. « C’est votre lettre même, cette lettre que je vous avois demandée, et dont j’attendois un si bon effet, qui a détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n’est pas vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis long-temps de son cœur ; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres ; elle refuseroit ceux de l’univers, et c’est en faveur de votre nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle n’a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi le secret de son cœur. Mais ce n’en est pas un pour vous ; vous le savez déjà sans doute ; puisque vous êtes aussi lié avec M. de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance ; il vous aura dit que depuis plus de deux ans il est engagé avec la jeune comtesse de Walstein. C’est d’abord le comte, son frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union ; mais bientôt leurs cœurs furent d’accord sur ce projet ; et Matilde assure qu’il n’y a que sa mort ou l’inconstance de Lindorf qui puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu’à lui. Votre amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus inutile. Je vous connois assez raisonnable, assez généreux pour être sûr qu’il va se changer en amitié, et que vous trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que la pauvre petite ne savoit comment lui faire parvenir. Ce n’est pas elle qui vous le demande ; c’est moi qui l’ai voulu. Je pense que c’est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie gémit sous l’oppression de sa tante ; qu’elle sera forcée d’épouser ce Zastrow qu’elle abhorre, et qu’elle en mourra certainement. Engagez-le à partir à l’instant même, à venir la consoler, la délivrer, l’enlever même s’il le faut ; je ne vois que cela pour la tirer d’affaire. Qu’auroit-il à craindre, puisqu’il est autorisé par le frère ? J’aurois sans doute préféré que ce fût vous, Charles ; mais son cœur étoit donné autant qu’elle vînt à Dresde. N’y pensez donc plus que pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être à celui de votre sœur. »

Cette dernière phrase qui avoit échappé à Lindorf et à Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l’idée qu’il avoit des motifs qui faisoient agir mademoiselle de Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de Matilde. — Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut faire sur mon cœur cette ingénuité si touchante ; il étoit impossible que ce cœur sensible et reconnoissant ne se donnât pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m’avoit conservé le sien.


Dresde, ce…


« Oui, monsieur le baron, c’est bien Matilde qui vous écrit, c’est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans doute ; elle ne devroit pas rompre la première ce beau silence. Oh ! oui, je sais que j’ai tort ; mais je sais mieux encore que je ne puis m’en empêcher. Il y a des momens dans la vie où le cœur parle beaucoup plus fort que la raison, et l’oblige à se taire ; il dit tant, tant de choses, qu’on n’entend plus que lui, et qu’il faut absolument finir par faire tout ce qu’il veut. Il m’assure, par exemple, que je serai moins malheureuse quand j’aurai conté mes peines à mon ami ; et je sens déjà qu’il dit vrai. Depuis que j’écris, il me semble que mes chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas ! ils reviendront bien vite ; ma lettre finira, et mes tourmens recommenceront, et mon frère sera toujours en Russie, et Lindorf toujours en Angleterre, et Zastrow toujours à Dresde, et la pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante… Elle me demande seulement l’impossible. Ai-je deux cœurs, pour en donner un à ce Zastrow ? et quand j’en aurois mille, ne seroient-ils pas tous à celui… à celui… Tenez, Lindorf, depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j’ai pris la résolution de l’écrire, je n’ai cessé de penser comment je pourrois vous dire tout ce que j’ai à vous dire. Pour peu que j’y pense encore, je ne dirai rien du tout, et vous ne me comprendrez point. Je ne veux plus m’occuper de la manière ; je vais laisser aller ma plume et mon cœur comme ils voudront. Je veux exiger de la sincérité, il faut bien en donner l’exemple… Oui, monsieur le baron… Voilà que je pense encore à la manière. Eh bien, oui, mon cher, mon très-cher Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au moins je le crois ; mais, quoi qu’il en soit, jamais je ne prendrai d’autres engagemens, et je mourrai Matilde de Walstein ou Matilde de Lindorf. Que ce projet d’éternelle constance ne vous effraye pas, mon bon ami ; il ne vous regarde point. Je suis loin d’imaginer que vous deviez le former aussi : c’est avec moi seule que j’ai pris cet engagement, et non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer autant qu’il leur plaît, sans être moins estimables à leurs propres yeux, ni moins aimables à ceux des femmes : il faut bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des hommes, change d’avis aussi, lui, sans qu’on sache pourquoi, et qu’il semble ne plus aimer sa sœur. Lindorf, cher Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m’abandonne. Il est trop loin pour que je puisse réclamer son amitié ; mais la vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi ; dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me fait horreur, pour me conserver… hélas ! à moi-même, si ce n’est plus à Lindorf, si tout ce qu’on me dit est vrai, si un nouvel objet… Mais ce n’est pas là ce que je vous demande ; je le saurai toujours assez, et cela ne changeroit rien à ma façon de penser, ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous les hommes du monde. Jamais il n’y en aura qu’un seul pour moi ; je sais cela : qu’ai-je besoin d’en savoir davantage ? Dites-moi seulement que vous serez toujours l’ami de Matilde. Ce mot d’ami dit tout ; il m’assure de votre bonne foi, de votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à me répondre, à me tirer de l’inquiétude cruelle que me donne votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les deux, et cet abandon qui ressemble à la fâcherie, à l’oubli, à la mort, et qui causera, s’il dure plus long-temps, celle de Matilde de Walstein.

