Catriona/04
Hachette, (p. 33-45).
IV
L’AVOCAT GÉNÉRAL PRESTONGRANGE
Mon parent voulut me faire partager son repas, pour l’honneur de la maison, me dit-il, et je le quittai dès que cela me fut possible. J’avais hâte de m’engager complètement, afin de m’enlever jusqu’à l’apparence d’une hésitation ; aussi fus-je très désappointé quand, ayant sonné chez l’avocat général, on me dit qu’il était absent. Je crois qu’il était vraiment sorti à ce moment-là et pendant les quelques heures suivantes, mais je sus bientôt qu’il était rentré en l’entendant causer dans la pièce voisine. Je vis qu’on m’oubliait et je serais parti cent fois si je n’avais été retenu par le désir d’en finir avec ma déclaration et de pouvoir me coucher et dormir en paix. D’abord, je me mis à lire, car le petit cabinet où j’attendais contenait une foule de livres variés, mais je lisais sans grand profit. Puis le temps devenant nuageux, la nuit vint plus tôt que d’habitude et comme le cabinet n’était éclairé que par une meurtrière, je fus bientôt forcé de renoncer à cette distraction, et je passai le reste du temps à attendre dans une oisiveté un peu lourde. Le bruit des conversations dans la pièce à côté, les sons agréables d’une harpe, ainsi qu’une voix de femme me tenaient un peu compagnie.
Je ne sais quelle heure il était, mais la nuit était venue depuis longtemps, quand la porte s’ouvrit et j’aperçus, éclairée par derrière, une haute silhouette d’homme sur le seuil : je me levai aussitôt.
« Y a-t-il quelqu’un là ? Qui est-ce ? dit une voix.
— Je suis porteur d’une lettre du seigneur de Pilrig pour l’avocat général, répondis-je.
— Êtes-vous ici depuis longtemps ?
— Je ne puis vous le dire au juste.
— C’est la première nouvelle que j’en ai, les garçons vous auront oublié. Mais vous voilà dans la place, car je suis Prestongrange. »
Tout en parlant, il passa devant moi, et me fit entrer dans sa bibliothèque, alluma une bougie et s’assit devant sa table de travail. C’était une longue salle entièrement garnie de livres. Le petit foyer de lumière dans un coin faisait ressortir la belle taille de l’homme et son air énergique ; il était rouge, ses yeux brillaient et se mouillaient par instants et, avant de s’asseoir, je le vis tituber légèrement. Pas de doute qu’il n’eût largement soupé, mais son esprit et sa langue étaient parfaitement libres.
« Eh bien, monsieur, me dit-il, asseyez-vous et voyons la lettre de Pilrig. »
Il la lut d’un air distrait jusqu’à la fin, mais s’arrêta visiblement à la dernière phrase et je vis qu’il la relisait. Mon cœur battait à se rompre, car j’avais passé le Rubicon et j’étais sur le champ de bataille.
« Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Balfour, dit-il quand il eut fini. Laissez-moi vous offrir un verre de claret ?
— Si vous voulez bien le permettre, milord, j’aime mieux vous refuser. Je suis venu ici, ainsi que cette lettre vous l’annonce, pour une affaire de quelque gravité, et comme je suis peu habitué au vin, je pourrais m’en ressentir.
— Vous êtes meilleur juge, dit-il, mais avec votre permission je vais en demander pour moi. »
Il toucha un timbre et un valet de pied parut apportant, comme sur un signal, du vin et des verres.
« Vous ne voulez donc pas me tenir compagnie ? demanda l’avocat. Eh bien, à la santé de vos futures relations. En quoi puis-je vous être utile ?
— Je dois d’abord vous dire, milord, que je suis ici pour répondre à votre pressante convocation.
— Alors vous avez un avantage sur moi, car je vous déclare que je n’ai jamais entendu parler de vous.
— Il est vrai, milord, que mon nom vous est totalement inconnu, et cependant, vous avez été pendant quelque temps extrêmement désireux de faire ma connaissance, vous l’avez même déclaré en public.
— Je ne devine pas les énigmes, je ne suis pas Daniel.
— Si j’étais en joyeuse humeur je pourrais, pour mettre Votre Excellence sur la voie, lui dire qu’elle m’est redevable de la somme de deux cents livres.
— Comment cela ? fit-il.
