Catherine Tekakwitha/1/3

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CHAPITRE TROISIÈME


Naissance de Catherine Tekakwitha. — Elle devient orpheline.
— Ses premières années.


Le P. de Charlevoix, historien de la Nouvelle-France, ouvre le chapitre qu’il consacre à notre sainte, par cette belle sentence :

« La Nouvelle-France a eu ses apôtres et ses martyrs, et a donné à l’Église des saints dans tous les états, et je ne crains point de dire que les uns et les autres auraient fait honneur aux premiers siècles du Christianisme. »

Et tout de suite, place, il range parmi eux, en bonne place, la jeune néophyte qui, affirme-t-il, « est, depuis plus de soixante ans, universellement regardée comme la Protectrice du Canada ».

Elle naquit en 1656, à Ossernenon, village agnier de la famille de la Tortue. Ce bourg était le plus rapproché de Fort Orange (Albany). Il avait été témoin de la mort des confesseurs de la foi, Jogues, Goupil et La Lande. C’est de ce sol ainsi consacré par le sang des martyrs que l’on vit surgir, sur les bords de la Mohawk, le très pur lis, Catherine Tekakwitha.

la rivière mohawk devant auriesville

Certains historiens la font naître à Gandaouagué (au rapide) aujourd’hui Auriesville, distant seulement d’un mille d’Ossernenon. Les deux villages ne sont, pour ainsi dire, qu’un seul et même endroit, et ils se prennent souvent l’un pour l’autre.[1]

Le père de Tekakwitha était un Iroquois païen, sa mère une Algonquine chrétienne. Elle avait été instruite et baptisée dans la ville des Trois-Rivières. On admirait déjà sa vertu, lorsque, dans une incursion des Iroquois, elle tomba entre les mains d’un guerrier qui l’emmena captive. Elle sut gagner le cœur de son maître. Au lieu d’en faire la victime de sa cruauté ou de son libertinage, il la prit pour femme.

Cette conduite n’était point rare chez les sauvages. Le vainqueur sauvait par là de l’infamie ou de la mort celle qui avait été l’objet de son choix. De ce jour, elle était incorporée à la nation et jouissait de tous les droits.

On a pu dire de cette vertueuse femme, comme autrefois du saint homme Tobie, qu’elle conserva sa foi et la crainte de Dieu dans la terre de sa captivité. Elle priait sans cesse. Ayant eu le bonheur de mettre au monde deux enfants, un garçon et une fille, son unique désir était de les faire baptiser. L’occasion ne se présenta point.

Et pourtant, le P. Le Moyne, que nous avons vu, en 1655, fonder sa mission volante chez les Agniers, y revenait l’année suivante passer deux mois à Ossernenon. Il y retournait encore une fois en 1657, avec un petit Iroquois francisé et quelques Hurons.

Il ne put y demeurer bien longtemps. Dans les premiers mois de 1658, la hache de guerre était déterrée. Un complot se formait chez les Onnontagués pour massacrer les missionnaires et les Français du poste de Gannentaha. Avertis à temps, ils s’éloignaient pendant la nuit et échappaient au péril.

À ce moment-là même, le P. Le Moyne, par prudence, se retirait à Manhatte, chez les Hollandais, et, au mois de mai, rentrait à Québec. Et ainsi se terminait ce qu’on a appelé la première phase des missions iroquoises. Elle avait duré seize ans (1642-1658), avec des intermittences prolongées, que les hostilités avaient imposées aux missionnaires.

Malgré ces va-et-vient répétés du P. Le Moyne, l’Algonquine d’Ossernenon ne le rencontra point. Fut-ce timidité de sa part ou défense de son mari ? On ne sait. Et ce sera là sa suprême douleur, lorsque la petite vérole viendra la coucher dans la tombe.

En effet, l’an 1660, le terrible fléau éclatait au pays des Agniers, courait le long de la Mohawk et se répandait au loin parmi les autres cantons. Les ravages furent d’autant plus rapides que les sauvages ignoraient l’art de se prémunir contre l’épidémie et d’en enrayer le progrès.

