Causeries, deuxième série/Épître aux Bredouilles

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Hachette (2p. 214-226).

ÉPÎTRE AUX BREDOUILLES.


Saverne, 1er septembre.
Très-chers frères,

Je ne serai pas des vôtres aujourd’hui, par la meilleure raison du monde, c’est qu’au lieu de chausser mes guêtres, de prendre mon fusil et d’offrir mes épaules à cette jolie petite pluie qui commence à tomber si gaiement, j’ai chaussé mes pantoufles, saisi une plume neuve et commencé la présente épître, qui partira ce soir, à sept heures, par le train-poste de Strasbourg à Paris. Or, on n’est pas bredouille lorsqu’on n’est pas sorti à la poursuite du gibier.

Mais, comme dit le trop élégant traducteur de Virgile,

Je connais le malheur, et j’y sais compâtir.

Oui, messieurs, moi aussi je me suis levé quelquefois trop matin pour arpenter les chaumes à grandes enjambées et pour mouiller mes genoux dans la luzerne ; moi aussi j’ai promené un chien mélancolique à travers des champs dépeuplés, et je suis rentré à la maison par des chemins de traverse, cachant mon carnier vide à la malignité des voisins.

Il n’y a pas à dire, le mot bredouille est ridicule. Sa terminaison rime à je ne sais combien de mots disgraciés : citrouille, grenouille, andouille. Ouille est aussi malheureux en français que chote en espagnol. Cervantes a changé Quexada en Quichotte, et l’Espagne s’est mise à rire. Prenez le plus beau nom de France et le terminez en ouille, vous obtiendrez le même effet. La Trémouille est une exception qui confirme la règle.

Mais ce n’est pas seulement le mot bredouille qui est malencontreux ; la chose est sotte.

Un chasseur qui rentre au logis avec un chevreuil sur le dos, quatre lièvres dans le sac, trois douzaines de cailles et de perdrix suspendues à la ceinture, est littéralement écrasé. Il ploie, il se tient mal, il a l’air d’un bossu, il est grotesque, si vous voulez, mais il n’a pas l’air sot ; il ne sera jamais ridicule. Les passants l’envieront peut-être ; à coup sûr, ils ne penseront pas à lui rire au nez.

Un beau jeune homme qui marche droit à cinq heures du soir, le fusil négligemment jeté sur l’épaule, le carnier flottant avec grâce sur le dos, n’est pas grotesque, mais pas du tout. En revanche, il est ridicule.

C’est que le rire est une joie malicieuse qui s’éveille en nous au spectacle des petits malheurs d’autrui. C’est un mouvement égoïste et vaniteux causé par la vue des mécomptes dont nous sommes ou croyons être exempts nous-mêmes. On ne rit pas des gros accidents, de la mort, des blessures, de la misère en haillons, des désastres qui nous rappellent notre condition mortelle et la dépendance où le sort nous tient tous ; mais on rit aux éclats chaque fois qu’on signale un contraste entre les ambitions du prochain et ses succès, entre sa vanité et son mérite, entre son but et son point d’arrivée.

Rien n’est plus réjouissant, au 15 août, que le mât de cocagne, parce qu’on y voit jusqu’à vingt-cinq ou trente polissons s’élancer l’un après l’autre à la poursuite d’un couvert d’argent, et retomber sur le derrière. Le système représentatif a planté sur le sol français une véritable forêt de mâts de cocagne ; aussi chaque élection a-t-elle le piquant d’une comédie : on rit de ceux qui tombent, fussent-ils cent fois plus honorables et plus dignes que ceux qui arrivent. Ah ! tant pis : le rire est impartial, toute déception l’éveille, qu’elle soit ou non méritée. Y a-t-il un contraste évident entre ce que vous désirez et ce qui vous arrive, on rira.