— Comme récompense offerte pour ma personne. »
Il repoussa aussitôt son verre et se redressa sur sa chaise.
« Que dois-je comprendre ? demanda-t-il.
— Un grand garçon vigoureux, dix-huit ans environ, à l’accent d’un lowlander, pas de barbe.
— Je reconnais ces paroles, dit-il, et si c’est pour les tourner en dérision que vous êtes venu ici : il pourrait vous en cuire, je vous en avertis.
— Mon but, milord, est aussi sérieux que la vie et la mort, et vous allez me comprendre facilement. Je suis le jeune homme qui causait avec Glenure quand il fut tué.
— En ce cas, je ne puis que supposer, en vous voyant ici, que vous venez établir votre innocence ?
— La déduction est claire, en effet ; je suis un très loyal sujet du roi Georges et, si j’avais quelque chose à me reprocher, je ne commettrais pas l’imprudence de venir me jeter dans la gueule du loup.
— Je suis bien aise qu’il en soit ainsi, dit-il : cet horrible crime, monsieur Balfour, est d’une telle noirceur qu’il ne peut permettre aucune clémence. Le sang a été répandu, il a été répandu en opposition directe à Sa Majesté et aux lois du pays, par ceux qui en sont les adversaires connus et publics. Mon sentiment de ces choses est très vif. J’avoue que je considère ce crime comme ayant été commis directement contre Sa Majesté.
— Et directement aussi, milord, contre une haute personnalité que je n’ai pas besoin de nommer. »
Il me toisa et me dit :
« Si vous avez quelque arrière-pensée en parlant ainsi, je dois vous dire que je considère vos paroles comme inconvenantes dans la bouche d’un loyal sujet ; si vous les aviez prononcées en public, il m’aurait appartenu de les enregistrer. Vous ne paraissez pas vous rendre compte de la gravité de votre situation, ou alors, vous seriez plus attentif à ne pas employer des expressions qui sont des critiques portées à l’intégrité de la justice. La justice, monsieur, en ce pays et entre mes mains indignes ne fait pas acception de personnes.
— Vous donnez à mes paroles une importance trop personnelle, répondis-je avec calme ; je n’ai fait que répéter des propos que j’ai entendus sortir un peu de toutes les bouches pendant mon voyage.
— Quand vous aurez acquis plus d’expérience, vous apprendrez que de tels propos ne sont pas faits pour être écoutés et encore moins répétés, mais je vous excuse à cause de votre naïveté. Ce gentilhomme qui a été frappé avec une si basse cruauté est au-dessus de tous les bavardages de ce genre. Le duc d’Argyle, vous voyez que je vous parle franchement, prend cette affaire à cœur comme moi, ainsi que le service de Sa Majesté et nos fonctions judiciaires nous y obligent ; il serait à désirer, dans ces tristes temps, que toutes les mains fussent également pures de rancunes familiales. Mais comme il est arrivé que c’est un Campbell qui est tombé martyr de son devoir (et je puis bien dire, moi qui ne suis pas Campbell, qu’ils ont toujours donné l’exemple en face du danger), donc comme il est arrivé que c’est un Campbell qui a été assassiné et que le hasard fait que c’est aussi un Campbell qui est le chef de la Cour de justice, les petits esprits et les mauvaises langues ont beau jeu. Voilà même qu’un jeune gentilhomme comme monsieur Balfour est assez mal avisé pour se faire l’écho de pareils bruits. »
Il avait dit tout cela sur un ton majestueux comme s’il parlait devant la Cour. Il changea brusquement et ajouta d’un bon naturel :
« Ceci à part, il me reste à savoir ce que je dois faire de vous ?
— J’aurais cru, répondis-je, que c’était plutôt à moi de l’apprendre de Votre Excellence.
— C’est vrai, vous avez raison. Mais vous venez bien recommandé ; cette lettre est signée du nom d’un fidèle Pilrig. Et puis, monsieur Balfour, vous n’ignorez pas qu’il y a toujours moyen de s’arranger extra-judiciairement. Je vous dis (et je vous le dis d’avance), tenez-vous sur vos gardes : votre sort dépend de moi seul. En de telles matières, soit dit avec tout le respect voulu, je suis plus puissant que le roi. Si vous me plaisez (tout en satisfaisant ma conscience, bien entendu) dans ce qui me reste à entendre de votre déposition, je vous le dis, elle pourra rester entre nous.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Je veux dire que si vous me donnez satisfaction, personne ne saura que vous avez franchi le seuil de ma porte, et vous pouvez remarquer que je n’ai pas appelé mon clerc. »
Je vis dans quelle voie il voulait m’engager.