» J’ignore même comment je dois adresser cette lettre, et vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le plus méchant, mon frère ou vous ; mais vous êtes tous les deux… vous êtes… tout ce que j’aime au monde : n’est-ce pas comme qui diroit des ingrats ? »

Le comte fut attendri en lisant cette lettre ; il se reprocha vivement de s’être laissé trop absorber par sa passion pour Caroline, et d’avoir négligé sa sœur. Il n’auroit pas dû s’en tenir à une seule lettre ; il devoit penser qu’on auroit pu l’intercepter ; il devoit y aller lui-même. Enfin il en vint à croire que lui seul avoit eu tort.

Vous pouvez juger, lui disoit Lindorf, de l’impression que me fit cette lettre, par celle qu’elle vous fait à vous-même. Le comte voulut la lui rendre. — Non, mon ami, gardez-la ; et si jamais j’étois assez malheureux pour l’oublier, pour causer encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n’aurez qu’à me la montrer, pour me faire tomber à ses pieds. Je ne balançai pas un moment après l’avoir lue, sur ce que je voulois faire. Voler auprès d’elle, la consoler, réparer mes torts, l’arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière, étoient actuellement le seul vœu, le seul projet de mon cœur. Je vis clairement qu’on lui en imposoit, puisqu’elle vous croyoit encore en Russie. Sans doute on interceptoit vos lettres ; elle étoit entourée de piéges, de gens dévoués à Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir dès le lendemain. Manteul seul pouvoit me retenir encore ; mais je relus son billet, il étoit positif : Si quelque chose pouvoit altérer son estime et son amitié, c’étoit de différer d’un seul jour mon départ. Je résolus cependant de ne point me séparer de lui, de ne point quitter l’Angleterre sans avoir levé jusqu’au moindre doute qui pouvoit lui rester sur ma conduite, et sur le mystère que je lui avois fait de mes engagemens avec Matilde.

J’employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire le récit de tout ce qui s’étoit passé dans mon cœur depuis l’instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai que le nom de Caroline. J’avouai que tout ce qu’il m’avoit dit de Matilde avoit ranimé mes sentimens pour elle, mais que me rendant justice, et sentant combien j’avois peu mérité qu’elle m’eût conservé les siens, j’étois décidé à les cacher, à réparer mes torts avec elle, en la servant dans sa nouvelle inclination. Ma lettre fut longue et détaillée ; j’écrivois encore quand un laquais de Manteul, qu’il avoit pris avec lui à Newmarket, entra chez moi, et me remit un nouveau billet de sa part, qu’il m’envoyoit de la première poste. C’étoit une répétition du précédent. Il craignoit qu’il ne me fût pas parvenu, que mon départ ne fût différé, et se servoit des motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m’ôter toute espèce d’inquiétude sur son compte, il m’assuroit « qu’il regardoit cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore pour se marier (il n’a pas vingt ans), il auroit fait une folie que Matilde seule pouvoit excuser. L’idée d’être aimé d’elle lui avoit fait tourner la tête ; la certitude du contraire lui rendoit la raison et la liberté. Il alloit en profiter pour s’instruire et s’amuser en voyageant encore quelques années ; il espéroit de me revoir une fois l’heureux époux de la plus aimable des femmes. Quels que fussent les motifs qui m’éloignoient d’elle, et les torts que je me reprochois, il étoit sûr que je n’aurois qu’à la voir pour sentir tout mon bonheur. Il me connoissoit trop d’ailleurs pour croire que je balancerois un instant à voler à son secours, ne fût-ce même qu’au titre d’ami, si je n’étois plus libre d’accepter celui qui m’étoit offert. Il finissoit par me dire que son laquais avoit ordre de ne le rejoindre qu’après m’avoir vu monter dans ma chaise de poste. »

