Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 7

La bibliothèque libre.

Chapitre VII

L’electrice douairière de Saxe Farinelle, la Sclopitz, la Nina, l’accoucheuse la Soavi, l’abbé Bolini, la Viscioletta, la couturiere, triste plaisir d’une vengeance. Severini va à Naples. Mon depart. Le marquis Mosca à Pesaro

Celui qui attaque par des écrits comico-satiriques quelqu’un qui a de l’orgueil est presque toujours sûr de triomphier, car les rieurs s’arrangent d’abord de son coté. Je demanda dans mon dialogue si un marechal de camp pouvoit s’appeller marechal tout court, et un lieutenant colonel colonel. Je demandois si un homme qui preferoit à des titres de noblesse constatés par la naissance des titres d’honneur achetés argent comptant pouvoit passer pour sage. Le marquis crut de devoir mepriser mon dialogue, et la chose fut finie ; mais toute la ville depuis ce tems là ne l’appella jamais que M.r le General. J’ai vu au dessus de la porte de son palais les armes de la republique de Pologne ; ce qui fit rire le comte Mischinski ambassadeur du roi de Pologne à la cour de Berlin, qui vint dans ces momens là à Bologne arrivant des bains de Pise. Je l’ai persuadé à laisser à sa porte un billet de visite s’annonçant par sa qualité, et Albergati lui fit la même politesse ; mais pour le coup je n’ai pas vu sur sa carte le titre de general.

L’electrice douairière de Saxe vint alors à Bologne, et je lui ai fait ma cour. Elle n’y étoit venue que pour voir le fameux castrato Farinello, qui après avoir quitté la cour de Madrid vivoit riche, et tranquille dans cette ville. Il lui donna un rafraichissement magnifique, et un air de sa composition, qu’il chanta lui même se l’accompagnant au clavessin. Cette princesse qui étoit musicienne enthousiaste embrassa Farinello, et lui dit qu’elle se trouvoit enfin en état de mourir contente. Farinello qu’on appelloit le chevalier D. Carlo Broschi avoit pour ainsi dire regné en Espagne. La reine parmesane femme de Philippe cinq avoit fait des cabales, qui obligerent Broschi à quiter la cour après la disgrace du marquis de l’Encenada. L’electrice ayant devant ses yeux le portrait de la reine peinte debout par Amigoni en fit l’eloge, et parla au castrato de quelque chose qui devoit être arrivée sous le regne de Fernand six. À ce propos le heros musicien dit versant des larmes qu’il essuya bien vite que la reine Barbara étoit aussi bonne qu’Elisabeth de Parme étoit mechante. Broschi pouvoit avoir quand je l’ai vu à Bologne 70 ans. Il etoit fort riche, et il se portoit tres bien, et malgrè cela il étoit malheureux parceque n’ayant rien à faire il s’ennuyoit, et il pleuroit toutes les fois qu’il se souvenoit de l’Espagne. L’ambition est beaucoup plus puissante que l’avarice. Farinello outre cela étoit malheureux par une autre raison qui fut à ce qu’on m’a dit la cause de sa mort. Il avoit un neveu, qui devoit être l’heritier de toutes ses richesses. Il lui fit epouser une demoiselle d’une noble famille de la Toscane, croyant par là de devenir heureux se voyant à la tête d’une famille qui moyennant les richesses s’ennobliroit facilement tout au plus tard à la seconde generation ; et cela auroit pu facilement arriver ; mais cela fut precisement la cause de son malheur. Le pauvre vieux Farinello devint amoureux de l’epouse de son neveu, et qui pis est jaloux, et encore qui pis est odieux à sa niece, qui ne pouvoit pas concevoir comment un vieux animal de son espece pouvoit se flatter d’être preferé par elle à son mari qui etoit homme comme tous les autres, et au quel seul elle devoit sa tendresse par toutes les raisons divines, et humaines. Farinello irrité contre la jeune femme, qui ne vouloit avoir pour lui des complaisances qui n’etoient en fin que des miseres, car elles ne pouvoient avoir aucune consequence serieuse, avoit envoyé son neveu voyager, et il tenoit sa niece chez lui comme en prison, lui ayant pris les diamans qu’il lui avoit donnés, et ne sortant jamais pour ne la perdre jamais de vue. Un chatré amoureux d’une femme qui le deteste devient un tigre.

