Causeries, deuxième série/Les Miracles à la mode

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Hachette (2p. 227-243).

LES MIRACLES À LA MODE.

Le fait est non-seulement avéré, mais encore officiel, et plutôt deux fois qu’une, car le Moniteur du soir en parle dans ses numéros du 6 et du 8 : nous avons des thaumaturges à Paris !

Ils viennent d’Amérique, ils sont deux, ils s’appellent Ira et William Davenport ; ils seront les lions de la saison prochaine, ou du moins ils en seront les Lyonnets.

Je me trompe : ils sont trois, selon ce qu’ils déclarent eux-mêmes. Mais le troisième, M. Fay, n’est jamais entré dans l’armoire. Il se cache modestement dans les coulisses, pour donner un coup d’épaule au miracle, pour chatouiller les esprits qui s’endorment, ou pour semer la poudre à poignées dans les yeux de l’honnête public.

Ils sont peut-être quatre, car enfin l’honorable M. Guppy, qui fait les annonces au public, ne se mettrait pas en frais d’éloquence s’il n’était un peu dans l’affaire. Mais il s’efface au moment où le miracle, discuté par les journaux, entre dans l’ordre des choses exotériques. Il ne signe pas au Moniteur ; il est prêt à payer sa part des 10 000 fr., si M. Robin les gagne, mais il ne les promet pas en son nom personnel. C’est une différence à constater entre M. Barnum et M. Guppy.

Ils sont peut-être cinq, mais je ne le croirai que si on me le prouve. Pourquoi seraient-ils cinq, au nom du ciel ? C’est assez de deux hommes pour étonner une assemblée de bonnes gens bien disposés, qui se sont presque fait bander les yeux à l’avance.

On a l’armoire préparée, les cordes de coton mou, fabriquées ad usum miraculi ; on a les bougies éteintes ou couvertes de taffetas gommé : n’est-ce pas plus qu’il ne faut pour protéger quelques faibles malices ? On pourrait même, ce me semble, jeter l’armoire par la fenêtre, allumer cent becs de gaz, brûler les cordes molles et prendre un bon cordeau chez l’épicier voisin, puisqu’on a sous la main une légion de génies adroits et vigoureux, demi-dieux complaisants, collaborateurs invisibles, sinon infatigables, de MM. William et Ira Davenport.

Mais qu’ils soient deux, trois, quatre ou cinq, ces estimables Américains sont des personnes éminemment pratiques. Depuis douze ans qu’ils travaillent dans le miracle, ils ont perfectionné les moyens d’exécution, étudié le public, tâté le fort et le faible de l’esprit humain. Ils arrivent précédés d’une réputation foudroyante ; leur évangile a paru avant eux : c’est un volume de 300 pages, rédigé en anglais par M. Nichols, traduit dans la langue de Voltaire par Mme Bernard-Derosne, que nous avons applaudie aux Folies-Dramatiques, aux Variétés et à la Comédie-Française sous le nom de Mlle Judith.

Cet évangile, qui vient de loin, assure que MM. Davenport ont résolu dès leur plus tendre jeunesse le problème de l’aviation, si bravement poursuivi en France par cet héroïque casse-cou de Nadar. Ils s’envolaient jusqu’au plafond et planaient sur l’assistance quoiqu’ils fussent déjà visiblement plus lourds que l’air.

Si j’ose contester sur ce point le témoignage de M. Nichols, ce n’est pas seulement parce que la chose est absurde en elle-même, c’est surtout parce qu’elle est injurieuse aux frères Davenport.

