Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 8
Chapitre VIII
Je prens avec moi un juif d’Ancone nommé Mardoquee. Il me persuade à loger chez lui. Je deviens amoureux de sa fille Lia. Je deviens amoureux d’elle, et après un sejour de six semaines je vais à Trieste.
Je n’ai examiné le recueil de tous les poètes latins du marquis Mosca Barzi que dans le loisir que j’ai eu à Ancone. Je n’y ai trouvé ni le Priapées, ni les Fescinins, ni plusieurs autres fragmens des anciens existans en manuscrits dans plusieurs bibliotheques. C’etoit un ouvrage qui indiquoit l’amour que celui qui l’avoit produit avoit pour la litterature, mais qui ne laissoit pas voir la sienne, car il n’y avoit de lui que la peine qu’il s’étoit donné pour placer les œuvres des auteurs selon l’ordre du tems. J’aurois voulu y trouver des notes, et souvent des gloses. Outre cela l’impression ne se distinguoit ni par les beaux caracteres, ni par la richesse des marges, ni par le beau papier, et on y trouvoit trop souvent des fautes d’Ortographe qu’on s’obstine avec raison à ne vouloir pas pardonner. Aussi cet ouvrage n’a-t-il pas fait fortune ; et le marquis n’étant pas riche c’étoit une des raisons de la mesintelligence du menage.
Ce qui me fit connoitre de quelle espece étoit la litterature l’esprit, et le jugement du marquis fut la lecture de son traité sur l’aumone, et encore plus son apologie. J’ai vu que tout ce qu’il avoit dit devoit avoir deplu à Rome, et qu’avec un jugement exquis il auroit dû le prevoir. Le marquis Mosca avoit raison, mais en matiere théologique les seuls qui ont raison sont ceux aux quels Rome la fait, et elle ne la fait jamais qu’à ceux dont les sentences sont analogues aux abus qu’elle a fait devenir usages. L’ouvrage du marquis etoit plein de erudition, et plus encore son apologie qui lui auroit fait plus encore de mal que l’ouvrage. Il etoit rigoriste, et malgre qu’il pliat au jansenisme il refutoit souvent S.t Augustin. Il nioit absolument qu’on put escompter moyennant l’aumone la peine fixée aux pechés ; et il n’admettoit absolument autre aumone meritoire que celle qu’on fesoit suivant à la lettre le precepte de l’evangile : ta droite ne doit pas savoir à que ta gauche fait. Il pretendoit enfin que celui qui fesoit l’aumone pechoit s’il ne la fesoit dons le plus grand secret, parcequ’il étoit impossible sans cela que la vanité ne s’en mêlat.
Voulant aller à Trieste j’aurois dû saisir l’occasion de traverser le golphe m’embarquant à Pesaro sur une tartane qui partoit le même jour, et qui par le vent qui souffloit m’y auroit debarque au bout de douze heures. J’aurois dû y aller, car outre que je n’avois rien à faire dans Ancone j’allongeois le voyage de cent milles ; mais j’avois dit que j’allois à Ancone, et par cette seule raison je croyois de devoir y aller : une bonne dose de superstition me fut toujours caracteristique, et il m’est evident aujourd’hui qu’elle influa sur toutes les vicissitudes de ma bizarre vie.
Entendant parfaitement ce que c’étoit ce que Socrate appelloit son demon, qui ne le poussoit que rarement à quelque demarche decisive, et l’empechoit de s’y determiner fort souvent, j’ai facilement cru d’avoir le même Genie, puisqu’il lui plaisoit de l’appeller Genie Demon Sûr que ce Genie ne pouvoit être que bon, et ami de mon meilleur bien être je me raportois à lui toutes les fois que je me trouvois sans une raison suffisante pour ne pas douter dans mon choix. Je fesois ce qu’il vouloit sans lui en demander raison quand une voix secrete me disoit de m’abstenir d’une demarche à la quelle je me sentois incliné. Cette voix ne pouvoit être que l’action de ce demon. Je lui ai rendu cent fois en ma vie cet hommage, et je me plaignois souvent de lui en moi même de ce qu’il ne me poussoit que tres rarement à faire une chose qu’en force de mon raisonnement j’étois determiné à ne pas faire. Dans ce systeme je me suis plus souvent trouvé dans le cas de me feliciter d’avoir bafouée ma raison, que dans celui de l’avoir suivie. Mais tout cela ne m’a ni humilié, ni empeché de raisonner sur tout, et toujours avec toute ma force.
A Sinigaille, trois postes loin d’Ancone dans le moment que j’allois me coucher mon voiturier vient me demander si je voulois lui permettre de prendre dans la caleche un juif qui vouloit aussi aller à Ancone. Je lui repons d’un ton aigre que je ne voulois personne, et encor moins un juif. Le voiturier s’en va, et dans le moment il me semble de devoir prendre avec moi ce juif, malgrè la repugnance raisonnée qui m’avoit fait dire que je ne le voulois pas. Je rapelle donc le voiturier, et je lui dis que je le voulois bien. Il me dit alors que je devois donc me disposer à partir plus de bonne heure qu’à l’ordinaire parcequ’etant vendredi le juif ne pouvoit voyager que jusqu’au coucher du Soleil. Je lui repons que je ne m’incomoderois pas, et que ce seroit à lui de faire aller ses chevaux plus vite.
Le lendemain dans la voiture, ce juif qui avoit assez bonne mine, me demande pourquoi je n’aimois pas les juifs. Parceque lui dis-je vous etes par devoir de religion nos ennemis. Vous vous croyez en devoir de nous tromper. Vous ne nous regardez pas comme vos freres. Vous poussez l’usure à l’exces quand ayant besoin d’argent nous en empruntons de vous. Vous nous haissez enfin. Monsieur, me repondit il, vous vous trompez. Venez ce soir avec moi à notre école, et vous nous entendrez tous en chœur prier Dieu pour tous les chretiens en commençant par notre maitre le pape.
Je n’ai pu alors retenir un grand éclat de rire parceque c’étoit vrai ; mais je lui dis que ce qui prioit Dieu devoit être le cœur, et non pas la bouche, et je l’ai menacé de le jeter hors de la caleche s’il ne convenoit que les juifs ne prièroient certainement pas Dieu pour les chretiens s’ils étoient souverains dans le pays où ils vivroient, et il fut alors surpris de m’entendre lui citer en langue hebraïque des passages de l’ancien testament, où il leur étoit ordonnà de saisir toutes les occasions de faire tout le mal possible à tous les non juifs qu’ils maudissoient toujours dans leurs prieres. Ce pauvre homme n’ouvrit plus la bouche. À l’heure du diner je l’ai invité à diner avec moi, et il me repondit que sa religion ne le lui permettoit pas, et qu’à cause de cela il ne mangeroit que des œufs, des fruits, et du saucissons d’oye qu’il avoit dans sa poche. Le superstitieux but de l’eau parceque, me dit il, il n’étoit pas sûr que le vin fut pur. L’après diner dans la voiture il me dit que si je voulois aller loger chez lui, et me contenter de ne manger que des mets que Dieu n’a pas defendus il me feroit manger plus delicatement, et plus voluptueusement, et à meilleur marché qu’à l’auberge, tout seul dans une belle chambre sur la mer. Vous logez donc des chretiens ? lui dis-je — Jamais ; mais je veux pour cette fois faire exception pour vous desabuser. Vous ne me donnerez que six pauls par jour, et je vous ferai servir diner, et souper ; mais sans le vin — Mais vous me ferez cuire tous les poissons que j’aime, et qu’il me viendra envie de manger, que j’acheterai à part : cela s’entend — Je le veux bien. J’ai une servante chretienne, et ma femme d’ailleurs est toujours attentive à la cuisine — Vous me donnerez tous les jours du foye d’oyes ; mais sous condition que vous en mangerez aussi avec moi à ma presence — Je sais ce que vous pensez. Mais vous serez satisfait.
