Catriona/24

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 247-258).


XXIV

HISTOIRE D’UN EXEMPLAIRE D’HEINECCIUS


L’appartement que ce jeune homme nous indiqua était au premier étage d’une maison adossée au canal. Nous avions deux chambres, la seconde ouvrait sur la première. Chacune avait une cheminée bâtie sur le plancher, à la mode hollandaise. Elles donnaient sur la même façade, de sorte que nous avions la même vue des fenêtres. Un arbre planté dans la petite cour en dessous, un bout du canal, des maisons et le clocher d’une église, tel était le spectacle que nous avions sous les yeux. Les cloches nous faisaient une délicieuse musique ; le moindre rayon de soleil pénétrait dans nos chambres et l’on nous envoyait de bons repas d’une auberge voisine.

Le premier soir, nous étions tous les deux si fatigués que nous ne causâmes guère, et Catriona se retira dès qu’elle eut soupé. Mon premier soin, le lendemain matin, fut d’écrire à Sprott d’envoyer la malle de Catriona, puis j’écrivis aussi à Alan à l’adresse qu’il m’avait donnée. Le tout fut expédié et le déjeuner apporté avant qu’elle sortît de sa chambre.

Je fus un peu désappointé en la voyant entrer dans son costume de la veille, avec la boue du chemin encore sur ses bas. Je m’étais informé et je savais que ses effets ne pourraient arriver à Leyde avant plusieurs jours, il paraissait très nécessaire de la fournir d’habits en attendant. Elle refusa d’abord, pour m’éviter cette dépense, mais je lui dis qu’étant la sœur d’un homme riche, elle devait être habillée selon son rang, et nous étions à peine entrés dans le second magasin que je la vis enchantée et les yeux brillants de plaisir. Je m’amusai de sa joie naïve, et, ce qui est plus extraordinaire, je me passionnai à mon tour, et je ne fus content qu’après lui avoir acheté de jolies choses ; je ne me lassais pas de la considérer dans ses différentes toilettes. Je commençai même à comprendre l’intérêt que prenait miss Grant à cette futile question ; le fait est que cela devient intéressant quand il s’agit d’une belle personne. Les indiennes hollandaises étaient jolies et peu chères, mais, en revanche, les bas étaient hors de prix. Enfin, je dépensai une telle somme que je n’osai de quelque temps faire d’autres achats et que nos chambres demeurèrent à peu près vides. Nos lits, de belles toilettes pour Catriona et de la lumière pour la voir, cela suffisait à mon bonheur. Je la laissai à notre porte avec toutes nos emplettes et je me livrai seul à une longue promenade afin de me sermonner moi-même. Les événements avaient marché si rapidement que j’avais besoin de réfléchir. J’avais pris sous mon toit une jeune fille, d’une extrême beauté, et le péril était dans son innocence même. Ma conversation avec le vieux Hollandais et les mensonges que j’avais dû lui faire m’avaient déjà donné une idée des soupçons que ma conduite devait éveiller, et la vive admiration que je venais de ressentir pour elle, le besoin que j’avais éprouvé de lui acheter plus que le nécessaire, tout cela me mettait sur mes gardes. J’avais conscience que je n’aurais pas agi ainsi pour une sœur, mais je sentais en même temps que je n’aurais confié Catriona à qui que ce fût au monde. Je fis donc de sages réflexions et je me dis que puisque nous étions engagés tous deux dans cette fausse situation, il fallait que ma manière d’être fût rigoureusement correcte. Cette jeune fille dépendait de moi, elle n’avait rien au monde et, dans le cas où sa vertu serait alarmée, elle n’avait point de refuge. Les circonstances m’avaient rendu son protecteur, et je serais sans excuse si j’abusais de la situation pour lui faire même la cour la plus honnête et la plus banale. J’aurais donc à me tenir sur la réserve, sans exagération pourtant, car si je n’avais aucun titre à jouer le rôle d’amoureux, j’avais le devoir de jouer celui d’hôte et de tâcher de m’y rendre agréable. Je devais donc déployer beaucoup de tact et de réserve, plus peut-être que mon âge n’en comporte d’ordinaire. Je m’étais jeté tête baissée dans une situation où un ange même aurait eu peur de se risquer, il me fallait des règles de conduite et je priai Dieu de me donner la force de les observer. Comme moyen pratique d’atteindre le même but, j’achetai un livre de droit afin de me mettre à l’étude. Ma conscience satisfaite par ces graves réflexions, les pensées joyeuses reprirent le dessus, et ce fut comme avec des ailes que je repris le chemin de mon logis ; l’image de celle qui m’attendait entre ces quatre murs faisait battre mon cœur à le rompre.

