Castagnol/Texte entier

La bibliothèque libre.
Delalain (p. 1-224).


ANDRÉ LAMANDÉ



CASTAGNOL


ROMAN


PARIS
LIBRAIRIE DELALAIN
115, Boulevard Saint-Germain, 115





CASTAGNOL


――――


[1]





Il a été tiré de cet ouvrage : 11 exemplaires sur papier Japon numérotés de 1 à 11 ; 11 exemplaires sur papier d’Arche numérotés de 12 à 22 et 28 exemplaires sur papier pur fil Lafuma numérotés de 23 à 50.






ANDRÉ LAMANDÉ



CASTAGNOL



ROMAN





PARIS
LIBRAIRIE DELALAIN
115, Boulevard Saint-Germain, 115


DU MÊME AUTEUR


―――


Poésies

La Vie Ardente — (Épuisé).

La Marne (1918), un acte en vers représenté, pour la première fois, à la Comédie-Française, le 13 septembre 1917.

Sous le clair Regard d’Athéné.


―――


ÉDITION DE LUXE

Sous le clairs Regard d’Athéné, illustrée par Pierre Laprade, — (Bernheim frères, éditeurs).





AUX GENTILS ESPRITS DE FRANCE


ET D’AILLEURS


QUI SAVENT QUE BON VIN ET LIBRES BADINAGES


ET RIRE


SONT SECRETS INFAILLIBLES DE MAÏEUTIQUE


ET GUIDES CERTAINS POUR ATTEINDRE,


DANS LE CHAOS


DES OPINIONS SUCCESSIVES ET CONTRADICTOIRES.


QUELQUES PARCELLES DE VÉRITÉ,


JE DÉDIE CE LIVRE.






CHAPITRE I


OÙ L’ON VOIT AU « GARGANTUA COURONNÉ »
LES PRINCIPAUX HÉROS DE CE ROMAN


Quand M. Verlinières, directeur de la Revue grise, sentit approcher son déclin, il pensa que l’Académie des Sciences Morales et Politiques fournirait un refuge honorable à ses ultimes années. Il renia donc ses péchés anciens, congédia sa dernière maîtresse et vécut saintement.

Cette conversion fut un malheur pour les lettres françaises, car l’éminent homme barbouilla deux gros volumes sur « Les opinions de Joseph de Maistre appliquées à la dernière guerre ». La récompense d’une si patriotique érudition ne se fit pas attendre : l’auteur de ces in-folio reçut de l’Institut l’extrême-onction du génie.

De ce jour, M. Verlinières, académicien, devint confit en bons propos et en œuvres charitables. Chacun de ses gestes fut un exemple de dignité. Pourtant, de ses faiblesses anciennes, il en conserva une qui tenait de l’amitié non moins que de l’habitude. Plusieurs fois par semaine, il continua de descendre, le soir, boulevard Saint-Michel, à la Pâtisserie-Rôtisserie du Gargantua Couronné. Cette pâtisserie, nul ne l’ignore, est célèbre dans Paris pour ses macarons aux raisins secs, appelés castagnolades, du nom de Castagnol, leur inventeur.

Ainsi le nouvel académicien eut-il sa place dans ces réunions littéraires où, formant un cercle autour de notables écrivains, quelques métèques s’outrecuident. Avec tact, il s’y montra généreux et bénévole. On voulut bien prêter une oreille à ses prônes. Il portait haut le front, de terribles paroles coulaient avec douceur de ses lèvres minces, et, dans ce jeune monde d’écrivains, où l'on s’irritait souvent des prétentions populaires, le dogmatisme de son monocle ne détonnait pas.

Or, en ce soir d’octobre, les langues frétillaient d’importance au Gargantua Couronné. Autour des tables de marbre, assis sur des bancs à dossiers rembourrés de crin, une vingtaine d’étudiants étrangers et d’écrivains parlaient tous ensemble. Derrière chaque banc, une glace reflétait les crinières, les nuques et les carrures des épaules. Ces glaces, faisant le tour de la salle, étaient séparées l’une de l’autre par un étroit panneau de faïence grenue où des Amours aux couleurs criardes nouaient leurs rondes. Au plafond, trois ampoules électriques, voilées de papier rose, éclairaient le tout.

M. Verlinières entra en compagnie de son fils. Celui-ci, Jean, n’avait pas trente années, bien que des cheveux blancs apparussent à ses tempes. Son nez était long et spirituel, ses yeux reflétaient la douceur de son âme, et sa bouche, aux lèvres fines, disait l’éloquence narquoise et le goût des plaisirs délicats.

Suivant son habitude, M. Verlinières prêchait, et son fils, pour l’instant, lui servait d’auditoire :

— Les intellectuels, vois-tu, Jean, sont le sel de la terre, et ils ne doivent en aucun cas s’affadir. Malgré les misères imméritées dont notre démocratie les frappe, souhaitons qu’ils demeurent brillants et purs, comme la lumière de la nation.

Mais Jean, qui trouvait saugrenus de tels propos, abandonna son père et s’assit près d’un ancien camarade de lycée, qu’il n’avait pas vu depuis cinq années :

— Toi, Rémy Dartigaud ? Quel plaisir de te rencontrer. Tu es reluisant neuf.

— Quelle surprise, répliqua l’autre. Tu n’as guère changé. Viens, prends une chaise.

Aussitôt, oubliant M. Verlinières en grand bavardage à une table voisine, ils commandèrent des macarons et du malaga.

— Vieux, disait Rémy Dartigaud, écrivasses-tu toujours ? Jadis, la critique d’art était ta passion.

— Elle me tient encore. Mais toi, que fais-tu ?

— Je danse.

— Ah ! c’est ton métier ?

L’autre haussa dédaigneusement les épaules :

— J’ai trouvé le filon. Autrefois, la politique conduisait à tout ; aujourd’hui, c’est la danse. Regarde-moi ! Je suis chic et l’on me recherche ; d’ailleurs, je connais sur le pouce les soixante-quinze bars américains où Ton s’amuse, dit-on. Je danse et, sans paraître y toucher, je soigne mes affaires. Elles fructifient. Au fait : voudrais-tu cinq mille kilos de matières grasses ?