Je decens donc chez le juif, trouvant cela fort singulier. N’y étant pas bien, j’en serois sorti le second jour. Sa femme, et ses enfans l’attendoient avec empressement pour celebrer le Sabbat. Dans ce jour consacré au seigneur tout œuvre servil étant interdit je remarque avec plaisir l’air de fete dans les physionomies, dans l’habillement, et dans la propreté de toute la maison. On me fait l’acueil qu’on feroit à un frere, et j’y repons le mieux que je peux ; mais une seule parole que le maitre que j’appellerai Mardoqué prononce change à l’instant toute la politesse : elle prend une autre couleur : la premiere étoit vraye, la seconde n’étoit que politique fondée sur l’interest. Mardoqué me montre deux chambres pour que je choisisse, et l’une étant à coté de l’autre je les prens toutes les deux lui accordant dans l’instant un paul d’avantage. La maitresse donne ses ordres à une servante chretienne de faire tout ce qui me seroit necessaire, et de me faire à souper. Dans un moment Mardoqué l’a informée de tout. En attendant que la servante arrange tout ce que le voiturier a descendu je me fais un plaisir d’aller à la sinagogue avec Mardoqué, qui étant devenu mon hote me paroissoit un autre homme ayant vu outre cela sa famille, et sa maison, où j’avois trouvé tout tres propre.
Après avoir assisté à la courte fonction où les fideles Israelites ne firent la moindre attention ni à moi, ni à d’autres chretiens hommes, et femmes qui s’y trouvoient presens je suis allé tout seul me promener à la bourse me livrant à des reflexions toujours tristes quand elles rapellent un tems heureux passé, et dont on ne peut pas esperer le retour. C’étoit dans cette ville là que j’avois commencé à jouir grandement de la vie, et je m’etonnois qu’il y avoit de cela presque trente ans, tems immense, et que malgrè cela je me trouvois encore plus jeune que vieux. Mais quelle difference quand je mesurois mon existence physique, et morale de ce premier age, et que je la comparois à l’actuelle ! Je me trouvois tout à fait un autre, et tant je trouvois que j’étois parfaitement heureux alors, tant je devois convenir d’être devenu malheureux, car toute la belle perspective d’un plus heureux avenir ne se presentoit plus à mon imagination. Je connoissois malgrè moi, et je me sentois forcé à me l’avouer que j’avois perdu tout mon tems, ce qui vouloit dire que j’avois perdu ma vie : les vingt ans que j’avois encore devant moi, et sur les quels il me sembloit de pouvoir compter me paroissoient tristes. Ayant quarante sept ans je savois que j’etois dans l’age meprisé par la fortune, et c’etoit tout dire pour m’attrister, puisque sans la faveur de l’aveugle déesse personne au monde ne peut être heureux. Travaillant alors pour pouvoir retourner libre dans ma patrie il me paroissoit de borner mes desirs à obtenir la grace de retourner sur mes pas, de defaire ce que j’avois bien ou mal fait. Je concevois qu’il ne s’agissoit que de me rendre moins desagréable une descente dont le dernier point étoit la mort. C’est en descendant que l’homme qui a passé sa vie dans les plaisirs fait ces sombres reflexions, qui n’ont pas lieu dans l’etat de la florissante jeunesse, où il n’a besoin de rien prevoir, où le present l’occupe tout entier, et où un horizon toujours permanent, et toujours couleur de rose lui rend la vie heureuse, et entretient son esprit dans une si heureuse illusion qu’il rit du philosophe qui ose lui dire que derriere ce charmant horizon il y a la viellesse, la misere, le repentir toujours tardit, et la mort. Si telles étoient mes reflexions il y a vingt six ans, on peut se figurer quelles doivent être celles qui m’obsedent aujourd’hui quand je me trouve seul. Elles me tueroient si je ne m’ingeniois à tuer le tems cruel qui les enfante dans mon ame heureusement, ou malheureusement encor jeune. J’écris pour ne pas m’ennuyer, et je me rejouis, et me felicite de ce que je m’en complais : si je deraisonne je ne m’en soucie pas, il me suffit d’etre convaincu que je m’amuse :
malo scriptor delirus inersque videri
Dum mea delectent mala me vel denique fallant
Quam sapere et ringi.
De retour chez moi j’ai trouvé Mardoqué à table au milieu de sa famille consistente en onze ou douze individus entre les quels sa mere qui avoit quatre vingt dis ans, et se portoit bien. Un autre juif d’un certain age étoit le mari de sa fille ainée qui ne me parut pas jolie ; mais j’ai trouvée tres aimable la cadette qu’il avoit destinee à un juif de Pesaro qu’elle n’avoit pas encore vu. Si vous ne l’avez pas vu, lui dis-je, vous ne pouvez pas en être amoureuse. Elle me repondit d’un ton serieux qu’il n’étoit pas necessaire d’être amoureux pour se marier. La vieille loua cette reponse, et mon hotesse dit qu’elle n’étoit devenue amoureuse de son mari où après ses premieres couches. J’appellerai cette jolie juive Lia, ayant des raisons de cacher son nom. Je lui ai dit des choses pour la faire rire ; mais elle ne m’a pas seulement regardé.
J’ai trouvé un souper en maigre ; mais exquis, et tout en chretien, et je me suis couché dans un excellent lit. Mardoqué le lendemain vint me dire que je pourrois donner mon linge à laver à la servante, et que Lia auroit soin de me l’appreter. Je l’ai remercié des coquillages, et je l’ai averti que j’avois le privilege de manger gras, et maigre tous les jours, et surtout de ne pas oublier le foye d’oye. Il me dit que j’en aurois le lendemain ; mais que dans sa famille personne n’en mangeoit que Lia. Lia donc, lui dis-je, en mangera avec moi, et je lui donnerai à boire du vin purissimo du royaume de Chypre.
J’en ai demandé au consul de Venise le même matin allant lui porter une lettre de M. Dandolo. Ce consul étoit un venitien de l’ancienne roche. Il avoit entendu parler de moi, et il se montra tres content de me connoitre. C’étoit un vrai Pantalon de comedie sans masque, gai, plein d’experience, et gourmet. Il me donna pour mon argent du veritable vin de Scopolo, et du masquat de Chipre tres vieux ; mais il fit les hauts cris quand je lui ai dit que je logeois chez Mardoquée, et par quel hazard j’y etois alle. Il me dit qu’il étois riche ; mais qu’etant un grand usurier il me traiteroit mal si j’avois besoin d’argent. Après l’avoir averti que je ne voulois partir qu’à la fin du mois, et sur un bon vaisseau je suis allé diner chez moi, ou je me suis trouvé tres content. Le lendemain j’ai écrit tout le linge, et les bas de soye que j’ai donné à la servante, comme Mardoquée me l’avoit dit ; mais un moment après il est venu avec Lia, parcequ’elle voulut savoir comment je voulois qu’elle lava les dentelles qui étoient attachées à mes chemises puis il la laissa avec moi. Cette fille de dix huit à vingt ans qui de tres bonne foi parut devant moi en cors avec son sein ferme, et blanc plus qu’albatre devouvert tant qu’il pouvoit l’être m’emut, et elle s’en seroit apperçue si en s’en doutant elle m’avoit regardé. M’etant remis, je lui ai dit d’avoir soin de tout mon linge avec toute la diligence possible sans croire que j’aime le meilleur marché. Elle me repondit qu’elle en auroit donc soin toute seule si je n’étois pas pressé. Je lui ai repondu qu’elle seroit la maitresse de me faire rester chez elle tant qu’il lui plairoit, et elle ne fit la moindre attention à cette explication. Je lui ai dit que j’étois content de tout hormis du chocolat que j’aimois battu, et ecumeux, et elle me repondit qu’elle le feroit elle même. Dans ce cas, lui dis-je, je vous donnerai dose double, et nous le prendrons ensemble. Elle me dit qu’elle ne l’aimoit pas — Mais vous aimez le foye d’oye ? — Beaucoup ; et aujourd’hui j’en mangerai avec vous à ce que mon pere m’a dit. Vous avez apparemment peur de rester empoisonné ? — Point du tout. Tout au contraire ; je desire que nous mourions ensemble.
