Catherine Morland/XXVIII

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Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 457-463).
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XXVIII


Peu de temps après, le général fut obligé d’aller à Londres pour une semaine. « Ce lui était une peine que se priver, fût-ce une heure, de la compagnie de miss Morland », et, interpellant ses enfants, il leur recommanda de faire du plaisir de la jeune fille leur étude. Du fait de ce départ, Catherine acquit une première notion expérimentale : quelquefois, qui perd gagne. Car maintenant les heures fuyaient joyeuses, le rire était sans contrainte, les repas s’animaient de bonne humeur, les promenades n’étaient plus astreintes à un itinéraire. Liberté délicieuse.

Aussi Northanger et ses habitants lui plaisaient-ils de plus en plus, et, si elle n’avait craint de devoir partir bientôt, elle eût été, chaque minute de chaque jour, parfaitement heureuse. Il y avait maintenant près de quatre semaines qu’elle était à l’abbaye. Peut-être un séjour plus long serait-il indiscret. Cette considération, chaque fois que son esprit s’y arrêtait, lui était pénible. Impatiente de se délivrer de cette gêne, elle résolut de parler à Éléonore. Elle parlerait de son départ, et elle agirait d’après la façon dont ses paroles seraient accueillies.

Plus elle tergiverserait, plus il lui semblerait difficile d’aborder un sujet si peu agréable. Au premier tête à tête qu’elle eut avec Éléonore, elle l’interrompit donc au beau milieu d’une phrase sur un sujet tout différent, pour lui dire qu’elle serait forcée de partir bientôt. Éléonore, levant des yeux étonnés, exprima son très vif regret : « Elle avait espéré la garder plus longtemps. Par méprise (ou peut-être parce que l’on croit ce que l’on désire), elle s’était imaginé que le séjour de Catherine serait beaucoup plus long, que c’était chose entendue ; et elle ne pouvait s’empêcher de penser que, si M. et Mme  Morland se doutaient du plaisir que la famille Tilney avait à la garder, ils seraient trop généreux pour hâter son retour. » Catherine expliqua : « Quant à cela, papa et maman n’étaient pas du tout pressés. Du moment qu’elle était heureuse, ils étaient contents. »

— Alors, puis-je vous demander pourquoi vous êtes si pressée de nous quitter ?

— Je suis ici depuis si longtemps…

— S’il vous est possible d’employer un tel mot, je ne puis insister davantage. Si vous trouvez qu’il y a longtemps…

— Oh ! non pas ! Pour mon propre plaisir, je resterais tout aussi longtemps encore.

Elle venait de comprendre que jusqu’au moment où elle avait parlé de son départ, on n’y avait pas encore songé. Cette cause d’inquiétude disparaissant à souhait, certaine autre crainte se dissipa : les façons amicales d’Éléonore, son empressement à la retenir, l’air enchanté de Henry quand on lui dit que la visiteuse ne songeait pas à s’en aller, tout cela disait assez éloquemment à Catherine que sa présence leur était chère. Elle n’avait plus de désirs que ce qu’il en faut pour assaisonner le bonheur. Qu’elle fût aimée de Henry, elle n’en doutait presque jamais ; le père et la sœur la chérissaient aussi, elle en était sûre, et souhaitaient qu’elle fît partie de la famille. Ses doutes et ses craintes, elle s’y complaisait plutôt qu’elle n’en souffrait : ils ne touchaient plus au profond d’elle-même.

Henry ne put rester à Northanger au service des jeunes filles, comme son père le lui avait enjoint avant de s’absenter. Appelé à Woodston par les exigences de son ministère, il dut quitter Northanger le samedi et pour une couple de jours. Cette nouvelle absence de Henry, maintenant que le général était loin, n’était pas aussi fâcheuse que la première. Elle diminua la gaîté des deux amies et ne la ruina pas. Elles avaient passé la soirée à travailler ensemble en causant affectueusement, et il était onze heures, heure tardive à Northanger, quand elles quittèrent la salle à manger, le jour du départ de Henry. Comme elles montaient à leur chambre, il leur sembla, autant que l’épaisseur des murs permettait de le discerner, qu’une voiture arrivait. Un instant après, la cloche s’ébranlait violemment. La première surprise passée, — qui s’était traduite par : « Bonté divine ! Qui est-ce ? » — Éléonore décida que ce devait être son frère aîné ; il arrivait toujours à l’improviste, sinon d’une façon aussi inopportune. Elle redescendit rapidement, pour lui souhaiter la bienvenue. Catherine gagna sa chambre. Elle s’ingéniait à se tracer un plan, en prévision d’une prochaine rencontre avec le capitaine Tilney. Pour réagir contre l’impression que sa conduite lui avait faite, elle se disait qu’il était trop gentleman pour ne pas éviter tout ce qui eût rendu leurs rapports difficiles. Elle espérait qu’il ne parlerait jamais de Mlle  Thorpe, et, en vérité, ce n’était guère à craindre : il devait être trop honteux du rôle qu’il avait joué. Aussi longtemps que ne serait faite nulle mention des incidents de Bath, elle pourrait lui faire bon visage. Qu’Éléonore eût montré tant d’empressement à voir son frère et qu’elle eût tant de choses à lui dire, étant à l’éloge du nouveau venu : une demi-heure s’était écoulée, et Éléonore ne paraissait pas.