— Des matières grasses ?

— Ou dix mille de phosphates tunisiens ? C’est une occase, mon cher.

Alors, Jean Verlinières regarda, narquoisement, cet ancien condisciple qu’il avait connu cancre et râpé, mais retors dans la discussion, obséquieux dans l’adversité, arrogant dans le triomphe, souple, glissant, fuyant, insaisissable, et qui paraissait maintenant sûr de lui, bien que son dos restât légèrement bossue et ses mains cauteleuses.

— Des matières grasses… des phosphates… pour quoi faire ?

Rémy Dartigaud sourit de pitié, et, baissant la voix :

— Pour les revendre, innocent.

Puis, comprenant que de telles préoccupations n’étaient guère familières à ce fils d’académicien, il changea tranquillement de conversation :

— Cette pâtisserie renommée manque de femmes, et je n’y trouverais nul attrait si cette gentille frimousse, auprès de la caissière, ne venait, parfois, fleurir le comptoir.

Ils bâfraient des castagnolades, buvaient du malaga, et Rémy Dartigaud guignait plus que de raison la jolie frimousse.

— Cette Huguette, fille de Castagnol m’ensorcelle, et je l’emmènerais volontiers à Meudon, cueillir la violette, car elle possède un charme que j’ai peu rencontré.

Un feu sombre passa dans les yeux de Jean Verlinières. Pourtant, c’est avec un geste d’indifférence à l’égard d’Huguette qu’il répondit :

— Pas mal, cette petite, et le père n’a pas son pareil dans Paris. Quel type ! À la fois rôtisseur et pâtissier, il unit en lui la science de Vatel et le goût de Brillat-Savarin. En outre, sa force est herculéenne. Quand la porte du fond s’ouvre sur la rôtisserie, jette un coup d’œil et tu verras notre homme surveiller, au feu des sarments, la température des potages, la position des lardons, ou porter, à bras tendus, une brochette de volailles.

Je sais, reprit Dartigaud, mais de sa fille, Huguette, que dis-tu ?

— Peu de chose ; elle est fraîche et saine. Le père, lui, déborde de joie râblée. C’est un Parisien de naissance, dont les parents sont venus de Gascogne, et il garde de ce pays une pétulance aimable, un entrain de diable, et l’amour du mot propre, ce qui jette un peu de vert dans nos multiples discussions.

— Sans doute, répliqua l’autre… Mais, la petite Huguette ?

Jean Verlinières s’impatienta :

— Son père, entends-tu, je te parle de son père. Quel homme ! On le dit bien avantagé de gueule, car il ne reste jamais coi. Politique, gastronomie, poésie, il connaît tout et trouve un mot pour chaque chose.

Se bouchant les oreilles, Rémy Dartigaud s’écria :

— Au diable Castagnol ! Je te parle de sa fille. La guerre, Jean, t’aurait-elle rendu sourd ?

Puis, fermant les yeux à demi et menaçant du doigt :

— Sourd ou amoureux ? Entre nous, dis-moi que la fleur de cette petite t’agace, et qu’il te serait agréable de la cueillir.

À cet instant, la porte du fond s’ouvrit sur un brasier de flammes dorées, et une voix éclata, en une gueulade affectueusement bourrue :

— Souillard, croquelardon, fripe-sauce ! Tu ne sais même pas ébrener un croupion. Viens. Regarde et sens. Tu as nom Pitchoune et je devrais l’appeler vilain Torche-Museau, ou de quelque autre mot mal sonnant !

La bedaine épanouie sous le tablier blanc, la face rouge, ronde, avec des yeux malicieux et petits, la bouche largement fendue, le nez plantureux, remuant, bienveillant, Justin Castagnol apparut.

Il serra quelques mains, sourit, blagua, se prit ensuite à rire bruyamment et de façon communicative, puis montra grand plaisir à écouter les propos de M. Verlinières.

— Jeunes gens, disait l’académicien à deux littérateurs imberbes, n’enviez ni l’épicier qui vous exploite, ni l’allumeur de réverbères qui gagne plus que nous. L’échelle des valeurs sociales demeure, pour l’instant, faussée. Notre régime en est la cause, mais le bon droit aura finalement son triomphe. Un jour va briller, j’en ai la conviction, où l’on nous remettra à notre véritable place : la première. Ah ! mes amis, j’aime le peuple, mais j’estime que, pour son bonheur même et notre sécurité, une hiérarchie est nécessaire. Les gens du peuple sont, tout compte fait, des agglomérats de classe inférieure. Prenez un horloger, le meilleur des horlogers : il fabrique ; nous autres, intellectuels, nous créons. Il est un artisan, nous sommes des artistes. Son travail le penche vers le sol, notre sacerdoce nous élève vers le ciel.

À ces paroles, Castagnol intervint :

— Monsieur Verlinières, malgré votre grand renom et vos beaux livres, que vous parlez mal ! Il n’y a pas en soi de métiers inférieurs ; tous les ouvriers peuvent s’élever à la dignité d’artistes, et j’estime que c’est un art de bien savoir entrelarder une poularde, farcir un faisan, confectionner un macaron, comme de fabriquer une montre ou d’écrire un livre. Aussi n’aura-t-on jamais trop de considération pour les gens de notre état qui fournissent, au menu peuple comme aux grands de la République, la nourriture du corps sans laquelle l’autre, celle de l’esprit, serait viande bien creuse. De ce fait, je conclus — sans vouloir, Messieurs, vous peiner le moins du monde, — qu’un bon rôtisseur est plus utile à la nation qu’un écrivain de talent.

— Oh ! reprit M. Verlinières, votre façon de parler me rappelle les philosophes de Mégare. Monsieur Castagnol, vous êtes un éristique.

