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Catriona/25

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 259-264).


XXV

LE RETOUR DE JAMES MORE.


Un coup frappé à ma porte, le lendemain, m’éveilla d’un lourd sommeil. Je courus ouvrir et je fus près de m’évanouir de douleur, car, sur le seuil, vêtu d’un ridicule pardessus et coiffé d’un immense chapeau, m’apparut James More !

J’aurais dû cependant remercier la Providence, cet homme arrivait comme une réponse à ma prière. Je m’étais répété toute la nuit que Catriona et moi ne pouvions plus rester ensemble et j’avais cherché tous les moyens de nous séparer.

Le moyen était là et, pourtant, la joie était loin de ma pensée. Il est vrai de dire que si le poids des soucis de l’avenir était allégé, le présent n’en paraissait que plus noir et plus menaçant. Aussi me trouvant, en costume sommaire, en face de James More, je crois que je fis un pas en arrière, comme un homme fusillé à bout portant.

« Ah ! je vous rencontre, à la fin, monsieur Balfour, dit-il, en m’offrant sa grande et belle main que je pris d’un air réservé.

— C’est curieux comme les événements nous rapprochent, n’est-ce pas ? fit-il ; je vous dois des excuses pour avoir été mêlé à vos affaires malgré moi ; j’ai été trompé par ce fripon de Prestongrange ; j’avais cru pouvoir accorder ma confiance à un magistrat, dit-il en haussant les épaules à la manière française, il avait l’air parfaitement honorable. Mais revenons au présent, il paraît que vous avez aimablement pris soin de ma fille, on m’a appris que vous me donneriez son adresse ?

— Je pense, Monsieur, répondis-je, que nous devons avoir une explication.

— Rien de fâcheux, j’espère ? Mon agent, M. Sprott…

— De grâce, modérez votre voix, il ne faut pas qu’elle vous entende avant que nous ayons eu le temps de causer.

— Elle est donc ici ? s’écria-t-il.

— Voici la porte de sa chambre.

— Vous habitez ici, seul avec elle ?

— Et qui aurais-je pu trouver pour nous tenir compagnie, s’il vous plaît ? »

Je dois lui rendre justice et avouer qu’il pâlit.

« C’est bizarre, dit-il, et même très insolite ; vous avez raison, cela mérite explication. »

Tout en parlant, il franchit la porte et je suis obligé de convenir que le grand coquin avait un air de dignité extraordinaire à ce moment-là.

Ma chambre lui apparut alors ce qu’elle était, c’est-à-dire vide et nue et, en même temps, je m’en rendis compte et je la vis par ses yeux ! Un rayon de soleil matinal glissait sur les carreaux ; mon lit, mes malles, ma toilette, la cheminée sans feu, formaient tout le mobilier ; il n’y avait pas d’erreur, c’était à peine convenable pour abriter une femme ; le contraste entre ce dénuement et les parures que je lui avais achetées, avait mauvaise apparence.

Il chercha un siège dans la chambre et, n’en trouvant pas, il s’assit sur mon lit où, après avoir fermé la porte je ne pus éviter de venir le rejoindre. De quelque façon que dût se terminer cette entrevue, il importait qu’elle eût lieu sans éveiller Catriona ; il était donc important d’être près l’un de l’autre et de parler bas. Il serait difficile de peindre le tableau que nous offrions, lui, serré dans son pardessus, que le froid de ma chambre rendait utile, et moi, à peine vêtu et grelottant. Lui avait l’air d’un juge, et moi, je l’avoue, l’attitude d’un homme qui entend la trompette du Jugement dernier.

« Eh bien ? fit-il. »

Je répétai « Eh bien… » sans pouvoir aller plus loin.

« Vous me dites qu’elle est ici ? reprit-il avec un accent d’impatience qui me rendit ma présence d’esprit.

— Elle est dans cette maison avec moi, répondis-je, et il est certain que la chose peut paraître insolite. Vous devez savoir combien tout a été extraordinaire depuis le commencement. Une jeune fille qui débarque sur le continent avec deux shillings et un penny ; elle a pour consigne de descendre chez un M. Sprott, à Helvoetsluys. Je vous entends appeler cet homme votre agent : tout ce que je puis dire c’est qu’il n’a fait que jurer à la seule mention de votre nom et que j’ai été dans la nécessité de le payer de ma poche pour qu’il voulût bien se charger des malles de votre fille. Cette déception, alors qu’elle croyait vous rencontrer là, lui a été cruelle !

— Mais c’est ce que je ne comprends pas le moins du monde ! Ma fille était confiée à des gens responsables dont j’oublie le nom.

— Ils s’appellent Gibbie, et il eût été convenable que M. Gibbie débarquât avec elle à Helvoet, mais il ne l’a pas fait, monsieur Drummond, et vous devriez remercier Dieu que je me sois trouvé là pour le faire à sa place.

— J’en dirai un mot à M. Gibbie avant qu’il soit longtemps, mais vous auriez dû penser que vous étiez trop jeune pour vous charger d’une jeune fille.

— Je n’avais pas le choix, répondis-je, personne ne s’est offert, et je pense que vous vous montrez peu reconnaissant.

— Pour vous témoigner ma reconnaissance, j’attendrai de savoir si vous la méritez, fit-il.