Catherine entendit alors son pas dans la galerie. Elle écouta. Tout était redevenu silencieux. À peine s’était-elle convaincue de son erreur qu’un léger bruit à la porte la fit de nouveau attentive : on eût dit que quelqu’un touchait la porte même ; un instant après le bruit se répéta. Catherine tremblait un peu à l’idée qu’on s’approchât avec tant de précautions. Mais, résolue à n’être plus dupe des apparences ou de son imagination, elle alla résolument à la porte et l’ouvrit. Éléonore, la seule Éléonore était là, Catherine ne fut tranquillisée que la durée d’un instant : son amie était pâle et agitée. Quoiqu’elle eût évidemment l’intention d’entrer, il semblait qu’elle ne pût faire un pas, puis, dans la chambre, que parler lui fût impossible. Catherine présuma une mauvaise nouvelle relative au capitaine Tilney. Elle ne put exprimer son affliction que par des soins silencieux : elle fit asseoir Éléonore, lui frictionna les tempes avec de l’eau de lavande…

— Ma chère Catherine, il ne faut pas… en vérité, il ne faut pas… Je vais très bien… Ces bontés me bouleversent… Elles me pèsent… Je viens à vous pour un tel message…

— Un message ! à moi ?

— Comment vous dire cela ? Oh ! comment vous le dire ?

Une nouvelle supposition vint à l’esprit de Catherine, et devenant aussi pâle que son amie, elle s’écria :

— C’est un envoyé de Woodston !

— Vous vous trompez, répondit tristement Éléonore. Ce n’est personne de Woodston. C’est mon père lui-même. (Elle avait les yeux baissés et sa voix tremblait.)

Ce retour inopiné suffisait à lui seul à mettre Catherine en détresse Pendant quelques moments, elle ne songea pas qu’on pût avoir quelque chose de pis à lui annoncer. Elle gardait le silence. Éléonore, d’une voix encore mal affermie et les yeux toujours baissés, reprit bientôt :

— Vous êtes trop bonne, j’en suis sûre, pour m’en vouloir du rôle qui m’est imposé et contre lequel tout en moi proteste. Moi qui étais si joyeuse, qui vous étais si reconnaissante d’avoir consenti à prolonger votre séjour parmi nous, moi qui espérais vous garder pendant des semaines et des semaines encore, comment vous dire que ce consentement que vous venez à peine de nous accorder restera sans effet ? Comment vous dire que le bonheur que nous donnait votre présence nous le payerons d’une… Mais à quoi servent ces protestations ?… Ma chère Catherine, il faut que nous partions. Mon père s’est ressouvenu d’un engagement qui nous oblige à quitter Northanger dès lundi. Nous allons, pour une quinzaine de jours, chez lord Longtown, près de Hereford. Vous donner des explications, vous faire agréer des excuses, c’est également impossible.

— Ma chère Éléonore, s’écria Catherine, se raidissant contre son émotion, ne vous désolez pas ainsi. Il est naturel qu’un engagement cède devant un engagement antérieur. Je suis triste, très triste d’une séparation si brusque ; mais je ne suis nullement offensée, vraiment je ne le suis pas. Je pouvais terminer mon séjour ici, vous le savez, n’importe quand, et j’espère que vous viendrez me voir. Pourrez-vous, à votre retour de chez ce lord, venir à Fullerton ?

— Je ne le pourrai pas, Catherine.

— Ce sera donc quand vous pourrez.

Éléonore resta muette. Les pensées de Catherine se reportèrent alors vers une question d’un intérêt plus immédiat. Pensant tout haut :

— Lundi… si vite, lundi… et vous partez tous ! Je serai prête. Il suffira que je parte un instant avant vous. N’ayez pas de peine Éléonore ; je puis très bien m’en aller lundi. Que mon père et ma mère ne soient pas prévenus, cela n’a pas grande importance. Le général, sans doute, me fera accompagner par un domestique jusqu’à mi-chemin. J’arriverai peu après à Salisbury, et de là, il n’y a plus que neuf milles.