Le lord Lincoln étant venu à Bologne recomandé au cardinal legat il lui donna à diner, et m’y invita. Il eut le plaisir de se convaincre que je ne m’étois jamais trouvé vis à vis de ce seigneur, et que par consequent le grand duc en m’exilant avoit commis une injustice criante. Ce fut dans ce jour là que j’ai su de lui même comment on lui avoit tendu le piege ; mais il ne m’a jamais dit qu’on l’avoit triché. Il m’assura que c’étoit lui même qui avoit voulu quitter. Il est facile de tromper un anglois ; mais tres difficile que se reconnoissant pour trompé il en convienne. Ce jeune lord mourut de debauche à Londres trois ou quatre ans après. J’ai vu aussi dans ce même tems à Bologne l’anglois Aston avec la belle Sclopiz sœur de la charmante Calimena. La Sclopiz étoit beaucoup plus belle. Elle avoit avec elle deux poupons fils d’Aston jolis comme des anges. Charmée de tout ce que je lui ai dit de sa sœur, elle s’apperçut que je l’avois aimée, et elle me dit qu’elle étoit sûre qu’elle iroit chanter à Florence dans le carnaval de l’année 1773. Je l’ai trouvée à Venise dans le 1776, et j’en parlerai quand je serai là.

La Nina, cette fatale Nina Bergonci, qui avoit fait perdre la raison au comte Ricla, et qui avoit été la cause de tous les malheurs qui m’étoient arrivés à Barcellone étoit à Bologne depuis le commencement du careme. Elle avoit louée une maison, elle avoit une lettre ouverte pour un banquier qui avoit ordre de lui fournir tout l’argent qu’elle lui demanderoit, elle avoit equipage chevaux, et beaucoup de domestiques, et s’étant declarée grosse du capitaine general du royaume de Barcellone elle exigeoit des bons bolognois les mêmes honneurs qui auroient été dûs à une souveraine qui par sa comodité seroit allée accoucher dans cette ville. Elle étoit particulierement recomandée au Cardinal legat, qui alloit souvant dans le plus grand incognito lui faire des visites, et le tems de ses couches s’approchant, un homme de confiance du même comte Ricla, qui s’appelloit D. Martino etoit arrivé de Barcellone avec une procuration du fou espagnol dupe de cette coquine qui l’autorizoit à faire baptiser le nouveau né le reconnoissant pour fils naturel de monsieur le comte. Nina fesoit pompe de sa grossesse. Elle se montroit au théatre, et aux promenades publiques avec un ventre d’une grosseur enorme se fesant donner le bras à droite, et à gauche par les nobles bolognois intrepides qui lui fesoient leur cour, et aux quels elle disoit souvent qu’elle les recevroient toujours ; mais qu’ils devoient se tenir sur leur gardes, car elle ne leur repondoit pas de la tollerance de son amant, qui pourroit les faire assassiner, et impudement elle leur contoit ce qui m’étoit arrivé à Barcellone ne sachant pas que j’etois à Bologne. Elle se montra fort surprise, lorsque le comte Zini qui me connoissoit lui dit que j’y étois, et ce meme comte Zini m’ayant trouvé à la promenade de nuit à la montagnola trouva bon de m’approcher pour savoir de moi meme toute cette miserable histoire.

À mon tour j’ai trouvé bon de lui dire que c’étoit un conte que cette Nina, que je ne connoissoit pas, lui avoit fait pour voir s’il avoit le courage necessaire à exposer sa vie à un grand risque pour lui donner une grande marque d’amour. Je n’ai pas nié le fait au cardinal legat quand il m’a dit cette même histoire ; je l’ai etonné lorsque je lui ai detaillé toutes les extravagances de cette effrontée, et lorsque je lui ai dit qu’elle étoit fille de sa sœur ; mais je n’ai pu l’empecher de rire lorsque je lui ai dit que je ne croyois pas qu’elle fût grosse — Quelle difficulté avez vous, me dit il, à la croire grosse ? Rien n’est plus naturel, ni plus facile. Il se peut qu’elle ne soit pas grosse du comte ; mais elle est grosse, et même tout à l’heure à son terme. Ce ne peut pas être un mensonge, car pardieu si elle est grosse elle doit accoucher. Et d’ailleurs je ne vois pas quelle necessité elle peut avoir eu de se feindre grosse — C’est que Votre eminence ne connoit pas l’infame caractere de cette femme qui neut se rendre celebre en deshonorant le comte Ricla, qui fut un exemple de vertu jusqu’au moment qu’il a connu ce monstre.

Huit jours après une heure avant midi j’entens un grand bruit dans la rue, je regarde de ma fenetre, et je vois une femme nue jusqu’à la ceinture à cheval d’un ane suivie du boureau qui la fouettoit, cotoyée de sbirres, et accompagnée de tous les biricchini de Bologne qui jouissoient de la fête fesant des houées sans fin. Dans ce moment Severini monte, et me dit que la femme qu’on traitoit ainsi étoit la plus celebre accoucheuse de Bologne, que cette execution s’étoit faite par ordre du Cardinal archeveque, et qu’on n’en savoit pas encore la raison ; mais qu’on la sauroit d’abord. Ce ne pouvoit être qu’à cause de quelque grande sceleratesse. Il me dit que c’étoit cette meme accoucheuse qui avoit accouchée la Nina l’avant veille, la quelle Nina étoit accouchée d’un beau garçon mort. Voici l’histoire qui sans la moindre variation fut sue le lendemain de toute la ville.

