Causeries du lundi/Tome I/Œuvres littéraires de M. Villemain et de M. Cousin

La bibliothèque libre.
Lundi 19 novembre 1849.

ŒUVRES LITTÉRAIRES de M. VILLEMAIN.
(Collection Didier, 10 vol.)
ŒUVRES LITTÉRAIRES de M. COUSIN.
(3 vol.)

En associant ces deux noms si souvent unis, déjà bien anciens et toujours présents, je ne les aborderai ici que par un seul aspect, et je considérerai uniquement MM. Villemain et Cousin comme critiques littéraires, les deux plus éloquents critiques de ce temps-ci, et comme venant de rassembler leurs titres à cet égard aux yeux du public dans des Œuvres corrigées et revues avec soin. C’est déjà un salutaire exemple que de voir des hommes, si comblés par la renommée, se recueillir pour donner à des œuvres qui ont eu dès longtemps leur succès, et qui n’en sont plus à attendre la faveur publique, ce degré de perfection et de fini qui n’est sensible qu’à des lecteurs attentifs, et qui ne s’apprécie que si l’on y regarde de très-près. J’y vois la preuve que ces rares esprits ont conservé dans son intégrité la religion littéraire, la foi au lendemain, à ce qu’on appelait anciennement la postérité. C’est là un genre de religion qui s’est trop affaibli dans les âmes comme les autres religions, et dont le défaut se traduit dans la pratique en un seul fait trop évident : parmi ceux qui écrivent, combien en est-il qui cherchent à faire de leur mieux aujourd’hui ?

M. Villemain nous avertit tout d’abord et nous conseille, par son exemple, d’être du petit nombre de ceux-là. Lui, si doué de la nature, il ne s’y confie pourtant que jusqu’à un certain degré. À la première expression, toujours si prompte chez lui et si vive, il sait joindre l’expression méditée, et aux brillantes rapidités de la parole il substitue insensiblement la perpétuité du style. Il a donc revu ses anciens Cours, les a complétés et singulièrement enrichis dans le détail. Il a distribué aussi ses Mélanges littéraires dans un ordre plus méthodique et les a assortis d’une façon agréable. Mais, dans cette Collection que nous avons sous les yeux, il est deux parties, entre autres, qui méritent d’être distinguées et recommandées par-dessus tout : ce sont les quatre volumes qui traitent du xviiie siècle, et aussi le volume considérable qui nous offre le tableau de l’Éloquence chrétienne au ive siècle.

Je ne sais pas de lecture plus intéressante, parmi les lectures sérieuses de notre âge, que celle de ces quatre volumes sur le xviiie siècle, tels qu’ils s’offrent à nous dans leur rédaction définitive. Il y reste de la parole première une sorte de mouvement général, la facilité et le courant ; mais le style a désormais toute la précision et tout le fini que les plus curieux peuvent souhaiter ; la pensée sur chaque point a sa solidité et sa nuance. On y est conduit sans interruption depuis les premiers pas un peu timides de La Motte et de Fontenelle, à travers les conquêtes et les hardiesses triomphantes de leurs successeurs, jusqu’à l’entrée en scène de Mme  de Staël et de M. de Chateaubriand, qui viennent clore pour nous cette grande époque où régna Voltaire. L’écrivain s’y est donné tout développement dans l’intervalle, et ne s’est refusé aucune des excursions ou des vues qui pouvaient agrandir son sujet et l’éclairer. On y passe plus d’une fois en Angleterre, ou, mieux, on ne cesse pas de l’embrasser d’un même regard parallèlement avec la France, et de suivre l’histoire de la littérature et de l’éloquence anglaise durant tout le siècle, depuis Bolingbroke jusqu’à M. Pitt. La connaissance approfondie que l’auteur a de l’antiquité amène à propos des rapprochements, des citations heureuses, toutes neuves à force d’être antiques, et pleines de fraîcheur. Avec Pope, on est reporté à Homère ; La Chaussée, avec son drame, est une occasion d’évoquer Ménandre. M. Villemain excelle à ces traductions qui rendent si bien le génie d’une langue, sans offenser jamais celui d’une autre. En n’évitant aucune des faces importantes de son sujet, l’auteur réussit particulièrement dans les endroits qui demandent un sentiment littéraire exquis. Il est unique à démêler et à démontrer les originalités voilées qui se combinent avec une part d’imitation et s’y confondent, l’originalité de Pope, par exemple. Les portraits modérés, tels que ceux de Gresset, de Daguesseau, de Vauvenargues, sont touchés avec une grâce parfaite, et comme enlevés avec légèreté.