— En vérité, je ne sais que vous dire de plus ! Votre enfant était abandonnée, elle était à la merci du premier venu sur une terre étrangère et sans savoir le premier mot de la langue. Je l’ai appelée ma sœur et traitée avec tous les égards dus à une sœur. Tout cela n’a pas été sans frais, mais je ne veux pas insister là-dessus, ce n’était que mon devoir envers une jeune fille que je respecte de tout mon cœur… et dont je n’ai pas à faire l’éloge à son père.

— Vous êtes jeune…, commença-t-il.

— Je comprends ce que vous voulez dire, repris-je avec chaleur.

— Vous êtes très jeune, sans quoi, vous auriez compris la gravité de votre conduite.

— Vous en parlez bien à votre aise ! Que pouvais-je faire ? J’aurais pu, il est vrai, louer les services de quelque duègne pour être en tiers avec nous, et je vous avoue que l’idée ne m’en vient qu’à ce moment. D’ailleurs, en aurais-je trouvé une, moi qui suis étranger ici ? Puis, laissez-moi vous faire remarquer, monsieur Drummond, que j’aurais dû encore la payer, car tout revient à cela ; c’est moi qui ai payé pour votre négligence et la vérité, c’est que vous êtes un père si insouciant, que vous avez oublié votre fille.

— Celui qui habite une maison de verre, dit-il, ne doit pas jeter des pierres aux autres, et quand nous aurons fini d’examiner la conduite de Miss Drummond, nous mettrons son père en jugement.

— Mais je proteste contre un tel langage ! m’écriai-je. La conduite de Miss Drummond est au-dessus de tout soupçon, son père devrait le savoir, et il en est de même de la mienne, c’est moi qui vous l’affirme. Il nous reste, monsieur, deux alternatives ; l’une est que vous m’exprimiez vos remerciements comme un gentilhomme doit le faire à un autre, et qu’il ne soit plus question de rien ; l’autre (si vous êtes assez difficile pour ne pas vous déclarer satisfait), c’est de me payer ce que j’ai dépensé pour votre fille et que tout soit fini entre nous. »

Il fit un geste pour me calmer.

« Tout doux, tout doux, dit-il, vous allez trop vite, monsieur Balfour. Heureusement que je suis plus patient, je crois que vous oubliez que je n’ai pas encore vu ma fille.

Je fus soulagé par ces paroles et par le changement de ses manières au seul mot d’argent.

— Si vous me permettez de m’habiller devant vous, je sortirai et vous lui parlerez en tête-à-tête, répondis-je.

— J’attendais cela de votre délicatesse », fit-il poliment.

Je vis que les choses allaient de mieux en mieux, et, tout en attachant mes bretelles, me souvenant de son impudence quand il mendiait chez Prestongrange, je voulus poursuivre ma victoire.

« Si vous devez séjourner quelque temps à Leyde, lui dis-je, en m’habillant, cette chambre est à votre disposition, j’en trouverai facilement une autre, et de cette façon, il n’y aurait que moi qui déménagerais.

— Mon Dieu, monsieur, répondit-il en se rengorgeant, je n’ai pas à rougir de ma pauvreté, puisque je l’ai contractée au service de mon roi ; je ne vous cache pas que mes affaires sont en mauvais état et pour le moment, il me serait impossible d’entreprendre un voyage.

— Peut-être, alors, vous serait-il agréable de vous regarder comme mon hôte ?

— Monsieur, je ne peux que m’honorer en acceptant franchement une offre faite aussi cordialement. Votre main, monsieur David. Vous êtes un de ceux dont un gentilhomme peut accepter les services. Je suis un vieux soldat, continua-t-il en regardant d’un air dédaigneux tout autour de la chambre, et vous n’avez pas à craindre que je vous cause de l’embarras. Trop souvent, j’ai mangé sur le bord d’un fossé, et bu de l’eau de source sous la pluie.

— On nous apporte chaque jour le déjeuner vers cette heure-ci, je vais aller à l’auberge commander un couvert de plus, et retarder le repas d’une heure afin de vous donner le temps de causer avec votre fille. »

Je m’aperçus que ses narines se gonflaient à ces mots, et il s’écria :

« Oh ! une heure ! c’est peut-être beaucoup. Une demi-heure ou vingt minutes suffiront… et dites-moi, monsieur David, ajouta-t-il en me retenant par mon habit, que buvez-vous ? du vin ou de la bière ?

— Pour dire vrai, monsieur, nous ne buvons que de l’eau claire.

— Heu, heu ! fit-il, c’est mauvais pour l’estomac, croyez-en un vieux soldat ; notre eau-de-vie d’Écosse est certainement la plus saine des boissons, mais faute d’en avoir, le vin du Rhin, ou du Bourgogne blanc feraient bien l’affaire.

— Je verrai à ce que vous n’en manquiez pas.

— Bravo ! Nous ferons de vous un homme, monsieur David ! »

Pendant ce temps, j’avoue que je n’eus guère d’autre pensée, si ce n’est quel drôle de beau-père j’aurais là si jamais j’épousais Catriona. Avant de partir, je voulus pourtant avertir celle-ci de sa présence, et frappant à sa porte, je lui criai :

« Miss Drummond, voici votre père qui vient enfin d’arriver. »

Puis je m’en allai à mes courses sans me douter que, par ces deux mots, je venais de gâter mes affaires.