Je lui remis l’immense lettre que j’avois écrite à son maître, et il repartit pour Newmarket au moment où je m’éloignai de Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte ; le vent étoit favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui attendoit depuis trois semaines qu’un vaisseau pût mettre à la voile. Ils étoient tous retenus dans le port par les vents contraires, et le bon Varner gémissoit de ce retard. Il me remit votre billet ; et mon banquier, que je vis le même jour, me donna la lettre qui l’avoit suivi. Tous les deux étoient également pressans ; vous exigiez le retour le plus prompt sans en expliquer les motifs ; mais avois-je besoin de les savoir ? Vous ordonniez ; je devois obéir ; et si je n’eusse pas été en chemin, je m’y serois mis à l’instant même.

Comment vous avouer cependant qu’un sentiment que je condamnai, mais auquel je ne pus résister, me fit prendre la route de Dresde plutôt que celle de Berlin ? Je ne puis l’excuser qu’en croyant que ce fut un pressentiment ; mais pour le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader qu’un retard de quelques jours au plus ne pourroit vous faire aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvoit influer sur le sort de Matilde. Je voulois la voir, la déterminer à me suivre, et vous l’amener. J’osai même alors interpréter ces deux lettres si pressantes, cet ordre si positif de me rendre auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en étoit l’objet ; et je répondois à vos intentions, en volant à son secours avant même de vous voir : je ne m’arrêtai donc à Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux.

Vous savez le reste, mon cher ami, comme je rencontrai M. de Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de cette chaise de poste ; mais ce que je n’ai point osé vous dire devant elle, c’est combien sa figure charmante me frappa, m’étonna, m’enchanta, combien elle me parut au-dessus et de ce que Manteul m’avoit dit, et de ce que j’avois imaginé. C’est l’effet que me firent son émotion, son trouble, qui l’embellissoient encore, et les premiers mots qu’elle prononça, avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu’il est impossible de rendre. Je la vois encore s’élancer de cette voiture, accourir les bras ouverts ; je l’entends me dire : Lindorf, cher Lindorf ! c’est votre Matilde qu’on veut vous enlever, et qui ne veut être qu’à vous. Cette âme innocente et pure est au-dessus du soupçon ; elle aime, elle est donc sûre d’être aimé. Une année de silence, tout ce qu’on n’a cessé de lui dire, tous mes torts apparens et réels n’ont point ébranlé sa constance. Elle me voit ; ils sont tous oubliés : il ne lui reste pas même l’ombre d’un doute. Et quand ses sens l’abandonnèrent ; quand elle se laissa tomber dans mes bras, foible, pâle, inanimée, ses yeux charmans fermés à demi, comme elle me parut intéressante ! avec quelle ardeur je fis le vœu de lui consacrer ma vie ! J’ose vous l’avouer, mon ami, en la portant dans la maison de poste, ce fut sur ses lèvres que je le prononçai, et je n’oublierai jamais le sentiment délicieux que j’éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma blessure, notre voyage, les soins touchans qu’elle a pris de moi, son esprit, ses grâces, sa charmante naïveté, tous les instans enfin que j’ai passés auprès d’elle, ont augmenté mon attachement et rendu ineffaçable l’impression qu’elle me fit au premier instant. Je n’ai pu cependant me défendre d’un peu d’émotion en revoyant Caroline ; mais elle étoit d’un autre genre que celle qu’elle me faisoit éprouver l’été passé. Un regard de Matilde la dissipa bientôt, et j’ose assurer que ce sera la dernière. Je m’aperçus d’abord avec la joie la plus vive que vous étiez aimé, et dès cet instant je ne vis plus dans Caroline qu’une sœur chérie, et l’épouse de mon ami, de mon frère… Cher comte, vous avez lu dans mon cœur, et vous ne tarderez pas, je l’espère, à m’accorder ce titre précieux que je mérite par mes sentimens, et que j’ambitionne comme le comble du bonheur.

