Catriona/29

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 290-297).


XXIX

NOUS NOUS RETROUVONS À DUNKERQUE


Grâce à ce faible rayon d’espérance, je ne fus pas aussi malheureux que je l’avais craint, et je repris mes études avec zèle, pour tuer le temps jusqu’au jour où il me viendrait des nouvelles de Catriona par la voie de son père. Puis je me préparai à recevoir Alan. Pendant notre séparation, je n’eus que trois lettres. La première m’annonça leur arrivée en France, dans la ville de Dunkerque. James More y laissa sa fille pour faire un voyage secret en Angleterre et y voir lord Holderness. J’ai toujours trouvé dur de penser que c’était avec mon argent qu’il avait accompli cette mission. Mais j’étais encore loin de le connaître à fond. Comme dit le proverbe : « Il faut une longue cuiller à celui qui soupe avec le diable ! »

Pendant cette absence, échut le terme d’une seconde lettre, et comme c’était la condition expresse de la pension que je lui servais, il avait eu soin de l’écrire à l’avance, et de la laisser à Catriona avec ordre de l’expédier au jour dit. Cette correspondance, cependant, n’avait pas été sans éveiller les soupçons de la jeune fille ; son père ne fut pas plutôt parti, qu’elle brisa le cachet et voici ce que je reçus ; les premières pages étaient naturellement de l’écriture de James More :

« Cher monsieur,

« Votre aimable envoi m’est heureusement parvenu et je vous en accuse réception. Tout sera scrupuleusement dépensé pour ma fille qui se porte bien, et me prie de la rappeler au souvenir de son ami. Je la trouve un peu mélancolique, mais j’espère avec l’aide de Dieu la voir se remettre. Notre vie est très solitaire, mais nous nous consolons en chantant les airs de nos chères montagnes et aussi par nos promenades au bord de la mer, de cette mer qui baigne les côtes d’Écosse ! Certes, j’aimerais mieux revenir au temps où je gisais avec cinq blessures sur le champ de bataille de Gladsmuir ! J’ai obtenu un emploi ici, dans le haras d’un gentilhomme français, et mon expérience y est très appréciée. Mais, mon cher monsieur, les appointements sont si minimes que je serais honteux de vous en dire le chiffre ; cela rend encore plus nécessaires vos généreux envois ; j’en suis bien reconnaissant pour ma fille et je suis persuadé que la vue d’anciens amis lui serait plus salutaire encore.

« Je suis, cher monsieur,
« Votre affectueux et dévoué serviteur,
« James Mac Gregor Drummond. »

Au-dessous, je trouvai une ligne de Catriona : « Ne croyez rien de ce qu’il dit : tout cela n’est qu’un tissu de mensonges ».

C. M. D.

Elle s’était décidée à ajouter ce post-scriptum sans doute après avoir été tentée de supprimer la lettre, car celle-ci arriva en retard, et une troisième la suivit de près. Entre les deux, j’avais eu la joie de revoir Alan qui égaya ma vie par sa joyeuse conversation. Il m’avait présenté à son cousin du régiment des Écossais-Hollandais, un gentilhomme qui buvait plus que personne et n’était pas autrement intéressant. J’avais été invité à des repas très gais, j’en avais offert à mon tour, tout cela, sans faire grande diversion à mon chagrin. Alan avait discuté avec moi sur mes relations avec James More et sa fille, mais je ne me souciais pas d’entrer dans les détails avec lui et ma répugnance ne fit que s’accroître en entendant ses commentaires sur le peu que je lui disais.

« Je n’y comprends rien ! s’écriait-il, mais ce dont je suis sûr, c’est que vous avez été un nigaud ! J’ai l’expérience de ces choses-là, et je n’ai jamais entendu raconter rien de pareil, je ne connais pas de femme qui eût agi ainsi, vous avez dû gâter vos affaires vous-même, David.

— Je commence à le croire.

— Le pis, c’est que vous paraissez avoir encore une certaine affection pour elle ?

— Un immense amour, Alan, et qui me suivra jusqu’à la tombe !

— Je renonce à comprendre alors ! »

Je lui montrai la dernière lettre que j’avais reçue avec le post-scriptum de Catriona.

« Parbleu ! s’écria-t-il, impossible de nier la loyauté de cette jeune fille ! et son bon sens aussi. Quant à James More, il sonne creux comme un tambour, bon seulement à produire des sons. Cependant, il s’est bien battu à Gladsmuir, je ne puis dire le contraire, et ce qu’il raconte de ses blessures est exact. Mais à part cela, il est vide comme un tambour, il n’est capable que de rendre de beaux sons.