Dès mon retour, les difficultés commencèrent, elle courut au-devant de moi avec un plaisir évident et qui me charma ; elle avait revêtu le costume neuf qui lui allait à ravir ; elle se mit à marcher devant moi et à exécuter des révérences, pour que je l’admirasse. Je le fis sans doute avec mauvaise grâce, car les paroles s’arrêtaient dans ma gorge.

« Eh bien, dit-elle, si ma belle toilette vous laisse indifférent, voyez du moins comment j’ai arrangé nos chambres. » Et elle me montra tout bien balayé et en ordre, le feu brillant dans les deux cheminées.

Je saisis ce prétexte de me montrer plus sévère que je n’en avais envie.

« Catriona, dis-je, je suis très mécontent de vous, il faut que l’un de nous ait l’autorité pendant que nous serons ensemble ; il est plus naturel que ce soit moi, qui suis l’homme et le plus âgé ; eh bien, je ne veux pas que vous vous occupiez de ma chambre, voilà l’ordre que je vous donne. »

Elle me fit une de ses réflexions si séduisantes.

« Si vous êtes grognon, il faut que je fasse de belles manières avec vous, je serai donc obéissante puisqu’il n’y a pas un fil sur moi qui ne soit à vous ; seulement, tâchez de ne pas être toujours de mauvaise humeur, car je n’ai que vous au monde. »

Je fus profondément touché de ces paroles et je m’empressai, en guise de pénitence, de détruire le bon effet qu’avait pu produire ma semonce. Dans cette voie, les progrès ne furent que trop faciles ; elle m’entraîna en souriant vers la cheminée et en la voyant à la lueur du feu dans ses beaux atours, je la trouvai si belle que mon cœur se fondait d’amour. Notre repas fut délicieux, nous semblions ne plus faire qu’un seul être, même nos éclats de rire avaient un accent de tendresse.

Au milieu de cette joie, je me souvins tout à coup de mes résolutions et avec un simple mot d’excuse je pris le livre que j’avais acheté. C’était un ouvrage du célèbre jurisconsulte Heineccius et je devais y faire des lectures sérieuses les jours suivants, heureux pourtant de n’avoir pas à rendre compte de ce que j’avais lu ! Je crus m’apercevoir qu’en me voyant étudier, elle se mordit les lèvres avec un peu de dépit, je la laissai en effet dans la solitude, car elle n’aimait pas la lecture et n’ouvrait jamais un livre, mais qu’y faire ?

Le reste de la journée se passa ainsi dans le silence. J’aurais voulu me donner les coups, je ne pus m’endormir et me promenai dans la chambre, nu-pieds, jusqu’à être transi, car le feu s’était éteint et il gelait dur. La pensée qu’elle était dans la chambre à côté, qu’elle m’entendait marcher peut-être, le souvenir de ma rudesse et l’idée que je devais continuer ainsi sous peine de me déshonorer, tout cela me mettait hors de moi. J’étais entre deux écueils. « Que pensera-t-elle de moi ? » Telle était l’une des réflexions qui me tenaient éveillé. « Qu’allons-nous devenir ? » Telle était l’autre, et cette dernière affermissait mes résolutions. Ce fut ma première nuit de veille et de perplexités et j’en passai ainsi bien d’autres, parfois pleurant comme un enfant, parfois (j’aime à le croire) priant comme un chrétien. Mais prier n’est pas le plus malaisé, c’est dans la pratique que gît la difficulté. Si je me permettais le moindre signe de familiarité, je m’apercevais que je perdais tout empire sur moi-même, et que je ne pouvais plus répondre de ce qui s’ensuivrait. Mais demeurer tout le jour dans la même chambre qu’elle, plongé dans mon Heineccius, cela était au-dessus de mes forces, aussi pris-je le parti de sortir le plus possible, assistant régulièrement aux cours, quoique mon esprit fût ailleurs, comme j’en ai trouvé la preuve sur un carnet de ce temps-là, où j’avais écrit quelques mauvais vers latins. Les inconvénients de cette vie au dehors étaient malheureusement presque aussi grands que ses avantages. Je subissais moins longtemps l’épreuve, mais elle était plus dangereuse, pendant que j’y étais exposé. Cette pauvre Catriona était si souvent seule, qu’elle en était venue à fêter mon retour avec une ardeur croissante, qui était près d’avoir raison de ma sévérité ; je devais arrêter ses avances, et mes rebuffades lui faisaient quelquefois tant de peine que j’étais obligé de mettre bas les armes pour les réparer ; notre temps se passait dans des hauts et des bas, des boutades et des querelles qui me torturaient.

