Catéchisme religieux des libres penseurs (Ménard)/1

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Hurtau (Extrait de la Critique philosophiquep. 3-8).


I

DE LA RELIGION ET DE SES DIFFÉRENTES FORMES


La religion est un lien moral qui rattache l’homme à l’univers et à la société au moyen d’un ensemble de dogmes, c’est-à-dire de croyances ou d’opinions sur la nature des choses et la destinée humaine. Les cérémonies ou pratiques extérieures par lesquelles peuvent se manifester ces croyances constituent le culte public ou privé.

Il y a plusieurs religions, comme il y a plusieurs races, plusieurs langues, plusieurs états politiques. Cette diversité impose à chacun le devoir de respecter dans les autres la liberté qu’il réclame pour lui-même. La libre pensée n’implique pas une négation systématique de toute religion et rien n’empêche les libres penseurs de s’attacher à celle qui leur convient, mais ils ne reconnaissent d’autres juges qu’eux-mêmes des motifs qui peuvent déterminer leur choix. Leur catéchisme n’est pas l’exposé dogmatique d’une religion particulière, c’est une méthode pour se faire des croyances, un résumé des traditions religieuses du genre humain.

Les formes de la religion étant différentes suivant les lieux et suivant les temps, on peut les classer dans un ordre chronologique ou dans un ordre géographique et ethnologique. Si on compare les religions antiques aux religions modernes, on voit qu’en général les premières se sont surtout occupées de l’origine des choses et de l’ensemble du monde, tandis que les dernières s’occupent plutôt de la nature de l’homme et de sa destinée. On peut donc dire que les unes sont des systèmes de physique, les autres des systèmes de morale.


Religions antiques.


La révélation primitive, c’est-à-dire la première impression de l’ensemble des choses sur l’esprit humain, se traduit de différentes manières selon le génie particulier des différentes races. On peut concevoir l’univers comme une machine, comme un animal ou comme un concert. À ces trois conceptions répondent les trois grandes formes de la religion dans l’antiquité : le Monothéisme regarde la nature comme une matière inerte mue par une volonté extérieure ; le Panthéisme se la représente comme une unité vivante, ayant en elle-même son principe d’action ; le Polythéisme y voit un ensemble d’énergies indépendantes, dont le concours produit l’harmonie universelle.

Il n’y a pas lieu de discuter le système rattachant toutes les religions à une source unique qu’on nommait la religion naturelle ; ceux qui l’ont imaginé, persuadés que le Monothéisme était la vérité, supposaient que les autres formes religieuses n’en étaient que des altérations. À cette hypothèse, abandonnée aujourd’hui, a succédé celle d’un fétichisme primitif, qui part d’une autre vue théorique et ne s’appuie pas davantage sur l’histoire. Le fétichisme n’est pas une religion puisqu’il ne répond à aucune vue d’ensemble ; il permet seulement de constater que le sentiment religieux existe à l’état embryonnaire même dans les races inférieures. On le retrouve à toutes les époques chez ceux qui restent confinés dans les limbes de l’intelligence. Ces terreurs vagues qu’on croit conjurer par des pratiques arbitraires ; cette tendance à attribuer à certains objets, à certaines paroles, à certains hommes une puissance surnaturelle, tout ce qui constitue le fétichisme des tribus sauvages, se retrouve chez les peuples les plus civilisés sous le nom de superstition. Il n’est pas impossible que tel ait été le point de départ de la religion pour les races les mieux douées, mais comme on n’en a aucune preuve, il n’est pas scientifique de l’affirmer.

Le plus ancien de tous les livres, le Véda, nous fait assister à l’éclosion du sentiment religieux, et à celle de la langue religieuse, qui est la mythologie. Le sanscrit védique est le plus ancien des dialectes indo-européens ; la religion védique est la forme la plus ancienne du Polythéisme, religion naturelle de la race indo-européenne. On trouve néanmoins dans le Véda le germe des transformations religieuses qui se sont accomplies dans les deux branches orientales de cette race, les Aryas de l’Inde et les Iraniens de la Perse. Le Polythéisme nous est présenté dans la poésie grecque sous une forme moins ancienne que dans le Véda, mais beaucoup plus parfaite. Au-dessus des forces, l’Hellénisme conçoit des lois qui s’enchaînent sans hiérarchie dans un ordre éternel ; il cherche le divin dans l’humanité, et par le culte des Héros prépare cette apothéose des vertus humaines qui devait se résumer plus tard dans le dogme chrétien de l’Homme-Dieu.

