Causeries, deuxième série/La Cherté

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Hachette (2p. 131-144).

LA CHERTÉ.

La Fontaine disait :

Est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.

Or, la Fontaine a toujours raison.

C’est surtout dans les sociétés à peine assises, en voie de formation ou de transformation, perpétuellement agitées par la lutte des droits mal définis et des intérêts hostiles, qu’il est impossible de contenter tout le monde. Le bon vouloir le plus sincère et la modération la plus décidée ne servent, neuf fois sur dix, qu’à nous faire écraser entre les deux partis.

Si l’on était véritablement sage, on rentrerait chez soi dès qu’on voit deux armées en présence ; on fermerait les volets et l’on n’oublierait pas de tirer les verrous. Mais avouez que cette sagesse est un peu égoïste et pusillanime !

Celui qui dans ces occasions embrasse de gaieté de cœur la cause qui lui paraît la meilleure, celui qui s’arme et qui risque sa peau sans être soldat, n’est insensé qu’à demi. Il courra les dangers qu’il éviterait en se tenant tranquille ; cependant, il a certaines chances de décider la victoire et de participer au triomphe. S’il est ambitieux, il court le risque de gagner quelque chose en jouant le tout pour le tout.

Mais celui qui se jette entre les deux armées sans aucun intérêt présent ou à venir, sans rien attendre ni des uns ni des autres, simplement par amour de la paix et de l’humanité, et dans l’espoir, assez invraisemblable, d’empêcher un conflit, celui-là est un fou de la plus belle espèce. Il n’aura que ce qu’il mérite, s’il demeure aplati par le choc.

Je sais mieux que personne à quels accidents on s’expose en défendant envers et contre tous ce que l’on tient pour vrai ; mais il faut que la manie dont je suis possédé soit décidément incurable, puisque les accidents les plus rudes ne m’en ont pas guéri.

Les délégués des ouvriers me disaient hier en fort bon style, un peu trop vif peut-être (mais il faut passer bien des choses aux esprits échauffés par la lutte) : « De quoi vous mêlez-vous ? Laissez-nous débattre nos intérêts contre nos patrons. »

Messieurs les délégués, vous avez raison à votre point de vue. Vos affaires sont vôtres et non miennes. Je ne suis ni ouvrier ni patron ; il y a plus : je ne connais ni un patron ni un ouvrier de Paris, car il y-a sept ans que j’habite la province.

Aucun intérêt proche ou lointain ne me pousse à prendre part à la guerre. Si nous étions au temps du suffrage restreint, j’aurais peut-être un intérêt politique à défendre vos patrons contre vous. Sous le régime du suffrage universel, j’ai tout à gagner à vous défendre contre eux, car vous êtes le grand nombre, et vous tenez entre vos mains des récompenses dignes d’envie. Mais je n’ai nulle ambition, je n’aspire pas à siéger sur les bancs du Corps législatif, et cela pour une raison bien simple, c’est que je suis à peu près sûr de n’avoir aucun talent oratoire. La politique active ne me séduit pas du tout : elle prend trop de temps, elle exige des sacrifices au-dessus de mes forces, notamment celui de la paix et de la solitude, où je travaille selon mes goûts. La tribune du journal me suffit pour les petites vérités que j’ai à dire. Ainsi donc vous avez raison : si je ne consultais que mon avantage personnel, je vous laisserais guerroyer avec vos patrons, et je me tiendrais tranquille.

Mais on est citoyen, on est homme, et l’on ne pense pas seulement à soi. Si l’on se laissait entraîner aux petites passions personnelles, on relèverait peut-être avec aigreur les vivacités de la discussion, on rendrait coup pour coup, et l’on deviendrait injuste par représailles : à quoi bon ? Les esprits ne sont que trop excités dans Paris. Un homme qui veut le bien sans arrière-pensée fait bon marché de sa petite personne. Il court au but sans perdre temps, quand même on sèmerait quelques pois fulminants sur sa route.

Lorsque je vous prêchais la conciliation, il y a huit jours, j’étais bien résolu d’écrire un deuxième sermon à l’adresse de vos adversaires. Ils ne le perdront pas : la vérité doit luire pour tout le monde. Les attaques que j’ai subies durant toute la semaine, n’ont pas aigri mon cœur contre vous, ni découragé mon bon vouloir.

Aussitôt fait que dit : j’entame mon second point, qui n’est plus à votre adresse.