La principale cause de mes embarras était l’extrême innocence de Catriona, qui excitait ma surprise autant que mon admiration. Elle semblait ne pas se rendre compte de notre position réciproque et n’avait pas la moindre idée de mes luttes ; elle recevait avec joie les marques de ma faiblesse, et quand je revenais derrière mes retranchements, elle ne savait pas toujours dissimuler son chagrin. Par moments, je pensais que si elle m’eût aimé éperdument et qu’elle eût fait son possible pour se faire aimer, elle n’eût pas agi autrement. Alors, je retombais dans mes étonnements sur la naïveté de la femme.

Il y avait un point, en particulier, sur lequel nous étions toujours sur pied de guerre. Mes bagages et les siens étaient arrivés ; elle avait donc maintenant deux garde-robes ; tacitement, quand nous étions bons amis, elle portait les costumes que je lui avais donnés, et quand, au contraire, elle n’était pas contente de moi, elle mettait les siens. Elle prétendait se venger ainsi et renier sa reconnaissance ; je le ressentais profondément, bien que je fusse assez sage pour n’avoir pas l’air de m’apercevoir de ce manège. Une fois cependant, je me laissai aller à un enfantillage pire que le sien. J’avais remarqué à une vitrine une de ces belles plantes fleuries que les Hollandais savent si bien cultiver ; je cédai à la tentation et je l’achetai pour elle ; je ne sais pas le nom de cette fleur, mais elle était rose ; je pensais qu’elle l’admirerait et je l’emportai avec un cœur plein de tendresse. En arrivant, je trouvai Catriona vexée, avec un visage sec et froid. Sans en demander la raison je grinçai des dents et ouvrant la fenêtre, je jetai la plante dans la cour. Alors, moitié par colère, moitié par prudence, je quittai la chambre en faisant claquer la porte.

Sur la première marche de l’escalier, je crus tomber, cela me rappela à moi-même et je vis la folie de ma conduite. J’allai non pas dans la rue, mais dans la cour, qui était un endroit solitaire : j’aperçus ma fleur (qui m’avait coûté bien plus qu’elle ne valait) qui pendait dans les branches de l’arbre dénudé. Je m’approchai du canal et je regardai la glace, enviant ceux que je voyais patiner sans avoir l’air d’éprouver des soucis. Pour moi, je ne voyais nulle issue du mauvais pas où je m’étais engagé, sinon de remonter dans l’appartement. Je craignais d’avoir trahi le secret de mes sentiments, et ce qui était pis encore, je m’étais montré impoli pour ma protégée sans défense.

Je suppose qu’elle m’avait vu par la fenêtre ouverte, car quelques minutes à peine s’étant écoulées, j’entendis des pas sur la neige et me retournant, j’aperçus Catriona. Elle avait changé de toilette jusqu’à la chaussure et portait maintenant une de celles que je lui avais données.

« N’irons-nous pas faire notre promenade ? » fit-elle d’un ton naturel.

Je la regardai abasourdi.

« Où est votre broche ? » demandai-je.

Elle porta la main à son cou en rougissant.

« Je l’aurai oubliée, dit-elle, je vais courir la chercher et alors, sûrement, nous pourrons faire notre promenade ? »

Il y avait une note suppliante dans sa dernière phrase qui m’ébranla ; je ne trouvai pas de paroles et la voix me faisait défaut, j’inclinai la tête en manière de réponse ; aussitôt qu’elle m’eût quitté, je grimpai à l’arbre, je repris ma fleur et à son retour je la lui offris.

« Je l’avais achetée pour vous, Catriona », lui dis-je.

Elle la fixa à son corsage avec sa broche et me jeta un regard amical.