Eh quoi ! messieurs, vous laissez dire que vous avez volé sans ailes dans un salon, quand il est avéré que vous ne le pouvez plus ! Vous aviez donc alors une puissance qui s’est usée, une vertu qui est sortie de vous ? Faut-il conclure que vous avez démérité des esprits, vos domestiques ? Que vos porteurs aériens se sont mis en grève ? Que vous n’avez plus sur eux la même autorité qu’autrefois ? Que vous êtes en baisse, à l’âge de 25 et de 23 ans ? Que vous allez de plus fort en plus faible, et cela dans la patrie du grand thaumaturge Nicolet ? Vous venez nous montrer des miracles de pacotille, après avoir donné en Amérique des représentations dont un dieu serait jaloux ? Prenez-vous donc Paris pour une de ces sous-préfectures infimes où les ténors sans voix et les comiques hors d’âge vont quêter un regain de succès ?

Négligeons ces fanfaronnades d’outre-mer et prenons le divertissement que ces messieurs nous donnent. Leurs exercices sont divisés en deux parties, comme ceux du Cirque. On a donné tout récemment, à Genevilliers, une demi-représentation où l’on avait convoqué la presse bienveillante et non autre. Un journaliste invité a cru bien faire en amenant avec lui M. Robin, prestidigitateur et physicien de profession. M. Robin, qui tient théâtre sur le boulevard et qui fait en public mille choses surprenantes, ne s’est jamais vanté d’avoir commerce avec les esprits. Ce n’est qu’un honnête homme, de grand sens, fort ingénieux et habile dans sa partie. Comme tous ceux qui se jouent élégamment à travers les secrets de la nature, il est payé pour ne pas croire aux choses surnaturelles.

Dès qu’il s’est vu en présence des frères Davenport, il a reconnu des confrères, mais des confrères trop ambitieux, et il s’est fait un plaisir d’éventer leurs sept ou huit mèches. Son jugement, très-courtois et publié en fort bons termes dans le Moniteur du 6, m’a ravi par un air de bonne foi et de modération. Notez que je ne connais ni M. Robin ni les frères Davenport ; je n’ai vu ni le théâtre sincère et public du prestidigitateur, ni les salons que ces Américains transforment en théâtre ; mais, depuis plusieurs mois, j’ai les oreilles rebattues de ces Davenport, et il me tardait de les voir en présence d’un brave homme un peu plus clairvoyant que le vulgum pecus d’Angleterre ou d’Amérique.

Il faut vous dire que je reçois depuis assez et trop longtemps un journal intitulé l’Avenir, moniteur du spiritisme. C’est ce qu’on appelle, en langage familier, une feuille de chou hebdomadaire. Il n’y a pas un petit journal de province, un Figaro de Brives, un Charivari de Pont-à-Mousson, qui soit aussi vide et aussi nul que ce moniteur là. Or, il est en grande partie dirigé par des médiums, c’est-à-dire par des messieurs qui évoquent Socrate, Cicéron ou Lamennais, les font entrer dans un pied de table, et les obligent d’écrire en français médiocre un supplément à leurs œuvres posthumes.

Érasme, Lamennais, Platon, que sais-je encore ? sont les collaborateurs malgré eux de ce joli petit journal. Dans quel style on les fait écrire, je vous laisse à deviner. Le roman est remplacé par une foule de canards sérieux, solennels, comme l’histoire du pape Pie IX, médium voyant, qui tout en faisant sa prière, voit mourir dans son antichambre un assassin qui venait l’égorger. Vous y verrez l’esprit parleur de la famille X…, un Espagnol du seizième siècle, qui s’était attaché de nos jours à une famille anglaise. Il s’appelait Gaspard Ludovico y Urbino, cet Espagnol ; c’est lui-même qui l’a révélé à ses clientes.

Un Espagnol du nom de Gaspard est presque aussi vraisemblable que le sultan Oscar dans les Saltimbanques. Ludovico est un prénom italien, et n’a jamais été un nom de famille espagnol ; Urbino est le nom d’une ville italienne assez connue : il faut être naïf comme un marchand de miracles pour négliger la vraisemblance à ce point-là ! L’Avenir, moniteur du spiritisme, a consacré je ne sais combien d’articles à la gloire des frères Davenport ; c’est par son entremise que les frères thaumaturges me donnent depuis longtemps sur les nerfs.

