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Causeries, deuxième série/La Grève

La bibliothèque libre.

Hachette (2p. 115-130).

LA GRÈVE.

Ce n’est pas moi qui me suis mis en grève samedi dernier. J’avais rempli consciencieusement mon devoir hebdomadaire, mais peut-être avais-je expédié de mon village quelques-unes de ces vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Dans un journal composé d’éléments homogènes, comme celui où j’ai l’honneur de travailler pour vous, tout le monde est d’accord sur les questions de principes, mais on peut s’entendre un peu moins sur l’opportunité des choses. Les collaborateurs de Naples, de Turin, de Bordeaux, de Saverne (car nous sommes un peu partout), jugent un événement avec les mêmes yeux que les rédacteurs de Paris. Il n’y a pas deux façons d’envisager le bien et le mal, où tout le monde a l’esprit droit et la conscience sévère. Mais le possible et l’impossible sont choses que chacun apprécie à sa manière, selon le point de vue qu’il a choisi.

L’habitant d’une petite sous-préfecture éloignée de Paris, perdue au pied des Vosges, oublie trop aisément la dépendance où la presse est réduite depuis 1852 ; il s’imagine que nos institutions se sont perfectionnées avec l’esprit public et que le pouvoir, comme la nation, peut entendre sans effroi les bonnes vérités dites sans haine et sans perfidie. À Paris, on sait mieux, on mesure plus exactement ce qui manque à la liberté ; on connaît mieux le poids de ces chaînes légales que la modération des ministres cache sous le velours, sans les alléger d’un centigramme. Voilà pourquoi notre fille est muette, et la causerie a chômé pendant huit jours.

Mais personne ne songe à faire grève dans les journaux, et je demande aux ouvriers intelligents qui nous lisent la permission de leur dire pourquoi.

Le journalisme est une industrie comme la fabrication des chapeaux ou la construction des voitures. Tous les matins, un camion chargé de papier blanc s’arrête à la porte d’une imprimerie ; tous les soirs, à quatre heures, les marchands accourent à la même porte pour prendre le produit fabriqué, qui n’est autre chose que ce papier noirci.

La seule différence entre nos produits et les vôtres, messieurs les chapeliers, c’est que nous remplissons les têtes que vous coiffez : vous protégez le crâne contre la pluie, nous défendons le cerveau contre l’ignorance ; vous ornez le dehors, nous améliorons le dedans. Messieurs les carrossiers, vous construisez des machines élégantes, légères et cependant solides, qui transportent un homme à quatre lieues de chez lui dans une heure, si les chevaux sont bons, et sans cahot si la route est unie. Notre machine, à nous, transporte la société entière, au grand galop, vers un avenir de lumière, de justice et de fraternelle harmonie ; nous n’avons pas besoin de chevaux pour cela, et les obstacles qu’on amoncèle sur le chemin ne nous ont jamais arrêtés.

Notre industrie paye l’impôt comme les vôtres ; à cela près que les gouvernements nous frappent plus fort que vous. Un produit que nous livrons au marchand pour onze centimes en a payé six à l’État. Que diriez-vous si une voiture établie pour 5 000 fr. était frappée d’un impôt de 6 000, qui, joint au bénéfice de l’intermédiaire ou vendeur, élèverait le prix de vente à 15 000 fr. ? C’est pourtant l’histoire des journaux à 15 centimes ; je n’ai fait que remplacer les centimes par des billets de mille francs, comme on grossit l’objet au microscope pour rendre chaque détail plus visible. Cinq centimes sont le prix du journal en fabrique ; six, le montant de l’impôt ; quatre, le bénéfice du vendeur. Si la marchandise des chapeliers était taxée comme la nôtre, un chapeau qui vaut dix francs en fabrique en payerait douze à l’État ; le détaillant en prendrait huit et le consommateur aurait trente francs à payer, sous peine de courir nu-tête dans les rues.

Je ne dis pas cela pour vous apitoyer sur notre sort, mais pour montrer que notre industrie a aussi ses petites misères.

Chez nous, comme chez vous, toute fabrique se compose de deux éléments distincts, et, jusqu’à un certain point, opposés l’un à l’autre : le capital et le travail. Dans un journal, aussi bien que dans une carrosserie, il y a un patron et des ouvriers. Et parmi les travailleurs du journal, les uns sont payés au mois, les autres à leurs pièces.