Trouvant cocasse un tel mot, Castagnol s’inclina :

— Vous dites ?… un ?… Un éristique, je crois ? Vous me flattez. Un éristique ? Pour cette trouvaille, il faut que je vous régale. Félix, portez du malaga, portez du porto ; n’oubliez pas les castagnolades. Je suis un éristique !

Il riait des yeux et des narines, se trémoussait d’aise. Enfin il s’assit, souffla, s’épanouit, mordit aux macarons, but un verre de porto.

— Dégustez-moi ça, dit-il. On dirait que le bon Dieu vous lèche l’âme.

Puis, baissant la voix :

— M. Verlinières, je vaux socialement vingt fois plus que vous. Sans doute, mieux que moi vous enjuponnez vos phrases et jargonnez philosophie. On vous dit un maître. Fort bien. Mais quand vous rentrez, le soir, et qu’il vous faut établir votre bilan ? Qui donc vous a lu ? Vos confrères. Quel est votre gain ? À peine de quoi payer douze castagnolades. Moi, messieurs, je puis me flatter, la nuit venue, d’avoir donné un plaisir gustatif à toute une ville. En outre, ayant découvert une spécialité, comme vous je suis artiste. Mieux que vous, je me suis fait producteur, et, pour ma part, je permets au pays de payer ses dettes, de raffermir son change. Que vous mourriez, monsieur, quelques articles d’amis exalteront des qualités que vous n’avez pas ; mais que je ferme vingt-quatre heures ma boutique, tout Paris tressaillera d’émoi. Vous protestez ? Eh bien ! tenez, mon… cher Maître, comme ils disent…

Clignant des yeux, Castagnol tira de sa poche un portefeuille bourré de billets de banque :

— L’éristique, je le déclare, fait figure positif. Hein ? n’est-ce pas dodu, charnu, grassouillet ? Cela seul compte.

Il caressait son portefeuille, avec des gestes lents.

Chaque soir, je puis me dire : « Mon petit, par le seul fait de ton intelligence appliquée aux choses pratiques, tu as huit cents ou mille balles de plus que la veille. Voilà, mon cher Maître, un argument. Rétorquez-le ?

Pensif, l’Académicien rassembla les éléments d’une réponse péremptoire, et Jean Verlinières, levant les yeux, aperçut son ancien camarade d’études qui serrait de plus près qu’il n’eût fallu la charmante Huguette. D’une amoureuse colère le cœur du jeune homme s’emplit soudain, ses yeux brillèrent d’un éclat mal contenu. Poings aux tempes, coudes sur la table, il regardait âprement Rémy Dartigaud, et sa figure, habituellement narquoise, se durcissant peu à peu, prit un ardent relief de médaille romaine.



CHAPITRE II


DE QUELQUES LIGNES ENNUYEUSES, QUE LE
LECTEUR NE LIRA PAS,
SUR LE PASSÉ ET LA FORTUNE DE
JUSTIN CASTAGNOL


En une époque de misère où ne fleurissaient ni les dancings, ni les cinémas, le rôtisseur Escarbagnac, un soir d’avril, chaussa un teint jaune, débrida un chapelet et mourut. C’était vingt-cinq ans plus tôt, dans la chambre haute des Trois Pintades.

L’enterrement eut lieu deux jours après. De vieilles gens, commères et rentiers, un étudiant et deux filles rousses de la Taverne Palcas le suivirent. L’étudiant, qu’on savait un familier de la maison, fit un discours sur la tombe du pauvre Escarbagnac. Il dit pompeusement les vertus de cet homme simple et s’embrouilla dans une phrase latine qui fit sensation. On le félicita ; les deux filles rousses sanglotèrent, et l’étudiant emmena tout ce monde à la rôtisserie du défunt, afin qu’un vin chaud, parfumé de cannelle, les réconfortât. Il emplit lui-même les verres, ce qui ne manqua pas d’étonner.

— Quel brave homme, cet Escarbagnac ! — buvez, mes amis !… disait l’étudiant — un brave homme doublé d’un rôtisseur hors ligne. Il possédait, à un point que le simple profane ne peut comprendre, le secret de fabriquer une omelette aux truffes, de farcir une oie toulousaine ou de déguster un vieux pommard. Je lui dois les plaisirs les plus vifs de ma jeunesse, et cette rue de l’École de Médecine à jamais restera gravée dans mon cœur. À droite, la Taverne Palcas m’a initié aux ferveurs de l’amour ; à gauche, la rôtisserie Escarbagnac m’a ébloui aux voluptés d’une gastronomie transcendante qui décida de ma vocation ; car je prends à mon compte, dès aujourd’hui, la rôtisserie des Trois Pintades, Ah ! ce pauvre Escarbagnac ! Buvez, mes amis, c’est moi qui paye.

Les gens buvaient et riaient dans leurs verres. Mademoiselle Lydie, de chez Palcas, qu’on surnommait la Puce, buvait même plus que de raison. La cannelle fit son effet dans une tête aussi légère, et la Puce, grimpant sur la table, affirma que rien ne l’amusait plus qu’un retour d’enterrement.

— Mais toi, dit-elle au jeune Castagnol, je t’appelle bourreur de crâne. Tu n’es pas rôtisseur, mais étudiant : on t’a vu à la Sorbonne.

Cette remarque fut, pour l’étudiant, le point de départ d’une éloquente improvisation :

— C’est vrai, mes amis, je suis Castagnol, fils de Gascons qui habitèrent Paris, et dont le premier soin et la grande sottise furent de m’envoyer au lycée. Comme tous les autres, j’ai décroché mes bachots, mais dès que j’eus fait connaissance avec notre cher Escarbagnac, — eh ! buvez donc, — j’ai envoyé mes livres par dessus les murs du bal Bullier. Les conseils de cet excellent homme, mes connaissances en droit et, je puis le dire, mon sens inné des affaires, m’ont démontré la vanité du savoir livresque. Si l’on songe aux progrès de la science et à l’engouement de la jeunesse pour les professions libérales, on peut prophétiser que les intellectuels seront voués, avant trente années, aux pires conditions matérielles. Ils seront trop nombreux dans leur corporation, et leur orgueil fait qu’ils ne pourront jamais s’entendre. Même leur savoir n’éblouit qu’à distance et ne sert pratiquement à rien. L’avenir — encore quelques gouttes de cet excellent vin chaud à la canelle — appartient aux classes commerçantes. Bientôt les yeux s’ouvriront, et l’on se rendra compte qu’un marchand de moutarde, qui excite l’appétit, mérite plus de considération et d’argent que le romancier dont les livres engendrent le sommeil. Aussi mon choix est fait. J’étais étudiant ; je deviens cuisinier, mais je reste rôtisseur, de par ma vocation.

