Cartulaire de Cormery/1/07

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Guilland-Verger (p. lx-lxviii).

CHAPITRE VII.

Histoire du bienhenreux Léothéric. — Reliques données à l’abbaye de Cormery.

Beaucoup d’historiens, dont l’impartialité est à l’abri du moindre soupçon, ont pris à tâche de montrer l’influence des établissements monastiques au moyen-âge sur le développement de l’agriculture. Les rudes labeurs des moines, tant qu’ils restèrent fidèles à la pratique de leurs règles austères, étaient un enseignement plus persuasif que les articles et les comptes-rendus de nos académies modernes. Le cultivateur, en tout temps, eut peu de loisirs à consacrer à la lecture ; en tout temps il sut profiter des exemples mis sous ses yeux.

Si le travail manuel fut une des obligations imposées aux religieux par l’institut bénédictin, le perfectionnement moral de l’homme était le but véritable de la vie cénobitique. En renonçant aux douceurs de la vie de famille, et aux autres jouissances légitimes que la Providence accorde aux membres de la société chrétienne, quelque position d’ailleurs qu’ils occupent sur la terre, ils s’appliquaient spécialement, par la pratique des conseils évangéliques, à mettre en évidence la suprême importance des intérêts spirituels. Le progrès, à quelque point de vue qu’on l’envisage, est en ce monde une des lois providentielles ; la diffusion des lumières et le partage équitable des charges et du bien-être entre les membres d’une de ces grandes familles qu’on appelle nations, sont d’institution chrétienne. Mais les besoins matériels ne doivent pas étouffer de plus nobles aspirations. L’homme est grand dans ses conquêtes sur la nature et dans ses découvertes scientifiques et industrielles 5 il est supérieur à lui-même en élevant son intelligence vers la source de toute intelligence, en réglant sa volonté par le devoir, en coordonnant toutes ses facultés suivant cette harmonie et cet équilibre qui est la perfection de la nature humaine.

L’Église a désigné cet état sous le nom de sainteté. Tous les chrétiens y sont appelés ; plusieurs y parviennent ; peu seulement en donnent extérieurement des signes extraordinaires. Il n’est guère de communautés monastiques qui n’aient brillé, durant le cours de leur existence, de l’éclat de ces vertus extraordinaires. Cette gloire n’a pas été refusée à l’abbaye de Cormery. Après avoir été attristés du spectacle d’attaques et de résistances violentes, trop souvent renouvelées, nous allons être consolés en étudiant les principales circonstances de la vie édifiante du bienheureux Léothéric.

Issu d’une famille riche et distinguée dans le monde, Léothéric naquit vers le milieu du xie siècle, dans un village du pays sénonais. Dom Yves Gaigneron, dans sa Chronique de Cormery, prétend qu’il vit le jour en Touraine. Son père se nommait Maynard et sa mère Anséïse. Parvenu à l’âge d’homme, Léothéric jouit d’un riche domaine, qu’il devait à la libéralité de son père, abondamment pourvu des biens de la fortune. Il s’y livra pendant quelque temps aux occupations ordinaires aux jeunes gens de sa condition. Mais bientôt, fatigué du genre de vie que menaient les chevaliers, il résolut de faire le voyage de Rome. Deux fois il se rendit en pèlerinage au tombeau des saints Apôtres. Cette lointaine pérégrination était alors pleine de dangers ; mais le péril n’effrayait pas le courage d’un jeune seigneur accoutumé aux exercices chevaleresques. Léothéric pratiquait en même temps d’austères mortifications, loin de chercher dans ces voyages aventureux une occasion de dissipation, à l’exemple d’une jeunesse inquiète, de tout temps impatiente du frein. Charmé du résultat de ces voyages de dévotion, il résolut d’aller à Jérusalem s’agenouiller sur le tombeau du Christ. C’était au moment où l’Europe commençait à tressaillir d’indignation au récit des misères qui accablaient les chrétiens d’Orient. Pierre l’Ermite n’avait pas fait entendre encore ses prédications ardentes, premier signal des croisades. Léothéric, cependant, ne put exécuter son dessein. À peine monté sur le navire qui devait le conduire en Syrie, il fut pris d’une maladie dangereuse et forcé de rester à terre. Se trouvant ainsi dans l’impossibilité de visiter la Terre-Sainte, il songea à revoir sa patrie. Afin de gagner par l’humilité ce qu’il croyait avoir perdu dans l’abandon de son projet de pèlerinage, il effectua son retour en vivant d’aumônes. Chaque jour, abaissant la fierté de son sang et de sa noblesse, il mendiait son pain, et partageait ensuite avec de plus pauvres que lui le morceau de pain dû à la charité. Il arriva ainsi jusqu’à Cormery. C’était précisément un jour où les moines, à l’exemple de Jésus-Christ, avaient l’habitude de laver les pieds à trois pauvres auxquels ils accordaient l’hospitalité. Parmi les religieux chargés en cette circonstance de remplir ce devoir d’humble assistance, se trouvait un moine nommé Chrétien, qui avait vu autrefois Léothéric dans le manoir paternel à la fleur de la jeunesse et somptueusement vêtu. Sous les haillons qui le couvraient, Léothéric avait la contenance que ne perdent jamais entièrement les gens de qualité. Le moine en fut frappé. Après l’avoir examiné avec attention, il crut le reconnaître. Aux questions qui lui furent adressées, l’étranger, malgré son embarras, fut contraint de répondre. L’abbé de Cormery s’empressa de venir recevoir le fils de l’illustre Maynard, un des bienfaiteurs du monastère. Léothéric, avec une noble simplicité, dévoila ses sentiments, et ne laissa point ignorer qu’il éprouvait un vif attrait pour la vie monastique. Il raconta ses voyages dans la capitale du monde chrétien, l’aliment solide que sa piété avait trouvé dans les sanctuaires de Rome, enfin, la déception cruelle qu’il avait prouvée au moment de s’embarquer pour la Palestine. Les moines étaient émerveillés de ces récits, propres à émouvoir leur dévotion et à piquer leur curiosité. Le pèlerin était également enchanté de la régularité, de la paix, de la sainte fraternité qui régnaient sous les cloîtres de Cormery. Encouragé par l’abbé Guy, il résolut d’embrasser l’état monastique, et il promit de revenir bientôt se mettre sous sa direction, après avoir visité ses parents, qu’il n’avait point vus depuis longtemps.