La chrétienne ne put l’éviter. Elle se prépara à la mort par le regret de ses fautes et la soumission à la volonté de Dieu. Soumission méritoire, en présence des deux enfants qu’elle laissait orphelins. Car il semble que le père succomba lui-même au fléau.

Les deux enfants furent frappés à leur tour. Catherine échappa à la mort, mais non pas son petit frère : ce qui la laissa seule en ce monde. Elle avait quatre ans.

Elle portait les traces du terrible mal. « Son visage, dit le P. Chauchetière, qui estait bien fait auparavant, en fut tout gasté ; il s’en fallut peu qu’elle ne perdît la veue. »

Ce dernier trait est capital dans la vie de Catherine Tekakwitha. Ses yeux ne pouvaient supporter la grande lumière du jour. Elle dut se réfugier dans la cabane sombre, et, lorsqu’elle sortait, « elle se tenait, ajoute le P. Chauchetière en employant un mot qui s’est conservé parmi nous, toujours enveloppée en sa couverte ». De là, par nécessité d’abord, puis par goût, une vie absolument retirée, loin du bruit, loin des yeux, confinée aux travaux de l’intérieur. De là encore une pudeur presque ombrageuse, quasi innée en elle, mais croissant chaque jour et qui, en présence des mœurs dissolues de ses compagnes, devenait pour elle une insigne garantie de sa chasteté.

Aussi bénit-elle jusqu’à la fin de ses jours la bonne Providence, qui lui avait ménagé cette solitude pour lui parler plus sûrement au cœur. Nous verrons si elle sut en profiter.

Le nom de Tekakwitha lui fut donné, semble-t-il, vers ce temps-là. L’orthographe en a varié au cours des ans. Les premiers historiens, Cholenec et Chauchetière, écrivent Tegakouita, Charlevoix Tegahkouita, puis ce fut Tehgakwita, Tekakouita, et enfin Tekakwitha. Sa signification n’est pas moins indécise : l’ancien missionnaire de Caughnawaga, l’abbé Marcoux, l’interprète ainsi : « Celle qui met les choses en ordre ; » d’autre part, l’érudit Sulpicien indianisant, l’abbé Cuoq, lui donne ce sens : « Celle qui s’avance, qui meut quelque chose devant elle. » Comme une personne qui s’avance dans les ténèbres, les bras tendus en avant. Ce qui exprime bien la démarche hésitante de l’enfant, aux yeux si douloureusement affectés par la maladie.[2]

Un oncle de Tekakwitha, ancien capitaine, très considéré dans le village, la recueillit sous son toit. L’intérêt est rarement absent du cœur de l’homme, d’un sauvage surtout. L’oncle n’avait pas d’enfant. Il calcula que l’orpheline lui serait vite utile.

Car il faut se rappeler que les femmes et les filles sont les plus grandes ressources d’une famille indienne. À elles toute la sollicitude des soins domestiques, les travaux les plus pénibles. La part de l’homme, c’est la guerre, la chasse ou la pêche. Le reste du temps il le passe à fumer, à causer avec les amis, à jouer, à manger et à dormir.

Même après une chasse fructueuse, il croirait déroger en rapportant le gibier qu’il a tué. De retour chez lui, il dit à sa femme : « J’ai tué. » Aussitôt, sans une plainte, elle se lève et, à la faveur des entailles que le chasseur a faites aux arbres, de ci, de là, dans l’épaisseur de la forêt, elle suit, avec une intelligence qui manque rarement son but, les traces de son homme. La proie découverte, elle la traîne après elle ou la charge sur ses épaules. Si elle est trop lourde, la femme la dépèce et n’en rapporte cette fois que ce qu’il faut pour le festin. Pendant ce temps, le chasseur étendu près du feu, insensible aux fatigues qu’il occasionne, savoure d’avance ce qui va gaver son estomac glouton.

Une autre utilité des filles, c’est leur établissement. Car, chez les sauvages, le mari suit la femme et non la femme le mari. Le mariage est tout au profit de la famille de l’épouse. Par cette union, le nouvel époux entre chez lui dans la cabane. C’est un chasseur et un guerrier de plus. Les parents âgés le regardent avec raison comme une ressource assurée pour leurs vieux jours et, s’il est brave guerrier, comme un reflet de gloire sur leur famille.