« Elle n’a pas gagné à ma façon de l’offrir…

— Je ne l’en aime pas moins, pour sûr. »

Nous ne parlâmes guère pendant la promenade, elle paraissait un peu sur la réserve, quoique sans humeur. Quant à moi, pendant la promenade et à notre retour, quand elle eut mis ma fleur dans l’eau, je me demandais « quelle énigme est-ce qu’une femme ? » Parfois, je me disais que c’était la chose la plus absurde du monde qu’elle ne se fût pas aperçue de mon amour ; parfois, je pensais qu’elle s’en était aperçue depuis longtemps, mais que, par un sentiment de pudeur, elle dissimulait sa découverte.

Nous sortions tous les jours ; dans les rues, à la campagne, je me sentais plus sûr de moi et je me relâchais un peu de ma prudence ; puis je n’avais pas Heineccius. Ces heures de récréation étaient un vrai repos pour moi et pour la pauvre enfant, un grand bonheur. Quand je rentrais à l’heure convenue, je la trouvais prête et heureuse de la perspective de la promenade, qu’elle tâchait de prolonger le plus possible, paraissant redouter (comme moi, du reste), l’heure du retour. Il n’y eut bientôt plus un champ dans les environs de Leyde, à peine une rue ou un sentier où nous n’eussions flâné.

En dehors de ces promenades, je lui avais défendu de quitter sa chambre, de peur qu’elle ne rencontrât quelqu’un de connaissance, ce qui aurait rendu notre situation plus difficile. Pour la même raison, je ne voulus pas la laisser aller à l’église et je n’y allai pas moi-même. Nous faisions nos prières chez nous, en particulier ; j’espère que c’était d’un cœur pur, mais, pour ma part, je sais bien que c’était avec un esprit distrait. Rien ne me troublait tant que de me voir agenouillé auprès d’elle, seuls devant Dieu, comme mari et femme.

Un jour qu’il neigeait très fort, je pensai qu’il était impossible de sortir et je fus étonné de la trouver prête.

« Je ne veux pas renoncer à notre promenade, s’écria-t-elle ; à la maison, David, vous n’êtes jamais aimable. Je ne vous aimerai jamais qu’en plein air. Je pense que nous devrions imiter les Bohémiens et vivre sur les routes. »

Ce fut notre plus délicieuse promenade ; elle se serrait contre moi, sous la neige abondante qui nous fouettait le visage et fondait sur nous, les gouttes d’eau brillaient comme des larmes et s’écoulaient autour de sa bouche souriante. Cette vue me communiquait une force de géant. Je me sentais de taille à l’enlever et à l’emporter en courant jusque dans les endroits les plus reculés du globe ! Et cependant, nous causions avec une douce liberté…

Il était nuit noire quand nous rentrâmes. À la porte de la maison, elle me pressa le bras contre sa poitrine.

« Merci pour ces bonnes heures », murmura-t-elle d’un ton profondément ému.

Le trouble que je ressentis à ces paroles me mit aussitôt sur mes gardes, et dès que nous fûmes dans l’appartement et les lumières allumées, elle put retrouver sur mon visage l’expression sévère que prenait le lecteur d’Heineccius. Elle dut en être plus peinée que d’habitude et il me fut plus difficile que jamais de garder cette froide contenance. À souper, je ne désarmai pas et je lui jetai à peine un regard ; le repas ne fut pas plus tôt achevé que je repris mon jurisconsulte avec la même ardeur apparente et encore moins d’attention. Tout en lisant, j’écoutais mon cœur battre comme une horloge. Mes regards, à la dérobée, par moments, quittaient mon livre pour se porter sur Catriona ; elle était assise sur le bord de ma grande malle. Le feu l’éclairait d’une façon intermittente, ce qui donnait à son visage de jolies teintes tantôt claires, tantôt sombres. Parfois, elle jetait les yeux sur moi ; alors, je me sentais saisi de terreur, et je tournais les pages de mon Heineccius comme un homme qui cherche le texte du sermon à l’église.

« Oh ! pourquoi mon père ne revient-il pas ? » s’écria-t-elle tout à coup, et elle fondit en larmes.

Je m’élançai vers elle, je l’entourai de mes bras et je jetai le livre au feu.

Mais elle me repoussa vivement.

