Catherine Tekakwitha/2/2

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Imprimerie du Messager (p. 105-116).


CHAPITRE DEUXIÈME


Catherine Tekakwitha au Sault Saint-Louis. —
Sa première communion.


Nous avons dit que Catherine Tekakwitha et ses deux compagnons arrivèrent à la mission Saint-François-Xavier du Sault Saint-Louis, à l’automne de 1677. Elle était munie d’une lettre de recommandation du P. de Lamberville adressée au P. Cholenec.

La lettre disait : « Catherine Tegakouita va demeurer au Sault. Veuillez vous charger, je vous prie, de sa direction. Vous connaîtrez bientôt le trésor que nous vous donnons. Gardez-le donc bien. Qu’entre vos mains, il profite à la gloire de Dieu et au salut d’une âme qui lui est assurément bien chère. » Éloge bref mais plein, que la néophyte devait si magnifiquement confirmer dans les trois dernières années de sa vie.

Le P. Pierre Cholenec remplaçait le supérieur de la mission, le P. Jacques Frémin, pour lors absent en France. C’était au zèle de ces deux hommes que la mission du Sault était surtout redevable de sa prospérité.

Né en 1641, entré dans la Compagnie de Jésus à Paris en 1659, le P. Cholenec avait professé la grammaire, les humanités et la rhétorique, quand il vint en Canada en 1674. Le P. de Rochemonteix dit que rien dans son caractère ne rappelait sa rude province de Bretagne. « Nature aimable et sympathique, ajoute-t-il, d’une innocence et d’une simplicité charmantes, facile à s’éprendre de tout ce qui était beau et relevé, il était tout entier, cœur et âme, à ses chères ouailles, et il en parlait avec ravissement dans ses lettres. »[1]

Il devait être admirablement secondé par son nouveau compagnon, le P. Claude Chauchetière, arrivé depuis un an, à l’époque de la migration du village iroquois au Sault Saint-Louis. Ces deux hommes vraiment surnaturels seront les guides de Catherine Tekakwitha dans sa marche ininterrompue vers les sommets de la perfection.


Le P. Cholenec s’occupa d’abord de trouver une famille qui voulût héberger la nouvelle venue. Il n’eut pas à chercher longtemps. Le beau-frère de Catherine était tout indiqué. C’est lui qui, avec Cendre-Chaude et le Huron, était allé la chercher là-bas et l’avait heureusement conduite à la mission. Sa femme, sœur d’adoption de Catherine, désirait depuis de longs mois l’arrivée de la néophyte.

Une autre circonstance heureuse était que, dans cette même cabane, se trouvait une ancienne chrétienne, aussi intelligente que pieuse, nommé Anastasie. Une des premières baptisées chez les Iroquois, elle avait connu la mère de Catherine. Depuis, à Laprairie, et récemment, au Sault, elle s’était consacrée à l’instruction des catéchumènes et des néophytes. On conçoit le plaisir qu’elle eut de voir la fille de son ancienne amie de Gandaouagué : elle voulut être pour elle une vraie mère.

Catherine, reçue comme un ange parmi ces bons chrétiens, put enfin respirer. Elle éprouvait la sensation d’un oiseau échappé au filet du chasseur. Ses deux premiers biographes, Cholenec et Chauchetière, nous la montrent à l’envi chantant sa délivrance de l’Égypte des Iroquois et son établissement dans la terre promise des bords du Saint-Laurent.

Tout la ravissait. Le paysage lui-même élevait à Dieu son âme sensible et délicate : debout sur le rivage, au pied d’une croix élancée, elle voyait le grand fleuve, au sortir des bouillonnements tumultueux des rapides, écarter ses rives et reprendre en silence sa course majestueuse ; au delà, l’horizon lointain avec sa verdure, ses îles, sa montagne de Ville-Marie. Ce sera pour elle un endroit favori. Elle y viendra souvent prier, et, un jour, son corps très pur y sera déposé pour un temps, en y laissant une vertu qui rendra son tombeau glorieux.