Lia montra de ne pas m’entendre, et me laissa plein de desirs ; et determiné à faire vite. Je devois me rendre sûr d’elle dans le même jour, ou dire à son pere de ne plus l’envoyer dans ma chambre. La juive de Turin m’avoit instruit de la façon de penser des juives sur l’article de l’amour. Lia devoit être selon mon idée encore plus belle, et elle devoit être moins difficile, car la galanterie d’Ancone ne devoit ressembler en rien à celle de Turin. C’est ainsi que raisonne un roué, et souvent il se trompe.
On me donna un diné en gras tout à la juive, et Lia vint elle même avec le foye, et s’assit sans façon devant moi ; mais avec un fichu par dessus sa belle gorge. Le foye etoit exquis, et n’étant pas grand nous le mangeames tout, en y buvant par dessus du vin de scopolo que Lia trouva encore meilleur que le foye ; puis elle se leva pour s’en aller, et je m’y suis opposé : ce n’etoit qu’à la moitié du diner. Lia me dit qu’elle resteroit ; mais que son pere le trouveroit mauvais. J’ai dit à la servante de le prier de venir entendre un mot. J’ai dit à Mardoquée que l’appetit de sa fille redoubloit le mien, et qu’il me feroit plaisir s’il lui permettoit de manger avec moi toutes les fois que nous aurions du foye d’oye. Il me repondit que precisement parcequ’elle me redoubloit l’appetit il n’y trouvoit pas son compte ; mais qu’elle y resteroit si je voulois payer double : c’est à dire un teston de plus. Cette conclusion me plut infiniment. Je lui ai dit que j’acceptois la condition, et je lui ai fait present d’un flacon de Scopolo que Lia lui garantit tres pur. Nous dinames donc ensemble, et la voyant egayée par le bon vin qui ayant la qualité diuretique à cause de son gout de gaudron fait merveilleusement l’effet que l’amour desire, je lui ai dit que ses yeux m’enflamoient, et qu’elle devoit me permettre de les baisers. Elle me repondit que son devoir lui defendoit de me donner cette permission. Point de baiser, point d’attouchement, me dit elle, mangeons, et buvons ensemble, et mon plaisir sera egal au votre. Voila tout. Je depens de mon pere, et je ne suis maitresse de rien — Faut il que je prie votre pere de vous permettre d’etre complaisante ? — Cela ne seroit pas honete, ce me semble, et il se pourroit que mon pere se trouvant insulté ne me laisseroit plus venir chez vous — Et s’il vous disoit que vous pouvez n’être pas scrupuleuse sur ces bagatelles ? — Je le mepriserois, et je poursuivrais à faire mon devoir.
Une explication si claire me fit voir qu’elle ne seroit pas facile, et que m’obstinant je pourrois m’embarquer, ne pas reussir, me repentir, et perdre de vue ma principale affaire qui m’obligeoit à ne faire dans Ancone qu’un tres court sejours. Je ne lui ai donc rien repondu, et trouvant excellentes au dessert les pates, et les compotes juives nous bumes du muscat de Chypre que Lia trouva superieur à toutes les liqueurs de ce monde.
La voyant transportée pour la boisson avec tant de force il me paroissoit impossible que Venus n’exerçat sur elle le meme empire que Baccus ; mais sa tête étoit forte ; le vin n’y montoit pas ; son sang s’enflamoit, et sa raison restoit libre. J’ai secondé sa gayeté, et après le caffé je lui ai pris la main pour la lui baiser, et elle ne voulut pas ; mais son refus fut d’une espece qu’il ne put pas me deplaire : elle me dit avec esprit que c’étoit trop pour l’honneur, et trop peu pour l’amour. Je me suis d’abord trouvé sûr qu’elle n’étoit novice en rien. J’ai transporté mon projet au lendemain, et j’ai averti que je soupois chez le consul de Venise. Il m’avoit dit qu’il ne dinoit pas ; mais que toutes les fois que j’irois souper avec lui je lui ferois un vrai plaisir.
Je suis rentré à minuit ; tout le monde dormoit la servante exceptée qui m’a attendue, et que j’ai bien etrennée. J’ai amené des propos pour la faire parler de Lia, et elle ne m’a dit rien qui vaille. Lia étoit une bonne fille, qui travailloit toujours que toute la famille aimoit, qui n’avoit jamais ecouté un amoureux. Quand Lia l’auroit payée cette servante n’auroit pas pu parler autrement.
Mais Lia vint le matin me porter mon chocolat, et s’assit sur mon lit me disant que nous avions un foye excellent, et que n’ayant pas soupé elle dineroit avec un tres bon appetit. Elle me dit que ce qui l’avoit empechée de souper avoit été l’excellent muscat de Chypre, dont son pere étoit fort curieux. Je lui ai dit que nous lui en donnerions. Lia étoit là, comme elle avoit été la veille. Ses seins me desoloïent, et il me sembloit impossible qu’elle en meconnut la puissance. Je lui ai demandé si elle savoit que sa gorge étoit tres belle. Elle me repondit que toutes les gorges des filles étoient comme la sienne — Savez vous, lui dis-je, qu’en la voyant je ressens un plaisir extreme ? — Si c’est vrai, j’en suis bien aise, car en vous laissant jouir de ce plaisir je n’ai rien à me reprocher. Une fille d’ailleurs ne cache pas sa gorge plus que son visage excepté quand elle est en grande compagnie.
En me parlant ainsi la friponne regardoit un petit cœur d’or traversé d’une fleche couverte de petites carats avec le quel je joignois le jabot de ma chemise — Trouvez vous, lui dis-je ce cœur joli ? — Charmant. Est il fin ? — Oui. Et c’est cela qui m’encourage à vous le presenter.
Je le detache alors pour le lui donner ; mais elle me dit d’un air doux, et en me remerciant qu’une fille qui a intention de ne rien donner ne doit rien accepter. Je la prie de l’accepter, et je lui donne parole d’honneur de ne lui demander jamais la moindre faveur ; elle me repond qu’elle se reconnoitroit tout de même ma debitrice, et qu’elle ne recevroit jamais rien.
Après cette explication j’ai vu qu’il n’y avoit rien à faire, ou trop à faire, et que dans l’un ou l’autre de ces cas je devois prendre mon parti. J’ai rejeté avec dedain l’idée de mettre en œuvre une brutalité qui auroit pu la faire rire, ou la facher : cela m’auroit degradé dans le premier cas, et rendu plus amoureux en pure perte, et dans le second, la raison étant de son coté je l’aurois autorisée à faire des demarches qui m’auroient humilié, et deplus. Elle ne seroit plus venue me porter du chocolat, et je n’aurois pas pu m’en plaindre. J’ai decidé de tenir en frein mes yeux, et de ne lui plus tenir le moindre propos d’amour. Nous dinames fort gayement. On me seroit des coquillages que sa religion lui defendoit, je l’ai excitée à en manger, et je lui fis horreur ; mais la servante étant partie elle en mangea avec une volupté surprenante m’assurant que c’étoit pour la premiere fois de sa vie qu’elle goutoit de ce plaisir.