La vie de Tekakwitha se passera presque exclusivement à l’intérieur de la cabane. Aussi est-il bon de rappeler ce que nous disions plus haut sur ces sortes de logis. Cabanes longues et larges, en forme de tonnelles, où pouvaient habiter jusqu’à vingt familles divisées en groupes de quatre : deux de chaque côté de la cabane, participant à un foyer commun placé au centre du long corridor ; et ainsi des autres groupes. Au-dessus de chaque feu était pratiquée dans le toit une ouverture par où sortait la fumée et entrait la lumière. La cabane n’en restait pas moins enfumée et sombre.

Après l’épidémie, le village s’était transporté en bloc un mille plus haut, sur la même rive droite de la rivière Mohawk, à l’angle sud-ouest formé par la rivière et le ruisseau Auries. C’est aujourd’hui Auriesville[3]. On y accourt de tous les points des États-Unis, pour y vénérer les trois Martyrs récemment béatifiés, Isaac Jogues, René Goupil et Jean de La Lande.

Le village indien était situé tout près de là, sur un plateau qui domine les grands bois et les champs d’alentour, les deux rives et la vallée de la Mohawk.

Il portait le nom de Gandaouagué (au rapide). Comme celui de Tekakwitha, il nous est venu avec plusieurs formes, entre autres, Gandawagué, mot huron en usage chez les missionnaires pour exprimer « rapide », « sault » ; Gahnawagué, du dialecte agnier, employé une fois par le P. Cholenec ; ce mot se rapproche de Kahnawaké, qui a donné naissance à la forme anglaise moderne de Caughnawaga.[4]

L’oncle de Tekakwitha, avec sa femme, une de ses sœurs et l’orpheline, alla donc s’établir dans une des cabanes principales du nouveau village, à l’abri de la haute palissade qui le protégeait.

Et alors commença pour Tekakwitha une vie paisible, retirée, où parurent d’abord ses inclinations naturelles. Elles étaient d’une qualité rare, développées déjà pendant quatre ans par les soins attentifs de sa bonne mère. Un fin psychologue n’a-t-il pas dit qu’à trois ans l’enfant est déjà élevé…

Tekakwitha, toute jeune encore, montrait un esprit délié et un goût très vif pour le travail, ce qui n’est pas commun chez la femme sauvage. Pour elle, la grande affaire est de se débarrasser au plus tôt de la besogne indispensable de chaque jour, sans songer au lendemain, lequel, au reste, n’existe point pour le sauvage.

Cela fait, filles et femmes se livrent aux divertissements, aux visites, aux rencontres bruyantes, aux jeux, à la danse. Catherine, forcément confinée dans sa cabane, échappa tout naturellement à cette vie turbulente. L’amour de la vie silencieuse, de la vie intérieure, put dès lors germer et grandir dans ce cœur que Dieu se destinait à lui seul.

Une autre frivolité chez la femme sauvage est la coquetterie, et la coquetterie poussée parfois jusqu’aux raffinements les plus inattendus. La passion de la parure paraît dès le bas âge. Le P. Chauchetière observe que « les jeunes sauvagesses de sept à huit ans sont folles et ont une attache très grande pour la porcelaine. Les mères, qui sont plus folles qu’elles (déjà !…), passent quelquefois bien du temps à peigner et à tresser les cheveux de leurs filles ; elles ont soing que leurs oreilles soient bien percées et commencent à leur percer dès le berceau ; elles leur mettent de la peinture au visage et les couvrent toutes de porcelaines quand il faut qu’elles aillent danser ».

Le vêtement prêtait aussi à la vanité : la tunique était une pièce de drap ou de riche pelleterie, portant souvent au bas une large broderie d’ornements variés. Les mitasses ou guêtres étaient brodées, enrichies de dessins nombreux en rassades ou en poils de porc-épic de couleur éclatante. Pendants d’oreilles, colliers, bracelets ajoutaient encore à la parure.