« Je ne crois pas que personne ait intérêt à être informé de ma démarche, dis-je, mais je ne devine pas davantage quel profit je puis retirer du secret. Je ne suis nullement honteux d’être venu ici.
— Et vous n’avez aucune raison de l’être, fit-il d’un air encourageant, et pas plus de raison, si vous êtes prudent, d’en craindre les conséquences.
— Milord, dis-je, avec tout le respect que je vous dois, permettez-moi de vous apprendre que je ne suis pas facile à intimider.
— Je ne cherche pas à vous intimider. Mais revenons à notre interrogatoire, et laissez-moi encore vous conseiller de ne rien dire en dehors des questions que je vais vous poser. Cela pourrait avoir de graves conséquences pour vous. Je suis très discret, il est vrai, mais tout a des bornes.
— J’essaierai de suivre le conseil de Votre Excellence. »
Il prit une feuille de papier sur la table et traça quelques mots.
« Il paraît donc, reprit-il, que vous étiez présent sur le chemin, dans le bois, au moment où le coup fut tiré ? Était-ce par hasard ?
— Par pur hasard, répondis-je.
— Pourquoi causiez-vous avec Colin Campbell ?
— Je lui demandais la route d’Aucharn. »
Je m’aperçus qu’il n’écrivait pas cette dernière réponse et le lui fis remarquer.
« Ah ! c’est vrai, fit-il, j’allais l’oublier. Mais vous savez, monsieur Balfour, si j’étais à votre place je n’insisterais pas tant sur mes relations avec ces Stewart. Cela pourrait compliquer votre affaire et je ne vois là rien d’essentiel.
— Je pensais, Milord, que tout était également essentiel dans ces sortes de choses.
— Vous oubliez que nous instruisons juste en ce moment le procès de ces Stewart, dit-il avec un coup d’œil très significatif ; si jamais vous étiez traduit devant nous, ce serait tout à fait différent, et je vous presserais sur ces questions autant que maintenant je glisse sur elles. Mais, pour résumer, je trouve dans l’enquête de M. Mungo Campbell que vous avez disparu aussitôt, grimpant la colline à toutes jambes. Pourquoi ?
— Pas tout aussitôt, Milord, et mon but était de poursuivre le meurtrier.
— Vous l’avez vu alors ?
— Aussi bien que je vois maintenant Votre Excellence, quoique pas d’aussi près.
— Vous le connaissez ?
— Je le reconnaîtrais.
— Dans votre poursuite, vous n’avez donc pas été assez heureux pour l’atteindre ?
— Non.
— Était-il seul ?
— Il était seul.
— Il n’y avait personne dans le voisinage ?
— Alan Breck Stewart n’était pas loin de là, dans un petit bois. »
L’avocat général laissa tomber sa plume.
« Je crois que nous jouons aux propos interrompus, dit-il, ce qui pourrait devenir pour vous un jeu dangereux.
— Je me contente de suivre à la lettre les prescriptions de Votre Excellence et je réponds à ce qui m’est demandé.
— Soyez assez sage pour vous raviser à temps : je vous traite avec la plus paternelle indulgence, vous semblez ne pas vous en apercevoir, et si vous n’êtes pas plus prudent, ma patience pourra se lasser.
— J’apprécie votre bienveillance, mais je la crois inutile », répondis-je avec un semblant d’hésitation, car je voyais que nous jouions un jeu serré. « Je suis venu ici pour vous apporter certaines informations par lesquelles vous serez convaincu qu’Alan n’est pour rien dans le crime de Glenure. »
L’avocat général parut un instant plongé dans ses réflexions, pinçant les lèvres et me dévisageant avec des yeux de chat en colère.
« Monsieur Balfour, dit-il, je vous assure que vous prenez la route contraire à vos intérêts.
