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Cartulaire de Cormery/1/03

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Guilland-Verger (p. xxv-xxxiii).


CHAPITRE III.

Origine de la ville de Cormery.

À peine Alcuin eut-il reçu la sépulture sous les voûtes de l’église Saint-Martin, que son disciple et son compatriote, Fridegise, prenait tranquillement possession de son héritage. La chronique de Saint-Bertin nous apprend qu’il naquit en Angleterre, qu’il fut attaché à la cour de Charlemagne, et qu’il devint grand chancelier du palais impérial. C’était, à ce qu’il paraît, un homme instruit et adroit ; il réussit à s’avancer promptement dans la carrière des honneurs. Nous devons ajouter qu’il se montra constamment digne de la faveur des princes, et qu’il sut faire un noble usage de son crédit et de sa fortune. Dès l’an 804, il fut installé comme abbé de Saint-Martin de Tours et de Saint-Paul de Cormery ; en 820, grâce à la libéralité de Louis le Débonnaire, il ajouta l’abbaye de Saint-Bertin à ses riches bénéfices. Les envieux n’avaient pas manqué de reprocher à Alcuin l’étendue immense des domaines placés sous sa main, et le nombre des serfs, qu’on portait à vingt mille, soumis à sa puissance. C’était le territoire et la population d’une province entière. Il faut en convenir, pour un moine, faisant profession de pauvreté, il y avait plus qu’un prétexte à la malveillance. La conduite de l’illustre abbé de Saint-Martin avait suffi pour imposer silence à ses détracteurs. Fridegise, beaucoup moins célèbre, jusque là simple chanoine, pouvait-il se flatter d’échapper aux traits de la malignité ? Il n’y avait guère d’apparence. L’histoire n’en dit rien ; mais sa conduite le ferait aisément supposer, puisque nous le voyons lui-même solliciter l’autorisation impériale pour l’abbaye de Cormery d’élire un abbé particulier.

Le premier soin de Fridegise fut d’obtenir de Louis le Débonnaire une charte de confirmation des immunités accordées à Saint-Martin et à Cormery, et des droits concédés à ces deux établissements dans toutes les provinces soumises à l’autorité du successeur de Charlemagne. Une première expérience avait appris aux moines de Cormery quels avantages ils pouvaient se promettre de la libre navigation de deux bateaux sur quelques rivières ; en 807, un diplôme leur accorde le droit de naviguer librement sur tous les fleuves et rivières du royaume, avec autant de bateaux qu’ils le jugeront convenable[1].

Nous devons nous arrêter quelques instants à un diplôme de 816, scellé d’une bulle d’or, et d’une grande importance dans l’histoire des premières années de l’abbaye de Cormery. Au milieu des formules banales, qu’on retrouve à peu près les mêmes dans tous les actes émanés de la chancellerie Carlovingienne, Louis le Débonnaire exprime des intentions particulièrement bienveillantes à l’égard des religieux de Cormery. Le prince déclare qu’il prend sous sa protection spéciale les propriétés du monastère et les personnes qui y résident ou les cultivent, de condition libre ou de condition servile. Les gens de justice n’y devront rien prétendre, sous quelque prétexte que ce soit. C’était un immense service rendu à la ville de Cormery, du moins suivant les intentions du monarque. Les habitants en jouirent-ils longtemps ? Nous l’ignorons. En ce temps-là, les hommes de loi, comme les agents du fisc, étaient assez ingénieux pour reparaître, même sans être attendus ni mandés. Les juridictions multipliées de cette époque en sont la preuve. Aucun juge, disait l’Empereur, aucun procureur ne pourront s’introduire sur les domaines de l’abbaye, ni inquiéter les hommes libres ou les serfs, soit par des exactions publiques, soit par des réclamations illicites ; les sujets du monastère demeureront à l’abri de toute vexation, dommage, poursuite. Si quelqu’un, ajoute le prince, est assez téméraire pour violer cet acte de notre autorité, qu’il soit condamné à payer une amende de six cents sous d’or, dont les deux tiers au profit du monastère, l’autre tiers au profit du fisc[2].