Avant d’aller plus loin, je vous supplie de ne pas voir dans l’assimilation que j’établis entre notre travail et le vôtre une flatterie renouvelée de 1848. Le temps n’est plus où les fameux ouvriers de la pensée vous parlaient comme à leurs coteries, et se disaient vos égaux pour se faire vos maîtres. Vous savez aujourd’hui que vos meilleurs amis ne sont pas ceux qui vous encensent, mais ceux qui, franchement, sans fausse modestie, avec l’autorité qui s’acquiert par de longues études, vous enseignent ce qu’ils ont appris. Un homme en vaut un autre, absolument parlant ; mais l’instruction et le raisonnement créent des différences incontestables, et ceux qui ont exercé leur cerveau pendant que vous fatiguiez vos bras n’ont pas besoin de faire les camarades pour que vous reconnaissiez en eux vos amis. Entre vous, le simple manœuvre, employé comme force, reconnaît la supériorité d’un ouvrier habile qui transforme artistement la matière et centuple dans sa journée le prix d’un morceau de fer ou de bois. Vous devez donc avouer que le journaliste est un travailleur de la première catégorie, parce qu’il tire d’une plumée d’encre une vérité inédite, un argument irréfutable, quelquefois même un bon conseil.

Il n’en est pas moins vrai que notre profession est organisée exactement comme la vôtre ; c’est ainsi que dans les maisons nouvellement construites, l’appartement du premier étage et celui du cinquième sont distribués sur le même plan. Le journaliste au mois ou à ses pièces a les mêmes rapports avec le propriétaire du journal que l’ouvrier avec son patron.

Chez nous, comme chez vous, le patron est un ancien travailleur, souvent un homme qui travaille encore, et plus que tout autre, dans la maison. Le capital qu’il fait fructifier par ses labeurs et par les nôtres est en partie à des associés, commandataires, bailleurs des fonds, qui en espèrent légitimement un profit considérable. Si vous aviez 1000 fr. d’économies et si vous les engagiez dans une entreprise industrielle par actions, comme, par exemple l’usine Cail, vous diriez :

« Mon argent, c’est mon travail, ma sueur, mes privations, quelque chose de moi, que je me suis tiré du corps. Je le mets dans une caisse, où, joint à d’autres sommes apportées par d’autres actionnaires, il formera un capital.

« Le capital est un instrument prodigieux qui rend le travail plus aisé, plus rapide, plus utile et plus lucratif ; avec le capital, on construit des bâtiments, on achète des machines, on fait venir du charbon, on produit de la vapeur. Mes 1000 fr. vont donc servir à quelque chose, et comme c’est moi qui les ai créés, il est juste qu’ils travaillent un peu pour moi. S’ils me rapportent 5 du cent, je trouverai qu’ils ont fait à peine leur devoir, car, enfin, l’industrie n’est pas sans dangers, on s’y ruine quelquefois ; je puis tout perdre. Il est donc juste qu’un capital exposé rende plus qu’un capital assis sur une bonne hypothèque à l’abri de tous les événements. »

Voilà comment vous raisonneriez, mon cher lecteur, si vous étiez un des trop rares ouvriers de Paris qui ont pu économiser une somme un peu ronde. Hé bien ! tous les capitalistes, grands et petits, tiennent le même langage et font le même calcul.

Or, l’industrie telle qu’elle est aujourd’hui, ne peut pas marcher sans capitaux. Supposez une fabrique qui occupe cent ouvriers et qui gagne en moyenne 3000 francs par jour : il n’y a là rien d’impossible. Chacun des travailleurs crée là, dans sa journée, une valeur de 30 francs ; car enfin, si un bloc de fer estimé 500 francs le matin, a reçu des façons qui portent sa valeur à 3500, les cent ouvriers de l’usine ont bien créé 3000 francs qui n’existaient pas la veille. Mais, ont-ils créé tout cela par eux-mêmes ? Il s’en faut de beaucoup. L’outillage de la maison leur a donné un fier coup de main. Or, l’outillage est un capital, il représente plusieurs millions ; ces millions sont le fruit du travail et de l’économie de cinquante individus peut-être, qui trouvent juste de tirer profit de leur argent.