— Ah ! Catherine, si les choses se passaient ainsi, elles me seraient moins pénibles. Cependant ces attentions si naturelles seraient à peine la moitié de ce qui vous est dû. Comment vous dire ?… Votre départ est fixé à demain matin, et vous n’avez pas même le choix du moment. La voiture est commandée ; elle sera ici à sept heures, et aucun domestique ne sera mis à votre disposition. (Catherine s’assit, respirant à peine et incapable de prononcer un mot.) Je croyais rêver. Et ce que vous ressentez, à juste titre, d’indignation et de chagrin ne peut être pis que ce que j’ai ressenti moi-même en apprenant la décision de mon père. Mais il ne s’agit pas de moi. Oh ! s’il était en mon pouvoir de vous dire quelque chose qui pût atténuer… Mon Dieu ! que vont dire votre père et votre mère ? Vous avoir enlevée à des amis véritables, vous avoir attirée si loin de chez vous, et maintenant vous renvoyer sans même les formes de la politesse ! Chère, chère Catherine, à vous dire ces choses, il me semble être moi-même coupable de l’injure qui vous est faite. Et cependant, j’espère que vous me pardonnerez, car vous êtes depuis assez longtemps dans cette maison pour avoir vu que je n’en suis que la maîtresse nominale et que mon pouvoir y est nul.

— Ai-je offensé le général ? dit faiblement Catherine.

— Hélas ! tout ce que je sais, tout ce dont je puis répondre, c’est que vous n’avez rien pu faire qui soit une cause légitime de mécontentement. Certes, il est hors de lui. Je l’ai rarement vu plus irrité. Quelque chose doit s’être passé qui le trouble à un degré extraordinaire. Il aura éprouvé quelque désappointement, quelque vexation qui, en ce moment précis, paraît être pour lui d’une importance énorme. Mais je puis difficilement supposer que vous y soyez pour quelque chose… À quel titre ?

À grand peine Catherine parla, et par égard pour Éléonore.

— Certes, dit-elle, si je l’ai offensé, j’en suis très triste. C’est la dernière chose que j’eusse voulu faire. Mais ne vous désolez pas, Éléonore : un engagement, vous le savez, doit être tenu ; je regrette seulement qu’on ne s’en soit pas ressouvenu plus tôt, — j’aurais eu le temps d’écrire à la maison. Mais cela n’a guère d’importance.

— J’espère, j’espère vivement que cela n’en aura pas, en ce qui concerne votre sécurité. Mais pour les apparences, les convenances, pour votre famille, pour le monde !… Si, du moins, vos amis Allen étaient encore à Bath, vous les auriez rejoints avec une facilité relative ; en quelques heures, vous étiez auprès d’eux. Mais soixante-dix milles en poste… à votre âge, seule, à l’improviste !

— Oh ! le voyage n’est rien, dit Catherine. N’y pensez pas. Et, puisque nous devons nous quitter, que ce soit quelques heures plus tôt ou plus tard… Je serai prête pour sept heures. Vous me ferez appeler.

Éléonore comprit que Catherine souhaitait être seule, et, sentant que prolonger l’entretien ne pourrait être que pénible à l’une et à l’autre, la quitta sur ces mots :

— Je vous verrai demain matin.

Catherine avait le cœur gros ; il fallait qu’elle pleurât. Par affection pour Éléonore et par fierté, elle avait retenu ses larmes. Elles s’échappèrent à torrents. Être renvoyée, et de cette manière, sans qu’on alléguât une raison, sans qu’une excuse vînt tempérer des procédés si brusques, si incivils, si grossiers. Henry absent !… Ne pouvoir même lui dire adieu ! Se retrouveraient-ils jamais ? Et c’était le général Tilney, un homme si courtois, de si bonne naissance et si entiché d’elle jusqu’alors, qui agissait de la sorte. Non moins incompréhensible que pénible et mortifiant ! D’où venait son changement d’attitude ? Comment tout cela finirait-il ? Catherine restait désolément perplexe. Qu’il la fît partir sans se référer le moins du monde à ses dispositions, sans même sauver les apparences en lui laissant choisir le moment du départ ni la façon dont elle devait effectuer le voyage, que, de deux jours, il choisît le plus proche et, de ce jour, l’heure la plus matinale, comme s’il voulait expressément éviter de la voir, n’était-ce pas lui faire intentionnellement un affront ? Elle était bien obligée d’admettre qu’elle eût offensé le général, car, malgré ce qu’avait dit Éléonore, pourquoi agir ainsi envers une personne contre laquelle on n’aurait aucun grief ?

Tristement s’écoula la nuit. Il ne pouvait être question de sommeil ni d’un repos qui pût prétendre au nom du sommeil. C’était en cette même chambre où son imagination l’avait naguère tant tourmentée. Mais la cause de son trouble était maintenant dans la réalité cruelle. Son isolement, l’obscurité de la chambre, l’antiquité de l’abbaye, rien de cela ne provoquait en elle la moindre émotion, et, quoique le vent s’évertuât à des bruits sinistres, Catherine les entendait sans curiosité ni effroi.