Je sais bien qu’on n’est pas forcé de lire tous les journaux que l’on reçoit ; il serait fort aisé d’en rendre quelques-uns à la poste ; on pourrait même écrire au rédacteur en chef : « Monsieur, vous m’envoyez votre journal gratis ; je ne vous en veux pas pour si peu de chose ; mais combien m’en coûterait-il tous les trois mois pour ne pas recevoir l’Avenir ? »

Mais on n’a pas le temps d’écrire ce billet, on oublie de renvoyer le journal à sa source, et on lit sans préméditation, par pure inadvertance, la prose des médiums.

Après tout, il est peut-être utile de connaître les épizooties qui sévissent dans les bas-fonds de l’esprit humain. Il est bon de connaître quels rêves creux, quelles billevesées se débitent mystérieusement en Europe pour la consommation des femmes hystériques et des hommes badauds. Il faut avoir au moins une notion des bourdes qu’on exploite en certains lieux pour abêtir, affoler ou exalter les simples. Croiriez-vous qu’il existe en Europe neuf journaux rédigés dans le même esprit (passez-moi le mot) que l’Avenir déjà nommé ? En voici la liste complète :


La Revue spirite, de Paris, 8e année, mensuelle.
La Vérité de Lyon, hebdomadaire, 3e année.
L’Union spirite bordelaise, quatre fois par mois.
L’Écho d’outre-tombe, de Marseille, hebdomadaire.
Annali dello Spiritismo, de Turin, mensuelle.
La Luce, de Bologne.
La Gazetta Magnetico-Scientifico-Spiritistica, de Bologne.
Le Spiritual Magazine, de Londres.
Le Spiritual Times, de Londres.

Neuf et un dix ! Et, dans le nombre, pas un qui s’imprime à Charenton.

La théorie du spiritisme est vieille comme la crédulité humaine. Un roi qui a la guerre veut savoir s’il sera vainqueur ou vaincu. Il va chercher une sorcière, un médium femelle, et lui dit : « Évoquez-moi un mort un peu intelligent, que je le consulte sur mes affaires. » C’est l’histoire de Saül. La sorcière évoque l’âme de Samuel ; cette âme est visible comme un corps, elle parle comme si elle avait des poumons, un larynx, une langue et des lèvres, et elle annonce l’avenir comme si elle l’avait lu dans ses papiers.

Voilà l’heureuse invention qu’on s’applique à ressusciter aujourd’hui. À quel propos ? Pourquoi ? Mais pour faire des dupes et soutirer l’argent des sots ; rien n’est plus simple.

La pauvre pythonisse d’Endor voit Saül tout défait, atterré, presque malade après l’évocation. Elle l’oblige à se reposer, elle tue un veau gras, le seul qu’elle ait chez elle ; elle pétrit du pain sans levain et répare les forces du roi. (Rois, xxviii, 22 à 25). La Bible ne dit pas qu’elle ait été payée. C’était une Juive, pourtant. Nos médiums, qui sont chrétiens, ne travaillent pas au même prix.

N’est-il pas singulier qu’en 1865, lorsque l’humanité entière court à grands pas vers le progrès, quand l’esprit positif envahit tout, quand le bon sens vient tout soumettre à son contrôle, quand toutes les sciences, débarrassées du fardeau des niaiseries antiques, se lancent résolument dans la route du vrai, une petite église borgne entreprenne de ressusciter les farces surnaturelles ?

Si le moment est mal choisi, le choix des instruments n’est guère moins ridicule. Comment ! voici deux gaillards qui ont dompté les puissances invisibles ; ils se font servir par des esprits ; ils ont à leurs ordres une armée d’êtres inconnus, mais assurément supérieurs à l’homme.