Léothéric fut reçu avec une joie extrême par sa famille. Ses parents, qui l’avaient cru mort, ne savaient comment témoigner le plaisir qu’ils éprouvaient en le retrouvant sain et sauf après une si longue absence. Mais il fallut trop vite, à leur gré, interrompre ces démonstrations si douces, et Anséïse dut cesser ses caresses maternelles. Léothéric annonça lui-même à ses parents le dessein qu’il avait formé de renoncer au monde et de se consacrer à Dieu le reste de ses jours. Maynard et Anséïse, tout en versant des larmes, ne s’opposèrent pas à la vocation de leur fils. Celui-ci revint en hâte à Cormery, où il revêtit sur-le-champ l’habit bénédictin. Il fut d’abord chargé de l’aumônerie. Mais, comme il éprouvait un attrait particulier pour la vie contemplative, il obtint de son supérieur la permission de se retirer dans la solitude. Il choisit d’abord le village d’Anché, situé sur les bords de la Vienne et dépendant de Cormery, pour y établir un ermitage. A l’exemple des anachorètes de la Thébaïde, il y vécut dans un oubli complet du monde, sans cesse absorbé dans la contemplation et la prière. Pour tout vêtement il portait un sac et un cilice ; pour sa nourriture, il se contentait de fruits et d’herbes crues, et ne buvait que de l’eau. Son jeûne était continuel. La nuit, il prenait son repos couché sur son cilice. Les vertus héroïques de ce saint personnage furent bientôt connues, et Dieu récompensa la vertu de son serviteur en lui accordant le don des miracles. Après un séjour prolongé dans le lieu de sa première retraite, Léothéric, à la demande de l’abbé de Cormery, vint se fixer à Vontes, sur la paroisse d’Esvres. Là, le pieux ermite persévéra dans le même genre de vie. Un concours immense eut lieu dans l’église Saint-Pierre, dépendante du prieuré de Vontes. On remarquait dans la foule des évêques, des abbés, des princes, attirés par la réputation de sainteté de ce pauvre moine ; il y eut même des cardinaux et des personnages du plus haut rang qui s’y rendirent, confondus parmi la multitude, après avoir caché tout insigne de dignité. L’église et la cellule furent témoins de grâces de conversion nombreuses et remarquables. Tous louaient Dieu, et s’en retournaient décidés à mener une vie plus chrétienne. Léothéric mourut à Vontes, le 14 septembre 1099. À ses funérailles assistèrent l’archevêque de Tours, beaucoup de chanoines de l’église métropolitaine et de Saint-Martin, plusieurs abbés, quantité de laïques de distinction, et une immense multitude de peuple. Son corps fut transporté à Cormery et enseveli dans la chapelle Saint-Nicolas, à l’intérieur de l’église abbatiale. Des miracles s’opérèrent à son tombeau, et sa mémoire resta en grande vénération dans tout le pays. Jamais, cependant, il ne reçut les honneurs d’un culte public. En 1666, époque à laquelle Yves Gaigneron écrivait sa Chronique, on ignorait où étaient les reliques du bienheureux Léothéric, déplacées par suite de divers travaux exécutés à la nef de l’église conventuelle.

L’esquisse que nous venons de tracer d’une vie si édifiante est empruntée au récit de Joachim Périon, reproduit par Gaigneron et imprimé dans les Actes des saints de l’ordre de Saint-Benoît[1]. Ce n’est malheureusement que l’abrégé d’un livre plus étendu, dû à la plume de Thibault, parent de Léothéric et moine de Cormery. Ce curieux ouvrage a péri, comme tant d’autres manuscrits précieux, autrefois déposés à la bibliothèque ou aux archives de l’abbaye.