Cette fille, me disois-je, qui viole sa loi avec tant de facilité, qui aime le plaisir avec transport, qui ne me cache pas la volupté avec la quelle elle le savoure, pretend de me faire croire qu’elle est insensible à celui de l’amour, ou qu’elle peut le vaincre le traitant de bagatelle. Cela n’est pas possible. Elle ne m’aime pas, ou elle ne m’aime que pour se divertir me tenant toujours amoureux, et pour appaiser les inclinations de son temperament, elle a apparemment d’autres ressources.
J’ai pensé à l’avoir à souper, en comptant sur la force du vin da scopolo, et elle se dispensa en m’assurant que si elle mangeoit le soir elle ne pourroit pas dormir.
Elle vint me porter du chocolat, et la premiere nouveauté qui me frappe est que sa trop belle poitrine étoit couverte par un mouchoir blanc. Elle s’assit près de moi sur le lit, et je rejette l’idée battue, et rebatué de faire semblant de n’y pas faire attention. Je lui dis d’un air pitoyable qu’elle n’étoit venue avec sa gorge couverte que parcque je lui avois dit que je la voyois avec plaisir. Elle me repond d’un air nonchalant qu’elle n’y avoit pas pensé, et qu’elle n’avoit croisé un mouchoir que parcequ’elle n’avoit pas eu le tems de mettre son cors. Je lui dis en riant qu’elle avoit bien fait puisqu’il auroit pu arriver que voyant sa gorge toute entiere je ne l’aurois pas trouvée si belle. Elle ne me repond rien, et j’acheve mon chocolat. Je pense aux nudités lasives en miniatures, et en estampes que j’avois dans ma cassette, et je prie Lia de me la donner lui disant que je voulois lui faire voir des portraits des plus belles gorges de l’univers. Elle me dit que cela ne l’interesseroit pas ; mais après m’avoir porté ma cassette, elle ne bouge pas.
Je prens le portrait d’une couchée sur son dos toute nue qui se manualisoit, mais je la couvre d’un mouchoir jusqu’au nombril, et je la lui montre la tenant dans ma main. Elle me dit que c’étoit une gorge comme toutes les autres, et que je pouvois decouvrir le reste. Je lui laisse alors la miniature lui disant que cela me degoutoit. Lia se met à rire, et elle dit que c’etoit bien peint ; mais que ce n’étoit rien de nouveau pour elle, car c’etoit tout ce que les filles fesoient quoiqu’en cachette avant de se marier ; — Vous faites donc cela aussi ? — Toutes les fois que l’envie m’en vient. Puis je m’endors — Ma chere Lia, votre sincerité me pousse à bout, et vous avez trop d’esprit pour l’ignorer. Soyez donc bonne, et complaisante, ou cessez de venir me voir — Vous etes donc foible. À l’avenir donc nous ne nous verrons qu’à diner. Mais faites moi voir quelqu’autre miniature — J’ai des estampes, qui ne vous plairont pas — Voyons.
Je lui donne alors le recueil des figures de l’Aretin, et j’admire l’air tranquille, mais tres attentif avec le quel elle s’arretoit à les examiner passant d’une à l’autre, et retournant sur celle qu’elle avoit deja examinée. Trouvez vous cela interessant ? lui dis-je — Beaucoup ; et c’est naturel ; mais une honete fille ne doit pas s’arreter à bien regarder tout ceci, car vous pensez bien que cela doit causer une grande emotion — Je le crois, ma chere Lia, et je suis dans votre même cas. Voyez.
Elle sourit alors, et elle se leva vite allant examiner le livre près de la fenetre, me tournant le dos, et laissant que je l’appellasse tant que je voulois. Après m’etre calmé comme un ecolier, je me suis habillé, et le peruquier étant venu Lia s’en alla me disant qu’elle me rendroit mon livre à table.
J’ai alors cru de la tenir tout au plus tard pour le lendemain. Ma demarche libertine ne l’avoit pas fachée, le premier pas étoit fait. Nous dinames bien, nous bumes mieux, et au dessert Lia tira de sa poche le recueil, et elle m’enflamma me demandant des commentaires ; mais m’empechant sous menace de s’en aller la demonstration qui auroit animée la glose, qui n’etoit faite que pour les yeux, et dont j’avois peut etre plus besoin qu’elle. Impatienté, je lui ai pris le livre, et je suis allé me promener comptant sur l’heure du chocolat.
Lia me dit qu’elle avoit besoin de me demander des explication ; mais que si je voulois lui faire plaisir je ne devois les lui donner que lui parlant l’estampe à la main. Elle ne vouloit voir rien de vivant. Je lui ai dit qu’elle me resoudroit aussi toutes les questions que je pourrois lui faire sur ce qui regardoit son sexe ; et elle me le promit ; mais avec la même condition que nos observations ne rouleroient que sur ce que nous verrions sur le dessein.
Notre leçon dura deux heures dans les quelles j’ai cent fois maudit l’Aretin, car l’impitoyable Lia me menaçoit de partir toutes les fois que je voulois mettre un bras sous ma couverture. Mais les choses qu’elle me dit sur ce qui appartenant à son sexe et que je pouvois faire semblant d’ignorer me mirent aux abois. Elle me disoit les verités les plus voluptueuses, et elle m’expliquoit si vivement, et si sincerement des mouvemens externes, et internes qui devoient se verifier dans les accouplemens que nous avions sous les yeux qu’il me paroissoit impossible que la seule théorie pût la faire raisonner si juste. Ce qui finissoit de me seduire étoit que nul sentiment de vereconde obscurcissoit la lumiere de ses sublimes doctrines. Elle philosophoit sur cela beaucoup plus savament qu’Hedvige de Geneve. Son esprit étoit si bien d’accord avec son individu qu’il en paroissoit separé. Je lui aurois donné tout ce que je possedois pour couronner son prodigieux talent avec le grand exploit. Elle me jura qu’elle ne savoit rien par pratique, et il me parut de devoir lui croire lorsqu’elle me fit la confidence qu’il lui tardoit d’être mariée pour savoir enfin tout. Elle se ratrista, ou elle en fit semblant quand je me suis avisé de lui dire que le futur que son pere Mardoquée lui avoit destiné seroit peut être un homme pauvrement pourvu par la nature, ou un de ces cacochymes de mauvaise complexion qui ne rendent leur devoir à l’epouse qu’une fois par semaine — Quoi ! me repondit elle d’un air alarmé, les hommes ne sont donc pas tous egaux entr’eux comme nous ? Ils ne sont pas tous en etat d’etre amoureux tous les jours, comme il faut que chaque jour ils mangent, ils boivent, et ils dorment ? — Au contraire, ma chere Lia, ceux qui sont amoureux tous les jours sont rares.
Irrité si cruellement tous les matins j’enrageois qu’il n’y avoit pas dans Ancone un endroit honete, où un homme comme il faut auroit pu pour son argent se procurer une jouissance. Je tremblois m’appercevant, que je devenois amoureux de Lia : je disois tous les jours au consul que je n’étois pas pressé de partir. Je fesois des parallogismes comme un vrai amoureux : il me sembloit que Lia étoit la plus vertueuse de toutes les filles : elle me fournissoit le modelle de la vertu : c’étoit sur elle que j’en fesois la definition. Elle étoit toute verité, point d’hypocrisie, nulle imposture : inseparable de sa nature elle ne satisfesoit à ses desirs que vis à vis d’elle même, et elle se defendoit ce qui lui étoit prohibé par la loi é la quelle elle vouloit se conserver fidele malgrè le feu qui la bruloit du soir au matin, et du matin au soir. Il ne tenoit qu’à elle de se rendre heureuse, et elle resistoit deux heures entieres vis à vis de moi ajoutant matiere au feu qui la devoroit, et étant assez forte pour ne vouloir jamais rien faire pour l’eteindre. Oh ! La vertueuse Lia ! Elle s’exposoit tous les jours à la defaite, et elle obtenoit toujours la victoire n’employant pour se l’assurer que le grand remede de ne pas consentir au premier pas. Ni voir, ni toucher.