— Milord, répondis-je, pas plus que celui de Votre Excellence, mon intérêt n’est à considérer dans cette affaire. Aussi vrai que Dieu me jugera, je n’ai qu’un seul but, c’est de voir la Justice rendue et les innocents acquittés. Dans la poursuite de ce but, s’il m’arrive de déplaire à Votre Excellence, je n’ai qu’à m’y résigner. »
Il se leva, alluma une autre bougie, et, pendant un instant, me regarda dans les yeux attentivement. Je fus surpris de voir comme une certaine gravité se répandre sur ses traits et je crois qu’il pâlit un peu.
« Vous êtes, dit-il, ou très naïf, ou exactement le contraire, et je vois que je dois traiter avec vous plus confidentiellement. Ceci est une affaire politique. Oui, monsieur Balfour, que nous le voulions ou non, c’est une affaire politique et je frémis quand je songe quelle issue elle peut avoir. Les affaires politiques, nous les traitons, je n’ai pas à vous l’apprendre, d’une manière totalement différente des affaires ordinaires. Salus populi suprema lex, on a bien abusé de cette maxime, mais elle a une force que nous ne trouverions nulle part, sauf dans les lois de la nature : c’est la force de la nécessité. Je vous expliquerai cela plus à loisir ; mais vous voudriez me faire croire…
— Je vous demande pardon, Milord, je ne veux rien vous faire croire, rien que je ne puisse prouver.
— Ta, ta, ta, jeune homme, ne soyez pas si ardent, et souffrez qu’un homme qui pourrait être votre père emploie son langage imparfait et exprime ses pauvres idées même quand elles ont l’infortune de ne pas s’accorder avec les vôtres. Vous voudriez me faire croire, dis-je, que Breck est innocent ; c’est, d’ailleurs, de peu d’importance tant que nous n’aurons pas mis la main sur lui. Mais le fait de l’innocence de Breck a une plus longue portée : une fois admis, il détruirait toutes les présomptions de notre procès contre un homme bien autrement criminel, vieilli dans la trahison, deux fois pris les armes à la main contre son roi et deux fois gracié, un fomentateur de révolte et indubitablement l’instigateur du crime, quel qu’en soit l’auteur.
— J’ai seulement à répondre que je ne suis ici que pour établir l’innocence d’Alan et celle de James Stewart, et que je suis prêt à en témoigner en audience publique.
— À cela je puis répondre avec la même franchise : votre témoignage ne sera pas requis par moi et je vous prie de le retirer entièrement.
— Vous êtes le Chef de la justice de ce pays, et vous me proposez un crime !
— Je défends des deux mains les intérêts de ce pays, répliqua-t-il, et je poursuis auprès de vous une nécessité politique. Le patriotisme n’est pas toujours moral dans le sens banal du mot, vous devriez vous contenter de sauvegarder votre liberté et votre sécurité ; les apparences sont contre vous, et si j’essaie encore de vous sauver, c’est, d’une part, parce que je ne suis pas insensible à votre droiture et, d’autre part, à cause de la lettre que vous venez de me remettre, mais surtout, parce que je fais passer en cette matière mon devoir politique avant mon devoir judiciaire. C’est pour cette raison, je vous le répète, que je n’ai pas besoin de votre témoignage.
— Je ne voudrais pas que vous prissiez la réponse que je vais vous faire pour une simple riposte, mais si Votre Excellence ne veut pas invoquer mon témoignage je crois que la partie adverse sera très heureuse de le retenir. »
Prestongrange se leva et se mit à arpenter la chambre.
« Vous n’êtes pas si jeune, dit-il, que vous ne puissiez vous souvenir de l’année 1745 et de l’effroi qui se répandit sur tout le pays. Je lis dans la lettre de Pilrig que vous êtes loyal envers l’Église et l’État. Eh bien, qui a sauvé ces deux grandes causes ? Je ne fais allusion ni à son Altesse Royale, ni à ses soldats qui furent extrêmement utiles à un moment donné, mais le pays a été sauvé et la bataille gagnée avant même que Cumberland fût arrivé sur Drummossie. Qui a sauvé l’Église ? Je le répète, qui a sauvé la religion protestante et tout l’ensemble de nos institutions civiles ? Nul plus que le défunt Lord Président Culloden. Son rôle fut celui d’un homme de cœur : sa récompense, nulle ; de même, vous me voyez devant vous, remuant ciel et terre pour la même cause sans chercher de récompense en dehors de ma conscience et de l’accomplissement de mon devoir. Après le Président, qui encore ? Vous le savez aussi bien que moi, vous avez appelé cela une trahison et je vous l’ai reproché tout à l’heure ? Ce furent le duc et le grand clan rallié des Campbell. Maintenant, voici un Campbell assassiné et, cela, au service du roi. Le duc et moi sommes des Highlanders, mais des Highlanders civilisés, et il n’en est pas de même de la grande masse de nos clans et de nos familles. Ils sont encore barbares comme ces Stewart. La différence est seulement que les Campbell étaient barbares du bon côté et les Stewart du mauvais. Maintenant, soyez juge ; les Campbell comptent sur la répression ; s’ils ne l’obtiennent pas, si ce James Stewart échappe, ce sera la guerre avec les Campbell. Cela veut dire des troubles dans les Highlands où l’on est toujours agité et très loin d’être désarmé. Le désarmement n’est qu’une comédie.