— Si vous saviez, Alan, combien je souffre de savoir Catriona entre ses mains !

— Il est certain qu’on ne pourrait la voir plus mal placée ; mais, comment voulez-vous remédier à cela ? Les femmes ne savent pas se conduire elles-mêmes ; ou elles aiment, et alors, tout va bien ; ou elles n’aiment pas, et alors, il n’y a rien à faire. Voyez-vous, il y a deux sortes de femmes : celles qui vendraient leur chemise pour vous, et celles qui ne regardent seulement pas le chemin où vous marchez. Voilà ce que c’est que les femmes, et vous êtes un fameux imbécile si vous ne savez distinguer les unes des autres !

— C’est peut-être mon cas, en effet.

— Cependant, il n’y a rien de plus aisé ; il me serait facile de vous donner quelques leçons, mais vous me paraissez aveugle et par trop naïf !

— Vous ne pouvez donc me donner aucun conseil ?

— Le malheur, David, c’est que je n’étais pas là, je n’ai rien vu : je suis comme un général en campagne qui n’aurait que des aveugles pour espions et pour éclaireurs. Je suis sûr que vous avez fait quelque bêtise et si j’étais à votre place, je tenterais encore la chance.

— Vous le feriez vraiment ?

— Certainement oui. »

La troisième lettre de France interrompit cette conversation, et on va constater combien elle arriva à propos. James prétendait être inquiet de la santé de sa fille qui, je suppose, n’avait jamais été meilleure ; sa lettre était pleine de compliments et se terminait par une invitation à aller les voir à Dunkerque.

« Vous devez maintenant jouir de la visite de mon vieux camarade Alan Stewart ; pourquoi ne pas l’accompagner à son retour en France ? J’ai quelque chose de très particulier à lui dire et je serais heureux de revoir un ancien compagnon d’armes. Quant à vous, cher monsieur, ma fille et moi nous serons fiers de recevoir notre bienfaiteur, que nous aimons comme un frère et comme un fils. Le gentilhomme français n’est qu’un avare et j’ai dû quitter son service. Vous nous trouverez par conséquent assez mal logés dans l’auberge d’un brave homme, qui a nom Bazin, au milieu des dunes ; le paysage est superbe et je suis sûr que nous passerons de bonnes heures, M. Stewart et moi, à nous rappeler nos années de service, tandis qu’avec ma fille, vous pourrez vous distraire d’une manière plus conforme aux goûts de votre âge. Je demande au moins à M. Stewart de venir nous voir, l’affaire que j’ai à lui proposer lui ouvre d’assez belles perspectives. »

« Que peut-il me vouloir ? s’écria Alan, après la lecture de cette lettre ; ce qu’il veut de vous, c’est de l’argent, mais que peut-il avoir à dire à Alan Breck ?

— Ce n’est peut-être qu’un prétexte, il se propose de me faire épouser sa fille — (certes, je le désire plus que lui !) — et il vous invite parce qu’il suppose que je me déciderai à vous accompagner.

— J’aimerais tout de même à savoir ce qu’il me veut, je n’ai jamais eu confiance en lui. Il a quelque chose à me communiquer ? Moi, j’aurai peut-être un coup de pied à lui donner avant la fin. C’est égal, ce sera amusant d’aller voir ce qu’il a en tête ; en même temps, je verrai aussi votre bien-aimée. Qu’en pensez-vous, David ? Ne m’accompagnerez-vous pas ? »

Je ne me fis pas prier, et, le congé d’Alan touchant à sa fin, nous partîmes sans retard.

Par une sombre journée de janvier, nous entrâmes dans la ville de Dunkerque. Après avoir laissé nos chevaux à la poste, nous prîmes un guide pour nous rendre à l’auberge de Bazin, qui était en dehors des remparts. C’était à la nuit tombante, nous fûmes les derniers à sortir de la ville et nous entendîmes lever le pont-levis dès que nous fûmes passés. Au delà des murs, il y avait un petit faubourg qu’il nous fallut traverser ; bientôt, toute trace d’habitation disparut, nous sentîmes le sable craquer sous nos pas et le bruit de la mer se fit entendre. Nous marchions dans l’obscurité en suivant notre guide, seulement au son de sa voix, et je commençais à craindre que nous ne fussions égarés, quand nous arrivâmes au haut d’une petite pente d’où l’on apercevait une lumière dans une maison.

« Voilà l’auberge à Bazin », nous dit notre conducteur.

Alan se mordit les lèvres.