Au bout de neuf à dix jours j’ai commencé à devenir violent avec cette fille non pas dans l’action, mais dans la force de l’eloquence. Elle restoit mortifiée, elle avouoit que j’avois raison, et qu’elle ne savoit que me repondre : et elle concluoit que ma resolution seroit sage, si je lui defendois d’aller chez moi le matin. À diner, selon elle nous ne risquions rien. Je me suis determiné à la prier de venir toujours chez moi ; mais avec sa gorge couverte, et sans plus parler ni des figures de l’Aretin, ni d’autre chose qui pût concerner l’amour. Elle me repondit en riant qu’elle ne seroit pas la permiere à rompre ces conditions. Je ne les ai pas rompues non plus ; mais trois jours après las de souffrir j’ai dit au consul que je partirois à la premiere occasion. Dans le nouveau systeme la gayeté de Lia me fesoit perdre l’appetit. Mais voila ce qui est arrivé.
Deux heures après minuit je me suis reveillé me sentant dans la necessité d’aller à la garde-robe. Les lieux tres propres de Mardoquée etoient rez de chaussée. Je descens à pieds nus, et à l’obscur, et après avoir fait mes affaires je retourne à l’escalier pour aller à mon appartement. Au haut du premier escalier je vois par une fente qui etoit à la porte d’une chambre que je savois devoir etre vide, qu’il y avoit de la lumiere. Je m’y aproche pour voir qui pouvoit être dans cette chambre à cette heure là avec de la lumiere. Cette curiosité d’ailleurs ne venoit pas de l’idée de voir Lia, car je savois qu’elle dormoit de l’autre coté de la maison ; mais avec ma grande surprise je vois Lia toute nue avec un jeune homme dans le même etat couchés sur un lit qui travailloient ensemble à faire des postures. Ils n’etoient qu’à deux pas de la porte : je voyois tout parfaittement. Ils se parloient tout bas, et à chaque quatre ou cinq minutes ils me donnoient un nouveau tableau. Ce changement de posture me fesoit voir les beautés de Lia dans tous leurs rapports. Ce plaisir moderoit ma rage qui etoit cependant forte quand tout ce que je voyois ne me laissoit pas douter que Lia ne fit que la répétition des figures de l’Aretin qu’elle avoit apris par cœur. Quand ils venoient à l’essentiel de l’acte ils y mettoient des bornes, et travaillant de leur mains ils se procuroient les extases de l’amour, qui toutes imparfaites qu’elles étoient ne laissoient cependant pas de m’impatienter cruellement. À la posture de l’arbre droit de l’homme, Lia en agit en vraie Lesbienne, et le jeune homme lui devora son bijoux, et ne la voyant pas cracher à la fin de l’acte je fus sûr qu’elle s’étoit nourrie du nectar de mon heureux rival. L’amant alors lui montra en riant l’instrument defailli, dont Lia avoit l’air de deplorer le trepas. Elle se mit en position de lui rendre la vie ; mais la lache regarda sa montre, la laissa dire, et pris sa chemise. Elle n’en fit autant qu’après lui avoir parlé d’un air qui me fit deviner qu’elle lui fesoit des reproches. Quand je les ai vus presque vetus je suis allé dans ma chambre, et me suis mis à une fenetre qui voyoit la porte de la maison. Quatre ou cinq minutes après j’ai vu l’heureux en sortir, et s’en aller. Je me suis remis au lit non pas charmé de me trouver desabusé ; mais indigné, et avili. Lia ne me paroissant plus vertueuse, je ne voyois dans elle qu’un effrenée qui me hayssoit. Je me suis endormi avec intention de la chasser de ma chambre après lui avoir reproché tout ce que j’avois vu.
Mais à son apparition avec mon chocolat j’ai tout d’un coup changé d’idée. La voyant gaye, j’ai accomodé ma physionomie à son avenant, et après avoir pris mon chocolat, je lui ai dit sans le moindre air de colere toute l’histoire de ses exploits que j’avois pu voir dans la derniere heure de son Orgie en insistant sur l’arbre droit, et sur l’excellente nourriture qu’en veritable Lesbienne elle avoit envoyée dans son estomac. J’ai fini par lui dire que j’esperois qu’elle me donneroit la nuit suivante, tant pour couronner mon amour que pour m’obliger à lui garder un inviolable secret.
Elle me repondit d’un air intrepide que je ne pouvois esperer d’elle la moindre complaisance parcequ’elle ne m’aimoit pas, et que pour ce qui regardoit le secret elle me defioit à le reveler par esprit de vengeance. Je suis sure, me dit elle, que vous n’étes pas capable de commettre une pareille noirceur. Et après m’avoir parlé ainsi elle me tourna le dos, et elle partit.
Effectivement elle me dit vrai. J’aurois comis une faute tres noire, et j’étois bien loin de me decider à la comettre : je n’y pensois même pas. Elle m’avoit mis à la raison avec une grande, et respectable verité quoique fut dure : elle ne m’aimoit pas : il n’y avoit pas de replique, elle ne me devoit rien : je ne pouvois rien pretendre. C’étoit elle au contraire qui pouvoit pretendre une satisfaction de moi même, car je n’avois ni le droit de l’espionner, ni celui de l’insulter en lui recitant ce que je n’aurois jamais su sans une curiosité indiscrete, et non permise. Je ne pouvois me plaindre d’elle si non parcequ’elle m’avoit trompé. Que pouvois-je donc faire ?
J’ai fait ce que je devois. Je me suis habillé à la hate, et je suis allé à la bourse, où j’ai trouvé qu’une peote partoit le même jour pour Fiume. Fiume est de l’autre coté du golphe vis à vis d’Ancone. De Fiume à Trieste il n’y a que quarante milles par terre. Je decide d’aller à Fiume, je vais au port, je vois la peote, je parle au maitre, qui me dit que le vent etoit en poupe, et qu’il étoit sûr que le lendemain matin nous serions au moins dans le canal. Je prens la bonne place, j’y fais mettre un strapontin, puis je vais prendre congé du consul, qui me souhaite un bon voyage. De là je retourne chez moi, où je paye à Mardoquée tout ce que je lui devois, et je vais dans ma chambre pour faire mes males. J’avois du tems de reste.
Lia vient me dire qu’elle étoit dans l’impossibilité absolue de me donner mon linge, et mes bas dans la journée ; mais qu’elle pourroit me donner le tout le lendemain. Je lui repons d’un air serein, et tranquille que son pere n’avoit qu’à porter ce qui m’appartenoit au consul de Venise qui auroit soin de m’envoyer tout à Trieste. Elle ne replique pas le mot.
Un moment avant que je me mette à table le maitre de la peote vint lui même avec un matelot pour prendre mon equipage, je lui donne la male qui étoit faite, et je lui dis que le reste ira à bord avec moi même à l’heure qu’il vouloit partir. Il me dit qu’il partira une heure avant la brune, et je lui repons qu’il me trouvera tout pret.
Quand Mardoquée sut que j’allois à Fiume, il me pria de me charger d’une petite caisse qu’il adressoit à un de ses amis avec une lettre qu’il alloit écrire ; je lui ai repondu que je le servirois avec plaisir.
