Cartulaire de Cormery/1/02

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Guilland-Verger (p. xiv-xxiv).


CHAPITRE II.

Organisation du monastère.

L’oeuvre de l’abbé Ithier restait incomplète. Si les bâtiments étaient achevés et le monastère doté, il n’y avait pas encore d’habitants. Le nouvel établissement avait été recommandé au Pape Adrien Ier ; mais la mort inopinée du Pontife laissa la lettre sans réponse. Charlemagne, qui avait pris la maison de Cormery sous sa protection, fit de nouvelles instances auprès de Léon III. Il chargea l’abbé Angilbert, son envoyé à Rome, d’entretenir le Pape du monastère de Saint-Paul[1]. Nous ignorons le résultat de cette négociation[2].

Charlemagne, personne ne l’ignore, avait entrepris de régénérer son vaste empire, et pour le succès de ce grand dessein il comptait beaucoup sur la culture de l’esprit et la diffusion des sciences. La théorie du progrès n’est pas neuve. L’Empereur embrassa ce projet avec passion et le poursuivit avec persévérance. Alcuin fut l’instrument principal de cette Renaissance qui jeta d’abord le plus vif éclat et s’éteignit bientôt au milieu des désordres, suite inévitable de l’invasion étrangère. Alcuin ne s’épargna guère à l’exécution de sa noble tâche.

Jamais homme, peut-être, n’exerça sur une nation et sur une époque une influence plus prononcée. Quand la vieillesse commença de refroidir sa première ardeur, il voulut quitter la cour, se débarrasser du souci des affaires et se préparer à la mort. Alcuin était diacre ; malgré la dissipation trop ordinaire dans le palais des souverains, il vécut constamment selon la régularité la plus exemplaire. Un nouveau rôle allait être réservé à son zèle éclairé. L’Empereur ne voulut pas contrarier le désir de son précepteur ; mais, pour utiliser ses vertus et ses talents, il le destina à la réformation des monastères. Alcuin avait exprimé plus d’une fois le vœu de terminer sa carrière près du tombeau de saint Martin, dans les exercices de la vie monastique. La mort de l’abbé Ithier avait enlevé le dernier obstacle à l’accomplissement de cette pensée. Alcuin fut donc nommé abbé de Saint-Martin de Tours, en 796. Cet événement eut les conséquences le plus heureuses pour notre pays. Le succès dépassa toutes les espérances. La régularité ne tarda pas à refleurir dans cette illustre abbaye, et sous les arceaux paisibles du cloître s’ouvrit une école fameuse.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler la gloire de l’école de Saint-Martin de Tours, fréquentée par tous les beaux esprits du temps[3]. Encore moins nommerons-nous les disciples célèbres d’Alcuin ; nous ferons exception seulement en faveur de Fridegise, précepteur des princesses de la famille impériale, que nous verrons bientôt paraître dans notre récit. Le premier soin du nouvel abbé de Saint-Martin fut d’obtenir de Charlemagne une charte de confirmation de tous les titres, privilèges, immunités et donations que possédait l’abbaye[4]. Il s’occupa ensuite du monastère de Cormery.

En 800, Charlemagne convoqua dans la ville de Tours les principaux seigneurs de ses États, et de leur consentement il procéda au partage de ses provinces entre ses trois fils, Charles, Pépin et Louis. Le souverain était alors occupé des plus graves affaires. Il partait pour Rome, où il devait être couronné solennellement par le Pape en qualité d’Empereur. Son séjour se prolongea plus qu’il n’aurait voulu par suite de la maladie de Liutgarde, sa femme, qui mourut à Tours, le 4 juin, et fut ensevelie à Saint-Martin. Quelques jours après, le 10 et le 11 juin, il concéda deux diplômes, à la demande d’Alcuin, concernant le monastère de Cormery. Le successeur de l’abbé Ithier n’avait pas mis en oubli la prière du fondateur, suppliant l’héritier de ses dignités de continuer et de perfectionner l’œuvre qu’il avait inaugurée.