La religion des Romains et celle des Grecs ne sont guère plus éloignées l’une de l’autre que les langues de ces deux peuples ; mais par la prédominance du culte sur le dogme, par l’importance qu’ils ont attribuée aux fonctions sacerdotales, les Romains ont préparé le règne d’une théocratie dans l’Occident.

Quoique le Véda soit resté le livre sacré des Aryas de l’Inde, leur religion a passé du Polythéisme au Panthéisme. Cette transformation s’est produite à une époque indéterminée, mais il est certain qu’elle répond à l’établissement du régime des castes et qu’elle a été l’œuvre des brahmanes. On retrouve le Panthéisme associé au système des castes dans la plus ancienne civilisation du monde, celle de l’Égypte. Mais tandis que le Panthéisme indien n’a été que le produit d’une élaboration sacerdotale, le Panthéisme égyptien présente le caractère d’une religion naturelle. La vie universelle s’y révèle dans son unité par l’action du soleil sur la nature, dans sa diversité par les formes animales. Le culte du soleil était associé dans la religion égyptienne au culte des animaux, qui est la forme ordinaire du fétichisme chez les races africaines. La croyance à la résurrection des corps paraît avoir été dès l’origine un des dogmes de l’Égypte : c’est à cette croyance, plutôt qu’à la doctrine grecque de l’immortalité de l’âme, que les chrétiens ont emprunté leurs opinions sur la vie future.

Il est difficile de dire si le Monothéisme est né spontanément à l’aspect du désert, où règne une force unique, le Simoun, celui dont le souffle est un feu dévorant, ou s’il s’est développé peu à peu comme une protestation du sentiment national des Juifs contre les influences étrangères, mais il est certain que le dogme de l’unité divine a été le dogme fondamental de la religion hébraïque. Ceux qui croient l’esprit humain à jamais enfermé dans ce dogme s’étonnent de ne le trouver que chez un peuple si inférieur dans l’art, dans la science et dans la politique aux grandes nations de l’antiquité, mais ils ajoutent que le peuple juif étant prédestiné au rôle d’initiateur religieux du genre humain, cette mission providentielle compense largement tout ce qui lui a manqué ; ceux qui jugent les doctrines religieuses par les civilisations qu’elles ont produites arrivent naturellement à une conclusion différente. La religion chrétienne et la religion musulmane se rattachent au Judaïsme par l’emprunt qu’elles lui ont fait de sa conception monarchique de l’univers, mais elles ont en même temps emprunté à d’autres religions deux dogmes dont il n’y pas de trace dans la Bible hébraïque, le dogme du mauvais principe et de la chute des anges, et le dogme de la résurrection et du jugement dernier.

Tandis que le Polythéisme de la race indo-européenne était absorbé dans l’Inde par l’unité complexe du Panthéisme, les Iraniens lui faisaient subir une transformation toute différente. Les luttes dont la nature est le théâtre, et qui tiennent une place importante dans le Véda, dans la cosmogonie hellénique et dans les mythologies du Nord, sont ramenées par la religion mazdéenne à l’antagonisme de deux principes, la lumière et les ténèbres. L’opposition de ces deux principes se traduit dans l’homme et dans la société par la lutte du bien et du mal. L’expression physique de cette conception religieuse devait se subordonner à son aspect moral dans une religion de seconde formation ; le Dualisme iranien est en effet une réforme que la tradition a rattachée au nom de Zoroastre et qui sert de passage entre les religions antiques et les religions modernes. Le Monothéisme hébraïque pouvait, sans renoncer à son principe, faire des emprunts au Dualisme ; la doctrine mazdéenne du Diable et des hiérarchies céleste et infernale, quoique étrangère à la Bible, finit par s’infiltrer chez les Juifs, et c’est par leur intermédiaire qu’elle a passé dans la religion des chrétiens et dans celle des musulmans.


Religions modernes.


Après s’être répandue sur le monde extérieur, l’intelligence se replie sur elle-même ; à la religion de la nature succède la religion de l’humanité représentée par le Bouddhisme en Orient, par le Christianisme en Occident. L’homme trouve la plus haute expression du divin dans le triomphe de l’âme sur les attractions du dehors ou dans le sacrifice de soi-même pour le salut de tous.

Le dogme unitaire de la vie universelle s’était produit sous la forme la plus absolue dans l’Inde brahmanique : c’est de là que devait sortir la plus énergique protestation, car la pensée humaine oscille comme le pendule, et la réaction est proportionnelle à l’intensité de l’action. De la religion du Grand Tout sort la religion du Vide ; au sommet de l’échelle de la vie et des métamorphoses, le Bouddhisme place le Néant comme le dernier terme de la béatitude et la suprême espérance de la vertu. Chassé de l’Inde qui avait été son berceau, le Bouddhisme s’est étendu par une propagande pacifique sur le Thibet, l’Indo-Chine, la Tartarie, la Chine et le Japon ; c’est la religion qui compte aujourd’hui le plus de sectateurs.