La semaine s’étant écoulée, il décrassa la rôtisserie, fourbit les broches, astiqua les hastiers, et changea l’enseigne Aux Trois Pintades, qu’il trouvait commune :

— Désormais, dit-il à ses voisins, ma maison s’appellera Au Gargantua Couronné, du nom de ce géant instruit, paillard et sensé que le commun défigure. Il alliait, si j’en crois mes souvenirs de collège, le courage à la prudence, une alacrité charnelle à une juste modération de l’esprit, et il savait, à temps opportun, purger son estomac non moins que sa cervelle. Outre ses qualités solides, il possédait une langue verte, drue, colorée, et une pépie continuelle qui me le rendrait, à elle seule, à jamais sympathique.

Il fit suivant son désir. L’antique Trois Pintades disparut, et l’on peignit, en marge de la devanture, un géant à califourchon sur un tonneau et le front ceint de lierre. Ainsi fut représenté Gargantua couronné.

Les clients abondèrent chez Castagnol, qui dut son succès à son sens des affaires, non moins qu’à son bagout.

Il parlait sans cesse, avec faconde, pour convaincre ou par plaisir. Nulle science ne lui semblait étrangère. Son amour du parler allait jusqu’à la tyrannie. Passiez-vous dans la rue ? Il vous happait. Fuyiez-vous ? Il vous poursuivait. Son besoin d’un auditoire était extraordinaire. Sa gorge séchait que sa langue ne s’amarrait pas. On l’entendait de force que depuis longtemps on ne l’écoutait plus. C’était une continuelle fricassée de paroles.

Ce genre plut à une époque où un Parlement d’avocats dirigeait la nation, et des étudiants, qui déclamaient des vers et fondaient des revues, s’abattirent chez le rôtisseur.

Mais Justin Castagnol conservait, sous tant de jactance, une grande habileté professionnelle. Il eut même une idée de génie.

Comme la pâtisserie voisine de sa boutique périclitait, il l’acheta à vil prix, perça le mur mitoyen et, de ce fait, dirigea deux boutiques en une seule maison qui donnait à la fois sur la rue de l’Ecole de Médecine, le boulevard Saint-Michel et la rue Racine. Par bonheur, il découvrit un genre de macarons à la pâte d’amandes qu’il enrichit de raisins secs. Il sut habilement lancer cette nouveauté, au moment où déclinait la vogue des croissants de la Lune et des chinois de la mère Moreau. Ses macarons connurent, aussi bien que ses pintades, des jours glorieux. Ils devinrent célèbres sous le nom de « Castagnolades » dont Paris raffole encore.

Bien que sa vie fût active et jacassante, Justin Castagnol trouva le temps de se marier. Dieu l’aidant, il eut une fille, Huguette, qui se montra, dès sa jeunessee, ingénue non moins que jolie, et l’achalandage de la pâtisserie en fut accru. En somme, jusqu’à ce jour, Castagnol, heureux, n’eut guère d’histoire, malgré un veuvage rapide, une fortune et un renom sans cesse grandissants. Ses mœurs étaient liantes et débonnaires, ses intentions pures, ses volailles odorantes et ses macarons à nuls autres pareils.



CHAPITRE III


OÙ L’ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES
SUBSTANTIFIQUES, QU’UN FILS D’ACADÉMICIEN NE
DOIT PAS DÉROGER


— Ce Rémy Dartigaud m’agace au plus haut point, pensait Jean Verlinières en ouvrant la porte du Gargantua Couronné. Je vais encore le voir rôdant autour d’Huguette.

Il entra, jeta un rapide coup d’œil dans la salle, ne vit pas son ancien condisciple et s’en réjouit. La soirée commençant à peine, seul un groupe de poètes occupait une table, autour du bon Monsieur Gaylus, vieux professeur de philosophie à Saigon, qui, la retraite venue, trouvait grand plaisir à frotter sa redingote bourgeoise contre ces vestons d’académiciens en herbe. Il portait une barbe inculte, des yeux d’enfant candide et un crâne bossue Sa parole était à l’image de son visage. Il émettait souvent des idées biscornues. À cette heure, il expliquait pourquoi l’on doit préférer Minerve, déesse de l’intelligence, à Belphégor, qui verse dans les veines la noire ivresse des passions.

Bien qu’il s’intéressât à ces jeux subtils, Jean Verlinières s’en vint galamment au comptoir où Huguette s’anéantissait dans une lecture :

— Belle amie ?…

Elle feignit de ne pas entendre.

— Oh ! êtes-vous sourde ?

Elle ferma son livre.

— Je vois, dit Jean, que vous avez découvert un volume plein d’attrait. C’est, à coup sûr, le dernier vagabondage de Colette, ou la nouvelle loufoquerie de ce…

Elle l’interrompit.

— Moqueur, ce n’est ni un vagabondage, ni une loufoquerie. Je lisais les beaux poèmes du Roman sentimental que monsieur Paul Fort lui-même m’a dédicacé.

Jean se rapprocha d’Huguette :

— Je voudrais avoir le talent de Paul Fort pour vous exprimer, en des paroles harmonieuses, mes sentiments d’amitié… d’amitié solide… d’amitié affectueuse, et… tout mon cœur qui ne bat que pour vous.

Elle tendit malicieusement l’oreille :

— Vous avez dit, monsieur ?… je suis un peu dure d’oreille.