Le tableau de l’Éloquence chrétienne et de l’Église durant les premiers siècles nous transporte dans un monde bien différent. Les enseignements directs, toutefois, et les rapprochements avec nous-mêmes n’y manquent pas ; ils ressortent presque à chaque page, et nous pouvons y apercevoir, sous un costume et un langage qui le déguisent à peine, notre même mal social, notre maladie morale, sinon notre remède. Ce volume des Pères a été pour l’auteur une étude de prédilection depuis plusieurs années, et comme une retraite à demi littéraire et à demi religieuse. Bien jeune, et brillant de tous les succès, il avait abordé ce sujet sévère par une sorte de caprice de goût, pour en extraire la fleur et nous en donner le parfum. En y revenant cette fois avec un redoublement d’étude et une affection singulière, il l’a tout à fait pénétré et en a tiré d’abondantes richesses. On connaîtra désormais, après ces analyses et ces traductions vraiment admirables, les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostome, par les caractères de leur talent et de leur parole aussi distinctement que l’on connaît Bourdaloue et Massillon. L’auteur, qui entend toute chose, mais qui d’instinct sent l’éloquence mieux encore que la poésie, a su cette fois pénétrer dans cette poésie un peu sombre et déjà voilée, qui, chez quelques-uns de ces Pères, chez Grégoire de Nazianze surtout, se montre si bien en accord avec les souffrances de l’âme et du monde. « Le beau génie de la Grèce, dit-il, semble s’obscurcir ; un nuage a voilé sa lumière ; mais c’est un des progrès moraux que le christianisme apportait au monde, un progrès de douleur sur soi et de charité pour les autres. Le cœur de l’homme à plus gagné dans ce travail que son imagination n’a perdu ; Grégoire de Nazianze en est la preuve. » L’oserai-je dire ? en lisant ce volume, il m’a semblé qu’une partie de cet éloge pouvait s’appliquer à M. Villemain lui-même. Sans perdre de ses grâces d’autrefois, son talent a gagné une teinte de mélancolie qu’il ne connaissait pas auparavant et qui le rehausse. On croit sentir dans ces pages toutes sérieuses, tout étendues, et où nulle trace d’inquiétude littéraire ne se fait jour, ce je ne sais quoi d’achevé que donne au talent la connaissance du mal caché et l’épreuve même de la douleur. Lorsque, la première fois, le brillant écrivain abordait ces portions d’étude si compliquées et parfois si sombres, il n’avait connu que les grâces de la vie, et il n’en avait recueilli que les applaudissements faciles : « Lecteur profane, disait-il, je cherchais dans ces bibliothèques théologiques les mœurs et le génie des peuples… » Pour bien apprécier le génie des Ambroise et des Augustin durant ces âges extrêmes de la calamité et de l’agonie humaine, il fallait avoir fait un pas de plus, et y revenir avec la conscience qu’on n’a été soi-même étranger à rien de l’homme. C’est là le progrès à la fois moral et littéraire que je crois sentir en plus d’un passage de cette étude, devenue aujourd’hui un livre. M. Villemain n’est plus ce lecteur profane dont il a parlé. Il ne fait pas seulement briller à nos yeux les choses éloquentes, il touche avec émotion les choses profondes.

