Catherine Tekakwitha/1/4

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Imprimerie du Messager (p. 33-40).


CHAPITRE QUATRIÈME


Le mariage des enfants et celui des adultes chez les Iroquois. — Tekakwitha expédie l’un et repousse l’autre.


Il existait, en ce temps-là, une curieuse coutume au pays des Iroquois.

Les familles nouaient entre elles des liens d’amitié en s’offrant mutuellement un petit garçon ou une petite fille, qui souvent était encore au berceau. Ils appelaient mariage cette simple rencontre.

À l’âge de huit ans, Tekakwitha avait été ainsi présentée à un garçonnet, guère plus âgé qu’elle. Ce qui leur parut un jeu d’enfants ne les émut guère, et chacun s’en alla de son côté, comme si de rien n’était.

Les tantes, elles, désireuses d’accroître le bien-être de la famille, y virent le gage d’un établissement futur. Elles n’attendaient que l’âge nubile de leur nièce pour accomplir leur dessein.

Nous allons constater en l’occurrence la vérité de cette réflexion du P. Cholenec, dans sa Vie latine de la bienheureuse : Dumque crescebat aetate, crescebat et prudentia, pendant qu’elle croissait en âge, elle croissait aussi en prudence.

La prudence est la première des quatre grandes vertus qui donnent naissance aux autres vertus morales. Elle ordonne les choses à leur fin. Elle atteint sa perfection, ajoute saint Thomas, [1] lorsque le Saint-Esprit, par le don de Conseil, la règle et la meut.

Tekakwitha avait sans doute, malgré son très jeune âge, profité jusqu’à un certain point des leçons de sa mère. Mais on peut dire que, arrivée à l’époque où nous sommes, elle n’a eu pour maître que l’Esprit-Saint.

Et nous avons là un exemple vraiment remarquable de l’intervention de Dieu dans l’âme des infidèles.

On sait le problème angoissant que suscite le sort de tant d’infidèles qui n’ont jamais entendu la prédication de l’Évangile. Comment parviendront-ils à ce minimum de croyance, nécessaire de nécessité de moyen pour le salut, et que résume saint Paul dans ce texte célèbre de son Épître aux Hébreux (c. xi, v. 6) : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent ? »

Avant sa justification (s’il y parvient), l’infidèle peut sans doute produire des actes moralement bons, par ses seules forces naturelles et dans les choses faciles. De plus, s’il est fidèle à faire son possible, Dieu ne lui manquera pas, facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam (saint Thomas) : placé devant une tentation plus forte, Dieu communiquera à son intelligence un secours spécial capable d’aider la volonté à vaincre, ou directement à la volonté elle-même une énergie victorieuse. Ces bonnes actions préparent l’âme à faire l’acte de foi et de charité qui produit la justification.

Quels secours la Providence ménage-t-elle à l’âme pour accomplir cet acte surnaturel ?

Ou bien Dieu, la prédication évangélique faisant défaut, rappelle certaines notions sur Dieu souverain Maître entendues autrefois, comme en sa petite enfance Catherine Tekakwitha, ou encore pour elle la vue et les conversations de Hurons baptisés ; ou bien — selon une opinion probable — à défaut de ces suppléances, l’Esprit-Saint, par une révélation immédiate faite à l’âme, l’éclaire assez pour l’amener à l’acte de foi stricte au Dieu véritable, au Dieu rémunérateur. Acte libre, essentiellement surnaturel, soumission de l’âme à Dieu, qui fait éclore l’amour au cœur. À l’instant même, cet amour devient charité parfaite, la grâce efface le péché originel. C’est la divine justification. L’âme devient enfant de Dieu, en attendant le baptême, implicitement désiré jusque-là, qui l’incorpore à l’Église de Jésus-Christ.

Ce travail secret, divin, s’opère en moins de temps qu’on ne met à le dire, lorsque le Saint-Esprit veut prévenir une âme de sa grâce. Quand le fait-il au juste ? Nous ne savons. L’Esprit souffle où il veut et quand il veut. Aux uns, c’est à l’éveil même de la raison, à d’autres plus tard ; pour plusieurs, au dire des missionnaires, il semble que ce soit à l’article de la mort.

La jeune Tekakwitha, visiblement, fut une enfant privilégiée. Dieu lui avait donné une âme que Tertullien dirait « naturellement chrétienne ». Elle correspondit si bien aux premières touches de l’Esprit, que la révélation finale ne dut pas tarder. Ce jour-là, la grâce sanctifiante — qui est l’inhabitation en nous de la très sainte Trinité, suivant cette sublime et consolante promesse de Jésus : « Nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Joan. xiv, 23) — la grâce vint en elle avec son cortège royal des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit. De ce jour, en attendant le baptême, elle posséda, par la grâce et les vertus infuses, le pouvoir de faire des actes surnaturels, et par les dons la facilité de les accomplir. (Nous reviendrons sur ce sujet au chap. viiie de la seconde Partie).

Nous saisissons là le secret de sa conduite étonnamment vertueuse pendant les longues années qui précédèrent son baptême, au milieu de la corruption de son entourage, et parfois sous le coup de luttes pénibles et de persécutions. Le projet de mariage, mentionné plus haut, va nous le faire toucher du doigt.