Il badina :

— Ne raillez point, ou plutôt, continuez. Votre oreille nacrée est spirituelle et vous avez le profil des femmes brunes de Goya.

Elle tendait toujours l’oreille, avec une aimable affectation :

— Parlez plus fort, monsieur, je ne vous entends pas.

Alors, lui :

— Croyez-vous qu’il me déplairait de crier, à tous ces fous que voilà et qui discutent poésie, que vous êtes entre toutes la Page:Lamande - Castagnol.djvu/32 Page:Lamande - Castagnol.djvu/33 Page:Lamande - Castagnol.djvu/34 Page:Lamande - Castagnol.djvu/35 Page:Lamande - Castagnol.djvu/36 Page:Lamande - Castagnol.djvu/37 Page:Lamande - Castagnol.djvu/38 Page:Lamande - Castagnol.djvu/39 Page:Lamande - Castagnol.djvu/40 Page:Lamande - Castagnol.djvu/41 Page:Lamande - Castagnol.djvu/42 Page:Lamande - Castagnol.djvu/43 Page:Lamande - Castagnol.djvu/44 Page:Lamande - Castagnol.djvu/45 Page:Lamande - Castagnol.djvu/46 Page:Lamande - Castagnol.djvu/47 Page:Lamande - Castagnol.djvu/48 Page:Lamande - Castagnol.djvu/49 Page:Lamande - Castagnol.djvu/50 Page:Lamande - Castagnol.djvu/51 Page:Lamande - Castagnol.djvu/52 Page:Lamande - Castagnol.djvu/53 Page:Lamande - Castagnol.djvu/54 Page:Lamande - Castagnol.djvu/55 Page:Lamande - Castagnol.djvu/56 Page:Lamande - Castagnol.djvu/57 Page:Lamande - Castagnol.djvu/58 Page:Lamande - Castagnol.djvu/59 Page:Lamande - Castagnol.djvu/60 Page:Lamande - Castagnol.djvu/61 Page:Lamande - Castagnol.djvu/62 Page:Lamande - Castagnol.djvu/63 Page:Lamande - Castagnol.djvu/64 Page:Lamande - Castagnol.djvu/65 Page:Lamande - Castagnol.djvu/66 Page:Lamande - Castagnol.djvu/67 Page:Lamande - Castagnol.djvu/68 Page:Lamande - Castagnol.djvu/69 Page:Lamande - Castagnol.djvu/70 Page:Lamande - Castagnol.djvu/71 Page:Lamande - Castagnol.djvu/72 Page:Lamande - Castagnol.djvu/73 Page:Lamande - Castagnol.djvu/74 Page:Lamande - Castagnol.djvu/75 Page:Lamande - Castagnol.djvu/76 Page:Lamande - Castagnol.djvu/77 Page:Lamande - Castagnol.djvu/78 Page:Lamande - Castagnol.djvu/79 Page:Lamande - Castagnol.djvu/80 CHAPITRE VII OU DEUX JEUNES GENS, ROUCOULANT D'AMOUR, SE VOIENT TRAITÉS SIMULTANÉMENT DE COLOMBE ET DE COQUEFREDOUILLE Huguette, en peignoir mauve, se pelotonnait contre la table, face au jardin dépouillé de Cluny. Elle écrivait à une amie. Sa plume courait hardiment sur le papier. Parfois, le mot ne venant plus, elle s'arrêtait net, levait vers la fenêtre son oreille malicieuse, puis, soudain, repartait au galop.