Les tantes de Tekakwitha, pas plus sages que les autres, exercèrent une telle pression sur l’enfant, qu’elle se laissa faire et porta un temps les livrées de la vanité. Elle se ressaisit vite toutefois et regretta d’avoir cédé. Ce remords ne la quitta plus. Vingt ans après elle pleurait encore ce qu’elle considérait comme un de ses plus graves égarements. N’est-ce pas merveilleux de voir cette jeune païenne faire exactement ce qu’avait fait, un siècle plus tôt, un saint Louis de Gonzague, pleurant les pincées de poudre que tout enfant il avait dérobées aux soldats de son père.

En peu de temps, Tekakwitha put rendre dans la cabane tous les services domestiques. Ses tantes ne demandaient pas mieux que de s’en décharger sur elle. On la voyait occupée, des heures entières, à écraser entre deux pierres le blé d’Inde pour la sagamité. Elle allait ensuite puiser de l’eau à la rivière, dans des auges de bois creusées à l’aide du feu et de pierres tranchantes. Le repas achevé, c’était à elle à préparer dans la forêt le bois du foyer et à l’apporter à la cabane sur ses épaules. Avait-elle quelques moments de loisir, elle les employait à confectionner les petits meubles domestiques, en jonc ou en écorce, à disposer les pelleteries destinées au commerce.

Ce qui rehaussait le prix de tous ces bons offices, c’était l’aimable complaisance qu’elle y mettait. Son empressement, sa douceur, son heureux caractère, quoiqu’il advint, ne se démentaient pas. Le P. Chauchetière, qui a le plus longuement parlé de l’enfance de Tekakwitha, dit qu’elle était « douce, patiente, chaste et innocente. Sage, ajoute-t-il en résumant son panégyrique, sage comme une fille française bien élevée ».

Ses historiens relèvent ici un don spécial que Dieu lui avait départi, à savoir, sa très grande adresse pour tous les ouvrages d’art et de luxe ; ce qui, la retenant à l’intérieur, servait admirablement son goût de la vie solitaire. Elle savait teindre en rouge, avec un rare bonheur, les peaux d’anguilles et les filaments de racines ou d’écorces si souvent en usage chez les Indiens ; sous ses doigts habiles, la porcelaine et les coquillages aux mille nuances, le poil d’orignal, les piquants de porc-épic divisés en filets très déliés et teints de diverses couleurs, formaient une variété de dessins et de figures qui embellissaient le sac à tabac du guerrier, les mitasses et les
WAMPUM DES HURONS
Conservé à Caughnawaga
mocassins du chasseur, le berceau du nouveau-né, les bracelets des femmes, la ceinture des hommes, et surtout les colliers ou wampums, appelés alors à un si grand rôle dans les relations commerciales ou dans les négociations politiques.[5]

Ce bonheur continu dans les divers travaux qu'elle entreprenait, mettait de plus en plus en évidence la jeune Tekakwitha. Ses tantes résolurent d'exécuter le projet qu'elles nourrissaient depuis quelque temps. Leur action va déclencher une série d'épreuves pour la pauvre orpheline. Ses vertus en sortiront comme d'un creuset, plus brillantes et plus fortes.

  1. Voir Ellen Walvorth, The Life and Times of Kateri Tekakwitha, p. 13 et p. 38 où une carte indique les postes respectifs d’Ossernenon, de Gandaouagué (Auriesville) et de Kahnawaké (Fonda).
  2. Voir Ellen Walworth, The Life and Times of Kateri Tekakwitha, p. 36 et pp. 307, 308.
  3. Voir la carte à la page 83.
  4. V. Ellen Walworth, op. cit., p. 307.
  5. Le wampum est une bande de deux à trois pieds de long sur trois ou quatre pouces de large. Elle est formée de grains de coquillage ou de porcelaine enfilés, composant comme un tissu. Par la variété et la disposition des couleurs, il représente diverses figures ; c’est leur langage qu’interprète un chef ou orateur dans les grandes assemblées. On conserve à Caughnawaga le wampum que les Hurons de Lorette envoyèrent, en 1676, à leurs frères Iroquois de Kahnawaké.