« C’est une drôle d’habitation ! » fit-il, et je vis que cela ne lui plaisait pas.

Une minute après, nous nous trouvâmes dans une salle basse qui formait tout le rez-de-chaussée de la maison ; des tables au milieu, des bancs le long des murs, et l’escalier qui conduisait aux chambres à coucher, formaient tout le mobilier ; il y avait du feu, et l’on voyait de nombreuses bouteilles rangées dans un coin. Le maître du logis, un petit homme de mine suspecte, nous dit que le gentilhomme écossais n’était pas rentré, mais qu’il allait prévenir sa fille.

Je tirai alors de ma poche ce fichu où il manquait un coin, et je le nouai autour de mon cou ; j’entendais les battements de mon cœur, et comme Alan me tapait sur l’épaule, en murmurant quelque plaisanterie, je ne pus m’empêcher de le repousser avec impatience.

Nous n’eûmes pas longtemps à attendre ; je reconnus ses pas au-dessus de nos têtes et, bientôt, je vis Catriona paraître dans l’escalier ; elle descendit posément, mais elle était toute pâle lorsqu’elle me souhaita le bonjour, et je fus navré de la gêne que trahissaient ses paroles et ses manières.

« Mon père sera bientôt rentré, dit-elle, il sera très content de vous voir. »

Tout à coup, elle s’arrêta, rougit jusqu’à la racine des cheveux et les mots expirèrent sur ses lèvres : je fus certain qu’elle avait remarqué le fichu ; — son émotion ne dura qu’une seconde, mais ce fut avec une autre expression de visage qu’elle se tourna vers Alan pour lui souhaiter la bienvenue.

« Vous êtes donc Alan Breck, son ami ? Il m’a souvent parlé de vous et je vous aime déjà pour votre bravoure et votre bonté.

— Merci, mademoiselle, répondit Alan en lui tendant la main ; en vérité, David, vous n’avez pas exagéré. »

Je ne l’avais jamais entendu parler ainsi, le son de sa voix était d’une douceur extrême.

« Comment ! s’écria-t-elle, il vous avait fait mon portrait ?

— Il ne m’a guère parlé d’autre chose, depuis que nous sommes ensemble, sauf quelques souvenirs que nous avons échangés sur une nuit passée à la belle étoile dans les bois de Silvermills. Mais, rassurez-vous, vous êtes cent fois plus jolie qu’il n’avait su me le dire ! Nous allons donc être une paire d’amis ; je suis le camarade de David, tout ce qu’il aime, je l’aime, — vous voilà fixée.

— Je vous remercie de ces bonnes paroles, répondit-elle, vous ne devez pas douter de l’estime que j’ai pour vous. »

Usant du privilège des voyageurs, nous nous mîmes à table sans attendre James More. Alan invita Catriona à s’asseoir près de lui, la fit boire avant lui dans son verre et l’entoura de mille soins sans me donner le moindre prétexte de jalousie. Ce fut lui qui soutint la conversation et d’un ton si gai que, tous les deux, nous en oubliâmes notre embarras.

Seulement, c’était Alan qui avait l’air d’avoir retrouvé une ancienne connaissance et moi, je semblais être l’étranger. Jamais je n’avais admiré davantage la beauté et la grâce de mon amie : quant à Alan, on voyait qu’il avait non seulement une grande expérience de la vie, mais aussi beaucoup d’amabilité naturelle. Catriona lui répondait en riant et son rire me paraissait délicieux à entendre. Je me sentais cependant un peu de tristesse, en comparant mes faibles moyens à ceux de mon brillant compagnon.

James More se montra tout à coup, et aussitôt, sa fille reprit son visage rigide, tout le reste de la soirée je ne pus la voir sourire une seule fois, elle parla à peine et ne tarda pas à se retirer.

De James More je n’ai pas grand’chose à dire ; il but beaucoup et ne parla guère, renvoyant au lendemain l’affaire qu’il prétendait avoir à traiter avec Alan.

Nous fûmes bientôt seuls dans notre chambre. Alan me regarda avec un sourire singulier.

« Nigaud ! fit-il.

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que vous êtes incapable de vous conduire ! »

Je le priai de s’expliquer.

« Eh bien, voilà, fit-il, je vous ai dit qu’il y a deux sortes de femmes : celles qui vendraient leur chemise pour vous, et les autres ; — la chance est pour vous, ne la laissez pas s’évanouir. — Mais qu’est-ce que ce chiffon à votre cou ? »

Je le lui expliquai.

« Je me doutais que cela avait une signification. »

Mais, malgré mes instances, il n’ajouta pas un mot de plus.