Et, parfois, un bout de langue rose dépassait ses lèvres, tant la succulence de ses idées en tête l'incitait à une naturelle et saine gourmandise. Page:Lamande - Castagnol.djvu/82 Page:Lamande - Castagnol.djvu/83 Page:Lamande - Castagnol.djvu/84 Page:Lamande - Castagnol.djvu/85 Page:Lamande - Castagnol.djvu/86 Page:Lamande - Castagnol.djvu/87 Page:Lamande - Castagnol.djvu/88 Page:Lamande - Castagnol.djvu/89 Page:Lamande - Castagnol.djvu/90 Page:Lamande - Castagnol.djvu/91 Page:Lamande - Castagnol.djvu/92 Page:Lamande - Castagnol.djvu/93 Page:Lamande - Castagnol.djvu/94 Page:Lamande - Castagnol.djvu/95 Page:Lamande - Castagnol.djvu/96 Page:Lamande - Castagnol.djvu/97 Page:Lamande - Castagnol.djvu/98 Page:Lamande - Castagnol.djvu/99 Page:Lamande - Castagnol.djvu/100 Page:Lamande - Castagnol.djvu/101 Page:Lamande - Castagnol.djvu/102 Page:Lamande - Castagnol.djvu/103 Page:Lamande - Castagnol.djvu/104 Page:Lamande - Castagnol.djvu/105 Page:Lamande - Castagnol.djvu/106 Page:Lamande - Castagnol.djvu/107 Page:Lamande - Castagnol.djvu/108 Page:Lamande - Castagnol.djvu/109 Page:Lamande - Castagnol.djvu/110 Page:Lamande - Castagnol.djvu/111 Page:Lamande - Castagnol.djvu/112 Page:Lamande - Castagnol.djvu/113 Page:Lamande - Castagnol.djvu/114 Page:Lamande - Castagnol.djvu/115 Page:Lamande - Castagnol.djvu/116 Page:Lamande - Castagnol.djvu/117 Page:Lamande - Castagnol.djvu/118 Page:Lamande - Castagnol.djvu/119 Page:Lamande - Castagnol.djvu/120 Page:Lamande - Castagnol.djvu/121 Page:Lamande - Castagnol.djvu/122 Page:Lamande - Castagnol.djvu/123 Page:Lamande - Castagnol.djvu/124 Page:Lamande - Castagnol.djvu/125 Page:Lamande - Castagnol.djvu/126 Page:Lamande - Castagnol.djvu/127 Page:Lamande - Castagnol.djvu/128 Page:Lamande - Castagnol.djvu/129 Page:Lamande - Castagnol.djvu/130 Page:Lamande - Castagnol.djvu/131 Page:Lamande - Castagnol.djvu/132 Page:Lamande - Castagnol.djvu/133 Page:Lamande - Castagnol.djvu/134 Page:Lamande - Castagnol.djvu/135 Page:Lamande - Castagnol.djvu/136 Page:Lamande - Castagnol.djvu/137 Page:Lamande - Castagnol.djvu/138 Page:Lamande - Castagnol.djvu/139 Page:Lamande - Castagnol.djvu/140 Page:Lamande - Castagnol.djvu/141 Page:Lamande - Castagnol.djvu/142 Page:Lamande - Castagnol.djvu/143 Page:Lamande - Castagnol.djvu/144 Page:Lamande - Castagnol.djvu/145 Page:Lamande - Castagnol.djvu/146 Page:Lamande - Castagnol.djvu/147 Page:Lamande - Castagnol.djvu/148 Page:Lamande - Castagnol.djvu/149 Page:Lamande - Castagnol.djvu/150 Page:Lamande - Castagnol.djvu/151 Page:Lamande - Castagnol.djvu/152 Page:Lamande - Castagnol.djvu/153 Page:Lamande - Castagnol.djvu/154 Page:Lamande - Castagnol.djvu/155 Page:Lamande - Castagnol.djvu/156 Page:Lamande - Castagnol.djvu/157 Page:Lamande - Castagnol.djvu/158 Page:Lamande - Castagnol.djvu/159 Page:Lamande - Castagnol.djvu/160 Page:Lamande - Castagnol.djvu/161 Page:Lamande - Castagnol.djvu/162 Page:Lamande - Castagnol.djvu/163 Page:Lamande - Castagnol.djvu/164 Page:Lamande - Castagnol.djvu/165 Page:Lamande - Castagnol.djvu/166 Page:Lamande - Castagnol.djvu/167 Page:Lamande - Castagnol.djvu/168 Page:Lamande - Castagnol.djvu/169 Page:Lamande - Castagnol.djvu/170 Page:Lamande - Castagnol.djvu/171 Page:Lamande - Castagnol.djvu/172 Page:Lamande - Castagnol.djvu/173 Page:Lamande - Castagnol.djvu/174 Page:Lamande - Castagnol.djvu/175 Page:Lamande - Castagnol.djvu/176 Page:Lamande - Castagnol.djvu/177 Page:Lamande - Castagnol.djvu/178 Page:Lamande - Castagnol.djvu/179 Page:Lamande - Castagnol.djvu/180 Page:Lamande - Castagnol.djvu/181 Page:Lamande - Castagnol.djvu/182 Page:Lamande - Castagnol.djvu/183 Page:Lamande - Castagnol.djvu/184 Page:Lamande - Castagnol.djvu/185 Page:Lamande - Castagnol.djvu/186 Page:Lamande - Castagnol.djvu/187 Page:Lamande - Castagnol.djvu/188 Page:Lamande - Castagnol.djvu/189 Page:Lamande - Castagnol.djvu/190 Page:Lamande - Castagnol.djvu/191 Page:Lamande - Castagnol.djvu/192 Page:Lamande - Castagnol.djvu/193 Page:Lamande - Castagnol.djvu/194 Page:Lamande - Castagnol.djvu/195 Page:Lamande - Castagnol.djvu/196 Page:Lamande - Castagnol.djvu/197 Page:Lamande - Castagnol.djvu/198 Page:Lamande - Castagnol.djvu/199 Page:Lamande - Castagnol.djvu/200

CHAPITRE XV

OÙ L’ON VOIT EN TERMINANT
QUE BON VIN ET HOCHET DE VANITÉ
SONT SECRETS INFAILLIBLES DE MAIEUTIQUE


Aux véritables amoureux, une dot, même de cinq cent mille francs, n’étant que chiffon de papier, Huguette oublia totalement de parler de la sienne à Jean Verlinières. Une grande faim d’amour dévorait celui-ci, et à peine les jeunes gens se furent-ils rencontrés, l’autre soir, au Salon de la Caricature qu’ils comprirent qu’une égale passion soulevait leur âme, et ils résolurent de hâter le jour de leur union.

Castagnol, sollicité pour un repas d’accordailles, accepta d’autant plus volontiers que, depuis une semaine, quelques-uns de ses anciens clients revenaient au Gargantua, où la discussion joyeuse et paradoxale reprenait son domaine. Et, comme jadis, le maître-rôtisseur allait de l’un à l’autre, disait un bon mot, riait aux éclats, se dilatait la rate et retrouvait, de ce fait, la malice de ses yeux, l’enluminure de son cerveau et les mots cocasses qui étaient, aux conversations en Cours, un stimulant ragoût.

— J’en suis, pour votre repas d’accordailles, mais à la condition d’y inviter, non seulement quelques intimes, mais encore tente mon ancienne clientèle d’aimables écrivains, de poètes chevelus, de critiques Spécieux. Ainsi marcheront de pair les aspirations du cœur et les affaires qui ne demandent, elles aussi, qu’à se marier harmonieusement. C’est donc entendu. Nous ferons les choses en grand, et c’est une énorme platelée d’amis qui viendront à notre table. Nous dresserons celle-ci dans la salle du Gargantua et je vous promets un festin qui laissera dans les mémoires un souvenir énorme et parfumé. J’ai dit. Honneur, longue vie à Huguette et à Jean !

Le bonhomme fit suivant son désir ; et, le troisième mardi de mars, une table de cinquante couverts fut dressée dans la pâtisserie. Le cristal des verres scintillait. Une jonchée de roses, des violettes et du mimosa sinuaient, a travers les couverts, comme un fleuve odorant, et le maître-rôtisseur apportait à la préparation de la table une grande vigilance, car il estimait, avec le sage Brillat-Savarin et le spirituel Monselet, qu’un repas doit être, à la fois, jouissance pour le palais, joie pour les yeux, volupté pour les oreilles, agréable chatouillement pour l’odorat, non moins que l’occasion pour les esprits de briller des mille feux de la fantaisie.