Depuis vingt ans, le prix des choses a doublé ; le prix des personnes ne s’est pas accru dans une proportion aussi forte. Cependant la personne ne se conserve que par un emprunt perpétuel au monde extérieur. L’homme se défait et se refait partiellement tous les jours ; il se refait avec du pain, de la viande et du vin ; le logement, l’habillement, la chaussure, tous les abris du corps le protègent contre la destruction.

Un effort, quel qu’il soit, implique une déperdition de force ; il se fait dans l’homme physique un vide qu’il faut combler exactement, si l’on ne veut pas que le travail volontaire devienne un suicide, le travail obligé un meurtre.

Dans les pays et dans les temps où l’homme se renouvelle à bon marché, il peut travailler à bon marché sans se nuire à lui-même. Le jour où les denrées indispensables à la vie haussent de prix, l’effort humain doit hausser dans la même proportion : c’est une loi d’équité et de logique. Une société dans laquelle le travail ne rendrait pas à l’homme ce qu’il prend, serait homicide, au moins par imprudence.

C’est peu que l’individu gagne au jour le jour ce qui lui est strictement nécessaire. Il doit nourrir sa femme, ses enfants, jusqu’à un certain âge, ses vieux parents au delà d’un certain âge. Il doit aussi épargner quelque chose pour le moment où il deviendra impropre au travail.

Par une loi de la nature et de la raison, l’équilibre s’établit presque spontanément en tous lieux entre la valeur des personnes et celle des choses. Interrogez l’histoire et la géographie : vous verrez qu’aux époques où la nourriture d’un homme coûtait un sou par jour, le travail de la journée se payait entre deux et trois sous. Dans les pays où les denrées sont hors de prix, à la Havane, par exemple, le plus léger service, une porte ouverte par le serrurier, une course de commissionnaire, vaut cinq francs. Aujourd’hui, dans l’empire français, malgré tous les chemins de fer qui nivellent les tarifs, une journée de manœuvre varie entre un et quatre francs, selon le prix du nécessaire dans la localité où le travail se fait. L’État n’a pas besoin d’intervenir entre ceux qui l’exécutent et ceux qui le commandent ; voulût-il s’immiscer dans ces transactions, il ne le pourrait pas : il est incompétent. Tout se règle de gré à gré et d’homme à homme, sauf en ces jours de crise qui sont des points imperceptibles dans l’histoire de l’humanité. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il suffit que l’ouvrier dise au patron : « Voici ce que je dépense, et voilà ce que je gagne. » Le patron ne peut pas exiger qu’un autre homme, son égal, s’immole à lui : il équilibre la balance. C’est non-seulement son devoir, mais son intérêt immédiat, car il n’espère pas qu’un pauvre se privera longtemps du nécessaire pour augmenter la fortune d’un riche. Il sait qu’avant huit jours le pauvre irait chercher un labeur moins ingrat dans une de ces villes, assez nombreuses, grâce à Dieu, où le métier nourrit son homme.

Le bon marché engendre le bon marché ; la cherté se produit et s’accroît incessamment elle-même. Un homme qui serait logé, nourri, éclairé, chauffé, habillé gratuitement par les autres, pourrait et devrait à son tour les servir au même prix.

Celui qui paye le nécessaire à un taux raisonnable, assigne un prix raisonnable au travail qu’il produit. Mais si le pain que je mange se vend au poids de l’or, j’ai le droit de ne remuer ni pied ni patte avant que vous m’ayez couvert d’or.

L’or et l’argent se sont dépréciés par leur abondance, depuis qu’on exploite l’Australie et la Californie. La pièce de cinq francs ne vaut plus que cinquante sous, s’il est vrai que le prix de toutes choses ait doublé. C’est un ennui très-sérieux pour ceux qui étaient riches ; mais pour les pauvres, une véritable calamité. D’autant plus que la cherté s’est accrue par degrés insensibles à l’œil nu, et dans des proportions tout à fait irrégulières.

