Catriona/28

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 281-289).


XXVIII

JE RETOMBE DANS LA SOLITUDE


Ce fut moi qui ouvris la porte à Catriona, et je l’arrêtai sur le seuil.

« Votre père désire que nous fassions notre promenade habituelle », lui dis-je.

Elle regarda James More qui inclina la tête, et alors, comme un soldat discipliné, elle se retourna pour me suivre.

Nous prîmes un des sentiers connus où nous avions passé de si bonnes heures ; je marchais un peu en arrière pour pouvoir l’observer sans en avoir l’air. Il me semblait que le bruit de ses pas avait un son triste ; je trouvais étrange d’être si près du dénouement, et je me demandais si c’était la dernière fois que je percevais le bruit de ses pas, ou bien si leur douce musique devait me charmer jusqu’à la mort ?

Elle évitait de me regarder et marchait droit devant elle, comme quelqu’un qui devine ce qui va se passer. Je sentis que je devais me hâter de parler pour ne pas laisser s’évanouir mon courage ; mais par où commencer ? C’est ce que je ne savais pas ! Dans la situation actuelle, toute insistance de ma part était indigne et cependant, n’exprimer aucun désir, aucune passion, paraissait trop froid.

Entre ces deux extrêmes, j’hésitais à me décider, et je m’en désolais. Quand, à la fin, j’ouvris la bouche, ce fut au hasard.

« Catriona, je suis dans une situation pénible, je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez me promettre de me laisser parler jusqu’à ce que j’aie fini. »

Elle me le promit.

« Eh bien, ce que j’ai à vous dire est difficile et je sais très bien que je n’ai aucun droit de le faire, après ce qui s’est passé entre nous vendredi dernier. Nous avons si bien embrouillé nos affaires que j’avais pris la résolution de me taire et rien n’était plus loin de ma pensée que de venir vous importuner. Mais c’est devenu nécessaire, je ne puis y échapper… l’héritage de mon oncle fait de moi un meilleur parti… il ne paraîtrait pas si ridicule de m’épouser… d’ailleurs, en admettant que nous ayons gâté nos affaires, comme je le rappelais tout à l’heure, si vous le vouliez, il serait facile de les arranger… seulement, je devais commencer par vous dire tout cela, car aux yeux de James More, c’est très important, et cela a pesé sur sa décision. Ne pensez-vous pas que nous avons été heureux dans cette ville, avant son arrivée ? Ne pourrions-nous pas l’être encore ? si vous consentiez seulement à jeter un regard en arrière…

— Je ne veux regarder ni en arrière, ni en avant, interrompit-elle, dites-moi une seule chose : cette démarche vous a-t-elle été suggérée par mon père ?

— J’ai son approbation, répondis-je. Il m’a donné la permission de vous demander votre main. »

J’allais faire appel à ses sentiments, mais elle ne m’en laissa pas le temps et s’écria brusquement.

« C’est lui qui vous a conseillé de chercher à m’épouser, vous l’avez avoué tout à l’heure : « rien n’était plus loin de votre pensée ! »

— C’est lui qui m’en a parlé le premier, c’est vrai ; mais, Catriona, croyez-vous que je n’y songeais pas ? »

Elle se mit à marcher de plus en plus vite, les yeux perdus dans le vide. Un instant, je crus qu’elle allait courir.

« Sans cela, continuai-je, après ce que vous m’aviez dit vendredi dernier, je n’aurais jamais osé vous faire cette demande ; mais puisqu’il voulait bien m’encourager, j’ai cru… »

Elle s’arrêta et se tourna vers moi.

« Eh bien ! en tout cas, je refuse, et qu’il n’en soit plus question !… » Et elle se remit à marcher.

« Je pensais que je n’aurais pas une meilleure réponse, dis-je ? Mais il me semble que vous auriez pu essayer d’être bonne pour moi en cette circonstance, je ne vois pas pourquoi vous seriez dure. Je vous ai beaucoup aimée, Catriona (vous permettez bien que je vous donne ce nom une fois encore ?). J’ai toujours agi dans votre intérêt, j’essaye de faire de même maintenant. Je ne comprends pas que vous puissiez prendre plaisir à me causer de la peine.