Je ne sais rien de plus intéressant, de plus digne de pitié, de moins risible au fond qu’un mari trompé par sa femme. Il faudrait avoir le cœur atroce pour refuser un peu de compassion au pauvre diable qui nourrit une coquine, élève des bâtards, travaille pour des ingrats, aime sans être aimé. Mais je crois aussi qu’on le plaint. Seulement, on commence par en rire. Que voulez-vous ? Il y a un contraste trop visible entre l’ambition de ce malheureux et le résultat qu’il a obtenu. Il s’est marié, c’est-à-dire il a affiché publiquement la prétention d’avoir une femme à lui seul ; à chaque fois que l’événement lui donne un démenti, le public se tient les côtes. La chose est d’autant plus comique qu’il ignore son infortune et cette désinence en U dont madame l’a décoré. On le voit aller, venir, dîner de bon appétit, promener avec orgueil la scélérate qui le trompe ; il a le front serein et le visage épanoui ; plus sa gaieté contraste avec le malheur qu’il ignore, plus on s’amuse à ses dépens, et jamais les rieurs ne font un retour sur eux-mêmes ; jamais ils ne s’avisent de dire, avec le sage Gargantua : Autant nous en pend à l’œil ! Les célibataires sont bien sûrs qu’on ne les prendra jamais au mariage ; les maris sont certains que leurs femmes les aiment et que s’ils n’étaient plus aimés, ils le sauraient. Bonnes gens !

Quant à nous, bredouilles, mes frères, nous sommes ridicules pour une ou plusieurs raisons du même genre.

1o Nous avons payé vingt-cinq francs le droit de vie et de mort sur tout gibier de poil et de plumes ; mais l’État et la commune qui se partagent notre argent ne se chargent pas de nous donner les lièvres et les perdreaux en échange. C’est à nous de nous rembourser par nos mains. Or, le chasseur qui ne tue pas a l’air aussi nigaud qu’une cuisinière à la halle, si les pigeons qu’elle a payés s’envolaient de son panier.

2o Nous avons fait les frais d’un fusil, d’un équipement complet, d’un costume plus ou moins pittoresque qui ne permet aucun doute sur nos intentions et rend notre espérance visible à nos concitoyens les plus obtus. S’habiller tout exprès pour un bal et arriver en voiture, à minuit, devant une maison démolie, c’est payer les frais d’un contraste assez ridicule. Se costumer en Robin des bois pour tuer des perdreaux et revenir sans un pouillard, n’est-ce pas la même aventure ?

3o Une journée de chasse où l’on n’a rien tué, c’est une journée perdue, et nous vivons dans un temps où le riche lui-même n’a guère le moyen de perdre ses journées. Tous les hommes qu’on rencontre sur le chemin de la maison viennent de travailler utilement. Les faucheurs de regain qui reviennent des prés ont fait une besogne énorme depuis l’aube ; le garçon de labour qui ramène ses bœufs a labouré tout un arpent ; les ouvriers qui sortent de la fabrique ont fait leur tâche ; les enfants qui déboulent de l’école en poussant des cris aigus ont appris quelque chose : tous ces gens ont un avantage marqué sur le chasseur bredouille ; aussi se moquent-ils cordialement de lui.

Il dira peut-être, pour son excuse, que l’exercice et le grand air lui ont fait du bien. N’en croyons pas un mot, mes frères. Forçons-le d’avouer avec nous que l’exercice et le grand air n’ont jamais profité aux bredouilles. C’est le chasseur heureux qui respire avec fruit et dégourdit utilement les ressorts de ses jambes. Quand on revient bredouille, on a le cœur aigri, et les meilleures choses du monde, qui sont l’exercice et le grand air, se tournent en poison.

4o J’aborde avec fureur un détestable préjugé dont nous avons tous été victimes, et j’espère que pas un de nous ne refusera de faire chorus avec moi, car il s’agit de notre honneur. Que dis-je ? Ce que je défends ici, c’est l’honneur de l’humanité tout entière. Lorsqu’on nous voit rentrer le carnier vide, les rieurs s’imaginent calomnieusement que nous avons manqué le gibier !

Inutile d’insister sur les conséquences d’une idée si injuste et si fausse. S’il est vrai que nous ayons rencontré, tiré et manqué, nous encourons le plus insupportable de tous les ridicules : nous passons pour des vaniteux maladroits ; on dit autour de nous que nous avons eu trop de confiance dans nos moyens physiques, que nous avons spéculé sur la rapidité de nos mouvements, la fermeté de nos bras, la précision de notre coup d’œil ; en un mot, que nous nous sommes crus infaillibles. Or, l’homme qui se croit infaillible est mal vu du public depuis un certain temps.

La vérité, mes frères, est que nous ne manquons pas le gibier, ou du moins nous ne le manquons guère plus que les chasseurs heureux. C’est le gibier qui nous manque, et, je le dis avec tristesse, il va manquant un peu plus à mesure que le monde se fait vieux.