Une pauvre femme est allée se plaindre à l’archeveque que l’accoucheuse Therese, qu’on appelloit Theresasse, l’avoit seduite quatre ou cinq jours auparavant lui promettant vingt cequins. Elle l’avoit persuadée à lui vendre un beau garçon dont elle étoit accouchée il y avoit quinze jours. Cette femme qui n’avoit pas reçu les vingt cequins, et qui étoit au desespoir d’avoir été la cause de la mort de son poupon, demandoit justice à l’archeveque s’engageant de lui prouver que son fils étoit le meme enfant mort, dont on disoit que la Nina etoit accouchée. L’archeveque ordonna à son chancellier de faire d’abord, dans le plus grand secret, toutes les perquisitions faites pour averer le fait, et d’abord qu’il fut sûr de la scandaleuse sceleratesse il fit executer la sage femme par sentence sommaire, selon la loi Valeria punire permittit deinde scribere. Huit jours après ce fait D. Martin partit pour Barcellone ; mais l’impudente Nina resta ferme fesant mettre la cocarde rouge à ses domestiques plus grande du double, et ayant l’effronterie de dire à ceux qui alloient la voir que l’Espagne la vengeroit de la calomnie avec la quelle le cardinal archeveque l’avoit deshonorée, et pour bien jouer son mauvais role, elle resta à Bologne six semaines après ses pretendues couches ; mais le cardinal legat qui avoit honte de l’avoir protegée prit secretement toutes ses mesures pour la faire partir. Le comte Ricla cependant lui assigna une pension considerable sous condition qu’elle n’oseroit plus paroitre devant ses yeux à Barcellone. Quelque mois après il fut appellé à la cour pour occuper le poste de ministre de la guerre, et un année après il est mort. Nina mourut deux ans après lui dans la misere, et de la v…. Sa sœur, et mere me conta à Venise toute la miserable histoire de ses deux dernieres années, faite pour attrister le lecteur, et que je lui epargne.

L’infame sage femme ne manqua pas de protecteurs. Une brochure sortit imprimée on ne savoit pas où dans la quelle l’auteur inconnu prouvoit que le cardinal archeveque étoit punissable pour avoir condamnée à la peine la plus fletrissante une citoyenne violant toutes les formalités des procedures criminelles. La consequence étoit que la sage femme se trouvoit injustement condamnée même etant coupable, et qu’elle pouvoit à son tour appeller à Rome pour exiger de l’archeveque le plus ample dedomagement.

L’archeveque fit courir par Bologne un écrit dans le quel il disoit que la sage femme qu’il n’avoit fait punir que par le fouet auroit succombé trois fois au dernier supplice si l’honneur de trois illustres familles de Bologne ne l’eut empeché de publier ses crimes tous constates par des procès existans dans sa chancellerie. Il s’agissoit d’avortemens forcés, qui avoient fait meurir les meres coupables, d’enfants vivans substitués aux nés morts, et d’un garçon substitué à une fille, le quel garçon étoit alors tres injustement en possession de tout le bien de la famille. Cet écrit fit taire tous les protecteurs de l’infame, car plusieurs jeunes seigneurs dont les meres avoient été accouchées par la coupable craignirent de decouvrir des secrets qui les auroient demontrés batards.

J’ai vu dans ce tems là la danseuse Marcucci qui avoit eté exilée d’Espagne peu de tems après mon depart par la même raison qu’on avoit exilée la Pelliccia. Celle-ci étoit allée s’etablir à Rome, la Marcucci alloit vivre dans l’opulence à Luques sa patrie.

La danseuse Soavi Bolognaise que j’avois connue à Parme, lorsque j’y vivois heureux avec Henriette, puis à Paris où elle dansoit à l’opera entretenue par un seigneur russe, puis à Venise maîtresse de M. de Marcello vint alors s’etablir à Bologne avec sa fille agée de onze ans, fille de l’amour qu’elle avoit eu de M. de Marigni mousquetaire. Cette fille, qu’elle nommoit Adelaïde, etoit une beauté parfaite, et à la beauté elle joignoit toutes les graces, la douceur, et les talens que peut donner l’education la mieux choisie. La Soavi vint à Bologne où trouvant son mari qu’elle ne voyoit depuis quinze ans, elle lui presenta ce vrai tresor. C’est ta fille, lui dit elle — Elle est jolie, ma chere femme ; mais elle ne peut pas m’appartenir — Elle t’appartient, nigaud, d’abord que je te la donne. Àprens qu’elle a deux mille ecus de rente, et que je serai sa seule caissiere jusqu’au moment que je la marierai à un danseur, puisque je veux qu’elle aprenne la grande danse, et que le monde la voye sur le théatre. Les jours de fête tu iras à la promenade avec elle — Et si on me demande qui elle est ? — Tu diras qu’elle est ta fille, et que tu en es sûr puisque la personne qui te l’as donnée est ta propre femme — Je ne comprens pas cela — Parceque, mon cher mari, n’ayant jamais voyagé, tu n’es qu’un grand ignorant.