Le Christianisme n’est pas sorti comme le Bouddhisme d’une source unique, mais d’un compromis entre l’Hellénisme et le Judaïsme déjà transformés, l’un par la philosophie, l’autre par des religions étrangères. À côté du Monothéisme juif se place le grand symbole de l’Homme-Dieu qui résume tout l’anthropomorphisme grec. Au principe de l’ordre universel est associée, dans l’unité du divin, la loi morale sous la forme la plus haute, la rédemption par la douleur. Autour du Rédempteur, type idéal du sacrifice de soi-même, se déroule, dans le ciel bleu de la conscience, la chaîne lumineuse des vertus vivantes, la pureté des vierges et l’héroïsme des martyrs. La transformation des mœurs sous l’influence de la philosophie explique la préférence accordée en général aux vertus ascétiques sur les vertus actives, quoique cette préférence soit moins exclusive chez les chrétiens que chez les bouddhistes.

La nature n’est pas réduite par le Christianisme à une pure illusion, comme dans le Bouddhisme, mais le Prince de ce monde en a fait le théâtre de son action malfaisante, et quoique la création soit une œuvre divine, le royaume du Christ n’est pas de ce monde ; il est roi du monde intérieur. Le dogme persan du Diable, qui a tenu tant de place dans la mythologie chrétienne au moyen âge, tend à s’effacer de plus en plus. De même, le dogme égyptien de la fin du monde, du jugement dernier et de la résurrection des corps, très important aux débuts du Christianisme, a cédé peu à peu la place au dogme grec de l’immortalité de l’âme, plus conforme au génie des peuples européens.

La dernière des religions dans l’ordre des temps, l’Islamisme, est un prolongement du Judaïsme transformé, ou, ce qui revient au même, un Christianisme dépouillé de ses éléments grecs. En supprimant l’incarnation du divin dans l’humanité, qui comblait l’abîme entre le Dieu et l’homme, Mahomet ramena le Monothéisme à sa rigidité, tempérée seulement par la croyance au Diable et à la vie future, que les Juifs eux-mêmes avaient fini par accepter.

L’Islamisme n’a pas étendu sa sphère d’action au delà des limites tracées depuis longtemps par la conquête musulmane ; toutefois, un rapprochement inconscient paraît se préparer entre des religions longtemps ennemies. Des efforts sont tentés pour ramener, dans un but d’épuration, le dogme chrétien à sa source juive. En réduisant ainsi la légende aux proportions de l’histoire, on ôte à l’Homme-Dieu son caractère symbolique et on le rapproche de plus en plus de Moïse ou de Mahomet. Il n’y a qu’une nuance entre la religion juive ou musulmane et ce Christianisme sans mythologie, qu’on nommait Déisme au dernier siècle, et qu’on déclarait la seule religion raisonnable. Cette doctrine est très répandue aujourd’hui dans la classe lettrée ; ceux qui la croient favorable aux progrès de la civilisation peuvent en étudier les effets dans les pays musulmans.

La langue mythologique est si éloignée de nos habitudes d’esprit que le plus souvent on s’arrête à la lettre du symbole religieux, sans même essayer de la traduire sous une forme abstraite qui la ferait aussitôt comprendre. Ainsi quand la Révolution a célébré dans les églises de France le culte de la Raison, personne, ni parmi les partisans, ni parmi les adversaires de cette mesure, n’a remarqué que la Raison avait toujours été adorée dans ces mêmes églises, sous le nom de Verbe ; il n’y avait qu’un changement de sexe, et les idées n’en ont pas. De même aujourd’hui, une école de philosophes, qui veut fonder une religion sur la science positive, déclare que l’humanité doit désormais s’adorer elle-même ; il y a longtemps que cela n’est plus à faire. Seulement il n’y a pas de religion sans culte, et un peuple ne peut adorer une de ces abstractions que les mêmes philosophes appellent des entités. S’ils étudiaient le mécanisme de la langue mythologique, ils reconnaîtraient que le Christianisme a toujours adoré l’humanité dans son type idéal, celui d’un Dieu homme, qui meurt pour le salut du monde. Quant à ceux qui pensent que, pour écarter le danger de la superstition et de la théocratie, il suffirait de remplacer les affirmations religieuses par des négations, qu’ils étudient les nations bouddhistes ; ils pourront se convaincre que l’athéisme n’est pas un préservatif contre la théocratie, et que le néant offert comme perspective et comme récompense aux vertus humaines n’empêche pas le développement d’innombrables superstitions.