« Vous n’aimez pas votre amie, dit-elle, je pourrais être si heureuse si seulement vous le vouliez !… Oh ! qu’ai-je donc fait pour que vous me détestiez ainsi ?

— Vous détester ! criai-je en la retenant malgré elle, oh ! aveugle que vous êtes ! ne lisez-vous donc pas un peu dans mon malheureux cœur ? Croyez-vous que ce livre stupide que je viens de brûler puisse m’empêcher de penser à vous ? Chaque soir, j’ai souffert de vous voir là, solitaire, mais que faire ? N’êtes-vous point ici sous la garde de mon honneur ? Allez-vous m’en punir ? Est-ce à cause de cela que vous mépriserez votre serviteur plein d’amour ! »

À ces mots, par un petit mouvement soudain, elle se rapprocha de moi. Je la pris dans mes bras et l’embrassai ; elle appuya son front contre ma poitrine et me serra très fort. Je demeurai étourdi, comme un homme ivre.

Tout à coup, j’entendis le son de sa voix, très basse et étouffée par mes vêtements.

« L’avez-vous vraiment embrassée ? » demanda-t-elle. Ces mots me secouèrent tout entier.

« Miss Grant ? criai-je, oui, j’ai sollicité la permission de l’embrasser pour nos adieux et elle me l’a accordée.

— Ah ! bien, dit-elle, vous m’avez embrassée, moi aussi, à tout hasard. » À l’étrangeté et à la douceur de ces paroles, je vis jusqu’où nous étions tombés. Je me levai et je la remis sur ses pieds.

« Cela ne peut pas continuer, m’écriai-je, cela ne peut pas durer ! Oh ! Catrine ! Catrine !… », et je m’arrêtai, dans l’impossibilité d’articuler un mot de plus ; puis je repris :

« Allez vous coucher, allez vous coucher, et laissez-moi. »

Elle m’obéit aussitôt comme un enfant et, avant que j’eusse eu le temps de m’en apercevoir, elle était déjà sur le pas de sa porte.

« Bonsoir, David, dit-elle.

— Bonsoir, mon amour », criai-je, et, la rappelant, il me semblait que j’allais la briser dans une étreinte ; une seconde après, je la jetai presque dans sa chambre et je fermai la porte avec violence.

J’étais seul avec mes remords… le mot était lâché maintenant, elle savait la vérité… Je m’étais faufilé dans le cœur de la pauvrette en abusant de sa confiance, elle était en mon pouvoir comme une innocente créature. Quelle arme me restait-il ? Et la destruction de mon vieil Heineccius était comme une image de mon naufrage ! Je me repentais certes… et pourtant, je ne pouvais trouver la force de me condamner pour cette grande faillite. Il me semblait impossible de résister plus longtemps à l’audace charmante de son innocence ou à la séduction de ses larmes.

Qu’allions-nous devenir maintenant ? Nous ne pouvions plus rester ensemble, mais où devais-je aller ? Sans aucune faute ni intention de notre part, les événements avaient conspiré contre nous et nous avaient acculés à cette impasse. L’idée me vint de nous marier sur-le-champ, mais je me révoltai à cette pensée ; c’était une enfant, elle ne pouvait pas encore connaître son cœur et ses sentiments. J’avais surpris son innocence, je n’avais pas le droit d’abuser de cette surprise, je devais la garder non seulement pure de tout reproche, mais encore libre comme je l’avais trouvée.

Je m’assis devant le feu pour réfléchir et je me creusai la cervelle pour découvrir un moyen de tout concilier. Vers deux heures du matin, dans le silence de la nuit, je crus entendre un sanglot dans la chambre à côté. Elle me croyait endormi, la pauvre âme, elle regrettait sa faiblesse, peut-être, et elle soulageait son cœur en versant des larmes.

« Oh ! essayez de me pardonner ! criai-je tout haut, essayez de me pardonner… oublions tout… efforçons-nous de tout oublier ! »

Il ne me vint aucune réponse, mais le bruit des sanglots cessa. Je demeurai un long temps les mains jointes, comme quand je lui avais parlé. Alors, le froid de la nuit me saisit, un frisson me rendit à la réalité.

« Tu ne peux te prévaloir de tout cela, David, pensai-je, sois raisonnable, couche-toi et essaye de dormir ; demain tu aviseras. »