— Ce n’est pas à vous que je pense ! c’est à cet homme, qui est mon père !

— Soit, même à cet égard, je serais encore en mesure de vous être utile ; disposez de moi, il faut que nous nous entendions, car il va être furieux du résultat de notre entrevue. »

Elle s’arrêta encore.

« Parce que je suis compromise, d’après lui ?

— C’est là-dessus qu’il s’appuie, mais je vous ai déjà engagée à ne pas tenir compte de cela ! C’est absurde !

— Cela m’est égal, j’aime mieux être compromise ! s’écria-t-elle. »

Je ne sus comment répondre, et je restai silencieux.

Un travail parut se faire dans son esprit après cette exclamation, puis elle éclata.

« Que signifie tout cela, mon Dieu ? pourquoi toute cette honte retombe-t-elle sur moi ? Comment avez-vous pu agir ainsi, David Balfour ?

— Que pouvais-je faire, ma chère Catriona ; avais-je le choix ?

— Je vous défends de m’appeler ainsi !

— Je ne pèse pas mes mots, je souffre pour vous, Miss Drummond : soyez sûre que je donnerais tout au monde pour vous rendre heureuse. Mais il y a une chose dont il faut nous occuper maintenant, c’est de calmer votre père ; nous ne serons pas trop de deux pour cela, et pour obtenir que tout se termine bien…

— Ah ! dit-elle (et le rouge lui monta aux joues), voulait-il se battre avec vous ?

— Il en a parlé. »

Elle éclata de rire.

« Alors, c’est complet ! s’écria-t-elle, mon père et moi, nous formons une jolie paire, j’en conviens ; mais je remercie Dieu qu’il y ait quelqu’un de pire que nous. Je remercie Dieu qui m’a permis de vous connaître ! Vous ne trouveriez pas une femme qui ne vous méprise. »

J’avais tout supporté jusque-là, mais cela était trop pour ma patience.

« Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi ! répliquai-je. Qu’ai-je fait, sinon vous aider et vous servir en tout ! et voilà ma récompense ! C’en est trop. »

Elle continua à me braver du regard et, enfin, acheva sa pensée.

« Lâche ! » dit-elle.

« Le mot rentrera dans votre gorge ou dans celle de votre père ! criai-je. Je l’ai provoqué ce matin même dans votre intérêt. Je le provoquerai encore ! Peu m’importe lequel des deux tombera… Allons ! Suivez-moi à la maison et que ce soit fini ! Que ce soit fini avec votre clan tout entier ! Vous aurez peut-être des regrets quand je serai mort. »

Elle secoua la tête avec un sourire moqueur.

« Souriez tant qu’il vous plaira. J’ai vu votre cher père rire jaune ce matin. Je ne veux pas insinuer qu’il eut peur de se battre, mais il préférait l’autre moyen.

— Que voulez-vous dire ?

— Quand je lui ai offert de nous battre…

— Vous avez proposé à James More de se battre.

— Certainement, et je l’y ai trouvé assez peu disposé. Sans cela, nous ne serions pas ici ?

— Expliquez-vous.

— Son idée était de vous obliger à devenir ma femme. Je lui ai répondu que le choix dépendait de vous et qu’il me fallait vous parler librement, avant tout. « Et si je refuse ? » m’a-t-il dit. « Si vous refusez, il faudra se couper la gorge, lui ai-je répliqué, car je ne veux pas d’une femme obtenue « par force. » Telles ont été mes paroles ; c’étaient celles d’un ami, j’en ai été bien récompensé ! Maintenant que vous m’avez repoussé de votre plein gré, il n’y a personne au monde qui puisse faire accomplir ce mariage ; soyez tranquille, je veillerai à ce que vos désirs soient respectés sur ce point. Mais je crois que vous auriez dû, ne fût-ce que par convenance, me témoigner quelque reconnaissance ! Si j’ai été trop hardi avec vous, c’était par faiblesse, par surprise ; mais me croire un lâche et un homme aussi lâche que cela ! Mieux vaudrait un coup de poignard, mademoiselle !