Et moi, lui dit le comte en l’embrassant tendrement, je ne croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront heureux comme moi. Il me tarde d’arriver, et de serrer ces nœuds qui ne me laisseront plus rien à désirer.

Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avoit précédé sa réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l’idée du divorce qu’il avoit projeté. — Grand Dieu ! lui dit-il, et vous pouviez penser que j’accepterois un tel sacrifice, que je voudrois être heureux aux dépens de Walstein ? — Il s’agissoit du bonheur de Caroline ; devions-nous balancer à l’assurer ? La lettre que je vous écrivois, et qu’elle devoit vous remettre à votre arrivée, auroit levé tous vos scrupules. Votre amitié, votre délicatesse auroient cédé aux motifs les plus pressans, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures étoient bien prises ; et vous n’auriez pu résister. — Ne me demandez point ce que j’aurois fait, reprit Lindorf ; heureusement vous ne m’avez pas mis à cette dangereuse épreuve. J’aime mieux, je l’avoue, être votre frère : vous seul méritiez Caroline ; elle seule pouvoit récompenser vos vertus… et peut-être Matilde convient-elle mieux à votre ami Lindorf. — Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que Caroline ait été son rivale ? — Lindorf l’interrompit vivement : Elle n’ignore rien, mon ami. Matilde n’a-t-elle pas à présent le droit de lire dans mon cœur, d’en savoir tous les secrets, d’en connoître tous les replis ? Ne lui devois-je pas l’explication de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en Angleterre ? aurois-je pu lui en imposer, la tromper ? Non, c’étoit impossible. J’en avois peut-être formé le projet ; mais c’étoit avant de la revoir, avant de l’entendre : sa noble franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance et la sincérité.

Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me parla de vous, de votre mariage : elle me demanda si je connoissois sa belle-sœur ; et l’aveu des sentimens qu’elle m’avoit inspirés, et la confidence la plus entière fut ma réponse. Je lui racontai tout ce qui s’étoit passé, et je la vis par degrés s’attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune jalousie, aucune aigreur, elle n’eut que le désir de la connoître, et de la prendre pour modèle. — Combien je l’aimerai cette charmante Caroline ! me disoit-elle. Elle fera le bonheur de mon frère ; elle m’apprendra à fixer mon cher Lindorf ; elle sera mon amie… Et depuis qu’elle l’a vue, elle m’a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser aucun doute : Ah ! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes yeux ! Je ne vous pardonnerois pas de l’avoir vue avec indifférence. Voilà votre sœur, mon cher comte ; jugez si je dois l’adorer.

Arrivés à Berlin, le premier soin du comte fut de présenter au roi sa sœur et son ami, en lui demandant son approbation pour leur union. Dès qu’il l’eut obtenue, l’heureuse famille se rendit à la terre que le comte possédoit à quelques lieues de Berlin, celle où Caroline étoit allée le joindre, et dont Justin étoit concierge ; et là, dans la chapelle du château, le mariage fut célébré sans autres témoins que le comte, la comtesse et quelques villageois. En sortant de l’église, Louise vint faire son compliment à Lindorf ; elle lui fut présentée par Caroline. C’étoit encore un moment d’épreuve ; elle fut favorable à Matilde. Le dernier sentiment qu’on éprouve est toujours celui qui paroît le plus vif. Il regarda sans émotion les deux charmantes femmes qui lui en avoient fait éprouver de si vives ; et serrant la main du comte, qui se trouvoit près de lui : C’est dans ce moment, lui dit-il, que je puis vous assurer que je suis digne d’être votre frère. J’ai été passionné pour Louise ; j’ai adoré Caroline ; mais j’aime ma chère Matilde, et je sens que c’est pour la vie.

Lindorf pensa toujours ainsi. Malgré sa légèreté naturelle, qui l’entraîna peut-être à des infidélités passagères, il fit le bonheur de son aimable compagne, parvint aux premiers grades militaires, et se distingua dans plusieurs occasions.