M. Villemain admire beaucoup, et nul ne sait mieux que lui varier les formes et les aspects de l’admiration, de manière à ne la rendre jamais fastidieuse ni monotone. L’art de louer, on l’a remarqué, est une des plus rares épreuves du talent littéraire, un signe bien plus sûr et plus délicat que ne le serait tout l’art de la satire, « C’est un grand signe de médiocrité, a dit Vauvenargues, de louer toujours modérément. » M. Villemain, dans cette étude des Pères et dans ce tableau de leur éloquence, les loue beaucoup ; et ce qui est le comble de l’art, il sait, au moyen de cette louange répandue sur tous, les rendre pourtant distincts les uns des autres et les laisser pour nous reconnaissables.

Dans le genre du tableau littéraire proprement dit, où il excelle, et dans le tableau qu’il a donné du xviiie siècle en particulier, je me permettrai seulement de faire une remarque, de relever un trait de caractère qu’on ne saurait omettre en parlant du critique célèbre qui a été le maître de notre âge. Le propre des critiques en général, comme l’indique assez leur nom, est de juger, et au besoin de trancher, de décider. Prenez tous les hommes considérables auxquels s’est appliqué jusqu’ici ce titre de critique, Malherbe, Boileau (car tous deux étaient des critiques sous forme de poëtes) ; le docteur Johnson en Angleterre ; La Harpe chez nous, même M. de Fontanes : tous ces hommes, qui ont eu de l’autorité en leur temps, jugeaient des choses de goût avec vivacité, avec trop d’exclusion peut-être, mais enfin avec un sentiment net, décisif et irrésistible. Boileau avait la haine d’un sot livre, et ne pouvait se tenir de le railler. Au contraire, quand il avait affaire à une œuvre qu’il jugeait belle, il prenait parti hautement, et la vengeait des injures des sots en toute rencontre. Fontanes de même, à sa manière : il vengeait avec passion les Martyrs, si attaqués à leur naissance, et donnait le signal de les admirer. Depuis lors, les choses ont bien changé ; la critique est devenue plutôt historique et comme éclectique dans ses jugements. Elle a beaucoup exposé, elle a tout compris, elle a peu conclu. M. Villemain a plus que personne contribué à l’engager et à la maintenir dans cette voie qui, à beaucoup d’égards, est plus large, plus féconde, mais qui parfois aussi, à force d’être large, n’aboutit pas. Ainsi dans ce tableau littéraire du xviiie siècle, lorsqu’il a la Henriade à juger, il donne toutes les bonnes raisons de ne point l’admirer, de ne la ranger à aucun degré à côté des œuvres épiques qui durent ; mais quand il faut conclure formellement, il recule, il fléchit ; le juge se dérobe, et, en quatre ou cinq endroits tout à fait évasifs, il essaie d’espérer que la Henriade traversera les siècles, qu’elle est après tout une œuvre durable, qu’elle tient un rang à part, une première place après les œuvres originales. Il y revient à quatre ou cinq reprises, au lieu de trancher net et dans le vif une bonne fois, comme son propre raisonnement l’y autorisait. Il y a là un côté faible chez ce rare esprit. Ses jugements, si exquis à l’origine, sont difficiles à saisir dans leur conclusion ; il les faudrait surprendre comme au vol, à l’état d’épigrammes charmantes, ou les dégager soi-même des riches sinuosités où il les déploie. Cela est vrai surtout dès qu’il s’agit des vivants. Sa délicatesse redouble, au point d’alarmer presque la mienne en ce moment. Il aime alors à procéder par sous-entendus, par allusions. Dans ses excellents Rapports annuels à l’Académie, les bons juges qui savent tout saisir ne trouvent rien à désirer ; eu égard à ceux qui ne sont pas juges et au public, on voudrait plus de relief dans les jugements.