De chasseurs absolument maladroits, nés pour manquer, il n’y en a guère, et ceux-là ne s’obstinent point ; ils tirent leur épingle du jeu après les premières expériences. Pour transformer un lièvre en manchon et même pour descendre un perdreau, il ne faut qu’une adresse et une expérience vulgaires. On s’y met vite. J’ai ici un lycéen qui a pris hier soir son premier permis de chasse, ce matin, à six heures, il avait inscrit un grand lièvre à son actif. Les chasseurs les mieux doués arrivent à toucher une pièce sur deux ; les moins favorisés de la nature en touchent une sur huit ; la moyenne est vraisemblablement d’un coup utile sur quatre ou cinq.

Il est donc à peu près certain, mes très-chers frères, que personne ne reviendrait bredouille si tout le monde avait l’occasion de tirer seulement dix coups dans la journée. Nous avons donc un problème à résoudre : la multiplication du gibier.

Je vais me rencontrer probablement avec l’auteur de Tristia, notre cher et charmant Toussenel. Mais il est dans ma destinée de vagabonder ici sur le terrain de tout le monde. Faute d’avoir un enclos qui m’appartienne, je suis forcé de vivre sur le commun, glanant après les moissonneurs, hallebotant après les vendangeurs, braconnant après le plus spirituel et le plus aimable des chasseurs. Mais qu’importe ? Je me sais tout pardonné d’avance. D’ailleurs, si le problème appartient au maître qui l’a posé, la solution que je propose humblement est bien à moi.

Nous sommes tous d’avis que la chasse est un exercice très-sain pour ceux qui n’en reviennent pas bredouilles. Nous souhaitons unanimement que le gibier multiplie assez sur nos 53 millions d’hectares pour que le plaisir du chasseur ne soit pas corrompu par la crainte du ridicule.

Mais nous sommes d’abord honnêtes gens, et nous ne songeons pas à nourrir notre gibier aux dépens du pauvre monde. Empoisonner de lièvres ou de lapins le champ d’un paysan qui ne chasse pas, c’est lui manger sa récolte après l’avoir transformée en viande. Les grands seigneurs qui s’adjugeaient autrefois le privilége de la chasse grugeaient le laboureur par l’entremise de leur gibier. La justice veut absolument que tout plaisir soit payé par ceux qui en jouissent à celui qui en fait les frais.

Nous sommes démocrates, et la sainte égalité nous est plus chère que nos plaisirs. Nous pensons donc que la chasse doit être permise à tout Français sans exception, pourvu qu’il paye sa part du dégât ; car on ne saurait trop le dire, toute viande se nourrit sur le sol, et, dans un pays où le sol est cultivé sur presque toute son étendue, les chevreuils, les lièvres, les lapins, les perdrix représentent une certaine quantité de récolte détruite. Vous n’avez pas le droit de faire paître vos bœufs ou vos moutons dans l’herbage du voisin ; pourquoi feriez-vous pâturer vos lièvres dans son trèfle, vos lapins dans ses choux, vos chevreuils dans ses bois, vos perdrix dans son blé ?

Il semble juste à première vue que tout Français puisse chasser n’importe où. Le gibier libre n’appartient à personne ; ainsi le disent les vieilles lois ; il est la proie de celui qui sait le prendre. Pour moi, je ne sais rien de plus inique que cette théorie. Elle ne tend à rien moins qu’à immoler les intérêts d’une moitié de la nation aux plaisirs de l’autre.

La récolte appartient à ceux qui ont semé, le gibier est absolument à la charge de l’agriculture ; il serait odieux qu’un industriel, un rentier, un marchand, celui qui n’a jamais tiré du sol la pitance matinale d’un lièvre, celui qui, n’ayant pas un hectare en bien fonds, n’a jamais pu fournir une poignée de grains à la perdrix, une grappe de raisin à la grive, se donnât sans indemnité le plaisir de la chasse, qui est une récolte au second degré. J’ai parlé de ce qu’elle dévore, et je n’ai rien dit de ce qu’elle gâte ; mais nous savons tous, mes chers frères, que les chasseurs et les chiens rencontrent tous les jours des récoltes sur pied, qu’ils battent ces remises et qu’ils les foulent toujours un peu. Il est juste que cela se paye. Si le paysan froissait, tachait ou écornait la moindre chose dans la boutique d’un marchand, il la payerait.