Ayant eté present à ce dialogue, qui m’a fait beaucoup rire, je m’amuse à present à l’ecrire. Ravi de voir un si rare bijoux, je me suis d’abord offert pour augmenter ses talens ; mais la mere me repondit qu’elle avoit peur que je lui en donnasse trop. Adelaide étoit devenu la merveille de Bologne. Un an après mon depart le comte du Bari beau frere de la fameuse du Bari derniere maitresse de Louis XV dernier roi de la France devenue aujourd’hui infame, en passant par Bologne devint amoureux d’Adelaïde à un tel degré que sa mere ayant eu peur qu’il ne la lui fit enlever la fit disparoitre. Du Bari vouloit lui en donner m/100 ecus. La mere les refusa. Cinq ans après je l’ai vue danser à Venise. Quand je suis allé lui faire compliment, Adelayde charmante trouva le moment de me dire que sa mere qui l’avois mise au monde vouloit aussi l’en faire partir, puisqu’elle sentoit que le metier de danseuse la tuoit. Aussi ne durat elle qu’encore six à sept ans. Tout son bien etant en rente viagere la mere resta miserable : elle n’auroit rien perdu si elle avoit placés ses capitaux sur deux tetes.

J’ai vu à Bologne dans ce tems là le fameux Afflisio qui ayant été cassé du service imperial s’étoit fait entrepreneur d’opera. Allant toujours de ma en pire cinq ou six ans après il comit des crimes de faux qui le firent condamner aux galeres où il mourut il y a deux ou trois six à sept ans.

Je fus frappé à Bologne de la vue d’un autre homme issu d’une grande famille, et né pour etre riche. C’étoit le comte Filomarino. Je l’ai trouvé dans la misere, et perclus dans tous ses membres par le mal venerien. J’allois souvent le voir tant pour lui laisser quelques pauls pour manger que pour étudier le cœur humain dans les propos qu’il me tenoit avec sa mechante langue seul membre que sa perte lui avoit laissé libre. Je l’ai trouvé toujours scelerat calomniateur, et faché de se trouver reduit à l’état où il etoit pour ne pouvoir aller à Naples massacrer ses parens tous honetes gens, mais selon lui les plus indignes de tous les mortels.

La danseuse Sabatini étant retournée à Bologne assez riche pour se reposer sur ses lauriers donna tout son bien au professeur d’anatomie, et devint sa femme. Je l’ai trouvée avec sa sœur qui n’avoit aucun talent, et qui n’étoit pas riche ; ma qui avoit des manieres engageantes. J’ai remarqué un abbé dont la modestie me parut plus rare que la jolie figure, qui attiroit toute l’attention de cette sœur : il paroissoit n’y repondre que par reconnoissance. Lui ayant adressé je ne sais pas quel propos il me repondit fort sensemment ; mais avec le ton de doute qui plait toujours. Ayant pris congé de la compagnie dans le même moment nous nous acheminames ensemble au hazard, et par maniere d’acquit nous nous dimes notre patrie, et nos petites affaires qui à Bologne nous interessoient. Nous nous separames nous promettant une visite.

Cet abbé qui avoit l’age de 24 à 26 ans ne l’étoit que parcqu’ il en portoit l’habit. C’étoit un fils unique d’une famille noble de Novare, point riche. Avec son petit revenu il vivoit à Bologne plus à son aise qu’à Novare, où le vivre étoit plus cher, et où tout l’ennuyoit : ses parens le genoient, l’amitié y étoit insipide, l’ignorance generale. Il ne pouvoit pas s’y souffrir, il lui sembloit de n’y être pas libre malgrè que dans la petitesse de ses penchans il ne fesoit presqu’aucun usage de ce qu’un homme qui a les passions fortes appelle liberté. L’abbé de Bolini ( c’etoit son nom ) étoit un esprit tranquille qui n’aimoit que la paix, tout le reste lui plaisoit ne l’interessant que mediocrement. Il aimoit les gens lettrés plus que les lettres, il ne soucioit pas de passer pour homme d’esprit : il lui suffisoit de n’etre pas cru bête, et que les savans avec les quels il se trouvoit quelque fois le jugeassent pas ignorant parcequ’il ne fesoit que les ecouter. Il étoit sobre par nature, bon chretien par education, et point esprit fort, car il ne raisonnoit jamais sur ce qui regardoit la religion : rien ne le scandalisoit ; plus bon que porté à la critique presque toujours mechante, il louoit rarement ; mais il ne blamoit jamais. Sur l’article des femmes il étoit prequ’indifferent. Il fuyoit les laides, et celles qui cherchoient à eblouir par l’esprit, et il ne fesoit pas languir celles qui devenues amoureuses de lui lui fesoient des avances : des qu’il leur trouvoit quelque merite il étoit avec elles complaisant par sentiment de reconnoissance, jamais par amour ayant d’ailleurs un si petit temperament que les femmes lui sembloient plus faites pour diminuer le bonheur de la vie que pour l’augmenter.