Lia se mit à table avec moi, comme si de rien n’étoit. Elle m’adressoit la parole dans son style accoutumé, elle me demandoit si je trouvois bon que je mangeois, et mes reponses courtes ne la demontoient pas, ni l’affectation avec la quelle je ne lui laissois jamais trouver mes yeux. Elle devoit croire que son maintien dût me paroitre force d’esprit, fermeté, noble confiance, tandis que cela ne me paroissoit qu’effronterie tres outrée. Je la hayssois parcequ’elle m’avoit trompé, et avoit osé me dire après qu’elle ne m’aimoit pas, et je la meprisois parcequ’elle croyoit que je devois l’estimer par la raison qu’elle ne rougissoit pas. Elle croyoit aussi peut etre que je devois l’estimer parcqu’elle m’avoit dit qu’elle me reconnoissoit pour incapable de reveler à son pere ce que j’avois vu. Elle ne concevoit pas que je ne devois lui tenir aucun compte de cette confiance.
Elle me dit en buvant du scopolo que j’en avois encore deux flacons, et deux bouteilles de muscat. Je lui ai repondu que je les lui laïssois en qualité d’excellentes pour augementer son feu dans ses debauches nocturnes. Elle repartit en souriant que j’avois joui gratis d’un spectacle qu’elle étoit sûre, que j’aurois payé de l’or pour le voir et qu’elle en etoit si aise qu’elle me le procureroit encore, si je ne partois pas.
Cette reponse me fit venir envie de lui casser sur la figure la bouteille qui étoit devant moi. Je l’ai prise dans ma main de la façon qui expliquoit ce qu’une juste colere alloit me faire faire, et j’aurois comis cet honteux crime, si je n’eusse vu evidemment sur sa figure le puissant caractere d’une assurance que deffie. J’ai versé du vin dans mon verre tres gauchement comme si je n’avois pris la bouteille que pour cela ; mais quand on veut verser du vin on prend la bouteille, et on ne l’empoigne pas à main renversée. Lia s’en apperçut.
Je me suis levé, et je suis allé dans ma chambre n’en pouvant plus ; mais un quart d’heure après elle vint prendre du caffé avec moi. Cette constance tres insultante me paroissoit monstrueuse. Je me suis un peu calmé quand j’ai reflechi que de sa part ce proceder devoit venir d’un esprit de vengeance ; mais elle s’étoit assez vengée me disant qu’elle ne m’aimoit pas, et me le prouvant. Elle me dit qu’elle vouloit m’aider à faire mes paquets, et pour lors je l’ai priée de me laisser tranquille, la prenant par le bras, la conduisant à la porte, et m’enfermant.
Nous avions tous les deux raison. Lia m’avoit trompé, humilié, et meprisé. J’avois raison de l’abhorrer. Je l’avois decouverte pour hypocrite, fourbe, et impudique au supreme degré. Elle avoit raison de haïr mon existence, et elle auroit voulu que j’eusse comis sur elle quelque crime fait pour me faire repentir de l’avoir decouverte. Je ne me suis jamais vu dans un plus grand état de violence.
Vers le soir deux matelots vinrent prendre mon equipage, j’ai remercié mon hotesse, et j’ai dit tranquillement à Lia de mettre mon linge dans une toile cirée, et de consigner tout à son pere, qui m’avoit devancé pour mettre la caisse dans la péote. Il me donna la lettre, je l’ai embrassé, et remercié, et nous partimes d’abord par un vent frais, qui cessa deux heures après. Nous avions fait vingt milles. Après un quart d’heure de calme le vent se mit au couchant, et pour lors la petite barque qui étoit presque vide commença à sauter d’une façon si cruelle que m’ayant renversé l’estomac, j’ai commencé à vomir. À minuit le vent etant devenu tout à fait contraire, le maitre me dit que le meilleur parti qu’il pouvoit prendre étoit celui de retourner à Ancone. Ayant le vent en face il étoit impossible d’aller à Fiume ni dans quelque port de l’Istrie. Nous retournames donc en moins de trois heures à Ancone, où l’officier de garde nous ayant reconnus pour les memes qui étoient partis vers le soir eut la complaisance de me permettre de descendre.
Tandis que je parlois à l’officier, le remerciant de ce qu’il me laissoit aller dormir dans un bon lit, les matelots se chargerent de mon equipage et au lieu d’attendre pour savoir où je voulois qu’ils le portassent, le maitre me dit qu’ils étoient allés le porter dans le même endroit où ils l’avoient pris. Je voulois aller à l’auberge la plus proche, j’enrageois de devoir aller voir encore Lia ; mais c’étoit fait. Mardoquée sortit du lit, et se felicita de me revoir encore. C’étoit trois heures après minuit. Je me suis couché rendu de fatigue, et necessiteux de repos. Je lui ai dit que j’étois tres malade, et que je dinerois seul dans mon lit quand j’appellerois. Petit diner, et point de foye. J’ai dormi dix heures de suite d’un seul somne, avec des douleurs sur tout mon corps ; mais me sentant un excellent appetit. J’ai sonné, et ce fut la servante qui vint me dire que Lia etoit au lit avec un grand mal de tête : j’ai remercié la Providence qui me delivroit de la peine de voir cette jeune effrontée.
J’avois trouvé mon diner tres petit : j’ai dit à la servante de me faire un bon souper. Il fesoit un tems abominable. Le consul de Venise vint passer deux heures avec moi, m’assurant que le mauvais tems dureroit au moins huit jours : nouvelle qui me desoloit tant à cause di Lia qu’il étoit impossible que je ne visse comme à cause que je n’avois plus d’argent ; mais j’avois des effets. N’ayant pas vu Lia à l’heure du souper j’ai cru qu’elle ne viendroit plus ; mais je me suis flatté en vain. Elle vint le lendemain matin me demander du chocolat pour aller me le faire ; mais elle ne portoit sur sa figure ni l’air de la gayeté ni celui de la tranquillité. Je lui ai dit que je prendrois du caffé, que je ne voulois plus manger du foye d’oye, et que par consequent je mangerois seul, et d’avertir son pere que par consequent je ne lui payerois que sept pauls par jour ; et qu’a l’avenir je ne boirois plus que du vin d’Orviete — Vous avez encore quatre bouteilles — Je ne les ai pas, car je vous les ai données : je vous prie de vous en aller, et de venir dans cette chambre le moins qu’il vous sera possible, car vos sentimens, et le style que vous avez le talent d’employer pour les expliquer sont faits pour faire perdre la moderation à l’homme le plus philosophe. Ajoutez à cela que votre presence me revolte. Votre dehors n’a plus sur moi aucune force pour me laisser ignorer qu’il renferme l’ame d’un monstre. Sachez aussi que les matelots ont porté mon equipage ici tandis que je parlois à l’officier de garde, et que sans cela je n’y serois pas venu ; je serois allé à l’auberge, ou je n’aurois pas peur d’être empoisonné.
Lia s’en alla sans me repondre ; et je me suis cru sûr qu’elle ne se laisseroit plus voir. L’experience m’avoit apris que des filles du caractere de Lia n’étoient pas rares : j’en avois connu à Spa, à Genes à Londres et même à Venise ; mais cette juive surpassoit toutes les autres. C’étoit un samedi ; Mardoqué à son retour de l’école vint me demander d’un air gai pourquoi j’avois mortifié sa fille qui lui juroit de ne m’avoir donné le moindre motif de me plaindre d’elle — Je n’ai pas pretendu de la mortifier, mon cher Mardoquée ; mais ayant besoin de faire regime je lui ai dit que je ne voulois plus des foyes d’oye : la consequence est que je peux manger seul, et ainsi epargner trois pauls. — Lia est prête à me les payer, et elle veut diner avec vous pour vous delivrer de la crainte d’etre empoisonné. Elle m’a dit que vous avez cette peur — Votre fille, mon cher, est une sotte à force d’avoir de l’esprit. Je n’ai besoin ni qu’elle paye trois pauls, ni de faire cette economie, et pour vous en convaincre je vous en payerai six ; mais sous condition que vous mangerez aussi avec moi. Celle de s’offrir à payer trois pauls est une impertinence attachée à son caractere. En un mot : ou je mangerai seul, et je vous payerai sept pauls par jour, ou treize mangeant avec le pere, et la fille. C’est mon dernier mot.