J’ajoute que si tout le monde avait le droit de tirer sans payer, la chasse deviendrait une industrie et créerait parmi nous une population dangereuse. C’est un mauvais métier, fort amusant, je l’avoue, et chers aux esprits vagabonds, mais qui rapporte moins qu’il ne coûte. Les piéges, les lacets et mille engins moins coûteux que la poudre feraient une terrible concurrence au fusil. On prendrait des mesures répressives ; mais les braconniers par état deviennent en peu de temps des hommes terribles.

Je n’insiste pas sur ce point : à quoi bon ? La chasse gratuite pour tous serait, au bout d’un an, la chasse interdite à tous : il n’y aurait plus de gibier.

Nous désirons qu’il y en ait toujours et qu’il y en ait, s’il plaît à Dieu, plus qu’il n’en reste. C’est nous, mes frères, qui, depuis trente ans, importunons l’État de nos requêtes et l’adjurons de nous faire un peu de gibier. Nous nous sommes mal adressés, ce me semble. L’État ne couve pas les œufs de perdrix ; il est impropre à l’allaitement des levrauts. Il a cru nous rendre service en élevant à vingt-cinq francs le prix des permis de chasse ; nous n’y avons gagné que de payer dix francs de plus. On trouve moins de lièvres en plaine depuis qu’il en coûte plus cher pour les tirer.

Quelques-uns d’entre nous demandent une trêve de Dieu qui permette au gibier de réparer ses pertes. Mais les plus sensés de la bande assurent que la suspension générale du droit de chasse ferait la partie trop belle au braconnier. L’État pèse gravement ces raisons et pense que nous ferions mieux de pourvoir à nos plaisirs nous-mêmes. Il a tant d’affaires sur les bras, sans la nôtre !

Eh bien ! je vous propose une combinaison fort simple, qui se recommande par plusieurs années de pratique et de succès à l’étranger.

J’ai parcouru, à quelques lieues d’ici, des plaines où le gibier foisonne tellement, qu’il faudrait faire exprès et être très-adroit pour en sortir bredouille.

Vous devinez que je parle de l’Allemagne, et vous avez raison. Mais si vous croyez qu’il s’agit de l’Allemagne féodale, vous avez tort.

Voici le mécanisme ingénieux et simple grâce auquel les paysans et les petits bourgeois du grand-duché de Bade font foisonner le gibier jusque dans les jambes des chasseurs : tous les propriétaires d’un village mettent leurs terres en commun pour la chasse, et ils afferment le tout au plus offrant.

Ils savent que par ce moyen ils établissent chez eux une véritable fabrique de perdreaux et de lièvres ; que leurs récoltes seront un peu rongées par-ci, un peu foulées par-là, et qu’ils n’auront plus le droit de toucher au gibier qui les gruge ; mais, en revanche, ils encaissent une somme assez ronde au profit de la commune, et la commune c’est eux. La location de la chasse dégrève leurs impôts d’autant ; ils payeront en moins l’équivalent du déficit qui va peser sur leurs récoltes. Chacun se trouve indemnisé au prorata de ce qu’il perd.

Le locataire le plus offrant, qui prend la chasse à bail, surveille, exploite, récolte son gibier à sa guise. Il ajoute du lièvre, ou du perdreau, ou du faisan, si le pays en manque ; il fait garder le tout à ses frais et poursuit soigneusement les braconniers. Il agit comme un éleveur sur une propriété louée ; il veille sur ses troupeaux et les protège contre les loups.

Ce plus offrant n’est pas un grand seigneur ; c’est presque toujours une association de petits bourgeois, qui comprend les paysans les plus aisés de la commune. Vous me demanderez peut-être comment un simple paysan peut entrer dans les frais d’une telle exploitation ? Assurément, le droit de chasse lui coûte plus de vingt-cinq francs par an, à celui-là !

J’en conviens ; mais reste à savoir s’il est plus avantageux de donner vingt-cinq francs pour revenir bredouille, où d’en donner cent en échange de deux cents francs de gibier ? Car ces petites associations, garanties contre le fléau de braconnage, encaissent en gibier plus qu’elles ne dépensent. J’en sais une qui payait six cents francs de fermage en 1864, et qui réalisait, tous frais payés, un bénéfice de six cents francs.

Qu’en pensez-vous, mes frères ?

Qu’en disent les communes de notre cher pays, et ces conseils municipaux, qui n’ont pas tous de quoi nourrir un instituteur ?