— David ! comment aurais-je pu me douter ? Oh ! c’est affreux ! Moi et les miens, nous ne sommes plus dignes de vous parler ! Oh ! je voudrais m’agenouiller devant vous, ici même ! Je voudrais baiser vos mains pour obtenir mon pardon !

— Je conserverai les baisers que j’ai eus de vous, criai-je, je garderai ceux qui m’étaient précieux et qui avaient de la valeur ! je n’accepterais pas des baisers donnés en signe de repentir !

— Pauvre fille que je suis ! Quelle opinion allez-vous avoir de moi !

— Je vous prie de m’écouter ; il ne s’agit plus de moi, car le voulussiez-vous, vous ne pourriez pas me rendre plus malheureux que je ne le suis. C’est de James More qu’il faut s’occuper.

— Oh ! dire que je suis destinée à vivre avec cet homme ! s’écria-t-elle en s’efforçant de se contenir. Ne vous inquiétez pas de cela, il ne sait pas de quelle nature est mon cœur ! Il me la paiera cher, cette journée ! »

Elle prit le chemin de la maison et je la suivis, mais elle s’arrêta aussitôt.

« Je désire rentrer seule, dit-elle, c’est en tête à tête que j’entends l’affronter. »

Je restai donc et j’errai par les rues, me livrant à mon chagrin. La colère m’étouffait, il semblait qu’il n’y eût plus assez d’air à Leyde pour mes poumons, je croyais que j’allais éclater comme un cadavre au fond de la mer. Puis je m’arrêtai pour rire de moi-même au coin d’une rue, si bien qu’un passant se détourna pour me regarder, ce qui me rappela à la réalité.

Eh bien, pensai-je, voilà une bonne leçon, qui m’apprendra à ne plus avoir affaire à ce sexe maudit qui a été la ruine de l’homme dès le commencement, et le sera jusqu’à la fin ! J’étais heureux avant d’avoir rencontré Catriona, je puis l’être encore, quand je serai à tout jamais séparé d’elle.

Les voir s’en aller, c’était maintenant mon idée fixe, et je me réjouissais à la pensée de leur vie misérable, quand je ne serais plus leur vache à lait. Mais après quelques minutes données ainsi à la colère, je sentis que je ne pourrais supporter de savoir Catriona exposée aux privations, et je me dis que je me devais à moi-même de veiller à ce qu’elle ne manquât de rien.

Je repris aussitôt le chemin de la maison où je trouvai les malles fermées devant la porte, et le père et la fille côte à côte, donnant des signes de colère et de mécontentement. Catriona semblait en proie à une froide irritation, James More respirait bruyamment, sa figure était marbrée et bouleversée ; dès que je parus, elle le regarda d’un air significatif et méprisant et je fus surpris de voir qu’il subissait ce traitement sans révolte. Il était visible qu’il avait trouvé son maître.

Il commença à me parler en m’appelant M. Balfour, sans doute d’après une consigne donnée, mais il n’alla pas loin, car à la première phrase pompeuse qu’il essaya, elle l’interrompit.

« Mon père veut vous dire, que nous sommes venus à vous comme des mendiants et que nous sommes honteux de notre ingratitude. Maintenant, nous sommes décidés à partir et nous faire oublier ; mais même pour cela, nous devons encore vous demander l’aumône, car voilà où nous en sommes réduits !

— Avec votre permission, Miss Drummond, répondis-je, j’aurais à échanger quelques mots avec votre père. »

Elle passa dans sa chambre, et en ferma la porte sans un mot, ni un regard.

« Excusez-la, monsieur Balfour, elle n’a pas d’éducation.