Que ne ferait-on avec de tels moyens ? Donnez-moi seulement un petit farfadet, pas plus haut que ma botte, et je me charge de découvrir tous les secrets que nous cherchons, de mettre au service de l’humanité toutes les richesses qui lui manquent, de rendre la liberté à tous ceux qui sont esclaves, la santé à tous ceux qui souffrent, d’arrêter toutes les guerres, de concilier tous les partis, de transformer ce globe en un vaste jardin de plaisance ! Les frères Davenport nous amènent d’Amérique une légion de diablotins tout dressés, et grâce à l’alliance de ce pouvoir surnaturel, ils parviennent à quoi ? À jouer du violon dans une armoire ! En vérité, les demi-dieux sont devenus bien modestes depuis quelques temps !

Modestes ? Est-ce le mot ? Je remarque que ces messieurs le prennent de bien haut avec M. Robin. Ils l’appellent prestidigitateur, faiseur de tours ; un peu plus ils diraient acrobate. Il y a deux classes d’hommes qui professent un hautain mépris pour les prestidigitateurs : MM. les grecs, d’abord ; MM. les thaumaturges ensuite. Mais M. de Caston et M. Robin ont de quoi se consoler. Il leur reste l’estime de tous ceux qui ne font pas sauter la coupe, la sympathie cordiale des bonnes gens qui ne vendent point de miracles. Et grâce à Dieu, j’aime à croire que c’est encore une imposante majorité.

Les frères Davenport assurent qu’on les calomnie lorsqu’on explique leurs malins tours par des causes naturelles. Calomnie est un bien gros mot, qui d’ailleurs me semble impropre. Le monde est plein de gens qui ont fait des choses plus belles, plus utiles et plus difficiles que de gratter un violon dans une armoire avec un peu de farine dans la paume des mains. Nous avons M. Émile Augier qui a fait des comédies, Mme  Sand qui a fait des romans, M. de Lamartine qui a fait des poëmes, M. Kœberlé qui a fait des opérations, M. Claude Bernard qui a fait des découvertes, M. Ruhmkorff qui a fait sa bobine, et cent mille autres qui ont été plus agréables et plus utiles au genre humain que les deux frères Davenport. Interrogez tous ces gens-là, ils vous diront de bonne grâce que les puissances surnaturelles ne leur ont pas donné le moindre coup de main. Si quelqu’un les accusait de faire faire leur besogne par de petits volatiles invisibles, ils crieraient à la calomnie, et cette fois je pense qu’ils auraient raison.

Je connais un certain Rossini qui a écrit des mélodies encore plus originales que le Devil in house de ces messieurs. Ses amis et ses ennemis affirment unanimement que ses opéras sont l’œuvre du génie, et il ne s’en défend pas trop, car c’est le plus grand bonhomme de grand homme qui ait jamais digéré la gloire dans un fauteuil. Mais le génie auquel il doit sa gloire est tout en lui. Évoquez-le si vous pouvez, ce génie presque divin, et faites-le chanter dans votre armoire : M. Robin ne vous discutera pas, ni moi non plus.

Plus je relis la lettre de ces plaisants américains, plus je me demande ce qu’ils sont. Ils ne veulent pas être des faiseurs de tours, fi ! Mais ils n’osent pas s’expliquer franchement sur ce qu’ils veulent être. Ils se vantent d’être venus d’un bout du monde à l’autre, abandonnant patrie et famille : c’est un sacrifice que les commis voyageurs font volontiers, lorsqu’ils y trouvent leur compte, et ils ne se croient pas indiscutables pour si peu. J’ai connu un honnête comédien qui était allé de France en Amérique, quittant famille et patrie pour jouer le Sonneur de Saint-Paul et la Grâce de Dieu. Il fut sifflé et s’en revint chez lui sans dire raca à la grande nation américaine.