Mais pour l’ensemble et le détail de cette critique littéraire conçue au point de vue historique, et, comme telle, si neuve et si largement comprise, que de richesses ! quelle étendue ! quelle fertilité ! J’y vois quelque chose qui me rappelle cette vaste intelligence de Cicéron s’appliquant aux Lettres, qui la rappelle non-seulement pour la capacité et l’étendue, pour l’agrément de l’invention et la belle économie de la mémoire, pour ce fleuve sinueux de la parole et pour les fleurs perpétuelles du chemin, mais aussi pour de certains faibles qui ne sont pas sans grâce. Cet esprit de nette et rapide justesse, dont un mot d’éloge senti et vivement accordé serait tout un suffrage, est lui-même sensible à l’approbation des autres comme s’il n’avait pas en soi un jugement supérieur qui le tranquillise. En un temps où les hommes éminents ne pèchent point, en général, par trop de méfiance d’eux-mêmes, c’est là un trait presque touchant.

J’aurai tout à l’heure quelques mots à dire de son style, de ce style orné, élégant, ingénieux et pur, qui, à la fois, tient de la tradition et participe de quelque nouveauté ; mais j’ai auparavant à caractériser, par opposition, la manière de M. Cousin, depuis que, sans déserter la philosophie, mais en partageant toutefois son culte, il a hautement pris position dans la pure critique littéraire.

M. Cousin, tout occupé de la perfection, et avec ce sentiment du mieux qui est l’âme des grands talents, a revu et recueilli pendant les années dernières ses Cours et fragments de philosophie en une douzaine de petits volumes, quelquefois charmants malgré le sujet, ou du moins remplis de variété et d’intérêt. La littérature aurait droit déjà d’en revendiquer une bonne part ; il y a surtout de certaines pages sur le beau qui sont des plus mémorables entre les belles pages de notre langue. Mais c’est dans ses travaux littéraires directs qu’il nous est plus commode d’aborder M. Cousin, et cela importe d’autant plus que, depuis quelque temps, ce puissant esprit a fait toute une révolution dans la critique. Cette révolution, en deux mots, est celle-ci :

Le siècle de Louis XIV est déjà bien loin de nous ; pourtant, jusqu’en des temps très-rapprochés, les écrivains corrects, ceux qui aspiraient au titre de classiques, se flattaient non-seulement de le rappeler, mais de le continuer. MM. Auger et Roger, et bien d’autres, avaient cette illusion naïve. Le jour où l’on osa dire pour la première fois que la littérature de Louis XIV était une littérature admirable, mais ancienne, ce furent des cris et un scandale dont il me souvient encore. Déjà, en 1818, un écrivain peu populaire, mais élevé (Ballanche), s’était avisé de dire : « Notre littérature du siècle de Louis XIV a cessé d’être l’expression de la société ; elle commence donc à être déjà pour nous en quelque sorte une littérature ancienne, de l’archéologie. » Eh bien ! la révolution introduite par M. Cousin dans la critique littéraire consiste précisément à traiter la période du xviie siècle comme si elle était déjà une antiquité, à en étudier et, au besoin, à en restaurer les monuments, comme on ferait en matière d’archéologie. Cette qualification d’anciens appliquée aux Pascal et aux Racine, qui, dans notre bouche, à nous autres, pouvait ressembler à une épigramme et à un blasphème, est devenue, de sa part, un hommage et une piété. Nul mieux que lui n’avait mission, en effet, pour s’éprendre de la langue du grand siècle et pour la revendiquer comme sienne : il est certainement, de tous les écrivains de nos jours, celui qui en renouvelle le mieux les formes, et qui semble sous sa plume en ressusciter le plus naturellement la grandeur. M. Cousin eut de bonne heure un double instinct, une double passion presque contradictoire. Il est homme à s’occuper des textes, à rechercher des manuscrits, à s’intéresser à des scholies et à des commentaires, à les transcrire jusqu’au dernier mot, à ne faire grâce à lui ni aux autres d’aucune variante ni d’aucune leçon ; et, tout à travers cela, il s’élève, il embrasse, il généralise, il a des conceptions d’artiste et des verves d’orateur. Nous avions affaire à un texte poudreux et subtil, à quelque obscur parchemin à déchiffrer, et tout à coup nous voyons se dresser une statue. Tant qu’il ne se donnait pour sujet que Proclus ou même Platon, cela nous touchait moins ; mais la méthode nous est devenue très-sensible depuis que nous l’avons vue appliquée à Pascal, à la sœur de Pascal, à Jean-Jacques Rousseau, à Mme de Longueville. Il avait l’air d’abord de ne vouloir donner que des textes plus corrects, quelques lettres ou papiers retrouvés au fond des bibliothèques, et voilà qu’il a fait apparaître, dans toute leur hauteur, de grandes figures, ou qu’il a ranimé avec feu des physionomies charmantes. Tel est le talent et l’art de M. Cousin. En restaurant le texte altéré des éditions de Pascal, et en montrant qu’un travail analogue est à faire sur presque tous nos auteurs classiques, il a créé ce qu’on peut appeler la philologie française, et il l’a passionnée en naissant.