Il s’en alla me disant qu’il n’avoit pas le courage de me laisser manger seul. Je me suis levé pour diner ; j’ai toujours parlé à Mardoquée sans jamais regarder Lia, et sans rire des saillies qui sortoient de tems en tems de sa bouche. Je n’ai voulu boire que du vin d’Orviette. Au dessert Lia remplit mon verre de Scopolo, me disant que si je m’obstinois à ne pas en boire elle n’en boiroit pas non plus. Je lui ai dit qu’étant sage elle ne devroit jamais boire que de l’eau, et que je ne voulois rien recevoir de ses mains. Mardoquée, qui aimoit le vin, dit, après avoir bien ri, que je raisonnois juste, et but pour trois.
Le tems étant mauvais j’ai passé la journée à écrire, et après avoir soupé servi par la servante, je me suis couché, et je me suis d’abord endormi. Peu de tems après un petit bruit me reveille, je dis qui est là, et j’entens Lia qui me dit à voix basse qu’elle n’etoit pas venue pour m’inquieter ; mais pour se justifier dans une demie heure, et me laisser dormir après. En disant cela elle se met près de moi ; mais au dessus de la couverture.
Je trouve que cette visite, à la quelle je ne m’attendois pas, car elle ne me sembloit pas analogue au caractere de cette fille, me fait plaisir, puisque n’étant animé à son egard que de sentimens de vengeance j’étois sûr de ne pas succomber à tout ce qu’elle feroit pour remporter la victoire. Bien loin donc de la brusquer, je lui dis d’un ton doux que je la prenois pour justifiée, et je la prie instamment de s’en aller, puisque j’avois besoin de dormir. Elle me repond qu’elle ne me laisseroit dormir qu’après que je l’aurois entendue.
Elle commença ainsi un discours que je n’ai jamais interrompu, et qui dura une bonne heure. Soit artifice, soit verité de sentimens il étoit fait pour me persuader, car après avoir avoué tous ses torts, elle pretendoit qu’à mon age, et avec mon experience je devois tout pardonner à une fille de dixhuit ans foible en force de la violence invincible qu’exerçoit sur un temperament dont l’instic à l’amour la privoit de l’usage de sa raison. Je devois selon elle pardonner tout à cette fatale foiblesse, même des sceleratesses, puisque si elle parvenoit à en comettre ce ne seroit que parcequ’elle ne se trouveroit pas maitresse d’elle même. Elle me juroit qu’elle m’aimoit, et qu’elle m’en auroit donné le plus vives marques si elle n’avoit pas eu le malheur d’être amoureuse du chretien que j’avois vu avec elle, qui étoit un gueux libertin qui ne l’aimoit pas, et elle payoit. Elle m’a assuré que malgrè son panchant elle ne lui avoit jamais accorde sa fleur. Elle me jura qu’il y avoit six mois qu’elle ne l’avoit vu, et que c’étoit moi qui étoit la cause qu’elle l’avoit fait venir cette nuit là, ayant mis son ame en feu avec mes estampes, et mes liqueurs. La conclusion de toute son apologie étoit que je devois remettre la paix dans son ame en oubliant tout, et lui rendant toute mon amitié dans le reste de jours que je demeurerois chez elle.
Lorsqu’elle cessa de parler, je me suis plu à ne refuter aucun des article de sa harangue par la moindre objection. J’ai fait semblant d’être convaincu du tort que j’avois eu en lui fesant voir les figures trop lascives, je l’ai plainte sur le malheur qu’elle avoit eu de devenir amoureuse d’un gueux, et sur la force preponderante que la nature avoit donnée à ses sens qui ne la laissoient pas maitresse d’elle même, et j’ai conclu par lui promettre qu’elle ne verroit plus dans mon maintien les indices du moindre ressentiment.
Mais comme cette explication de ma part ne finissoit pas par ce que la friponne vouloit, elle poursuivit à me parler de la foiblesse des sens, de la force de l’amour propre qui mettoit souvent des entraves au tendre penchant de l’amour, et conduisoit un cœur à agir contre ses plus chers interests, car elle vouloit me persuader qu’elle m’aimoit, et qu’elle ne m’avoit borné à des riens que pour rendre mon amour plus fort en se captivant mon estime. C’étoit sa nature qui l’avoit forcée à en agir ainsi, et ce n’étoit pas sa faute si elle n’avoit pas pu en agir autrement.
Combien de choses j’aurois pu lui repondre ! J’aurois pu lui repondre que c’etoit precisement à cause de sa detestable et maudite nature que je devois la hayr, et que je la haïssois ; mais je ne voulois pas la desesperer, car je voulois la voir venir à l’assaut pour l’abimer dans l’humiliation ; mais la coquine n’y est jamais venue. Elle n’allongea jamais ses bras, elle n’approcha jamais sa figure de la mienne. Mais après le combat, et d’abord qu’elle fut partie je fus bien aise qu’elle ne soit jamais venue aux prises, car elle auroit remportée la victoire, malgrè que nous fussions sans lumiere. Segnius irritant animos demissa per aures. Quand elle me parlait de la prodigieuse force que Venus exerçoit sur elle, je me souvenois de ce que je l’avois vue faire dans l’arbe droit, et si Lia alors m’avoit entrepris il eut eté difficile qu’j’eusse resisté. Elle partit au bout de deux heures avec le dementi, mais en apparence d’etre tres contente.
J’ai cru de devoir lui promettre qu’elle me fesoit mon chocolat. Elle vint en prendre un baton de tres bonne heure dans le negligé le plus lascif ; marchant en pointe de pieds comme craignant de me reveiller tandis que si elle avoit tourné ses yeux vers mon lit elle auroit vu que je ne dormois pas. La trouvant toujours fausse, et artificieuse je me felicitois de me trouver en état de la dejouer.
Elle vint me porter le chocolat, et voyant deux tasses, je lui ai dit qu’il n’étoit donc pas vrai qu’elle ne l’aimat. Elle me repondit qu’elle se croyoit obligé à me delivrer de la crainte d’etre empoisonné. Ce que j’ai aussi trouvé digne de remarque étoit qu’elle est venue me porter le chocolat avec sa gorge bien couverte, et ayant mis une robe, tandis qu’une demie heure auparavant elle étoit venue avec la seule chemise, et un jupon. Plus je voyois son esprit determiné à me dompter par les amorces de ses appas, plus je me sentois decidé à l’humilier par l’indifference. L’alternative de ma victoire me paroissoit ne pouvoir être que mon deshonneur, et ma honte : ainsi je me trouvois fermé à glace.