Ces messieurs semblent avoir fait le voyage pour nous montrer des phénomènes. C’est le mot qu’ils emploient, et ils ont soin d’ajouter que « ces phénomènes ont été constatés par les savants les plus renommés de l’Angleterre et de l’Amérique. » Leur évangile, traduit par Mme  Judith Derosne, est intitulé : « Phénomènes des frères Davenport. Va donc pour phénomènes ; c’est un mot usité dans le langage de la science, et de la foire aussi. La foire de Saverne ne s’ouvre que dimanche prochain, et déjà la place est encombrée de phénomènes. Il y en a de vivants, tous constatés par l’empereur de la Chine et le sultan du Maroc, mais ils n’en sont pas plus fiers pour cela. Ils se laissent discuter par le public qui les paye.

Direz-vous que M. Robin n’avait pas le droit de vous discuter parce qu’il vous avait vus gratis ? Autant dire que les critiques de la presse n’ont pas le droit de discuter une première représentation. Ils donnent même leur avis sur la répétition générale où ils n’ont assisté que par faveur intime, comme hôtes de la direction. Tous les gens qui jouent mal une comédie, petite ou grande, ruent volontiers à la critique et se hâtent de dire qu’on a trahi leur hospitalité. C’est un travers commun aux rois et aux saltimbanques ; placez-vous où il vous plaira entre ces deux extrêmes ; il y a de la marge.

Mais je reviens aux phénomènes, puisqu’enfin vous avez des phénomènes à vous, et que vous semblez désireux d’en trouver le placement. Vous ne savez donc pas que les phénomènes ne sont rien par eux-mêmes, il s’agit de les rapporter à une loi connue ou inconnue, ancienne ou nouvelle ; ils n’intéressent les hommes sérieux qu’à la condition de prouver quelque chose. Que voulez-vous prouver ? Quelle conclusion tirez-vous de vos petits tapages nocturnes ? Quel élément apportez-vous à la science ? Ni vous, ni votre impresario, ni votre évangéliste, ni votre aimable traductrice n’en ont rien dit.

J’admets par excès de bonté que vos phénomènes soient des miracles, des faits en contradiction avec toutes les lois connues. Et après ? Les faiseurs de miracles qui fourmillent dans l’histoire avaient tous une raison de se donner tant de mal. Les uns tenaient à prouver leur nature divine : seriez-vous des dieux, par hasard ? Les autres pensaient donner ainsi une autorité plus haute à leur doctrine. Avez-vous une doctrine ? Déboutonnez-vous franchement ; les idées neuves ne nous font pas peur. Elles nous effarouchent si peu qu’il est fort inutile aujourd’hui de les recommander par le miracle. Une bonne vérité bien démontrée fait son chemin dans le monde sans accompagnement de guitares lumineuses et de violons phosphorescents.

M. Robin, après avoir vu les exercices des deux frères, nous a laissé le côté philosophique de la question ; il s’est renfermé dans son art, il a traité fort poliment les choses de sa compétence. Il offre de prouver que MM. Davenport sont des mortels, comme vous et moi, sauf la dextérité qui les distingue, et qu’ils ont assez d’esprit dans les mains pour délier leurs ficelles sans l’intervention des farfadets en chambre. Il défie ces messieurs de recommencer leurs exercices sur un théâtre, avec de vraies ficelles, vraiment nouées autour des mains. Il met sa petite salle à leur disposition, se charge de tous les frais et consacre le prix de la représentation au soulagement des aliénés.

Mais les frères Davenport ne sont pas venus d’un bout du monde à l’autre pour enrichir les fous ; au contraire.

Ces hommes supérieurs à l’homme, ces maîtres du monde surnaturel, ces colonels de l’armée subtile qui voltige incessamment sur nos têtes, ces deux puissants seigneurs qui pourraient envoyer quatre génies et un caporal chez M. de Rothschild pour dénouer la ficelle de tous les sacs, refusent énergiquement d’opérer un phénomène au profit des malheureux. Ce n’est pas la publicité qui les effraie, c’est la gratuité. Leur dignité de thaumaturge se révolte à l’idée de travailler dans le miracle « sans rétribution aucune. » Ils sont d’un pays où tout se paye, et où le merveilleux atteint surtout des taux élevés. Leur temps est de l’argent ; ils le disent en accusant M. Robin de se montrer prodigue de l’argent d’autrui.