Si les cent ouvriers de l’usine, par un faux raisonnement que j’ai lu dans plus d’un livre, se disaient demain matin : « On nous exploite ! Chacun de nous crée trente francs par jour, et sur le fruit de nos labeurs on ne nous donne pas plus de cinq ou six francs par tête ! Il nous faut trente francs, ou nous ne travaillerons plus ! » S’ils calculaient ainsi, ils feraient une lourde sottise. Le capital se mettrait en grève à son tour, car ce n’est pas pour leur plaisir que les millions s’aventurent dans l’industrie. Et le même ouvrier qui gagnait des journées de six francs, grâce au secours d’un puissant outillage, verrait que par ses propres forces il crée à peine deux ou trois francs par jour.

Nous autres, journalistes, nous travaillons pour des boutiques où l’on gagne aisément un demi-million par année. Qui est-ce qui l’a créé, le demi-million ? Nous. À qui profite-t-il ? À nous un peu, dans une proportion qui varie entre vingt et vingt-cinq pour cent. Le reste du bénéfice est pour le capital, ce capital hardi, imprudent même, qui s’est risqué dans une entreprise aussi aléatoire que la création d’un journal. Sur dix feuilles qui se fondent, il en périt au moins neuf. Celle qui réussit à vivre dépense quelquefois la moitié d’un million avant de gagner le premier sou. Qui peut dire quels capitaux ont été dévorés par la Revue des Deux-Mondes, si florissante et si riche aujourd’hui ? Chacun de nous connaît un peu l’histoire du journalisme ; aussi trouvons-nous équitable que les fonds engagés dans une entreprise si périlleuse rapportent jusqu’à cent pour cent. Quant à dicter des lois au capital qui nous fait travailler, nous n’y pensons même pas. Nous savons que s’il a besoin de nous pour croître et multiplier, nous avons besoin de lui pour vivre.

Et vous ? connaissez-vous l’histoire de vos industries ! Avez-vous démonté un à un les ressorts de cette machine où vous êtes engrenés ? Savez-vous bien exactement quelle part est légitimement due à votre collaborateur indispensable, le capital ?

Quand vous avez fini votre pénible journée, quand les feux sont éteints et les établis déserts, il y a généralement, dans l’usine ou la fabrique, une augmentation de richesse créée. Plus ou moins, vous avez ajouté quelque chose à la somme de biens qui existaient hier ici-bas. Voilà ce que personne ne conteste, et il n’y a pas un homme assez fou, depuis l’abolition de l’esclavage, pour dire à son semblable : Le fruit de ton travail est à moi. L’ouvrier qui, dans ses dix heures, aurait créé un million par lui-même, à lui seul, aurait le droit d’emporter son million tout entier ; personne ne pourrait, sans crime, prélever un franc sur la somme. Mais la question est bien plus complexe aujourd’hui. Vous n’avez pas travaillé seuls, il y avait avec vous, autour de vous, en collaboration avec vous, le travail accumulé, puissant, actif, de cent mille hommes peut-être : il faut faire la part de ces absents, grâce auxquels vous produisez si vite et si bien. Dans quelle proportion répartirez-vous la somme ? Ne faudra-t-il pas tenir compte des pertes auxquelles le patron est exposé ? Si ses commettants lui font faillite, il vous aura payé un travail que lui-même il a donné pour rien. N’est-il pas juste aussi de prendre sur vos gains le salaire des employés qui ont recruté les commandes, stimulé la vente, livré la marchandise, tenu la comptabilité ? Sans ces rouages-là, point de fabrique, c’est-à-dire point de travail pour vous !

Vous avez l’esprit juste et la conscience droite ; vous savez aujourd’hui qu’il serait monstrueux de réclamer à vos patrons tout ce qu’ils ont gagné par vos mains. Mais il vous semble à première vue qu’on fait la part trop grande au capital, trop mesquine au travail. Et, forts de cette idée, vous fixez un minimum au-dessous duquel vous ne travaillerez plus.

Ce qui vous pousse à ces résolutions un peu désespérées, ce n’est pas seulement la passion de votre droit bien ou mal étudié ; c’est aussi le besoin, la cherté toujours croissante de la vie, cette exagération de tous les prix qui suit depuis quelques années la hausse absurde des loyers. J’entends bien. Nous aussi, nous trouvons que le beurre est cher ; nous disons que tantôt Paris ne sera plus habitable que pour les gens de Bourse et les filles. Il nous plairait de voir notre travail payé plus cher à mesure que la difficulté de vivre augmente autour de nous. Cependant nous ne menaçons pas de tuer l’industrie qui nous occupe ; nous faisons un peu plus d’ouvrage, et tout est dit.