Malgrè tout cela la friandise commença à me seduire à table. Lia contre mon ordre m’a fait servir un foye d’oye, me disant que c’étoit pour elle, et qu’étant empoisonné elle mourroit toute seule : Mardoquée dit qu’il vouloit mourir aussi, et il en mangea : pour lors j’en ai mangé en riant, et Lia dit que mes propositions n’etoient pas assez fortes pour se soutenir contre la presence de l’ennemi. Cette sentence me piqua. Je lui ai dit que se decouvrant trop elle manquoit d’esprit, et que j’avois assez de force pour deffier l’occasion. Essayez, lui dis-je, à me faire boire du Scopolo, ou du Muscat. J’en aurois cependant bu actuellement, si vous ne m’aviez pas reproché la foiblesse de mes propositions. Je vous rendrai convaincue qu’elles sont invincibles — L’homme aimable, me repondit elle, est celui qui souvent se laisse vaincre — Mais la fille aimable est aussi celle qui ne lui reproche pas de foiblesses.
J’ai envoyé prendre chez le consul du Scopolo, et du Muscat, et Lia, qui ne pouvoit pas se tenir, me piqua encore, disant avec un fin rire que j’étois le plus aimable des hommes.
L’après diner je suis sorti malgrè le mauvais tems, et je suis allé au caffé. Me sentant sûr que Lia viendroit la nuit me livrer un second assaut j’y suis allé pour voir si je trouvois quelqu’un qui put me conduire quelque part acheter des plaisirs amoureux. Un grec qui m’avoit mené, il y avoit huit jours, dans une maison où j’avois trouvé le degout, me mena dans une autre ou une femme de sa nation toute fardée me deplut encore d’avantage. Je suis retourné chez moi, où après avoir soupé seul, comme toujours, j’ai pris le parti unique de m’enfermer, ce que je n’avois fait que deux seules fois. Mais ce fut egal. Une minute après, Lia frappe, et me dit tout haut que j’avois oublié de lui donner du chocolat. J’ouvre, et prenant du chocolat elle me prie de laisser ma porte ouverte, car elle devoit me parler d’importance, et que ce seroit pour la derniere fois — Dites moi à present ce que vous voulez — Non. C’est un peu long : je ne peux venir que lorsque toute la maison dormira. Vous n’avez d’ailleurs rien à craindre allant tout de meme vous coucher, car vous etes votre maitre, et pour vous je ne suis plus un objet dangereux — Non surement. Vous trouverez la porte ouverte.
Toujours determiné à resister à tous ses artifices il me semble de devoir ne pas souffles mes bougies, car etant sûr qu’elle viendroit je ne pouvois en les eteignant que lui donner une marque de crainte. La lumiere devoit rendre plus grand mon triomphe, et me faire jouir d’avantage de son humiliation, et de sa honte. Je me suis donc mis au lit.
Lia arrive à onze heures en chemise, et jupon, elle ferme la porte au verrou, et lorsque je lui dis eh bien que voulez vous me dire, elle entre dans la ruelle, elle laisse tomber son jupon, puis sa chemise, et elle se met près de moi jetant de l’autre coté la couverture. Sûre de son fait, elle ne doute pas, elle ne me dit rien, elle me serre contre son sein, elle m’enjambe, elle me lache un deluge de baisers, elle me prive enfin dans un seul instant de toutes mes facultéos hormis que de celle que je ne voulois pas avoir pour elles. J’employe le seul moment de reflexion qui me reste à decider que j’étois un sot, que Lia avoit foncierement de l’esprit, et qu’elle connoissoit la nature humaine beaucoup mieux que moi. Mes caresses dans un moment deviennent aussi fougeuses que les siennes, elle me laisse manger ses seins, et elle me fait mourir sur la superficie du tombeau ou à mon etonnement elle me rend sûr qu’elle ne pouvoit m’inhumer qu’en le desserrant.
Ma chere Lia, lui dis-je, après un court silence, je t’adore, comment ai-je pu te haïr, comment as tu pu vouloir que je te haysse ? Seroit il possible que tu ne fusses ici entre mes bras que pour m’humilier, que pour obtenir une vaine victoire ? Si ton idée est telle, je te pardonne ; mais tu as tort, car ma jouissance est beaucoup plus delicieuse, crois moi, que le plaisir que tu peux ressentir de ta vengeance — Non mon ami. Je ne suis ici ni pour triompher, ni pour me venger ; ni pour obtenir une honteuse victoire : je suis ici pour te donner la plus grande marque de mon amour, et pour te rendre mon vrai vainqueur. Rens moi dans l’instant heureuse : brise cette barriere, que jusqu’a ce moment j’ai conservée intacte malgrè sa faiblesse, et en depit de la nature : et si le sacrifice que je te fais te laisse encore douter de la sincerité de ma tendresse, c’est toi qui deviendrois alors le plus mechant, le plus indigne de tous les hommes.
J’ai alors cuilli sans perdre autre tems que le necessaire à un petit arrangement cher même à l’impatient amour un fruit dans le quel ce que j’ai trouvé de plus nouveau étoit l’extreme douceur. J’ai vu sur la belle figure de Lia le symptome extrordinaire d’une douleur delicieuse, et j’ai senti dans sa premiere extase tout son individu tremblant de l’excessive volupté qui l’inondoit. Le plaisir que je ressentois me paroissoit tout nouveau, determiné à ne le laisser parvenir à son comble que lorsqu’il ne me seroit plus possible de l’en empecher j’ai tenu Lia toujours inseparable de moi jusqu’à trois heures après minuit, et j’ai excité toute sa reconnoissance lui fesant recueillir mon ame fondue dans le creux de sa belle main. Me voyant mort un moment après, elle me dit que c’étoit juste, et nous nous separames contens, amoureux, et sûrs l’un de l’autre. J’ai dormi jusqu’à midi, et en la voyant reparoitre devant mes yeux l’idée de mon depart me rendit triste. Je le lui ai dit, et elle me pria de le differer le plus qu’il me seroit possible. Je lui ai dit que nous etablirions cela la nuit prochaine. Je me suis levé, et en attendant elle emporta le drap où la servante auroit vu les marques de notre intelligence criminelle. Nous avons diné tres voluptueusement. Mardoquée etant devenu mon commensal se piquoit de me convaincre qu’il n’étoit pas avare. J’ai passé l’après diné chez le consul avec le quel j’ai etabli mon depart sur un vaisseau de guerre napolitain qui etoit en quarantaine, et qui après l’avoir finie devoit aller à Trieste : je devois passer donc dans Ancone encore un mois, et j’ai adoré la providence. J’ai donné au consul la boète d’or que j’avois reçu de l’electeur de Cologne en ôtant le portrait. Il m’en donna trois ou quatre jours après quarante cequins : c’étoit tout ce qu’il me falloit. Mon sejour cette ville là me coutoit fort cher ; mais quand j’ai dit à Mardoqué que je resterois chez lui encore un mois il me dit absolument qu’il ne vouloit plus m’etre à charge : ainsi Lia me resta seule. J’ai toujours cru que ce juif savoit que sa fille ne me refusoit pas ses faveurs. Les juifs sur ce article ne sont pas difficiles, car sachant qu’un fils que nous pourrions faire à une femme de chez eux seroit juif, ils pensent que c’est nous attraper en nous le laissant faire. Mais j’ai epargné ma chere Lia.
Que des marques de reconnoissance, et de redoublement de tendresse quand je lui ai dit que je resterois chez elle encore un mois ! Que de benedictions au mauvais tems que m’empecha d’aller à Fiume ! Nous couchames ensemble toutes les nuits même celles dans les quelles la loi juive excomunie la femme qui se donne à l’amour. J’ai laissé à Lia le petit cœur qui pouvoit valoir dix cequins ; mais elle ne voulut rien pour le soin qu’elle avoit eu de mon linge pour six semaines. Outre cela elle me donna six beaux mouchoirs des Indes : je l’ai trouvée à Pesaro six ans après. J’en parlerai alors. Je suis parti d’Ancone le 14 de novembre, et je suis arrivé à Trieste le 15 allant me loger à la grande auberge.