Ce dernier trait de son caractere fut celui qui m’interessa au point qu’au bout de quinze à vingt jours de notre connoissance j’ai pris la liberté de lui demander comment il pouvoit combiner cela avec l’attachement qu’il avoit pour mademoiselle Brigide Sabatini. Il alloit tous les jours souper avec elle, car elle ne logeoit pas avec sa sœur, et elle venoit tous les matins dejeuner avec lui. Je la trouvois là, où elle venoit tandis que j’y étois. Je la voyois toujours contente, decente aussi, et je voyois l’amour dans ses yeux, et dans tous ces mouvemens. Je ne remarquois dans l’abbé que l’extreme complaisance qui ne peut jamais aller sans un peu de gêne, qui malgrè toute la politesse de l’abbe ne m’echapa pas. Elle avoit au moins dix ans plus que lui, et elle me traitoit avec les manieres les plus obligeantes. Elle ne vouloit pas me rendre amoureux d’elle ; mais me convaincre que l’abbé étoit heureux de posseder son cœur, et qu’elle étoit tres digne du retour le plus parfait.

Lors donc que dans la sincerité qu’une bouteille de bon vin inspire vis à vis d’un ami au dessert du diner j’ai interrogé l’abbé de Bolini sur l’espece, et la qualité de sa liaison avec cette Brigida, il sourit, il soupira, il rougit, il baissa ses yeux, et il me dit que cette liaison fesoit le malheur de sa vie — Le malheur de votre vie ? Est ce qu’elle vous fait soupirer en vain ? Il faut vous rendre heureux en la quitant — Je ne peux pas soupirer en vain, car je n’en suis pas amoureux. C’est elle au contraire, qui se disant amoureuse de moi, et m’en donnant toujours les marques les plus convaincantes attente à ma liberté. Elle veut que je l’epouse, je le lui ai promis par un sentiment de pitié, et elle est pressée : elle me tourmente tous les soirs : elle me presse, elle pleure, elle me somme d’une parole que je ne lui ai donnée que pour calmer son desespoir, et elle me perce l’ame tous les jours me disant que je la trompe. Vous devez concevoir tout le malheur de ma situation — Avez vous contractés des obligations avec elle ? — Aucune. Elle est pauvre, elle n’a que trente bayoques par jour que sa sœur lui passe, et qu’elle ne lui passera plus quand elle sera mariée — Vous lui avez fait peut être un enfant — Je m’en suis bien gardé ; et c’est cela qui l’impatiente. Elle deteste mes precautions. Elle les allegue comme des veritables demonstrations que je ne pense pas à l’epouser, et pour lors ne sachant que lui dire je reste court ou je biaise — Mais vous pensez à l’epouser une fois ou l’autre — Je sens, mon cher ami, que je ne m’y determinerai jamais de ma vie. Ce mariage me rendroit quatre fois au moins plus pauvre, et je me rendrois ridicule menant à Novare avec moi cette epouse, qui est honete, qui n’est pas laide, et qui se presente bien, mais qui n’est pas faite pour être ma femme, car elle n’a ni bien ni naissance, et à Novarre on veut pour le moins le premier. — En qualité d’homme d’honneur plus encore que d’homme raisonnable vous devez rompre : vous devez la quiter aujourd’hui plus tôt que demain — Je le vois, et ne pouvant employer à cela que ma force morale, je vous dirai que je ne le puis pas. Si je n’allois pas ce soir souper avec elle, elle viendroit dans l’instant chez moi pour savoir ce que je suis devenu. Vous entendez que je ne peux ni lui defendre ma porte, ni la chasser — Je vois cela ; mais vous voyez aussi que vous ne pouvez pas vivre dans cet état de violence. Vous devez prendre un parti, vous devez couper ce nœud avec l’epée d’Alexandre. Vous devez sans lui rien dire aller vivre dans un autre ville, où elle ne fera pas la folie je pense d’aller vous chercher — Ce seroit le vrai moyen ; mais cette fuite est fort difficile — Difficile ? Vous vous moquez de moi. Faites ce que je vous dirai, et je vous ferai partir à toute votre comodité. Elle ne saura que vous etes parti que lorsque ne vous voyant pas à souper, elle courera chez vous, et elle ne vous trouvera pas — Je ferai tout ce que vous me direz, et vous me rendrez un service que je n’oublierai jamais. La douleur la fera devenir folle — Oh ! je commence par vous defendre de penser à sa douleur. La seule chose que vous devez faire est celle-ci ; tout le reste est à moi. Voulez vous partir demain. Avez vous des dettes ? Voulez vous de l’argent ? — J’ai assez d’argent, et je n’ai pas des dêtes ; mais l’idée de partir demain me fait rire. J’ai besoin au moins de trois jours. Je dois recevoir après demain mes lettres, et je dois écrire chez moi où je me trouverai. — J’aurai soin de retirer de la poste vos lettres, et de vous les envoyer où je vous enverrai, et que vous saurez au moment de vôtre depart. Fiez vous à moi. Je vous enverrai où vous serez tres bien. La seule mesure que vous devez prendre est de laisser vôtre mâle à votre hote, lui ordonnant de ne la remettre qu’entre mes mains — Cela sera fait. Vous voulez donc que je parte sans ma mâle, et vous ne voulez me dire aujourd’hui où j’irai : c’est drole. Mais je ferai tout cela — Ne manquez pas de venir diner avec moi tous ces trois jours, et sur tout ne dites rien à personne que vous partez.