Si le prix de toutes choses avait monté avec ensemble comme une marée, les services que l’homme rend à l’homme seraient restés dans un rapport constant. Chacun donnant le double et recevant le double, il n’y aurait eu ni victimes, ni dupes. Mais les affaires ne marchent pas si régulièrement, même dans une civilisation avancée. Chacun commence par tirer à soi : c’est la loi de nature ; chacun se met en garde contre la cherté en se faisant payer plus cher. Et tout à coup, au milieu de la prospérité générale, il s’élève un cri de détresse. C’est une classe de la société, une classe tout entière et nombreuse qui s’est laissé prendre au dépourvu. Dans son insouciance, sa bonne foi, son ignorance absolue des lois économiques, l’ouvrier a payé les prix nouveaux, tandis qu’on le payait lui-même aux anciens prix. Il n’a pas entendu les réclamations successives du sous-lieutenant, de l’expéditionaire, de tous les serviteurs ou employés de l’État. Les jeunes gens à douze cents francs ont fait leur pronunciamiento il y a plusieurs années, et le gouvernement, leur patron, s’est hâté d’accueillir une réclamation trop juste. De tous côtés, les classes les plus savantes ou les plus habiles ont pris leurs précautions contre la cherté. Les derniers réclamants sont les derniers avertis : il y a du dépit dans leur affaire, ils ne pardonnent ni aux autres, ni à eux-mêmes l’erreur de compte dont ils ont souffert trop longtemps.

C’est à Paris surtout que la difficulté de vivre a fait des progrès déplorables. La faute n’en doit tomber sur personne, pas même sur M. Haussmann ; on ne guérit pas la misère avec des récriminations. Le pouvoir a voulu assainir la grande ville ; de l’assainissement on a glissé, par une pente naturelle, aux embellissements, aux percements, aux monuments, aux expropriations, aux démolitions, aux spéculations et à l’expulsion d’une partie considérable de la population.

Lorsque le mètre de terrain s’élève à deux mille francs dans certains quartiers, les maisons neuves coûtent cher, les propriétaires imposent des loyers plus lourds au commerce et à l’industrie, qui élèvent bientôt leurs prix en conséquence.

Au bout d’un certain temps, le marchand d’abri, ou le propriétaire, ayant vu que le prix du beurre a encore augmenté, rétablit l’équilibre de son budget en augmentant les loyers de sa maison. Et la fruitière d’en bas, pour ne pas être en reste, se hâte d’augmenter sur nouveaux frais le prix du beurre. Il n’y a pas de raison pour qu’on s’arrête dans cette voie ; l’abnégation n’est pas de mode, sinon dans le discours. Chacun la prêche à son voisin et s’accorde une dispense à soi-même.

Que chacun défende sa poche et que la société humaine soit tiraillée en tous sens par l’obstination des intérêts contraires, c’est une chose qu’on n’empêchera pas aisément. La guerre ne finira pas de sitôt entre le propriétaire et le locataire, l’industriel et le marchand, l’agriculture et la manufacture. Tant qu’il n’y aura que des millions aux prises, nous ne nous dérangerons pas pour les séparer. Mais le jour où l’on voit s’engager dans la mêlée des hommes qui combattent pour le nécessaire et non pour le superflu, l’humanité s’émeut. On les plaint d’autant plus qu’ils sont braves jusqu’à la folie, et que pour éviter un malheur ils en affrontent un pire.

Parmi les arguments que l’ouvrier vous oppose, messieurs les patrons, il y en a de bons, de passables et de contestables. Je ne discute pas le calcul statistique des délégués carrossiers ; la statistique est une science complaisante qui dit tout ce qu’on veut. Peut-être répliqueriez-vous à votre tour par des chiffres ; vous me diriez qu’il y a autant de célibataires parmi les ouvriers que de pères de famille ; vous me demanderiez comment ces travailleurs en déficit ont créé le fonds commun dont ils disposent aujourd’hui ; vous prouveriez peut-être que le goût du plaisir n’est pas antipathique aux ouvriers de Paris, car enfin ce n’est pas le Sénat qui remplit les cafés à vingt billards. Je prévois vos objections, mais sans m’y arrêter plus qu’il ne faut. Je vois planer sur tous les détails de l’affaire une question qui domine tout : Y a-t-il, oui ou non, dans la classe des bons ouvriers, des souffrances imméritées ? Connaissez-vous des ouvriers qui, travaillant six jours par semaine, ne gagnent pas assez pour vivre et nourrir leur famille ? Il y en a, c’est bien certain.

Maintenant pouvez-vous, en réduisant vos bénéfices, élever les salaires à la hauteur du besoin présent ? Vous qui vendez plus cher tout ce qui se fabrique, pouvez-vous payer plus cher aussi les bras intelligents qui fabriquent pour vous ? Si vous le pouvez, dites-le, et surtout faites-le bien vite. Dussiez-vous rester quelques années de plus dans les affaires, sacrifiez un peu de votre gain. Il n’est pas absolument indispensable qu’un homme s’enrichisse en dix ans ; les industriels du bon vieux temps moisissaient trente années et plus dans l’atelier. Tout nous porte à penser qu’ils faisaient au travail une part équitable, car l’ouvrier aimait son patron comme un père.