Grâce à lui désormais, une foule de détails qui semblaient du ressort exclusif des bibliographes et des éditeurs, et dont ces derniers ne faisaient qu’un usage très-borné et très-aride, ont pris un sens et une vie qui les rattache à l’histoire littéraire. Nous apprenons à mieux pénétrer les secrets de composition de nos grands auteurs. Les diverses phases par lesquelles la prose a passé depuis la fin du xvie siècle s’éclairent avec précision ; les moindres variations de régime dans les formes et les vogues successives du langage viennent se fixer avec une sorte de méthode et de rigueur, non-seulement par l’étude de quelques écrivains célèbres, mais aussi par celle de beaucoup d’écrivains secondaires et pourtant agréables, auxquels on avait peu songé. En un mot, la confection et la constitution de la prose française depuis deux siècles est mise dans tout son jour.

Parmi les écrivains témoins de la langue, M. Cousin s’est attaché de prédilection à une classe de témoins d’autant plus sûrs qu’ils le sont avec moins de préméditation et comme à leur insu. Je veux parler des femmes qui ont écrit, et il en est un grand nombre qui remplissent la seconde moitié du xviie siècle et la première partie du xviiie. Dans sa belle bibliothèque qu’il enrichit chaque jour, M. Cousin a pris à cœur de recueillir les moindres opuscules de ces femmes plus ou moins célèbres, leurs petits romans ou nouvelles, leurs lettres publiées ou inédites. On n’a pas oublié les ravissantes pages qu’il a misés en tête de son étude sur Jacqueline, sœur de Pascal ; il y a tracé avec amour tout un projet de galerie brillante, « Accomplirai-je jamais, dit-il, cette idée d’une galerie des femmes illustres du xviie siècle ? C’est du moins un rêve qui sert de délassement à mes travaux, de charme à ma solitude. Je rassemble, sur les rayons de ma bibliothèque, ce qui nous reste de quelques-unes de ces femmes ; je recueille des lambeaux de leurs correspondances inédites ou de mémoires manuscrits qui éclairent à mes yeux et marquent plus distinctement les traits de telle figure qui m’est chère. » La bibliographie, convenons-en, n’était pas accoutumée à être traitée avec une inspiration de ce genre. Charles Nodier avait su y introduire, en son temps, de la fantaisie et des manies charmantes ; mais, ici, on a l’utilité du but sous l’idéal de la passion.