Il étoit devenu radieux. Je l’ai embrassé le remerciant de la confidence qu’il m’avoit fait, et de la confiance qu’il avoit en moi ; il me parut dans l’instant devenu un autre.

Glorieux d’avoir fait ce bon œuvre, et riant de la colere avec la quelle la pauvre Brigida se dechaineroit contre moi après la fuite de son amant j’ai écrit à M. Dandolo que dans cinq ou six jours paroitroit devant ses yeux un abbé Novarois qui lui remettroit une lettre de moi ; je le priois de lui trouver une chambre, et une pension suffisante ; mais au meilleur marché possible car ce noblé plein de mœurs n’étoit pas riche. J’ai preparée l’autre que l’abbé lui consigneroit en personne. L’abbé, le lendemain, me dit que Brigida etoit tres eloignée de deviner son intention puisqu’elle l’avoit trouvé tres amoureux. Elle gardoit tout son linge ; mais il esperoit d’en retirer le plus grande partie sous quelque pretexte.

Le jour fixé au depart il vint chez moi à l’heure qui je lui avois fixée la veille, portant lui même dans un sac de nuit ce qui pouvoit lui etre necessaire les quatre jours qu’il devoit rester sans sa male. Je l’ai conduit en poste à Modene, et après que nous eumes diné je lui ai donné ma lettre addressée à M. Dandolo au quel je lui ai promis d’adresser sa mâle le lendemain. Sa surprise fut tres agréable quand il sut qu’il alloit demeurer à Venise qu’il avoit grande envie de voir, et quand je l’ai assuré que le gentilhomme au quel je l’adressois auroit soin de le faire vivre comme il vivoit à Bologne. Après l’avoir vu partir pour Final je suis retourné à Bologne où j’ai d’abord retiré la mâle de l’abbé des mains de son hôte la fesant transporter à la poste addressée à Venise à M. Dandolo.

Le lendemain, comme je m’y attendois j’ai vu chez moi toute en pleurs la pauvre dalaissée. C’étoit le cas d’avoir pitié de son ame. J’aurois été cruel si j’eusse fait semblant d’ignorer la cause de son desespoir. Je lui ai fait un sermon tres long tendant à la persuader que pour ce qui la regardoit je ne pouvois que la plaindre, mais que je ne devois pas abandonner mon ami dans le cas où il étoit de se precipiter en l’epousant. Elle se jeta à genoux devant moi à la fin de l’apologie pour interceder que je le fisse revenir me prometant qu’elle ne lui parleroit plus de mariage, et pour la calmer je lui ai dit que je tacherois de le persuader à faire cela. Je lui ai dit qu’il étoit allé demeurer à Venise, et, comme de raison, elle ne m’a pas cru. Il y a des cas que l’homme sûr de n’être pas cru doit dire la verité. C’est un mensonge d’une espece qui doit être approuvé par la plus rigoureuse de toutes les morales. Vingt sept mois après j’ai vu mon cher abbé Bolini dans ma patrie. J’en parlerai quand je serai là.