Avec une belle âme et un heureux caractère, l’Esprit-Saint l’avait douée d’une inclination rare pour la réserve, la modestie, la pureté jointe à une répugnance invincible et sans exemple en son pays pour tout ce qui regarde le mariage.

Tout cela était parfaitement inconnu de ses tantes. Aussi ne doutèrent-elles pas un instant de la réponse empressée de leur nièce dès la première ouverture du projet. Le moment était favorable. Tekakwitha avait grandi : on parlait d’elle comme d’une jeune fille intelligente, aimable, « ayant le mot pour rire », ajoute ici le P. Chauchetière, un peu timide il est vrai et marquée de la petite vérole, mais si active, si adroite en tout ; bref un beau parti. Et déjà les tantes, songeant à elles-mêmes peut-être plus qu’à l’orpheline, voyaient le futur mari, excellent chasseur sans doute, fournir la cabane des meilleures pièces de la forêt.

Aussi jugez de leur stupéfaction lorsque, dès les premiers mots du projet de mariage, au lieu d’un sourire entendu suivi d’un prompt acquiescement, elles la virent surprise elle-même d’abord, puis triste, puis alléguant sa jeunesse, son peu d’inclination. Tekakwitha ne voulut pas révéler du premier coup son aversion absolue, doublée de l’incoercible attrait d’un cœur qu’elle réservait à Dieu seul. Prudemment, elle préféra laisser au temps, le grand débrouilleur d’affaires, le soin de régler celle-ci.

D’un autre côté, les tantes de la jeune fille ne manquèrent pas d’habileté. Elles parurent goûter ses raisons et, à leur tour, permettre au temps de briser peu à peu cette résistance. Mais c’était pour mieux cacher leur jeu.

Le P. Cholenec nous donne ces curieux détails sur la manière de procéder au mariage chez les Iroquois. « Bien que ces infidèles, écrit-il, poussent le libertinage et la dissolution jusqu’à l’excès, néanmoins il n’y a point de nation qui garde si scrupuleusement en public les bienséances de la plus exacte pudeur : un jeune homme serait à jamais déshonoré, s’il s’arrêtait à converser publiquement avec une jeune fille. Quand il s’agit de mariage, c’est aux parents à traiter l’affaire, et il n’est pas permis aux parties intéressées de s’en mêler : il suffit même qu’on parle de marier un jeune Sauvage avec une jeune Indienne, pour qu’ils évitent avec soin de se voir et de se parler. Quand les parents agréent de part et d’autre le mariage, le jeune homme vient le soir dans la cabane de sa future épouse, et il s’assied auprès d’elle, c’est-à-dire qu’il la prend pour femme et qu’elle le prend pour mari. »

À ce rite peu compliqué s’ajoute, d’après le P. Chauchetière, la présentation au jeune homme d’un objet quelconque, mais surtout de la nourriture.

Les tantes de Tekakwitha avaient résolu de lui tendre un piège et de l’y faire tomber comme à son insu. Leurs yeux s’étaient portés sur un jeune homme du village. Elles obtiennent son consentement et celui de ses parents. Elles l’invitent bientôt à venir dans leur cabane accomplir avec leur nièce le rite du mariage.

Il se présente un beau soir, pénètre dans la cabane et simplement va s’asseoir auprès de la jeune fille. Après un bout de conversation, l’une des tantes demande à sa nièce de vouloir bien honorer leur charmant visiteur et de lui offrir un peu de sagamité.

Tekakwitha, qui a d’abord rougi en voyant ce jeune homme s’asseoir auprès d’elle, comprend, à la demande qui lui est faite, le piège qu’on lui tend. Sans balancer une minute, elle se lève et s’enfuit hors de la cabane. Sa résolution est absolue : elle n’y rentrera que lorsque le jeune homme sera sorti.

C’était une terrible rebuffade pour les tantes, aggravée d’un cuisant affront pour leur hôte. Elles se dirent que la violence seule forcerait l’orpheline à l’obéissance. Ce fut alors une guerre de railleries, de menaces, de mauvais traitements. On l’accablait des plus rudes, des plus vils travaux. Ce n’était plus l’enfant de la famille, mais une esclave. On alla jusqu’à lui faire reproche du sang qui coulait en partie dans ses veines : le sang d’une Algonquine ! Et non point le sang très pur, sans mélange de la race iroquoise.

Elles durent convenir tout de même que le mélange n’avait en rien porté atteinte au caractère. Inflexible sur la question du mariage, maîtresse d’elle-même, Tekakwitha se plia à tout avec la même grâce, la même assiduité qu’auparavant. D’instinct, — instinct secrètement inspiré d’en-haut, — elle faisait ce que demande S. Paul : « Triompher du mal par le bien. » Elle voulut vaincre par sa douceur l’extrême violence qu’on lui faisait. C’était une gageure. Elle la gagna.

En effet, de guerre lasse, les tantes, ne comprenant toujours rien au goût bizarre, insensé, croyaient-elles, de leur nièce, mirent bas les armes. Il ne fut plus question de mariage.

Au reste, des événements se préparaient qui allaient avoir une répercussion profonde sur le village de Gandaouagué et ses habitants.

  1. Summa theol., la 2ae, q. lxviii, a. iv.