Dans le premier acte, Charlemagne accorde l’autorisation d’établir à Cormery des moines soumis à la règle de saint Benoît. Il veut que le nouveau monastère reste à perpétuité sous la dépendance des abbés de Saint-Martin, sans que jamais personne puisse le distraire de ce puissant patronage ; en sorte que les bénédictins de Cormery aient droit à l’avenir à la protection et même à des secours de toute nature de la part de l’opulente abbaye de Tours. Il assure en même temps aux moines de Saint-Paul la jouissance paisible de tous les biens légués par l’abbé Ithier, et de ceux que voudront leur donner Alcuin et d’autres dévots personnages. La déclaration royale, il faut en convenir, s’appuie sur un considérant assez étrange. Le monarque proclame que par la grâce de Dieu, il est le maître de donner à qui bon lui semble les propriétés du monastère de Saint-Martin[5]. C’était alors le droit du souverain ; mais nous sommes déjà loin du temps où Clovis condamnait à mort un soldat, qui, malgré sa défense, avait pris de l’herbe sur le domaine de Saint-Martin. Il ajoute toutefois qu’il ne saurait en faire un meilleur emploi, qu’en attribuant une parcelle des mêmes biens aux usages du monastère de Cormery. Plus d’un propriétaire aujourd’hui n’accepterait pas volontiers les raisonnements du monarque ; mais les sujets ne raisonnaient guère en ce temps-là.

Le prince cependant ne se contenta pas d’être généreux du bien d’autrui ; il voulut faire des largesses personnelles. En conséquence, le 11 juin, il accorda la seconde charte, en vertu de laquelle il donne aux bénédictins de Cormery et à leurs gens l’autorisation d’avoir deux bateaux à leur service sur la Loire, la Mayenne et la Sarthe, le Loir el la Vienne, sans être soumis à payer un impôt quelconque. Il les exempte notamment des droits de douane, de gabelle : teloneum, ripaticum, salutaticum, portaticum. Le fisc a toujours eu mille ressources pour puiser dans la bourse des contribuables. Les habitants de Cormery du moins, sous le pavillon du monastère, purent naviguer plus commodément que beaucoup d’autres sur les principales rivières de notre pays. Il paraît d’ailleurs que ce privilège avait une certaine importance pratique, car les moines eurent soin de le faire confirmer par les successeurs de Charlemagne, et ils obtinrent même d’autres adoucissements du même genre. Les rivières, en effet, ces chemins qui marchent, suivant l’expression de Pascal, furent durant tout le moyen-âge et jusqu’à nos jours les voies commerciales les plus fréquentées ; trop souvent elles furent les seules accessibles aux longs transports et même aux communications de province à province.

À peine Charlemagne s’est-il mis en route pour l’Italie, que, rendu au calme ordinaire de la vie monastique, Alcuin s’occupe d’appeler des moines à Cormery. Il s’adresse pour cet objet, à saint Benoît d’Aniane, son ami, le restaurateur en France de la règle bénédictine et par ses leçons et par ses exemples. Benoit, fils d’Aigulfe, comte de Maguelonne, servit avec distinction dans la maison et les armées de Pépin et de Charlemagne. C’était un caractère ardent qui, après avoir longtemps brillé dans le monde, se sentit tout-à-coup pris d’un violent dégoût des richesses, des plaisirs et des honneurs, et qui passa, sans hésiter, du mouvement des affaires et de l’agitation de la cour, au sein de la solitude la plus profonde. Aux rêves de l’ambition et au bruit des armes succédèrent les douces jouissances de la piété et la paix de la conscience. Devenu abbé de son monastère, Benoît se retira ensuite dans une de ses terres où il fonda l’abbaye d’Aniane, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, arrivée en 821. La demande d’Alcuin fut accueillie favorablement par un homme auquel l’attachaient les liens d’une vieille et sainte amitié, et avec lequel il aimait à entretenir une correspondance épistolaire. Ardon, disciple de saint Benoît d’Aniane, dont il écrivit la vie, nous a conservé à ce sujet quelques détails d’une charmante simplicité. « L’abbé de Saint-Martin de Tours, dit-il, envoie d’abord à l’homme de Dieu quelques présents pour servir d’introduction à sa requête. Ensuite il fait conduire des chevaux destinés à faciliter aux moines le long voyage qu’il vont entreprendre de la Gothie en Touraine. Cette armée pacifique traversa la France en chantant des psaumes et parvint heureusement à Cormery. Elle était composée de vingt moines y compris le supérieur[6].