Vous avez eu raison de réclamer la liberté des coalitions ; le législateur a bien fait de vous l’accorder : il était monstrueux qu’une classe de citoyens fût désarmée, en présence d’une autre armée de toutes pièces. Reste à savoir si vous n’avez pas tort d’user si vite et si largement de votre droit.

Je suis presque certain que les réclamations dont on parle depuis un mois s’appuient sur un fond de justice ; cependant, si par malheur vous vous étiez trompés dans vos calculs ?

J’admets encore que les calculs soient absolument justes : il est souvent meilleur de souffrir une injustice tolérable que de s’armer contre elle. Il n’y a pas de guerre qui ne fasse des victimes, et j’ai peur que les victimes soient toutes de votre côté. Avant d’arriver à vos fins, si jamais vous y arrivez, vous boirez des bouillons terribles.

La grève est charmante au début. Je me mets parfaitement à la place du brave garçon, pas trop laborieux, qui dit en se croisant les bras :

« Je vais prendre du bon temps sans me priver de rien pendant une quinzaine, un mois, deux mois s’il le faut. Par cet exercice fort doux, j’ajoute au prix de tout le travail que je ferai désormais jusqu’à la fin de ma vie. Hier encore j’étais un homme de quatre francs par jour ; bientôt j’en vaudrai cinq, grâce au repos obstiné que j’ai le courage de prendre. Et j’augmente non-seulement ma valeur personnelle mais celle de mes amis, mes camarades, tous ceux de mon métier ! En ce moment ils travaillent encore au prix ancien et partagent leur salaire avec moi ; mais l’argent qu’ils me donnent est un placement à gros intérêt. Qui est-ce qui ne donnerait pas quarante sous par jour durant un mois ou deux pour gagner tous les jours un franc de plus jusqu’à la fin de sa vie ? »

Cette combinaison a plusieurs côtés séduisants : d’abord, elle est ingénieuse et nous sommes Français ; puis elle a une couleur de solidarité fraternelle, et nous sommes démocrates ; enfin elle n’exige de personne aucun effort bien héroïque. Un corps d’état fait son pronunciamiento aux patrons, qui le repoussent ; aussitôt on déclare la guerre. Les travailleurs… je me trompe… les ouvriers, voulais-je dire, se divisent en deux corps d’armée. On convient que l’aile droite travaillera pour l’aile gauche, tandis que l’aile gauche chômera intrépidement en faveur de l’aile droite. On prévoit quelques privations dans le cours de la campagne, mais c’est presque un plaisir de se serrer le ventre pour conquérir une longue suite de prospérités.

Mais tandis que vous faites ce raisonnement, les patrons raisonnent aussi de leur côté. Ils se disent :

« Que deviendrons-nous, si nous nous laissons faire la loi ? Où s’arrêteront les prétentions de nos ouvriers ? Rien ne prouve qu’ils s’en tiendront toujours aux prix qu’ils nous demandent aujourd’hui. Si on leur laisse croire qu’ils sont plus forts que nous, ils voudront travailler de moins en moins et gagner de plus en plus, et cette progression nous conduira bientôt à des absurdités révoltantes.

C’est pourquoi nous devons résister aux réclamations, même justes, qui se présentent à nous comme des menaces. La main-d’œuvre va nous manquer, soit ! Nous perdrons de l’argent, mais nous ne mourrons pas de faim, nous ! »

Méditez ce dernier mot ; ce n’est pas une parole en l’air. Il est certain que les patrons peuvent vous affamer, et vous ne pouvez, vous, que déranger plus ou moins leurs affaires. Le capital est une force immense : ne l’armez pas contre vous ! Les ouvriers anglais, réunis en associations plus anciennes, plus nombreuses et plus fortes que les vôtres, ont érigé capital contre capital. Il n’en est pas moins vrai qu’ils ont subi de rudes défaites, de véritables retraites de Russie, où l’on mourait de froid et de faim.