Je sais que vous me répondrez que les affaires vont mal, que tout n’est pas roses dans l’industrie, que les faillites tombent dru comme grêle : il y a du vrai là dedans. Mais vous êtes moins intéressants que l’ouvrier, même quand vous êtes plus sages. Si les affaires vont mal vous mangez de l’argent, ce qui est dur. Quant à lui, il ne mange pas du tout, et c’est la mort. Il n’a pas un capital sur lequel il puisse vivre.

Quand l’ouvrier se laisse entraîner à de faux raisonnements, la faute en est à son éducation incomplète : on la complétera ; n’ayez pas peur. Quand vous vous trompez à votre avantage, vous, hommes éclairés, vous n’avez pas l’excuse de l’ignorance.

Quand l’ouvrier se monte et fait un coup de tête, il use d’une liberté nouvelle pour lui ; il prend ses grades dans la vie militante, il s’élève d’un cran, à ses risques et périls, dans la hiérarchie sociale. Un acte d’indépendance, si funeste qu’il puisse être un jour à son auteur, est une affirmation définitive de l’homme. Quant à vous, votre indépendance n’est pas à conquérir, mais votre désintéressement et votre générosité sont encore à montrer, si j’en crois vos adversaires. Montrez-les, et montrez-les vite, au nom du ciel !

Si la grève dure et si elle gagne du terrain, comme tout l’annonce, personne ne peut dire ce qui adviendra de nous.

Le commerce français, grâce aux nouveaux traités, importe en ce moment cinquante mille chapeaux anglais. Il importera dans un mois des voitures anglaises et tous les produits anglais qui ne se fabriqueront plus chez nous. La Suisse, la Belgique, l’Allemagne, n’attendent qu’une bonne grève bien établie pour nous inonder de leurs produits. Le mal sera passager, j’y compte bien ; la France ne sera pas longtemps un débouché, comme l’Inde anglaise et la côte de Guinée. Mais si l’importation ne nous menace pas sérieusement, notre exportation est sérieusement menacée. J’entends déjà les brillants étrangers du boulevard qui disent entre deux bouffées de cigare :

« Eh ! ça nous est bien égal, donc déjà ! Si la France ne veut plus nous servir, ou si elle nous prend trop cher, nous ferons nos commandes à Londres ou à Bruxelles ! »

Messieurs les patrons, consultez-vous ; voyez s’il vous en coûtera plus d’élever le taux des salaires ou de perdre les bénéfices de l’exportation.

Mais j’insiste sur la question d’urgence, et j’ai mes raisons pour cela. Si l’intérêt de l’ouvrier veut qu’il fasse des économies et point de dettes, votre intérêt aussi est de prévenir les effets d’une grève prolongée. L’ouvrier qui reçoit deux francs par jour sur la caisse commune, épuise une ressource qu’il aurait dû garder pour la vieillesse ou la maladie, et de plus il s’endette. Une famille, un célibataire même ne vit pas avec deux francs par jour. Ajoutez que les jours de grève entraînent nécessairement plus de dépense que les jours du travail. Il faut tuer le temps, voir les amis, vivre dehors, et cela coûte. Que la grève se prolonge quelques mois, vous vous trouverez en présence de pauvres gens ruinés, découragés, qui désespéreront de joindre jamais les deux bouts, et qui n’auront plus de goût à la besogne. Faites donc toutes les concessions possibles, et n’attendez pas à demain si vous le pouvez faire aujourd’hui.

Le plus grand vice de la grève, c’est qu’elle nuit également aux deux parties. Tandis que le patron et l’ouvrier se regardent en chiens de faïence, chacun comptant sur la fatigue et le découragement de l’autre, ils se ruinent parallèlement. Ne vaudrait-il pas mieux s’entendre tout de suite, puisque l’on a besoin les uns des autres et qu’on est sûr d’en venir là tôt ou tard ?

Les États souverains, lorsqu’ils veulent terminer un litige sans effusion de sang, prient le roi Léopold de leur servir d’arbitre. Les ouvriers et les patrons n’ont pas besoin d’aller chercher des juges en Belgique. Qu’ils choisissent à Paris cinq personnes étrangères à l’industrie, mais capables de discerner le juste et le possible. La question peut être vidée en quatre jours ; on éviterait ainsi les maux qui menacent les producteurs et les consommateurs, c’est-à-dire tout le monde.