Après le depart de cet ami j’ai fait connoissance avec la belle Viscioletta, et j’en suis devenu si amoureux que ne voulant pas aller par les longues je ai dû me determiner à en acheter la jouissance. J’avois beau faire : les femmes ne vouloient plus devenir amoureuses de moi : il falloit me resoudre à y renoncer, ou à me laisser mettre en contribution, et la nature me força à prendre ce dernier parti, que l’amour de la vie me fait enfin rejeter aujourd’huy. La triste victoire que j’ai remportée m’oblige au bout de ma carriere à pardonner tout à mes successeurs, et à rire de tous ceux qui me demandent de conseils, puisque j’en vois d’avance la plus grande partie point du tout disposée à les suivre. Cette prevoyance fait que je les leur donne avec plus de plaisir que je ne ressentirois si j’etois sûr qu’on les suivroit, car l’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que par la cruelle experience. Cette loi fait que le monde existera toujours dans le desordre, et dans l’ignorance, car les doctes n’en forment que tout au plus la centieme partie.

La Viscioletta que j’allois voir tous les jours, et que m’avoit fait connoitre le Quarante Dovia, qui passoit pour être un peu fou, me traitoit comme la dame veuve de Florence ; mais la veuve exigeoit des sentimens de respect qu’il me sembloit de ne pas devoir à la Viscioletta qui étoit courtisanne de profession portant le caractere de Virtuosa. En trois semaines je n’avois rien obtenu, et on me repoussoit en riant quand je voulois voler quelque chose. Son amoureux secret étoit Monsignor Buoncompagni Vicelegat. Toute la ville le savoit ; mais il étoit malgrè cela secret, car son caractere ne lui permettoit pas de la courtiser publiquement. La Viscioletta même ne m’en fesoit pas un mystere.

Dans ces jours là j’ai mis en vente mon coupé. J’avois besoin d’argent, et je preferois la vente de ma voiture à celle de quelqu’autre meuble que j’aimois d’avantage. Je l’avois mise au prix de 350 ecus romains. Elle étoit belle, et comode, et elle les valoit. Le maitre de la remise où elle étoit vint me dire que monseigneur le vicelegat en offroit 300 ecus : j’ai resenti en moi même un vrai plaisir de resister à l’envie de ce prelat qui possedoit l’objet de mes vains desirs. J’ai répondu que je ne voulois pas marchander, et que j’avois deja publié son prix.

Ètant allé à midi à la remise pour mieux examiner le bon état de la voiture, j’y ai trouvé monseigneur, qui me connoissoit pour m’avoir vu chez le cardinal, et qui devoit bien savoir qui j’allois chez sa belle. Il me dit d’un style insolent que ma voiture ne valoit pas plus que 300 ecus, qu’il s’y connoissoit mieux que moi, et que je devois saisir l’occasion de m’en defaire, puisqu’elle étoit trop belle pour moi.

L’originalité de ces phrases m’imposa silence ayant peur qu’une repartie trop vive pût l’irriter. Je l’ai laissé là lui disant que je n’en rabattrois pas le sou.

La Viscioletta m’écrivit le lendemain, que donnant ma voiture au vice legat pour le prix qu’il avoit proposé je lui ferois un vrai plaisir parcequ’elle étoit sûre qu’il lui en feroit present. Je lui ai répondu que j’irois lui parler dans l’après diner, et qu’il dependroit d’elle de me persuader à faire tout ce qu’elle desireroit. J’y fus, et après un court colloque, mais energique, elle fut bonne. Je lui ai fait un billet par le quel je lui cadois ma voiture pour la somme de trois cent écus romains. Elle eut la voiture le lendemain, et moi l’argent, et le plaisir d’avoir donné au prelat un bon motif de deviner que j’avois su me venger de son sot orgueil.

Dans ce tems là Severini, qui n’avoit point d’emploi, trouva à se placer en qualité de gouverneur d’un jeune seigneur d’un illustre famille de Naples, et il quita Bologne d’abord qu’il reçut l’argent pour faire le voyage.

Après le depart de cet ami j’ai pensé à quiter aussi la belle ville. M. Zaguri, qui après l’affaire du marquis Albergati avoit toujours tenu avec moi un interessant commerce epistolaire pensa à me faire obtenir la permission de retourner dans ma patrie s’unissant à M. Dandolo qui ne desiroit que cela. Il m’écrivit que pour obtenir ma grace je devois aller demeurer le plus près de l’état venitien qu’il me seroit possible pour mettre le tribunal des inquisiteurs d’etat tres à portée de faire observer ma bonne conduite. M. Zuliani frere de la duchesse de Fiano, qui desiroit aussi de me revoir dans Venise appuyoit ce meme conseil, et prometoit d’employer tout son credit à sa faveur.