Avec sa verve, Castagnol retrouvait son bon sens. Aussi, bien qu’on l’en eût fortement prié, il ne voulut pas que des tziganes ou un jazz-band troublassent le repas. Et, mettant tout en ordre, bousculant celui-ci, retenant celui-là, rudoyant Pitchoune, sifflotant, chantonnant, se reculant pour mieux juger de l’effet, se précipitant pour déplacer un verre, redresser une serviette, ajouter une fleur, il exprimait en goguenardant ses idées sur la musique à table :

— Si mon estomac aboie de male faim, vais-je lui donner en pâture des dièzes et des bémols ? Et quand ma fringale est apaisée et qu’on m’apporte un plat de choix, une truite saumonnée ou, mieux encore, une jolie caille, rondelette, potelée et finement attendrie au Champagne, que dois-je faire ? A cet instant, il n’y a plus d’hérésie à commettre : je me recueille, je me penche avec respect sur le mets odorant, je le porte à mes lèvres avec componction, je le laisse fondre, je savoure en silence, je ferme les yeux. Minue béatifique !… Crac ! des hommes, hululeurs, siffleurs, grondeurs, attaquent une marche forcenée, me crèvent le tympan, me coupent la digestion, me jettent brutalement hors de ces régions divines où je commençais à me complaire. Quelle folie et quelle stupidité !

De même il proscrivit certains plats qui lui étaient familiers non moins que chers, de couleur gasconne, hauts en épices, car, de jeunes personnes devant fleurir la table des accordailles, il serait détestable, affirmait-il, qu’on mangeât, ce jour-là, des cèpes à la bordelaise, des escargots à la Caudéran ou de l’aïoli, cette ambroisie marseillaise. Et comme Pitchoune lui demandait de préciser sa pensée, il répondit :

— Ce ne sont que plats pour tables de célibataires.

— Patron, je ne comprends pas.

— Petit bolcheviste ignare. O mon fils, de telles considérations échappent à l’entendement d’un gamin de ton âge. Retiens toutefois, pour l’avenir, que les plats fleurant les épices et saturés d’ail ne se prennent jamais en compagnie des dames et qu’ils tuent sur les lèvres, tant leur odeur a de truculence, cette fleur exquise et tendre qu’est le baiser.

Enfin, l’heure du dîner sonna. Autour de la table d’honneur où bavardaient Huguette et jean, les invités prirent place. Le bon M. Caylus, en redingote, se frottait contre l’habit, neuf en apparence, de Jacques Landon. Un monsieur chevelu montrait son dernier volume de poèmes ; l’ongle d’un romancier traçait dans le vide le schéma d’une œuvre mouvementée ; mais les autres, penchés sur leurs assiettes, savouraient un consommé chaud à la neige de Florence qui fut suivi de xérès. Puis les plats se succédèrent, somptueux et abondants.

On servit des soles à l’égyptienne, de la mousse d’écrevisse à la gelée, du cuissot de chevreuil, quelques douzaines de cailles cuites dans des poulardes de Bresse arrosées de beurre fin ; des œufs de vanneau dressés en timbales d’argent avec des filets de gelinotte obtinrent d’unanimes approbations. Les yeux brillaient et les visages étaient roses de délectation, Seul, Zoïlus jetait, dans cette éclatante symphonie, la note discordante de sa face jaune.

— Ah ! que ce haut-brion m’altère, affirmait le maître-rôtisseur. Amis, servez-moi à boire.

Les vins alternaient avec magnificence. On but des crus tourangeaux qui sentent la framboise, du bourgogne frais et capiteux, du bordeaux chenu, dodu comme du velours pourpre et liquide. Et plus ils buvaient, plus les gosiers semblaient avoir la pépie.

Puis, comme dix faisans dorés sur croustades et fleurant les truffes sarladaises faisaient leur entrée, le maître-rôtisseur joignit aux lèvres, en un grand geste, ses deux index levés :

— Mesdames, cria-t-il, veuillez mettre un frein à l’impétuosité de vos aimables propos, et vous, chers invités, pas une parole, de grâce ! Détrônisez ce mets supérieur et mangez en silence. Les foies gras qui ont mijoté dans les flancs attendris de faisans sauvages veulent être dégustés dans le plus complet recueillement.

Mais l’excès des bons vins ayant débridé les esprits, vingt conversations se croisaient, se heurtaient, et des éclats de voix, des fragments de poèmes déclamés, des rires sonores emplissaient la salle du Gargantua d’un tumulte sans cesse grandissant. De ci, de là, quelques fragments de voix s’élevaient, distincts :

— Romantiques ou classiques ? Encore ! Non. Une amende à qui nous empoisonnera, ce soir, de littérature.

— Eh bien ! comment trouvez-vous ce margaux ?

— Délicieux.

— Et ce croupion de volaille ?

— Egalement délicieux.

— Hérésie, hérésie ! qu’on le brûle ! Zoïlus vient de commettre une hérésie ! Voilà ses balances faussées. Il emploie indifféremment les épithètes délicieux et délectable.

Un cliquetis de couteaux heurtant les verres demanda le silence et Ton entendit Jacques Landon expliquer, de sa voix mélodieuse, en quoi consistait l’hérésie de Zoïlus :

— Le bon vin, disait le gentil poète, excite la mémoire, flatte l’imagination, rend la parole agréable, et le plaisir qu’il procure se spiritualise tout de suite. Il charme. Il élève : le bon vin est délicieux. Je dis : délicieux. Mais, cette partie fondante — Cicéron l’affirme dans son livre IV des Tusculanes — cette partie fondante qu’on n’ose nommer…

— Nommons-là : un croupion ! cria-t-on le long des tables.

— Soit. Cette partie fondante qu’on appelle le croupion éveille un plaisir qui ne va pas sans un peu de mollesse. La sensualité l’emporte sur l’esprit. Au faisan qui embaume et ravit, le mot délicieux ne peut convenir ; il est délectable. Je dis : délectable.