— Je suis de votre avis en cela, dis-je.
— Or, des troubles dans les Highlands, cela fait l’affaire de notre vieil ennemi qui guette toujours, poursuivit Son Excellence en levant un doigt tout en marchant, et je vous donne ma parole que nous pouvons avoir un nouveau 1745 avec les Campbell contre nous. Pour sauver la vie de ce Stewart, qui est compromis déjà dans beaucoup de méfaits, sinon dans celui-ci peut-être, voulez-vous plonger votre pays dans la guerre, risquer la foi de nos pères et exposer la vie et les biens de milliers d’innocents ? Telles sont les considérations qui pèsent sur mon esprit et qui, je l’espère, ne pèseront pas moins sur le vôtre, monsieur Balfour, comme patriote, soucieux d’un bon gouvernement et de la vérité religieuse.
— Vous agissez très franchement avec moi et je vous en remercie, répondis-je. J’essaierai de mon côté de n’être pas moins honnête. Je crois votre politique saine, je crois que ces considérations graves doivent peser sur Votre Excellence, je crois que vous avez dû en accepter la charge quand vous avez prêté serment pour la situation que vous occupez. Mais, quant à moi qui ne suis qu’un homme ordinaire — et bien jeune encore, — les devoirs ordinaires me suffisent. Je ne puis songer qu’à deux choses : au pauvre diable qui est dans le danger immédiat et injuste d’une mort honteuse, et aux cris et aux larmes de sa femme qui résonnent encore à mes oreilles. Je ne peux rien voir au delà, Milord. Telle est la manière dont je suis fait. Si le pays doit tomber, il tombera. Et je prie Dieu, si ceci est un aveuglement opiniâtre, de m’éclairer avant qu’il soit trop tard. »
Il m’avait écouté sans bouger et après un silence :
« Voici un obstacle inattendu », dit-il tout haut, mais comme se parlant à lui-même.
— Et comment Votre Excellence va-t-elle disposer de moi ? demandai-je.
— Si je voulais, vous savez que vous pourriez aller dormir en prison ?
— Milord, j’ai dormi dans de pires endroits.
— Eh bien, mon garçon, une chose ressort de notre entrevue, c’est que je puis compter sur votre parole. Jurez-moi que vous garderez le secret, non seulement sur ce qui s’est passé ce soir, mais sur tous les faits du meurtre d’Appin, et je vous laisse libre.
— Je vous le jure jusqu’à demain ou un jour prochain qu’il vous plaira d’indiquer, répondis-je ; je ne voudrais pas paraître trop entêté, mais si je vous donnais ma parole sans conditions, Votre Excellence aurait atteint son but en me fermant la bouche.
— Je n’ai pas l’intention de vous tromper, dit-il.
— J’en suis sûr, repris-je.
— Voyons, demain est dimanche : venez ici lundi à huit heures du matin et donnez-moi votre parole jusque-là.
— J’y consens volontiers, Milord, et quant aux paroles qui sont tombées de votre bouche, je vous jure de n’en rien répéter aussi longtemps qu’il plaira à Dieu d’épargner vos jours.
— Vous remarquerez que je n’ai pas employé les menaces ?
— J’ai reconnu là la noblesse de Votre Excellence, mais je ne suis pas si entièrement sot que je n’aie pas compris la portée de celles que vous n’avez pas prononcées.
— Eh bien, bonsoir, dit-il, puissiez-vous bien dormir, car pour moi, je n’y compte guère. »
Là-dessus, il soupira, prit une bougie et m’accompagna jusqu’à la porte de la rue.