Telle est l’origine des immunités de l’abbaye de Cormery. Telle est également la source de l’exercice de la juridiction contentieuse dont elle jouit dans la suite. Comme on le voit, c’était une émanation de la puissance souveraine. Plus tard, quand la féodalité fut complètement organisée, le droit de l’abbaye, né des immunités et concessions royales, se transforma en celui de haute, moyenne et basse justice. Comme les hommes n’ont jamais été assez sages pour arriver à se passer de procédures, de jugements et de prisons, les habitants du pays de Cormery, exempts des juges ordinaires et des geôles royales, furent soumis aux juges nommés par les moines et connurent trop souvent les prisons de l’abbaye. En quelque nom que ce soit, les condamnés durent payer l’amende, et manger le pain amer de la justice. Pourtant les gens de Cormery y gagnèrent quelque chose, car les procédures ecclésiastiques au moyen-âge furent moins dures que les autres, et comme tout le monde le sait, elles tendirent constamment à adoucir les traditions cruelles léguées par l’antiquité.

En 821, Fridegise réussit à donner au monastère de Cormery sa constitution définitive. Il n’était pas difficile à un esprit aussi judicieux que le sien, et à un homme occupé habituellement aux affaires de l’État, de sentir que la régularité monastique aurait à souffrir, si des religieux bénédictins relevaient uniquement d’un abbé, en quelque sorte étranger, et ordinairement éloigné, absorbé par les soucis de la politique et les intrigues compliquées de la cour impériale. Il s’agissait de mettre à la tête du monastère un abbé régulier, soumis lui-même à la règle bénédictine, tout en maintenant les droits de prééminence et de juridiction à l’église Saint-Martin. En qualité de chancelier, Fridegise était en position d’exprimer nettement sa pensée et de la mettre à exécution. La septième année de l’empire de Louis le Débonnaire, un diplômé fut publié qui accordait aux moines de Cormery l’autorisation d’élire un abbé, suivant les constitutions de saint Benoît. L’abbé devait être choisi parmi les membres de la communauté. Afin de rendre l’élection plus utile au bien spirituel des frères, et d’éviter les conflits, toujours possibles au milieu d’hommes qui ont recours au scrutin pour faire triompher leur volonté, il f^ut stipulé qu’il serait permis aux moines de conférer le titre de supérieur à un religieux tiré d’une abbaye voisine. La liberté des votes était ainsi maintenue dans une complète indépendance. Une seule restriction fut imposée à la concession impériale : avant d’entrer en fonction, le nouvel abbé devait être agréé par le Chapitre de Saint-Martin. Enfin, l’Empereur, suivant en cela les suggestions de son chancelier, régla pour l’avenir que le nombre des moines à Cormery ne dépasserait jamais cinquante, et pour leur subsistance il assigna d’une manière spéciale les revenus des domaines de Tauxigny, de Fercé et d’Antogny, en Poitou[3].

Le premier abbé bénédictin de Cormery fut Jacob. Nous ignorons la date précise de son élection. Il est nommé la première fois, avec la qualité d’abbé, dans une charte en date du 27 mars 831. Cette pièce, publiée par Dom Bouquet, fut émise à la prière de Fridegise[4]. Nous y puisons les renseignements les plus précieux sur les travaux exécutés à Cormery par l’ordre et sous la direction de cet abbé. Les constructions entreprises par l’abbé Ithier étaient loin de répondre aux nécessités de la règle bénédictine. Alcuin avait fait venir les religieux d’Aniane ; mais la mort ne lui laissa pas le temps d’agrandir et de compléter les bâtiments. Il était réservé à Fridegise de construire le logis claustral, d’augmenter les salles communes et de rebâtir entièrement l’église. Monasterii ecclesiam a novo opère inibi construi fecit. L’histoire ne nous apprend rien de l’importance de cet ouvrage. Nous savons seulement que l’abbé Jacob, après l’an 834, fit achever le cloître et l’église, dont les premières assises avaient été posées par Fridegise[5]. Selon une pieuse légende, racontée longuement par Joachim Périon, et à la suite d’une vision, Jacob contribua fortement à la restauration de l’illustre abbaye de Saint-Maur, en Anjou. Suivant d’autres historiens, cette restauration serait due à un moine de Saint-Martin de Tours, nommé Lambert. L’abbé Jacob reçut d’un certain Hildélaïc quelques biens pour son monastère, donation confirmée par Louis le Débonnaire par une charte en date de l’année 836. Cette même année, dans les premiers jours du mois d’août, d’après l’obituaire de Cormery, Jacob mourut et fut enseveli dans l’église du monastère. Il eut pour successeur Audacher, sous le gouvernement duquel l’abbaye prit un développement extraordinaire.