Determiné donc à changer d’asile, et devant choisir un endroit voisin aux confins de la republique, je n’ai voulu ni Mantuoe, ni Ferrare. Je me suis decidé pour Trieste, où M. Zaguri me disoit d’avoir un ami intime au quel il me recomanderoit. Mais ne pouvant aller à Trieste par terre sans passer par l’état venitien j’ai pensé à y aller par mer. J’ai chosi Ancone, ou des barques pour Trieste partoient tous les jours. Devant passer par Pesaro, j’ai demandé une lettre pour quelqu’un qui put me presenter au marquis Mosca homme de lettres que j’avois envie de connoitre, et M. Zaguri m’en procura une à lui même. Ce marquis venoit de faire beaucoup parler de lui à cause d’un traité qu’il avoit publié sur l’aumone que la cour de Rome avoit fait mettre à l’index. C’étoit un savant devot imbu de la doctrine de Saint Augustin, qui poussée à bout est celle des soidisans jansenistes.

J’ai quitté Bologne avec regret, car j’y avois passé huit mois delicieux. Le surlendemain je suis arrivé à Pesaro tout seul, en parfaite santé, et bien en equipage.

Ayant fait passer ma lettre au marquis, je l’ai vu chez moi dans le même jour enchanté de la lettre que je lui avois portée. Il me dit que sa maison me seroit toujours ouverte, et qu’il me consigneroit à la marquise son epouse pour me faire connoitre toute la noblesse de la ville, et tout ce qui pouvoit être digne d’être vu. Il finit sa courte visite par me prier à diner chez lui le lendemain avec toute sa famille, oû je me verrois, me dit il, seul étranger ; mais cela n’empecha pas qu’il ne m’invite à aller passer la matinée dans sa bibliotheque, oû nous prendrions ensemble une tasse de chocolat.

J’y fus, et j’eus le plaisir de voir une collection immense de scholiastes sur tous les poètes latins connus même avant Ennius jusqu’au douzieme siecle. Il avoit fait imprimer chez lui, et à ses frais toutes leurs productions en quatre grands in folio exacts, et corrects ; mais l’edition n’étoit pas belle, et j’ai osé le lui dire. Il en est convenu. Ce defaut de beauté, qui lui avoit fait epargner vingt mille ecus, l’avoit privé d’un gain de cinquante mille. Il me fit present d’un exemplaire qu’il m’envoya à l’auberge avec un grand in folio, dont le titre etoit marmora pisaurentia, que je n’ai pas eu le tems d’examiner. J’aurois apris tout ce qui regardoit la ville de Pesaro.

Le grand plaisir que j’eus fut à table me voyant avec son epouse dans la quelle j’ai decouvert beaucoup de merite, et vis à vis de ces cinq enfans trois filles, et deux garçons, tous jolis, et bien elevés. Ils m’interesserent infiniment, et malgrè cela je ne peux en rendre aucun compte à mes lecteurs. Je ne me suis jamais informé de leur sort.

Madame la marquise Mosca avoit en supreme degré l’usage du monde, et son mari n’avoit que l’esprit de la litterature ; par cette raison ils n’étoient pas d’accord, et le menage en souffroit ; mais l’étranger ne s’en appercevoit pas. Si on ne m’l’eut pas dit je ne l’aurois pas su. Toutes les familles, me disoit un sage il y a cinquante ans, se trouvent tracassées dans leur interieur par quelque comedie qui en trouble la paix. C’est à la prudence de ceux qui en sont à la tête à empecher que la comedie ne devienne publique, car on ne doit pas faire rire, et donner motifs à des mechants commentaires, et aux sifflets du public toujours malin, et ignorant. Madame de Mosca-Barzi ne s’occupa que de moi dans tous les cinq jours que j’ai passés à Pesaro. Elle me conduisit voir dans son equipage toutes ses maisons de campagne, et elle me presenta le soir à toutes les assemblées de la noblesse.

Le marquis Mosca pouvoit avoir l’age de cinquante ans. Froid par caractere, il n’avoit autre passion que celle de l’étude, et ses mœurs étoient pures. Il avoit fondé une academie, dont il s’étoit reservé la presidence. Sa devise étoit une mouche allusive à son nom de famille Mosca avec ces deux mots deme ce. En effaçant le lettre ce, Musca devenoit Musa. Le defaut unique de ce brave seigneur étoit ce que les moines regardoient comme la plus belle de toutes ses qualités. Il etoit trop chretien. Ce trop de religion ne pouvoit que le faire aller au dela des limites oû nequit consistere rectum. Mais y a-t-il moins de mal à aller au dela, ou à se tenir en deça ? C’est une question sur la quelle je ne prononcerai jamais sentence. Horace a dit nulla est mihi religio, et il commença une ode oû il condamne la philosophie qui l’eloigne de l’adoration des dieux. Tous les trops sont mauvais.

J’ai quité Pesaro enchanté de la belle compagnie que j’y avois vu, et faché de n’avoir pas connu le frere du marquis dont tout le monde m’a fait l’eloge.

=======