Pourquoi ne sont-ils pas plus conséquents avec eux-mêmes ? Ils avouent dans la même lettre que M. Robin a assisté chez eux à une représentation toute gratuite. S’ils ont pu travailler gratis devant les journalistes pour se faire un peu de réclame, pourquoi refusent-ils une si belle occasion d’attaquer la grosse caisse en présence du vrai public ? Un succès dans ces conditions, après ce défi solennel et officiel, ne serait-il pas la plus triomphante des réclames ?

Mais ils n’en veulent point ; ils proposent un match que je copie textuellement  :

1o M. Robin déposera une somme de 10 000 fr. ; et, de notre côté, nous ferons le dépôt de pareille somme.

2o Un comité de vingt personnes notables sera nommé, et nous nous présenterons devant lui.

3o M. Robin assistera à la séance.

4o Nous rendrons ce comité témoin des faits que nous avons à présenter au public dans les conditions dans lesquelles nous avons l’habitude de les produire.

5o M. Robin devra ensuite nous imiter exactement, en se servant des mêmes cordes, du même cabinet et des mêmes instruments que nous, et rien de plus.

6o Au cas où M. Robin n’obtiendrait pas exactement les mêmes résultats que nous, de la même manière et dans le même espace de temps, il perdrait les dix mille francs déposés par lui.

7o Au cas où, au contraire, il réussirait, les dix mille francs déposés par nous lui seraient acquis.

Lisez-moi cela posément, lecteur philosophe, et avouez que les frères Davenport sont moins adroits dans leurs paris que dans leur armoire.

Ils parient 10 000 francs que M. Robin ne pourra pas les imiter exactement en se servant des accessoires qui leur sont familiers. Ils exigent de plus que l’honorable prestidigitateur obtienne exactement les mêmes résultats, de la même manière et dans le même espace de temps. N’est-ce pas avouer que M. Robin pourrait faire les mêmes tours avec d’autres instruments, ou avec quelque variante, ou si on lui donnait quelques minutes de plus ? Que devient le surnaturel ? Où prenons-nous les esprits familiers de la maison Davenport brothers and Co ?

Je le crois parbleu bien, que M. Robin, après une seule leçon, n’atteindrait pas du premier coup à la perfection des maîtres. Voilà douze ans que ces messieurs s’exercent à leur petit jeu, et ils veulent qu’on les égale au pied levé, sans une seule répétition !

Une autre imprudence, mais grave. Pourquoi dire en termes formels : « Nous consentirons pour une fois seulement à nous rencontrer avec lui ! » Vous refuseriez donc de recommencer deux fois, dix fois, cent fois une séance qui vous rapporte 10 000 fr. ? À quel prix comptez-vous travailler cet hiver dans les soirées du grand monde ?

On donne mille francs à nos plus grands artistes, et ils sont fort contents. Et vous êtes « venus d’un bout du monde à l’autre, abandonnant patrie et famille, » et vous refusez un petit jeu où l’on pourrait gagner 300 000 francs par mois ! Ah ! messieurs ! Le bout de l’oreille est sorti. Vous laissez voir que vos lutins familiers sont capables de passer à l’ennemi dès la seconde expérience !

C’est pourquoi M. Robin n’a qu’un parti à prendre : assister en payant à vos aimables exercices et les répéter chaque soir dans son théâtre. Je ne connais pas un meilleur moyen de mettre le public en garde contre les miracles, et je regrette au fond du cœur que la salle de cet honnête homme n’ait pas été construite il y a deux mille ans.