Se tournant vers le village, Catherine voyait les longues cabanes, jetées un peu pêle-mêle, çà et là, graviter autour de l’enceinte fortifiée, où se dressaient la chapelle et la maison des missionnaires.

Et partout, la paix, la tranquillité, la joie illuminant toutes les figures, l’ordre établi dans la distribution du temps pour le travail et la prière. Quel contraste avec le Kahnawaké des Mohawks, ses désordres de toutes sortes, son oisiveté, ses fêtes tapageuses, ses résistances au culte du vrai Dieu !

Elle se croyait en paradis. Elle aurait pu demander, comme Clovis, au milieu des solennités de son baptême à Reims : « Est-ce déjà le ciel ? »

Elle allait donc pouvoir se donner tout entière au bon Dieu, suivre son penchant à la dévotion, pratiquer toutes les vertus sans craindre les luttes passées. Ce serait pour elle le libre épanouissement de ses belles qualités et de ses vertus, comme une fleur — n’était-elle pas un lis ? — d’abord contrainte par la nature du sol, l’atmosphère ambiante, les vents et les orages, puis transplantée dans une terre riche, au climat sain, aux jours ensoleillés, si favorables à la libre expansion de sa tige et de sa corolle.

Voici comment le P. Cholenec nous présente l’état d’âme de Catherine à ses débuts au Sault : « Elle ne nous en parlait (de son bonheur) qu’avec des élans et des transports ; et comme elle avait le cœur grand et noble, l’esprit fort vif, et que son caractère propre était, autant que nous avons pu découvrir, un désir insatiable de connaître le bien et une ardeur égale à mettre en pratique ce qu’elle avait appris une fois ; cette âme si bien disposée prit feu incontinent et mettant tout de bon la main à l’œuvre, elle commença à pratiquer ce qu’elle voyait faire aux autres ; et elle le fit si heureusement et avec des progrès si notables qu’en moins de quelques semaines elle se fit distinguer entre toutes les filles et les femmes de la mission, et elle s’y attira bientôt l’estime et l’admiration de tout le monde. Voilà comme Catherine Tegakouita, après s’être conservée dans l’innocence pendant plus de vingt ans parmi les méchants et les pécheurs, devint ici en peu de temps une sainte parmi les justes et les fidèles. »

Comme tous les saints, Catherine avait une très haute idée de la majesté divine. De là, instruite par l’Esprit-Saint, son désir constant de se porter au plus parfait en toutes choses. De là encore son union à Dieu on peut dire continuelle.

À ce propos, le P. Cholenec fait la réflexion suivante : « On rapporte de plusieurs saints qu’ils avaient quelquefois le cœur si embrasé du divin amour que quelques efforts qu’ils fissent pour cacher ce feu sacré qui les brûlait au dedans, ils ne pouvaient empêcher qu’il n’en rejaillit quelques étincelles au dehors. Telle était celle dont nous parlons. Oui, cette jeune vierge, toute sauvage qu’elle était, se trouvait pour l’ordinaire si pleine de Dieu, et elle goûtait tant de douceurs dans cette possession, que tout son extérieur s’en ressentait, ses yeux, ses gestes, ses paroles ne respiraient que feu à ces moments ; et il ne fallait pas être longtemps avec elle pour en être ému et pour être échauffé de ce feu divin. De cette charité de Catherine pour son Dieu venait le grand amour qu’elle avait pour la sainte Eucharistie. »

Elle n’avait pas encore fait sa première communion, mais son cœur l’entraînait d’instinct vers le Maître adoré du tabernacle. Elle était sûre d’y trouver celui à qui elle avait déjà consacré son cœur et sa vie, de pouvoir s’y entretenir avec lui longuement, loin du bruit, loin de toute distraction.