M. Cousin, en ouvrant cette voie avec tant d’éclat, a mérité qu’on l’y suivît avec ardeur. Une quantité de travailleurs après lui sont à l’œuvre dans la même direction, et quelques-uns avec succès. L’ancien genre de l’Éloge académique est détrôné ; il a fait place décidément à la notice érudite, à la dissertation et à la dissection presque grammaticale de chaque auteur. Je me permettrai toutefois, en montrant cette veine et en l’appelant heureuse chez celui qui l’a trouvée, de signaler l’inconvénient qui en pourrait naître. Le danger serait, si l’on y abondait sans réserve, de trop dispenser le critique de vues et d’idées, et surtout de talent. Moyennant quelque pièce inédite qu’on produirait, on se croirait exempté d’avoir du goût. L’aperçu, cette chose légère, courrait risque d’être étouffé sous le document. C’est à faire à M. Cousin de donner du prix aux pièces inédites qu’il découvre, aux moindres reliques philosophiques et littéraires qu’il publie ; il y met des cadres d’or. Mais après lui, à côté de lui, que deviendra cette mode croissante ? Tant que le maître est là, je suis tranquille, et, tant que je le lis, je suis charmé ; mais je crains les disciples. Se pourrait-il que déjà l’ère des scholiastes eût commencé pour la France, et que nous en fussions désormais, comme œuvre capitale, à dresser notre inventaire ? Voilà un pronostic que j’essaie en vain d’écarter. Oui, je crains par moments que le maître, avec son magnifique style, ne mette les colonnes du Parthénon comme façade à une école de Byzantins.

Je crois l’entendre d’ici me répondre que cette pente où l’on va est une loi fatale pour toute littérature qui a beaucoup duré et qui a eu déjà plusieurs siècles de floraison et de renaissance ; qu’en attendant il faut tirer de chaque âge le meilleur parti possible, lui demander l’œuvre à laquelle il est le plus propre, et que, d’ailleurs, nous n’en serons pas de sitôt pour cela à l’école de Byzance, que nous n’en sommes qu’à celle d’Alexandrie. Mais, encore une fois, ma remarque n’intéresse que les disciples et non le maître.

Son grand style, à lui, couvre tout et rehausse tout. Quel est le rapport exact du style de M. Cousin et de celui de M. Villemain ? En quoi les deux manières se rapprochent-elles et diffèrent-elles ? J’oserai d’autant plus les comparer, qu’ici je n’aurai réellement pas à conclure, et que, tout balancé, je ne puis qu’admirer des deux parts sans incliner à une préférence. Le style de M. Cousin a l’air plus grand ; il a la ligne plus ouverte, le dessin plus large ; il se donne à première vue plus d’horizon. Mais il est de certains détails dont il ne tient pas compte et qu’il néglige. Comme les statuaires, il choisit son point de vue et y sacrifie le reste. Le style de M. Villemain, large et fin, avance comme un flot ; il ne laisse aucun point de la pensée sans l’embrasser et la revêtir. Il est tout varié de nuances, de rencontres imprévues, d’expressions trouvées. S’il trahit par endroits un peu d’inquiétude et d’incertitude, dès qu’il est dans le plein du sujet il devient tout à fait grave et beau. J’ai pour idée que l’on est toujours de son temps, et ceux-là mêmes qui en ont le moins l’air. Le style de M. Villemain appartient à notre temps par un certain souci et une certaine curiosité d’expression qui y met le cachet ; c’est un style, après tout, individuel, et qui ressemble à l’homme. Le style de M. Cousin, au premier abord, paraît échapper à la loi commune ; on dirait vraiment que c’est un personnage du xviie siècle qui écrit. Il entre dans son sujet de haute-lice ; il a l’élévation de ton aisée, naturelle, l’ampleur du tour, la propriété lumineuse et simple de l’expression. Pourtant certain air de gloire répandu dans l’ensemble trahit à mes yeux le goût de Louis XIII jusqu’en plein goût de Louis XIV. Son style aussi est moins individuel que l’autre, et serre de moins près les replis de la pensée ; c’est un style qui honore ce temps-ci bien plus encore qu’il ne le caractérise. Je ne veux pas prolonger outre mesure un parallèle qui peut se résumer d’un mot : M. Villemain a des teintes plus fines, M. Cousin a la touche plus large. Seulement si quelqu’un, frappé chez celui-ci de tant de grandes parties qui enlèvent, était tenté, entre les deux, de le préférer comme écrivain et de le lui dire, nous sommes bien sûr que lui-même serait le premier à renvoyer l’admirateur au style de l’autre, en disant : « Regardez bien, vous n’y avez pas tout vu. »