Rien de plus précis, comme on voit, que ces détails relatifs à la fondation du monastère de Cormery et conservés dans des documents historiques contemporains. On reconnaîtra sans peine que le savant P. le Cointe a commis une erreur, quand il avance, à propos de l’établissement de Saint-Paul, que sous l’abbé Ithier les religieux de Saint-Martin commencèrent à former deux familles bien distinctes, les chanoines, qui demeurèrent à Tours, et les moines, qui se retirèrent à Cormery[7].

Il est bien difficile d’admettre qu’à la fin du viiie siècle, il y eut à la fois des chanoines et des moines à Saint-Martin, quoique Raoul Monsnier, dans son Histoire inédite de l’insigne église de Saint-Martin de Tours[8]attribue à cette époque la transformation de l’abbaye en Collégiale. Les récits d’Alcuin, les diplômes émanés de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, et d’autres actes authentiques démontrent, comme l’a mis en lumière le docte Mabillon, que le clergé de Saint-Martin appartenait encore à l’ordre monastique.

Quoiqu’il en soit, Alcuin installa lui-même les bénédictins à Cormery et leur prodigua toute sorte d’attentions. L’auteur anonyme de la vie d’Alcuin nous a conservé un trait qui montre la tendresse qu’il leur portait. Il nous apprend que l’abbé de Saint-Martin fut obligé de poursuivre des gens qu’il avait chargés de conduire du vin pour la consolation des frères de Cormery, dit naïvement l’historien[9]. Ces gens, dont la race s’est perpétuée jusqu’à nos jours, s’étaient amusés, chemin faisant, à boire le vin des moines, et ils avaient espéré cacher entièrement leur fraude grâce à une abondante addition d’eau.

Alcuin avoue à plusieurs reprises qu’il se plaisait beaucoup en Touraine. Il aimait la douceur du climat, la variété des fruits et le caractère des habitants. En une seule circonstance il se plaint des Tourangeaux : cum Turonica quotidie pugno rusticitate ; il s’agissait de la transcription des manuscrits, et nos compatriotes d’alors n’étaient pas habiles à mettre l’orthographe, ce qui impatientait le vieux professeur de grammaire. La maison de Cormery avait un attrait particulier pour lui. Il y établit une école, et il y faisait souvent des séjours prolongés. Rien ne l’importunait dans cette charmante solitude, sur les bords verdoyants de l’Indre. Il la quittait avec peine, et quand les infirmités le forcèrent à rester à Tours, il lui adressa les adieux les plus touchants.


O mea cella, mihi habitatio dulcis, amata,
Semper in sternum, o mea cella, vale.
Undique te cingit ramis resonantibus arbos,
Silvula florigeris semper onusta comis.
Prata salutiferis florebunt omnia et herbis
Quas medici quoerit dextra salutis ope.
Flumina te cingunt florentibus undique ripis,
Retia piseator qua sua tendit ovans.
Pomiferis redolent pomis tua claustra per hortos,
Lilia cum rosulis candida mista rubris.
Omne genus volucrum matutinas personat odas,
Atque creatorem laudat in ore Deum[10].

Quel frais tableau, quelles gracieuses images ! Ne voit-on pas ce vieillard vénérable jeter un dernier regard sur son « cher monastère de Cormery, sa résidence favorite. Des arbres touffus le recouvrent de leur ombre bosquets délicieux toujours couronnés de fleurs. Les prés qui l’entourent continueront de s’émailler de fleurs et de produire des herbes utiles à la santé, que la main expérimentée du médecin viendra cueillir. Une rivière, aux bords verts et fleuris, l’environne de ses ondes, où le pêcheur ne jette jamais ses filets en vain. Les vergers et les jardins, les lis et les roses remplissent le cloître des plus doux parfums. Des oiseaux de toute espèce y font retentir leurs chants mélodieux dès l’aube matinale, et célèbrent à l’envi les louanges de Dieu créateur. »

Alcuin tenait de la libéralité de Charlemagne une petite terre en Champagne, au diocèse de Troyes. Il y bâtit un hôpital destiné à loger les pauvres et les étrangers. La fondation se fit en un endroit nommé DouzePonts. Outre les maisons au service des malheureux, il construisit un oratoire dédié à Notre-Dame. Cet établissement, à ce qu’il paraît, répondait à une des nécessités du temps et du lieu ; car, à peine achevé, il reçut en augmentation de revenus plusieurs terres, entr’autres celle de Marmeriville, située dans la Champagne Rémoise, comprenant dix manants. Cet hôpital donné d’abord à Saint-Martin de Tours[11], fut cédé au monastère de Cormery en 865 par l’abbé lngelvin, du consentement du roi Charles le Chauve. Les moines de Cormery y devaient entretenir vingt pauvres à perpétuité. Jusqu’en ces derniers temps, il figura parmi les prieurés de l’abbaye de Cormery sous le nom de Pont-sur-Seine.