Dès les premiers jours, on la vit se rendre à l’église à quatre heures du matin, même aux temps les plus rigoureux de l’hiver ; elle entendait la première messe à la pointe du jour, puis celle des sauvages au soleil levé. Elle y retournait plusieurs fois durant le jour, interrompant son travail pour contenter sa dévotion. Elle était là, avec tout le village, pour la prière du soir. Mais, restée seule, elle n’en sortait que bien avant dans la nuit. Les dimanches et les fêtes, elle les passait pour ainsi dire à l’église, sauf deux ou trois courtes apparitions à la cabane pour sa réfection.

Le P. Cholenec, dans une lettre datée de 1678, donne des détails curieux sur l’ordre et la nature des exercices du dimanche.

De très bon matin, les sauvages venaient en grand nombre à l’église pour s’approcher du tribunal de la pénitence. La messe commençait à 8 heures. Les hommes, rangés du côté de l’évangile, les femmes du côté de l’épître, chantaient alternativement à deux chœurs, le Kyrie, le Gloria, le Credo, des hymnes sacrées, des cantiques : le tout traduit en algonquin d’abord, puis en iroquois ; le chant en langue iroquoise s’est conservé jusqu’à nos jours. Le missionnaire faisait une instruction familière après l’évangile. De temps à autre, il cédait sa place à quelque capitaine, fervent chrétien, et la parole du sauvage produisait souvent une vive impression sur ses auditeurs.

À 10 heures on sonnait de nouveau. S’il n’y avait pas de seconde messe, on récitait le chapelet.

La confrérie de la Sainte-Famille, composée de l’élite de ces bons chrétiens, avait sa réunion à 1 heure de l’après-midi.

À 3 heures on se réunissait pour les vêpres, ou plutôt pour un exercice qui en tenait lieu. Les psaumes, en effet, étaient remplacés par une série de prières en iroquois que le P. Frémin avait mises sur les différents tons des psaumes. Ainsi, la prière ordinaire du matin sur le 8e ton ; la prière pour l’élévation à la sainte messe, 1er ton ; la prière à l’ange gardien, 4e ton ; l’action de grâces pour le don de la foi, 1er ton ; les commandements de Dieu sur le chant de l’In exitu. Ils chantaient ensuite l’hymne en iroquois sur l’air de l’Iste confessor ; puis l’Ave Maria sur le 8e ton, pour remplacer le Magnificat. On donnait à la fin la bénédiction du T. S. Sacrement. Le soleil était souvent couché avant que tout fût terminé.[2]

Ces pieuses pratiques et ces chants furent bientôt familiers à Catherine Tekakwitha. Elle s’en délectait, elle y trouvait un aliment toujours nouveau à sa dévotion.

Suivant la juste remarque du P. Cholenec, « sa dévotion était d’autant plus à estimer qu’elle n’était pas de ces dévotions oisives où il n’y a d’ordinaire que de l’amour-propre ; ni Catherine de ces dévotes entêtées qui sont à l’église lorsqu’il faudrait être dans le ménage ». Il continue avec non moins de sens : « En s’attachant à Dieu elle s’attacha au travail, comme à un moyen très propre pour demeurer unie avec lui, et pour conserver le long du jour les bons sentiments qu’elle avait conçus le matin aux pieds des autels. »

La bonne Anastasie, qui avait les mêmes goûts et les mêmes vues, était devenue sa meilleure amie en même temps que son institutrice. Catherine s’était fait une règle d’éviter toute autre compagnie, et de n’aller qu’avec elle, soit au bois soit au champ.

Ensemble elles travaillaient, ensemble elles sanctifiaient leur travail par de pieux entretiens. Anastasie racontait la vie des saints, leur amour de Dieu, leur haine du péché, les rudes pénitences qu’ils pratiquaient en expiation de leurs fautes. C’étaient autant de traits de lumière pour la néophyte. Au sortir de ces conversations, elle s’appliquait à reproduire dans sa conduite les exemples qui l’avaient le plus frappée.