Vers six heures, Éléonore entra. Catherine n’avait pas perdu de temps ; elle était presque habillée et sa malle était presque faite. D’abord, elle avait cru que son amie était chargée d’un message conciliatoire. Quoi de plus naturel qu’une colère s’apaisât et fût suivie de regret ? Et elle se demandait dans quelle mesure, après ce qui s’était passé, il convenait qu’elle acceptât des excuses. Mais ni sa clémence ni sa dignité ne furent mises à l’épreuve : Éléonore n’apportait nul message. Elles parlèrent peu, réfugiées au silence meilleur ; à peine quelques phrases banales. Catherine, tout affairée, achevait sa toilette ; Éléonore, avec plus de bonne volonté que d’expérience, luttait contre la malle. Puis elles quittèrent la chambre. Du seuil, Catherine jeta un dernier regard sur ces choses si connues et qu’elle aimait. En bas, le déjeuner était servi. Elle essaya de manger, autant pour échapper à l’ennui d’en être priée que pour ne pas inquiéter son amie ; mais elle n’avait pas d’appétit. Le contraste qu’elle sentit soudain entre ce déjeuner et celui de la veille, en cette même salle, lui fut une peine nouvelle. Avec quelle quiétude délicieuse — et décevante ! — elle regardait alors autour d’elle, sensible au charme des moindres choses, et sans imaginer que l’avenir pût rien receler de plus fâcheux pour elle qu’une absence de Henry, vingt-quatre heures. Heureux, heureux déjeuner, car Henry était là, Henry était assis auprès d’elle, Henry la servait. Catherine s’abandonna longtemps à ces rêveries, sans que l’en vînt distraire un mot de son amie ; celle-ci était non moins absorbée. Le roulement de la voiture les fit tressaillir et les rappela à la réalité. La voiture était là. Les indignes procédés se matérialisaient : Catherine rougit, et d’abord fut tout ressentiment. Éléonore semblait avoir pris une grande détermination :

— Il faut que vous m’écriviez, Catherine, s’écria-t-elle, que vous me donniez de vos nouvelles le plus vite possible. Jusqu’à ce que je vous sache arrivée chez vous, je n’aurai pas une heure de tranquillité. Coûte que coûte, il faut que j’aie une lettre de vous, que j’aie la satisfaction de vous savoir arrivée sans encombre à Fullerton. Une lettre, — rien de plus, jusqu’à ce que nous puissions nous écrire sans difficulté. Adressez-là chez Lord Longtown, et, pardonnez-moi de vous le demander, sous le couvert d’Alice.

— Non, Éléonore, si vous n’êtes pas autorisée à recevoir une lettre de moi, il vaut mieux que je ne vous écrive pas. J’arriverai, sans aucun doute, saine et sauve à la maison.

— Je n’ai pas le droit de m’étonner de votre réponse. Je n’insisterai pas. Je me remets à votre bon cœur.

Ces paroles et le regard triste qui les accompagna suffirent à fléchir l’orgueil de Catherine, et elle dit aussitôt :

— Oh ! Éléonore, je vous écrirai.

Il était un autre point délicat que Mlle  Tilney était soucieuse d’élucider. Peut-être, absente depuis si longtemps, Catherine manquait-elle de l’argent nécessaire aux dépenses du voyage. Une question, affectueusement posée par Éléonore qui s’offrait à arranger les choses, prouva qu’il en était bien ainsi. Jusqu’à ce moment, Catherine n’avait pas songé à ce détail. En examinant le contenu de sa bourse, elle constata que, sans cette prévenance de son amie, elle se serait mise en route sans même l’argent nécessaire au voyage. Le danger qu’elle avait couru emplissait leur pensée à toutes les deux. Elles parlèrent à peine pendant le temps qu’elles demeurèrent encore ensemble. Du reste, ce temps fut court. On vint annoncer que tout était prêt pour le départ. Catherine se leva aussitôt. Leur adieu fut un long, un affectueux, un silencieux embrassement.

Comme elles entraient dans le vestibule, Catherine, incapable de quitter cette maison sans un mot pour celui dont ni l’une ni l’autre n’avaient encore prononcé le nom, s’arrêta ; de ses lèvres tremblantes sortirent des mots à peine intelligibles. « Elle laissait son bon souvenir à son ami absent. » Mais à cette évocation, elle ne put refréner plus longtemps son émoi. Cachant le plus possible sa figure avec son mouchoir, elle traversa rapidement le vestibule et sauta dans la voiture qui partit aussitôt.