Le comte de Walstein fut toujours l’ami de son roi, le protecteur du peuple, le soutien des malheureux, et trouva dans l’amour constant de sa chère Caroline, dans les vertus de leurs enfans, la récompense des siennes.

Et Caroline ? — Caroline, adorée, chérie, respectée comme elle méritoit de l’être, fut la plus heureuse ainsi que la plus aimable des femmes.




Nous dirons encore à ceux qui aiment à tout savoir, que M. de Zastrow, piqué de ce que ses grâces parisiennes, entées sur un fonds germanique, ne plaisoient qu’à mademoiselle de Manteul, qui ne lui plaisoit plus, retourna à Paris, y retrouva ses bons amis de jeu, ses bonnes fortunes de théâtre, et les vit avec tant d’assiduité, qu’il mourut au bout d’une année, absolument ruiné. Sa tante se douta seulement alors que Matilde pouvoit avoir eu raison de le refuser ; elle lui pardonna, et la fit son unique héritière.

Mademoiselle de Manteul entra d’abord dans un chapitre, puis elle postula une place de dame d’honneur à la cour, l’obtint, et put à son gré, dans ces deux états, exercer son esprit d’intrigue.

Son aimable frère, ce jeune et bon Manteul qui nous intéresse, et que nous avons laissé aux courses de Newmarket, y vit lady Sophie Seymour, cousine germaine du comte et de Matilde. Elle ressembloit beaucoup à sa cousine Matilde. Manteul trouva qu’il n’avoit rien perdu ; et bientôt elle lui ressembla plus encore, car elle aima Manteul comme Matilde aimoit Lindorf. Le comte, dans un voyage qu’il fit à Londres avec Caroline, eut le plaisir de former cette union, et de faire encore deux heureux.



L’ÉDITEUR AU LECTEUR.


Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener quelques momens encore au milieu de cette aimable famille, en vous apprenant comment tous les événemens et les détails que vous venez de lire, sont parvenus à ma connoissance et à celle du public.

Des affaires particulières m’ayant appelée à Berlin, je fus recommandée par M. de Kateh… gentilhomme russe, au comte de Walstein, qu’il avoit connu lors de son ambassade en Russie.

Le comte me présenta à son épouse, à sa sœur. Cette charmante famille me combla de politesses, et me rendit le séjour de Berlin si agréable, que j’y passai près de deux années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps-là dans la société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant d’ennui. La conversation du comte, toujours variée, toujours instructive, animée par sa douce philosophie, par l’énergie de son âme, la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline, et ses talens enchanteurs qu’elle cultivoit avec soin, la gaîté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf, la charmante mutinerie de Matilde, qui faisoit ressortir son esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son cœur : toutes ces différentes manières d’être aimable, formoient les contrastes les plus piquans et les plus variés, sans altérer leur union. Ils ne se quittoient point ; à Berlin, ils occupoient, dans le même hôtel, deux corps de logis différens, et l’été ils se réunissoient dans leur terres. J’allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée d’automne, nous étions rassemblés en famille dans le charmant pavillon du jardin. Je demandai l’explication des peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte s’approcha d’elle ; il ne lui dit rien, mais il la serra dans ses bras, avec l’expression du sentiment le plus tendre. Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un instant après : « Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est heureuse ! » Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde folâtroient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et leur fille, à peu près du même âge. On ne savoit lequel étoit le plus enfant et faisoit le plus de bruit. J’étois au milieu de ces deux groupes ; je les considérois avec attention, surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement assortis. Le comte et Caroline se convenoient aussi bien l’un à l’autre, que Lindorf et Matilde. J’en fis la remarque avec eux, et j’ajoutai que la sympathie avoit assurément agi sur leurs âmes, et décidé leurs penchans, au premier instant qu’ils s’étoient vus. Je le disois de bonne foi, ignorant leur histoire, et jugeant d’après leurs sentimens actuels. Caroline sourit encore en regardant le comte, qui s’étoit assis près d’elle, et lui prenant une main qu’elle serra contre son cœur : Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle, que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon premier soin fut de m’éloigner de lui pendant plus d’une année ? — Et croiriez-vous, interrompit le comte, que j’ai sollicité avec instances un divorce, et que je l’ai même obtenu ? Si je voulois parler, dit Lindorf, je pourrois peut-être aussi surprendre madame. — Taisez-vous, mon cher, lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche ; je veux ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame que je suis la seule ici qui n’ait rien à se reprocher. Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n’ai pas donné l’ombre d’une inquiétude à ce que j’aimois. Je l’ai dit cent fois ; il n’y a ici que moi de bien sage, de bien raisonnable…