Sur ce thème subtil, de la synonymie en épithètes, de savantes discusions coururent, s’embrouillèrent, se dénouèrent, et, la multiplicité des vins aidant, l’effervescence devenait générale et le maître-rôtisseur continuait d’affirmer, en riant, que boire donne soif. Aussi levait-il le coude plus que de raison et sa langue commençait à battre la campagne :

— Mes amis, aurait-on oublié le fromage ? Voilà une erreur gastronomique dont je garderais longtemps le mauvais souvenir, car le fromage est un aliment unique pour permettre au palais une fine dégustation. Sur ce, goûtez-moi ce barsac. Hein, ne vous chatouille-t-il pas agréablement ? Préférez-vous du chambertin ? Dieu est bon, mes amis, qui permet de vider de telles bouteilles. Est-ce de beaune ou de château-yquem que vous avez envie ? Trinquons. Je vous l’affirme, on verrait plus facilement notre gouvernement sans lésine que ma cave sans vins de choix. Aïe ! aïe ! la gorge me brûle. Qu’on me verse à boire. Ne vient-on pas de dire, ici même, que le bon vin réjouit la vue, active le cerveau, délie la langue, fortifie les muscles, rafraîchit le ventre, désopile la rate ! Si je devais porter un toast, c’est à l’honneur des vignes de France que je lèverais mon verre. Ah ! pardon, jeunes fiancés, je crois que je vous oublie ; mais que ce vin me paraît — comment dit-on ? — délectable ou délicieux ? Encore deux gouttes, deux doigts, une lampée de ce château-lafite de 93. Mais qu’ai-je dit ? Un taost ? C’en est l’heure. Je me lève, je vais parler, je parle… Mesdames, Messieurs, mes chers amis…

Dans ses yeux brillait une flamme inaccoutumée ; son nez énorme et bonasse se trémoussait de plaisir, et toute sa physionomie mobile, ronde, grassouillette, incitait Page:Lamande - Castagnol.djvu/211 Page:Lamande - Castagnol.djvu/212 Page:Lamande - Castagnol.djvu/213 Page:Lamande - Castagnol.djvu/214 Page:Lamande - Castagnol.djvu/215 Page:Lamande - Castagnol.djvu/216 Page:Lamande - Castagnol.djvu/217 Page:Lamande - Castagnol.djvu/218 Page:Lamande - Castagnol.djvu/219 Page:Lamande - Castagnol.djvu/220

TABLE DES MATIERES


Chapitre i. — Où l’on voit les principaux héros de ce roman réunis au Gargantua Couronné 
 9
Chapitre ii. — De quelques lignes ennuyeuses, que le lecteur ne lira pas, sur le passé et la fortune de Justin Castagnol 
 22
Chapitre iii. — Où l’on apprend entre autres choses substantifiques qu’un fils d’académicien ne doit pas déroger 
 28
Chapitre iv. — Où l’on voit Castagnol confondre une pécore et menacer sa fille amoureuse des pires châtiments 
 45
Chapitre v. — Où l’on voit Castagnol, en une minute de grand courroux, dissimuler aimablement 
 58
Chapitre vi. — Venez, demain, et vous verrez… ce que vous verrez… 
 66
Chapitre vii. — Où deux jeunes gens, roucoulant d’amour, se voient traiter simultanément de colombe et de croquefredouille 
 81
Chapitre viii. — Comment on peut, à propos de mariage, s’élever aux plus hautes considérations philosophiques 
 94
Chapitre ix. — Où l’on voit, en un chapitre mouvementé, le malin Castagnol pris au piège 
 114
Chapitre x. — Où l’on voit deux générations qui s’estiment se tourner le dos 
 143
Chapitre xi. — Pour quelles raisons les abîmes de la décadence s’ouvrirent devant Castagnol 
 151
Chapitre xii. — Où Castagnol, retrouvant une âme de héros, charge les bolchevistes 
 162
Chapitre xiii. — Où la logique des choses semble prouver que les meilleurs remèdes ne sont pas ceux qu’on trouve chez les apothicaires 
 172
Chapitre xiv. — Où l’amour livre assaut à une jeune et charmante gloire 
 189
Chapitre xv. — Où l’on voit, en terminant, que bon vin et hochet de vanité sont secrets infaillibles de maïeutique 
 201





À LA MÊME LIBRAIRIE


―――――


Collection à 5 francs

Dans la Ronde des Faunes, par Isabelle Sandy (prix national 1921).

L’Homme qui parle, par Gustave Guiches.

Sous le clair regard d’Athéné, poèmes, par André Lamandé (prix national de Poésie, 1920).

Une Sultane marocaine, par Ch. Géniaux.

La Minute du Mandarin, par Emmanuel Aegerter.

La Bougie Bleue, par Gaston Picard.


―――
Collection à 3 fr. 25

Simon, par Marguerite d’Escola (prix Monthyon 1920).

De la Rizière à la Montagne, par Jean Marquet, (Prix Corrard 1921, Prix de Littérature Coloniale 1921).

Les Tribulations de Stanislas Gobichon, Petit Propriétaire, par Jean Drault.

Chez les Jean Gouins, par Ch. Le Goffic.

Deux mariages, par Eugène Le Mouel.

Cette Collection se continue.

―――

Collection Mauve à 4 fr. 50

Le Corso fleuri, par Albert-Emile Sorel.

Clotilde Fougeray, par H. Langlois.

Marthe et Jean, par F. Mallon-Hamelin.

Elisabeth Bennett, par J.-L. Bertaux.


―――
Nouvelle collection Mauve à 3 fr.25

Cendrillon, par Hélène Martial.

L’Étrange Grand-Père, de Frank Barrett, traduit de l’anglais, par Louis Labat.

L’Orage au loin, par P. de la Batut.

La rupture, par Georges Beaume.


Imp. F. MERIAUX, 2, rue Berzélius, Paris. — Douai.


  1. WS - dédicace manuscrite : En hommage respectueux et en témoignage de ma vive admiration
    André Lamandé
    nov. 1921