Catriona/05

La bibliothèque libre.
Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 46-53).


V

CHEZ L’AVOCAT GÉNÉRAL


Le jour suivant, dimanche 27 août, j’eus l’occasion longtemps désirée d’entendre quelques-uns des fameux prédicateurs d’Édimbourg que m’avaient déjà fait connaître les récits de M. Campbell. Hélas ! il m’aurait servi tout autant d’être à Essendean écoutant le digne homme ; j’étais distrait par le tumulte de mes pensées qui me ramenaient toujours à l’entrevue de la veille. J’étais bien moins frappé des paroles du prêtre que du spectacle de la foule qui se pressait dans les églises et qui me représentait, vu mes dispositions d’esprit, le public d’un tribunal le jour des assises. J’eus surtout cette impression à West Kirk, à cause des trois rangs de galeries qu’on voit dans cette église. J’allai là dans le vain espoir d’y découvrir miss Drummond.

Le lundi matin, j’entrai pour la première fois de ma vie chez un barbier et je fus satisfait du résultat. De là, je me rendis chez lord Prestongrange, je trouvai à la porte le piquet de soldats attendant le prisonnier ; les armes brillant au soleil marquaient la rue d’une tache claire. Je cherchai du regard la demoiselle et ses montagnards, mais elle ne parut pas. J’entrai, et je ne fus pas plus tôt dans l’antichambre où j’avais attendu la première fois, que j’aperçus dans un coin James More. Il semblait en proie à une pénible inquiétude, agitant ses pieds et ses mains, fixant les yeux çà et là sur les murs de la petite chambre. Tout cela me rappela la détresse de ce misérable ; je pense que ce fut la pitié et aussi l’intérêt que je ressentais pour sa fille qui me porta à lui adresser la parole.

« Je vous souhaite le bonjour, lui dis-je.

— Et moi de même, monsieur, répondit-il.

— Vous avez un rendez-vous avec Prestongrange ?

— Oui, monsieur, et je souhaite que votre affaire avec ce gentleman soit plus agréable que la mienne.

— J’espère au moins que la vôtre sera courte, car je suppose que vous passez avant moi.

— Tous passent au contraire avant moi, dit-il, avec un haussement d’épaule. Il n’en a pas toujours été ainsi, monsieur, mais les temps sont changés. Il n’en était pas ainsi quand l’épée pesait dans la balance, et quand la vertu militaire était estimée à sa valeur. »

Il parlait du nez, ce qui me rappelait vivement les Highlanders.

« Eh bien, monsieur Mac Gregor, lui dis-je, comprenez que, pour un soldat, la chose la plus nécessaire est de savoir garder le silence et que la principale vertu est la patience.

— Vous savez mon nom à ce que je vois (il me salua les bras croisés) ; bien que moi-même j’aie défense de le prononcer, il est cependant parvenu jusqu’à vous ? Rien d’étonnant : assez souvent, j’ai regardé l’ennemi en face et lui ai jeté mon nom en défi ; nom et visage peuvent être connus de gens que je ne connais pas.

— Que vous ne connaissez pas du tout, en effet, monsieur, et que peu connaissent. Mais si cela peut vous intéresser, je m’appelle Balfour.

— C’est un joli nom, répondit-il poliment, il y a beaucoup de personnes honorables qui le portent. Et maintenant, je me souviens d’un jeune homme de ce nom qui marchait comme sergent dans mon bataillon en 1745.

— Je pense que ce devait être un frère de Balfour de Baith, répondis-je.

— Justement, monsieur ; et puisque j’ai eu pour camarade un de vos parents, permettez-moi de vous serrer la main. »

Il la prit longuement et tendrement, me jetant des regards affectueux comme s’il avait retrouvé un frère.

« Ah ! oui, reprit-il, les temps sont bien changés depuis que votre cousin et moi nous entendions les balles siffler à nos oreilles.

— Ce devait être un cousin très éloigné, dis-je sèchement, et je dois vous dire que je n’ai jamais vu ce personnage.

— Bien, bien, monsieur, peu importe, je ne crois pas vous avoir jamais vu non plus, car votre figure n’est pas de celles que l’on oublie.

— À l’époque dont vous parlez, j’étais sur les bancs de l’école.