Surprise à l’excès de ce que je venois d’entendre, je priai mes amis de me développer ce mystère ; mais je compris, à leur réponse, que ce récit ne pouvoit se faire devant tous les intéressés. Cependant ma curiosité étoit vivement excitée, et je persécutai chacun d’eux en particulier. Caroline me jura qu’elle se rappeloit à peine le temps où elle n’aimoit pas son mari, et que souvent elle ne pouvoit croire que ce temps eût existé. — Matilde ne savoit presque rien. Le comte étoit trop occupé ; enfin, il me dit de m’adresser à Lindorf, auquel il avoit donné tous les papiers relatifs à cet objet. Il ajouta : Nous nous sommes amusés la première année de notre réunion, lorsque les événemens étoient encore récens, à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de notre conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf, qui s’est chargé de les rédiger. Je crois qu’il l’a fait ; mais jusqu’à présent il n’a point voulu nous montrer son ouvrage ; peut-être aura-t-il plus de confiance pour vous. Je me préparois à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. — Vous avez paru désirer, me dit-il, de nous connoître à fond ; on n’a point de secret pour une amie telle que vous, et je vous apporte l’histoire de notre vie et de nos sentimens. Ce manuscrit n’a d’autre mérite que l’exacte vérité, et, pour vous, celui que peut lui donner l’amitié. Je vous le laisse ; emportez-le dans votre patrie ; il vous rappellera quelquefois vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le lisant. On comprend combien je remerciai l’aimable Lindorf du présent qu’il me faisoit, et dont je sentois bien tout le prix. — Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde, ne l’ont-ils point vu ? — Ils l’ont vu et composé autant que moi, me répondit-il ; je puis vous montrer que j’ai travaillé exactement d’après ce que chacun d’eux avoit écrit ; j’ai seulement supprimé les répétitions, donné une suite à ces différens récits, et c’est ce que j’ai craint de leur laisser voir. Le comte m’auroit grondé d’avoir été trop vrai sur ses vertus ; vous savez comme il est modeste ; Caroline, d’avoir plaisanté sur son père et sur son amie. — Et Matilde ?… — Eh bien ! Matilde auroit trouvé peut-être son Lindorf bien léger. J’aime mieux qu’elle oublie un défaut dont elle m’a corrigé. Au surplus, j’abandonne le tout à votre prudence : ce manuscrit est à vous ; faites-en ce que vous voudrez. Je lui promis de le garder pour moi seule, tant que je serois à Berlin ; et j’étois près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis délicieusement occupée à l’arranger à ma manière, et je n’ai pu résister à faire partager au public une partie du plaisir que cet intéressant petit ouvrage m’a fait éprouver. Je ne sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait illusion ; mais il me semble qu’après avoir lu leur histoire, on les aimera comme moi. La vérité, d’ailleurs, et la simplicité ont toujours le droit d’intéresser. Heureuse, si les vertus et le bonheur du comte de Walstein inspiroient à quelques jeunes gens le désir de l’imiter !


fin du troisième et dernier volume.



  1. Voyez Mémoires de Gibbon, vol. 2, page 402.
  2. Je me trompe, madame de Genlis voulut bien protéger dans le temps cette première édition.
  3. Épître à sa Muse, vol. 2
  4. Le nom de Lichtfield est plutôt anglois qu’allemand : en effet, la famille du chambellan, père de Caroline, étoit originaire d’Angleterre, quoique naturalisée depuis long-temps à Berlin.
  5. Cette lettre ne trouva plus le comte à Pétersbourg ; il étoit en route pour revenir à Berlin. On la lui renvoya, et l’on verra dans la suite à quelle époque il la reçut.
  6. Il étoit daté de la veille, après l’avoir quittée.
  7. Fait historique.
  8. Il n’avoit pas encore reçu celle que Caroline lui avoit écrite le même jour et adressée à Pétersbourg.
  9. C’est la lettre de Caroline à son père. Voyez page 142.