Peu de temps avant que Léothéric rendît le dernier soupir, un moine de Cormery, nommé Guillaume-Louis, originaire d’un bourg voisin de Tours nommé les Roches, aujourd’hui Rochecorbon, était parti pour l’Orient. C’était un esprit cultivé, une âme ardente, un de ces intrépides aventuriers dont la fin du {{sc|xi}e siècle et le commencement du {{sc|xii}e nous montrent l’audace, la persévérance, et souvent la bonne fortune. Guillaume alla de Cormery à Constantinople, de là dans l’Asie-Mineure, à Nicomédie. Dans cette dernière ville, les Sarrasins avaient jeté l’épouvante et le trouble. Les moines d’un monastère célèbre, charmés des qualités de Guillaume, l’élurent abbé. Le nouveau prélat rendit tous les services imaginables à ces pauvres religieux, si cruellement exposés aux attaques des disciples fanatiques de Mahomet. Il fit usage, en leur faveur, du crédit dont il jouissait à la cour de l’empereur d’Orient. Bientôt cependant, bravant des dangers de toute espèce, à travers un pays en proie aux horreurs de la barbarie, il réussit à atteindre Jérusalem et à visiter les saints lieux. Il paraît que sa réputation ne tarda pas à s’étendre au loin ; car, à son retour en Europe et à son passage par l’Italie méridionale, il fut nommé évêque de Salpia, ville de la Pouille, à la demande unanime des habitants. Parvenu au faîte des honneurs ecclésiastiques, Guillaume n’oublia pas sa patrie ni l’église abbatiale de Cormery, où il avait embrassé la vie cénobitique. Il ne put résister au désir de revoir les bords de l’Indre et les cloîtres paisibles où il avait passé plusieurs années de sa jeunesse. En 1103, il revint à Cormery, où, comme où peut l’imaginer, il fut reçu avec le plus vif empressement par les moines et par les habitants de la ville. Guillaume n’arriva pas les mains vides. Outre des présents en or et en argent d’une valeur considérable, il apportait un trésor que la piété de cette époque estimait bien au-dessus des métaux précieux : c’étaient des reliques insignes. Nous n’en ferons pas ici l’énumération complète, nous contentant de faire connaître celles qui, plusieurs siècles après, excitaient encore l’admiration et l’envie des étrangers.

Guillaume déposa donc dans le sanctuaire de l’abbaye plusieurs fragments de la croix sur laquelle le Sauveur répandit son sang ; une pierre du Saint-Sépulcre ; une autre pierre de la grotte de Bethléem, où naquit Jésus-Christ ; une pierre de la grotte creusée dans la montagne où Jésus-Christ jeûna quarante jours et quarante nuits ; un morceau de la colonne de la flagellation ; un fragment du rocher du Calvaire ; un autre fragment de pierre du tombeau de la sainte Vierge, à Gethsémani, et du sépulcre de Lazare, à Béthanie ; un morceau de la verge d’Aaron, qui était autrefois dans l’arche d’Alliance ; des cheveux de l’apôtre saint Paul ; la tête du glorieux martyr saint Adrien, mis à mort pour la foi, sous l’empereur Maximien, près de Nicomédie d’Asie ; le corps de saint Jacques le Persan, tué par ordre de Chosroès ; des reliques de saint Blaise, martyr ; de saint Théodore, martyr ; de saint Cyprien, martyr d’Antioche, et de sainte Justine, vierge, etc.

Ces faits s’accomplirent sous le gouvernement de l’abbé Guy, deuxième dû nom, qui fut à la tête de l’abbaye depuis 1070 jusqu’en 1112. Non-seulement le monastère s’enrichit des dons de l’évêque Guillaume, il reçut encore la cession de droits utiles et honorifiques sur plusieurs domaines ou établissements. ; Ainsi, le comte Foulques d’Anjou donna le village de Vontes, sur la paroisse d’Esvres. Hugues de Langeais confirma cette donation. Peloquin, seigneur : de l’Île-Bouchard, amena son frère Thomas à Cormery, où il fut reçu en qualité de moine. À cette occasion, Peloquin donna au monastère tout ce qu’il possédait à Loche ; Roger d’Aubigny, en Normandie, offrit son fils à Saint-Paul de Cormery, et céda en même temps à l’abbaye ses droits dans l’église de Marchésieux et l’église de Bois-Roger. Sulion, chanoine de Saint-Martin et petit-fils du comte Vivien, donna la terre de la Jonchère et l’église de Saint-Baud. Hugues de Sainte-Maure, Foulques d’Amboise et Bertane d’Azay confirmèrent la donation de ces domaines, sur lesquels ils élevaient dés prétentions à des titres divers. Enfin, en 1109, l’abbé Guy fit un compromis, touchant certaines dîmes, avec Robert d’Arbrissel, grâce à la médiation de l’évêque de Poitiers.


  1. Acta SS. Ordinis S. Bened., sec. vi, Pers ii, pag. 904.