— Ce n’est pas ce que j’ai à discuter avec vous, dis-je ; mais il faut que je vous parle. Jusqu’ici, monsieur Drummond, j’ai gardé pour moi ce que je devinais de votre conduite : je sais que vous aviez de l’argent quand vous m’en avez emprunté, je sais que vous en avez eu davantage depuis votre arrivée à Leyde, et que vous l’avez caché à votre fille.

— Je vous serais reconnaissant de modérer vos paroles, je ne veux pas de nouvelles provocations ; j’en ai assez, d’elle et de vous ! J’ai dû essuyer des injures. J’ai le cœur d’un père et le cœur d’un soldat, monsieur ! J’ai été outragé des deux côtés et je vous prie de prendre garde !

— Si vous me laissiez parler, répondis-je, vous verriez que je pense encore à vos intérêts.

— Mon cher ami, je savais que je devais compter sur votre générosité !

— Le fait est que j’ignore si vous êtes riche ou pauvre ; ce que je sais, c’est que vos moyens ont une source mystérieuse et qu’ils ne sont pas toujours suffisants, ni réguliers. Or je ne veux pas que votre fille en souffre. Si je l’osais, c’est à elle que je m’adresserais et non à vous ; je crois cependant que vous aimez Catriona à votre façon, et il faut bien que je me contente d’avoir affaire à vous. »

Après ce préambule je lui dis que je désirais rester en relations avec lui et connaître ses moyens d’existence, à cette condition, je lui servirais une petite pension.

Il fut agréablement surpris, et quand tout fut convenu, il s’écria :

« Mon cher ami ! mon cher fils ! je ne puis assez vous remercier, je vous obéirai avec la fidélité d’un soldat.

— Ne me parlez plus de rien ! m’écriai-je, vous m’avez si bien poussé à bout que le mot seul de soldat me prend à la gorge ; voilà notre marché conclu, je m’en vais sortir et, dans une demi-heure, j’espère retrouver mes chambres vides. »

Je leur fis bonne mesure, je ne voulais pas revoir Catriona, car je craignais ma faiblesse, et la colère me semblait convenir à ma dignité. Une heure s’écoula, la nuit vint, et quand je rentrai dans mon logement tout était sombre. J’allumai une bougie et je passai la revue des chambres : dans la première, il ne restait rien qui pût éveiller le souvenir des absents ; mais, dans la seconde, j’aperçus un paquet dans un coin, ce qui me fit monter les larmes aux yeux. Elle avait laissé tout ce que je lui avais donné ! Ce fut le trait qui me causa le plus de peine peut-être, parce qu’il était le dernier. Je me jetai sur ce tas de vêtements, et mon chagrin n’eut plus de bornes. Au milieu de la nuit, je revins à moi et je me mis à réfléchir. La vue de ces pauvres jupes, de ces rubans m’empêchait de reprendre mon sang-froid, je sentis que je devais m’en défaire avant le retour du soleil. Ma première pensée fut de les brûler, mais cela me parut cruel. Il y avait un placard dans la chambre ; lentement, je pliai chaque objet, tout en l’arrosant de mes larmes. Quand j’arrivai à un fichu que je lui avais vu souvent, je remarquai qu’elle en avait coupé un des coins ; il était d’une jolie nuance, et une fois qu’elle l’avait mis à son cou, je lui avais dit en plaisantant qu’elle portait mes couleurs. Cette découverte me rendit un rayon d’espoir, mais un instant après, mon désespoir reprit de plus belle, car je découvris à l’autre bout de la chambre le coin manquant au fichu. Je n’eus pas de peine à reconstituer la scène. Elle l’avait coupé dans un retour de tendresse pour l’emporter en souvenir de notre amitié ; puis, cédant sans doute à la colère, elle l’avait rejeté loin d’elle. Peu à peu, je me complus à penser plutôt au premier mouvement qu’au second, et je me sentis heureux qu’elle eût eu l’idée de garder ce chiffon, quoique triste de ce qu’elle l’eût rejeté.