— Si jeune ! s’écria-t-il, alors, vous ne comprendrez jamais ce que cette rencontre est pour moi ! À l’heure de l’adversité et ici dans la maison de mon ennemi, rencontrer le sang d’un de mes anciens frères d’armes ! Cela me rend du courage, monsieur Balfour, comme le son des cornemuses des Highlands. Monsieur, nous sommes plusieurs qui pouvons faire de tristes réflexions sur le passé et jusqu’à en pleurer parfois ! J’ai vécu dans mon pays comme un petit roi ; mon épée, mes montagnes et la fidélité de mes amis me suffisaient. Aujourd’hui, je suis enfermé dans un donjon sordide ! Et savez-vous, monsieur Balfour, savez-vous, monsieur, que je manque du nécessaire ! La malice de mes ennemis m’a dépouillé de tous mes biens. Je souffre, comme vous voyez, pour une accusation forgée de toutes pièces et je suis aussi innocent que vous. Ils n’osent pas me citer à l’audience et, en attendant, ils me retiennent en prison. Je souhaiterais seulement que ce fût votre cousin que j’aie rencontré, ou son frère Baith… Tous les deux, je le sais, se seraient fait un plaisir de m’aider… tandis que vous, presque un étranger… »

Je serais honteux de répéter tous les moyens qu’il employa pour m’apitoyer et les courtes réponses qu’il obtint. J’étais tenté parfois de lui fermer la bouche avec quelque menue monnaie ; mais, soit timidité pour mon compte personnel ou orgueil pour celui de Catriona ; soit parce que je ne le trouvais pas digne d’une telle fille, ou que je devinais la grossièreté de son hypocrisie, la chose me fut impossible et je subissais encore ses discours sans l’avoir complètement découragé, quand Prestongrange apparut sur le seuil de la porte et me fit entrer avec empressement dans son grand cabinet.

« Je suis occupé en ce moment, me dit-il, mais pour vous faire patienter, je vais vous présenter à mes filles dont vous avez peut-être entendu parler, car je crois qu’elles sont plus célèbres à Édimbourg que leur papa. Suivez-moi. »

Il m’introduisit dans une autre longue pièce. Je vis d’abord une vieille dame assise à un métier à broder et dans le coin de la fenêtre, trois jeunes filles, certainement les plus belles de l’Écosse.

« Voici mon nouvel ami M. Balfour », dit-il en me présentant, puis s’adressant à moi : Ma sœur miss Grant, monsieur David, qui a la bonté de tenir ma maison et sera heureuse si elle peut vous être utile ; et voici mes trois Beautés. On pourrait vous demander quelle est la plus belle des trois, et je gage que vous n’aurez jamais l’impudence de répondre comme l’honnête Alan Ramsay ! »

Toutes éclatèrent de rire à cette saillie étonnante de la part d’un père, la vieille miss Grant comme les autres. Quant à moi, connaissant la poésie à laquelle il faisait allusion, je sentis la rougeur monter à mes joues et je restai abasourdi de les voir rire tout en prenant de petits airs scandalisés.

Prestongrange profita de cet accès d’hilarité pour disparaître et je restai là comme un poisson hors de l’eau dans cette société si nouvelle pour moi. Je me rendis compte par la suite que j’étais alors terriblement rustre et je reconnais que ces demoiselles devaient être bien stylées pour avoir eu tant de patience avec moi. La tante, il est vrai, s’était remise à sa broderie et se contentait de jeter de temps en temps un regard sur nous en souriant, mais les jeunes filles et surtout l’aînée, qui était d’ailleurs la plus belle, me firent toutes les politesses possibles, auxquelles j’étais incapable de répondre. J’avais beau me dire que j’étais un jeune homme riche et bien né, que ma timidité n’avait pas de raison d’être devant ces fillettes dont la plus âgée n’était pas plus âgée que moi, et dont pas une n’était probablement aussi instruite. Mais le raisonnement n’y faisait rien et je rougissais en pensant que j’avais été rasé le matin pour la première fois.

La conversation traînait malgré tous leurs efforts, et, de guerre lasse, l’aînée s’assit à son clavecin et se mit à jouer avec talent, puis à chanter en écossais et en italien ; cela me mit plus à l’aise et me rappela l’air qu’Alan m’avait appris dans le trou où nous étions cachés près de Carriden ; j’eus la hardiesse de le chanter après m’être assuré qu’elles ne le connaissaient pas. À peine l’eus-je fini, qu’elle le chercha sur le clavier et chanta, tout en jouant avec une drôle d’expression et un accent montagnard :

Voyez, j’ai juste saisi l’air,
N’est-ce pas celui que vous avez sifflé ?

« Vous entendez, dit-elle, je compose aussi la poésie, seulement elle ne rime pas. » Et elle continua :

Je suis miss Grant, fille de l’avocat,
Vous êtes je crois David Balfour.