Dès que l’abbaye fut solidement constituée, des maisons ne tardèrent pas à se grouper à son ombre. Ainsi commencèrent quantité de villes en France. Telle fut l’origine de la ville de Cormery. Avant l’arrivée de l’abbé Ithier, c’était un lieu solitaire ; un demi-siècle après c’était déjà un bourg assez considérable. La réputation du monastère y attira des habitants en foule. De là naquirent des intérêts communs. Bientôt nous verrons s’organiser une paroisse, avec son esprit propre, son désir insatiable de franchises, commun à toutes les corporations. Spectacle curieux et instructif au moyen-âge, l’Église établit et protège les paroisses, lesquelles, par suite de concessions obtenues moitié de gré moitié de force, réussirent à se procurer les avantages de la commune, longtemps avant de s’émanciper complètement de la tutelle de leurs patrons primitifs. Pour être juste, nous devons dire maintenant que la ville de Cormery, durant le long cours de douze siècles, se montra toujours reconnaissante envers ses bienfaiteurs, jusqu’au moment où la tempête emporta tout l’institut monastique. Il faut également le proclamer, les moines traitèrent avec une constante bienveillance la ville dont ils avaient protégé le berceau, à l’ombre des murs de leur sainte retraite. L’abbaye et la ville eurent à traverser des jours néfastes ; les Normands, les Anglais, les Huguenots y laisseront dans le sang et les ruines de tristes marques de leur passage. Avec la vitalité qui caractérise les grands établissements religieux du moyen-âge, le monastère se relève, l’orage passé ; et, sa libéralité sera inépuisable : pour réparer les malheurs des habitants.

En 845, l’abbé Audacher ouvrit pour la ville de Cormery la source principale de la prospérité, en établissant des marchés publics, le jeudi de chaque semaine, et des foires annuelles, le 25 janvier et le 30 juin, fêtes de la Conversion et de la Commémoration de saint Paul. Ces assemblées populaires, toujours si fréquentées des paysans, où le cultivateur apporte et vend ses denrées, où le marchand, non content de vendre les mille choses nécessaires à la vie simple des campagnes, essaie encore de séduire la vanité en étalant avec art les objets variés en tout temps chers à la coquetterie féminine, devaient se tenir près de l’enclos du monastère. L’ouverture des marchés hebdomadaires répondait à un besoin général. On se rendait à Cormery de tous les villages voisins. Alors, comme aujourd’hui, chacun y traitait de ses affaires, et par suite de l’héritage de la curiosité gauloise, on y causait aussi des nouvelles du jour. Pour éviter tout embarras, et assurer aux habitants la paisible jouissance de ces réunions avantageuses, Audacher ne fut content qu’après avoir obtenu en bonne forme un diplôme de Charles le Chauve garantissant l’avenir. L’abbé avait présenté sa demande de manière à faire confirmer en même temps les privilèges déjà concédés de libre navigation sur toutes les rivières du royaume.

En prenant en main le gouvernement de l’abbaye de Cormery, en 836, l’abbé Audacher pouvait se promettre de longues années de paix. La ville espérait de rapides développements ; tout lui présageait richesses, ou du moins aisance et sécurité. Hélas ! deux ans après, en 838, les Normands assiégeaient la ville de Tours. Ils furent repoussés par la protection de saint Martin ; mais les pirates du Nord connaissaient le chemin de la Touraine. Durant un demi-siècle ils ravageront notre belle province, et Cormery ne sera pas épargné.



  1. Ap. Baluze, Capitul. reg. Franc., t. ii, p. 401. — Migne, Patrot. lat. t. civ, col, 981. — Cartul. de Cormery, p. 13.
  2. Baluz., ibid, t. ii, p. 1411. — Patrol. lat., t. civ, col. 1040. Cette pièce est reproduite dans le même vol., col. 1067, d’après Marten., Amplis. Collect., t. i, p. 63. — Cart. de Cormery, p. 14.
  3. Raoul Monsnier, Hist. eccl. S. Mart., p. 112. — Cart. de Corm., p. 17.
  4. Rer. Gall. scriptores, t. vi, p. 572. — Patrol. lat., t. civ, col. 1195.
  5. Raoul Monsnier, Hist. eccl. S. Mart., t. i, p. 113.