L’année même de la fondation de cet hôpital, c’est-à-dire en 804, mourut Alcuin dans un âge avancé. Depuis quelques années il était accablé d’infirmités. En 800, Charlemagne l’avait invité à l’accompagner dans son voyage de Rome ; mais le vieillard s’était excusé à cause de sa faiblesse et du fardeau trop lourd que les années et la maladie faisaient peser sur ses épaules. Le prince, toujours plein d’affection pour son précepteur, lui reprocha par une agréable plaisanterie de préférer les toits enfumés de Tours aux palais dorés de Rome. Guillaume de Malmesbury se trompe en disant qu’Alcuin fut enseveli à Cormery[12] ; son corps fut déposé par Joseph, archevêque de Tours, dans l’église Saint-Martin, où l’on voyait encore son épitaphe en 1789[13].

Avant de mourir et en vertu d’actes dont la date est inconnue, Alcuin unit aux biens du monastère deux domaines situés dans le voisinage : Tauxigny qui dépendait de Saint-Martin, et Aubigny, Albiniacus, qui portait son nom[14].

La mort de ce grand homme causa un deuil public. Ses contemporains le comblèrent d’éloges : aucun de ses disciples , dont la plupart montèrent aux suprêmes honneurs dans l’Église et dans l’État, ne fut ingrat envers sa mémoire. Raban Maur alla plus loin que tous les autres ; il n’hésita pas à insérer son nom au martyrologe dans le catalogue des saints. Les Tourangeaux, témoin la petite chronique de Tours[15], lui décernèrent également le titre de saint, quoique l’Église ne l’ait jamais honoré d’un culte public.




  1. Migne, Patrol. lat., tom. xcviii, col. 909.
  2. Alcuin, ép. 66 et 69 (Migne, Patrol. Lat., t. c, col. 235 et 238), écrit à ce sujet à Arnon, évêque de Salzbourg, qui se trouvait en Italie dans l’année 797.
  3. Vid. Comment. Frobenii, de vita B. Albini seu Alcuini, cap. x. B. Alcuini discipuli magis celebres in schola Turonensi. Migne, Patrol. lat., t. c, col. 64.
  4. Le diplôme de Charlemagne, daté de Laon est de l’année 796, suivant les uns, et seulement de l’année 800, suivant les autres, Ibid. col. 68.
  5. Op. cit., col. 992. — Cartulaire de Cormery, p. 7 et 9.
  6. La chronique d’Ardon nous donne une variante curieuse du nom de Cormery. « In monasterio, cui nomen Cormarine. »
  7. D. Car. Le Cointe. Annales écoles. Francorum, tom. vi, ad ann. 791, num. 50 et num. 52.
  8. Ce précieux mss. en 2 vol. in-fol. est déposé à la Bibliothèque municipale de Tours.
  9. Cap. xi, num. 20.
  10. Migne, Patrol. lat., tora. ci, col. 1431.
  11. La charte relative à l’hôpital de Douze-Ponts, hospitale in loco celeberrimo qui vocatur XII Pontes, a été publiée d’après l’original, par D. Mabillon, Acta SS., smc. IV, Bened., pag. 177. Le savant éditeur pense qu’elle doit être rapportée à l’année 804, quoiqu’elle ne soit pas datée. Annal. Bened., lib. xxvii, num. 30. Elle se trouve reproduite dans la Patrol. lat., tom. c, col. 71, et tom. ci, col. 1432. Cartulaire de Cormery, p. 10.
  12. Willelm. Malmesb. de Regibus Anglorurn, lib. i, cap. 10.
  13. R. Monsnier. Hist. rnss. de Saint-Martin, pag. 151.
  14. Alcuin, comme on sait, avait traduit son nom en latin par Albinos, et il avait adopté celui de Flaccus comme prénom littéraire.
  15. Brev. Chron. Turon. « anno 804 sanctus Alcoinus obiit. »