Je ne lui cachai pas combien son talent me charmait.

« Quel est le titre de votre chanson ? me dit-elle.

— Je ne sais pas le titre, je l’appelle la chanson d’Alan. »

Elle me regarda en face.

« Je l’appellerai la chanson de David, dit-elle, quoiqu’elle ne ressemble pas à celle que votre homonyme d’Israël jouait devant Saül, et je doute fort que ce roi l’eût appréciée, car ce n’est que de la piètre musique. Je n’aime pas l’autre nom. Ainsi, si vous désirez entendre de nouveau ce chant, il faudra me demander « la chanson de David ».

Cela fut dit avec une intonation qui me donna une secousse au cœur. Je lui posai cette question :

« Pourquoi cela, miss Grant ?

— Parce que si jamais vous veniez à être pendu je mettrais en vers vos dernières paroles et je les chanterais sur cet air. »

Cela me fit voir qu’elle était — en partie du moins — au courant de mon histoire et de mon péril. Que savait-elle au juste ? il m’était difficile de le deviner. Elle savait, en tout cas, que le nom d’Alan était dangereux et elle avait pris ce moyen pour m’avertir de ne pas le prononcer. Il était clair aussi qu’elle me croyait accusé de quelque crime. Je devinai que ses derniers mots (qu’elle avait fait suivre d’ailleurs d’une musique bruyante) lui avaient servi à arrêter la conversation, et je demeurai près d’elle, affectant d’écouter et d’admirer, mais en réalité absorbé dans mes réflexions. Cette jeune fille aimait le mystère et il y en avait certainement dans cette première entrevue que je ne pouvais discerner. Plus tard, j’appris pourtant quelque chose : les heures du samedi avaient été mises à profit, on avait interrogé mon commissionnaire, et ma visite à Charles Stewart était connue. On en avait conclu que j’étais lié avec James Stewart et Alan et qu’il y avait lieu de soupçonner une correspondance entre ce dernier et moi. De là, cette claire insinuation qui m’avait été donnée par le moyen du clavecin.

Au milieu du morceau de musique, une des jeunes misses, qui était à la fenêtre donnant sur l’impasse, appela ses sœurs en disant : « Les yeux gris sont là ! ».

Toute la famille courut aussitôt à la fenêtre et se pressa pour mieux voir.

« Venez, monsieur Balfour, me crièrent-elles, venez voir, c’est la plus belle des créatures ! Elle rôde dans la rue depuis quelques jours avec quelques misérables montagnards et pourtant elle a l’air d’une dame. »

Je n’avais pas besoin de regarder et je ne regardai ni longtemps ni deux fois. J’avais peur d’être vu par elle à la fenêtre de ce salon, pendant que son père implorait peut-être la grâce de sa vie et lorsque je venais de rejeter ses demandes de secours. Ce seul regard cependant m’avait donné meilleure opinion de moi-même et je me sentis tout à coup moins timide en face de ces demoiselles. Elles étaient belles à coup sûr, mais Catriona était belle aussi et avait du feu dans le regard. Autant la beauté des unes me glaçait, autant celle de l’autre semblait m’attirer. Je me souvenais avec quelle facilité nous avions causé ensemble ; si je ne trouvais pas maintenant un mot à dire à ces belles filles, ce devait être leur faute. Mon embarras commençait à être mêlé d’un certain degré d’amusement. En voyant la tante me sourire et les trois nièces (qui semblaient avoir les ordres de « Papa » écrits sur le front) m’entourer comme un enfant, j’aurais presque trouvé le courage de rire.

Mais bientôt « Papa » revint, toujours le même homme à l’air heureux et jovial.

« Maintenant, mes enfants, dit-il, je vais vous reprendre M. Balfour, mais j’espère que vous avez su lui persuader de revenir chez nous où je serai toujours heureux de le voir. »

Alors, chacune me fit une dernière petite phrase de politesse et je suivis Son Excellence.

Si cette visite à sa famille avait été inventée pour vaincre ma résistance, le résultat fut nul. Je n’étais pas assez simple pour n’avoir pas compris quelle piteuse mine j’avais faite et combien les jeunes filles avaient dû bâiller d’aise dès que j’avais eu le dos tourné. Je leur avais montré que je manquais de grâce et d’amabilité, il me tardait de prouver que je possédais des qualités d’un autre genre : le courage et l’énergie.

Mes souhaits allaient être largement exaucés et la scène où je devais figurer était aussi tout autre.