Si l’homme souffrait seul, il prendrait peut-être son parti, car il est brave. Mais souffrir dans la personne d’une femme, d’un enfant ! Et penser qu’on les a réduits soi-même à ces extrémités par une erreur de calcul ! C’est grave. Mais je n’insiste pas. C’est à votre raison que mon raisonnement s’adresse, et non à votre sensibilité.

Écartons même, si vous voulez, tous les mauvais présages. J’admets que vous ayez remporté la victoire et obtenu les salaires que vous demandez. En serez-vous beaucoup plus heureux ? Ma foi, non.

L’équilibre finit toujours par s’établir, un équilibre honnête et juste, entre les divers services que l’homme rend à l’homme. Si tout le monde s’entend pour vendre trop cher, personne n’achètera rien à bon marché ; c’est une vérité de la Palisse. Les ouvriers auront beau recevoir plus d’argent qu’aujourd’hui, comme ils rencontreront partout la cherté qu’ils auront faite eux-mêmes, ils ne seront pas plus riches que devant. Peut-être même seront-ils plus pauvres : car enfin l’industrie française ne travaille pas seulement pour la France. Elle exporte, bon an mal an, pour quelques milliards de produits. À quelle condition ? À condition de faire mieux que les Anglais, les Allemands, les Belges et les Suisses, et pas plus cher.

Or, il y a encore des pays en Europe où l’ouvrier travaille du matin au soir sans se plaindre, pour gagner ce qu’un de vous, messieurs, dépense après dîner au grand café Parisien. L’ouvrier saxon, par exemple, est d’une patience et d’une sobriété qui vous feraient rire. Ne vous moquez pas de lui : il vous coupera l’herbe sous le pied un jour ou l’autre, si vous n’y prenez garde. Tandis que vous vous gendarmez à Paris pour faire hausser vos salaires, vous livrez à vos concurrents tous les marchés de l’univers ; vous fermez à votre industrie les débouchés de l’exportation.

Ce n’est pas tout. Après la grève, il faut retourner au travail, et le travail paraît infiniment plus pénible. On a perdu le pli. Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quand je suis resté seulement trois jours sans rien faire, c’est le diable de m’y remettre ; il me semble que j’ai le cerveau rouillé.

Ce n’est pas encore tout. Ah ! tant pis si je vous ennuie. Après la grève, on a des dettes, et le travail n’en paraît que plus dur. Il n’y a rien de plus ingrat et de plus triste au monde que de travailler pour payer. On ne voit pas à l’horizon la récompense de ses peines ; on sent qu’on s’extermine gratis, comme un esclave. En effet, c’est qu’on est l’esclave de son passé. J’ai connu dans notre partie un homme de grand talent et un brave garçon, mais faible et paresseux. Il était devenu célèbre ; tout le monde lui demandait des livres, tout le monde lui donnait de l’argent à l’avance. On l’endetta si bien, qu’il finit par ne plus rien faire. À quoi bon ? Tout ce qu’il aurait fait, même une douzaine de chefs-d’œuvre, ne lui aurait pas rapporté un sou. Il devait à Pierre et à Paul tout ce qu’il avait, même en germe, dans la tête. Le découragement le prit et il mourut.

Je ne vous conte pas des histoires bien gaies, mais c’est qu’en vérité ce n’est pas le moment de rire. Cette épidémie de grève inquiète tous ceux qui vous veulent du bien. Nous constatons avec regret que le goût du travail se perd et que le besoin de jouissance va croissant. Vous négligez le meilleur moyen de vous enrichir, qui est de travailler six jours par semaine. Qui est-ce qui travaille six jours par semaine aujourd’hui ? Que ceux qui travaillent six jours par semaine lèvent la main ! Je n’en vois guère. Que ceux qui font des économies sur leurs salaires lèvent la main ! J’en vois bien peu. Nous autres, gens de lettres, qui avons une réputation de fainéants, nous travaillons sept jours sur sept, et nous plaçons quelques économies quand les affaires vont bien. Si vous ne vous rendez pas à nos raisons, rendez-vous du moins à notre exemple.

Un jour viendra, j’en suis certain, où tous les travailleurs intelligents gagneront leur journée en quelques heures, comme nous, et pourront épargner aussi une petite somme au bout de l’année. Mais ce progrès tant désiré ne peut être obtenu que par la régularité du travail et l’amélioration des mœurs. Vos grèves ne nous mènent pas vers le but ; au contraire. On n’a jamais fait de bonne besogne en se croisant les bras.