Elle était parvenue de cette sorte, qu’elle fût dans sa cabane, à l’église ou aux champs, à voir Dieu partout, à s’entretenir partout familièrement avec lui, et pour s’y aider encore davantage et ne perdre aucun instant, elle faisait intervenir la sainte Vierge en ayant toujours à la main son chapelet. Sa pieuse institutrice pouvait affirmer que Catherine marchait continuellement en présence de Dieu, imitant en cela une autre grande sainte du même nom, Catherine de Sienne, dont on a dit qu’elle vivait toujours en cellule, c’est-à-dire, toujours en cette intime habitation de l’Esprit-Saint en nous.

De pareils jours étaient des jours pleins, selon le mot de la sainte Écriture, à savoir, des jours remplis de vertus et de mérites. Ce qui n’empêchait pas Catherine de consacrer, le samedi, un long temps à la discussion de sa conscience, pour saisir les moindres actes qui auraient pu offenser Dieu. Elle allait ensuite au bois, dit son confesseur, « se déchirer les épaules avec de grands osiers, d’où elle venait à l’église et y passait un long espace de temps à pleurer ses péchés ; elle les confessait de la même sorte, entrecoupant ses paroles de soupirs et de sanglots et se croyant la plus grande pécheresse du monde, quoiqu’elle fût d’une innocence angélique ».

Le lecteur se dit sans doute que le lendemain, dimanche, devait être un beau jour de communion pour la néophyte. Pas encore. Baptisée depuis un an et demi, le jour de Pâques 1676, et nous sommes à la fin de l’automne de 1677, Catherine n’avait pas encore fait sa première communion. Ce n’était pas faute de la désirer de tout son cœur, elle déjà si attachée à l’hôte du tabernacle.

Les missionnaires, témoins de tant d’inconstance chez les Iroquois, avaient posé comme règle de ne les recevoir à la participation de la sainte Eucharistie qu’après plusieurs années d’épreuves. Ils voulaient par là, au dire du P. Cholenec, « leur en donner une plus haute idée et les obliger à s’en rendre dignes par une vie irréprochable ». Le saint pontife Pie X aurait probablement invité ces sévères directeurs à réduire le temps d’épreuve.

Quoiqu’il en soit, la réduction se fit pour notre jeune Iroquoise. Sa merveilleuse conduite méritait bien cette exception. On lui annonça que sa première communion aurait lieu à la prochaine fête de Noël. Elle reçut cette nouvelle avec des transports de joie. Enfin elle allait s’unir réellement au Dieu de son cœur. Elle s’y prépara par une recrudescence de ferveur, d’aspirations saintes, de soin à revêtir de pourpre et d’or le tabernacle vivant qu’allait être son âme.

À la fête de Noël, les Iroquois, avant leur départ pour la chasse, n’avaient jamais été en aussi grand nombre dans le village. Et comme ils estimaient singulièrement leur aimable compatriote, ils voulurent donner à la cérémonie de sa première communion une solennité extraordinaire. Les plus riches fourrures, les plus beaux voiles ornés de rassades, de coquillages aux riches couleurs, servirent à décorer le lieu saint, comme les Agniers de Gandaouagué avaient fait pour le baptême de Tekakwitha en la fête de Pâques.

Ce fut un spectacle ravissant de voir la jeune fille, après les cantiques préparatoires à la communion, s’avancer timide, modeste et pure comme un ange, recevoir pour la première fois le Dieu de la divine Eucharistie, « ce froment des élus, ce vin qui fait germer les vierges. »

Elle en conçut naturellement le plus vif désir de s’abreuver souvent à cette fontaine dont les eaux, a dit Jésus, jaillissent jusqu’à la vie éternelle.

Il lui fallut attendre. La grande chasse d’hiver allait l’éloigner du village.

  1. Op. cit., t. II, p. 423.
  2. Voir P. Martin, Vie de Catherine Tegakouita, p. 94 et suiv.