Causeries du lundi/Tome I/Hamilton

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Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 92-107).
Lundi 12 novembre 1849.

CHEFS-D’ŒUVRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
(Collection Didot).

HAMILTON.

Le vice moderne qui a fait le plus de mal peut-être dans ces derniers temps a été la phrase, la déclamation, les grands mots dont jouaient les uns, et que prenaient au sérieux les autres, que prenaient au sérieux tout les premiers ceux mêmes qui en jouaient. Je ne veux pas dire que nous ne soyons malades que de ce mal-là, ni qu’il ne se rattache aussi à beaucoup d’autres ; mais je crois que ce mal a été l’un des plus contagieux, l’un des plus directement nuisibles depuis bien des années, et que ce serait avoir beaucoup fait que de travailler à nous en guérir. Tout ce qui contribuerait à nous rendre dans l’expression la netteté première, à débarrasser la langue et l’esprit français du pathos et de l’emphase, de la fausse couleur et du faux lyrique qui se mêle à tout, serait un vrai service rendu non-seulement au goût, mais aussi à la raison publique. S’accoutumer à écrire comme on parle et comme on pense, n’est-ce pas déjà se mettre en demeure de bien penser ? Après tout, on n’a jamais tant d’efforts à faire en France pour revenir à cette netteté, car elle n’est pas seulement de forme chez nous, elle constitue le fond de la langue et de l’esprit de notre nation ; elle en a été la disposition et la qualité évidente durant des siècles, et, au milieu de tout ce qui s’est fait pour l’altérer, on en retrouverait encore de nombreux et d’excellents témoignages aujourd’hui.

J’irai même plus loin et je dirai que, quoi qu’on fasse, la netteté est et sera toujours de première nécessité chez une nation prompte et pressée comme la nôtre, qui a besoin d’entendre vite et qui n’a pas la patience d’écouter longtemps. Nous retrouvons ainsi des ressources dans nos inconvénients, et nous sommes ramenés à notre qualité par nos défauts mêmes.

Parmi les auteurs célèbres de notre langue, tous pourtant ne sont pas propres indifféremment à nous rendre l’impression et à nous montrer l’image de cette parfaite netteté. Il s’en rencontrerait sans doute des exemples en tout temps, même dans les âges anciens : témoin Philippe de Commynes et Montaigne. Malgré le pédantisme des fausses sciences et les restes de barbarie, la disposition et le tour particulier à l’esprit français ne laissaient pas de se faire jour, et les natures originales prenaient le dessus. Pourtant ce n’est qu’à partir d’une certaine époque plus également éclairée, que cette netteté devint habituelle et, on peut le dire, universelle chez tous les bons écrivains, et qu’elle a tout à fait passé dans l’usage. Cette époque est assez, récente, et je ne saurais la dater que de la fin du xviie siècle. Ce n’est que vers le milieu de ce siècle seulement que la prose française, qui avait fait sa classe de grammaire avec Vaugelas et sa rhétorique sous Balzac, s’émancipa tout d’un coup et devint la langue du parfait honnête homme avec Pascal. Mais ce qu’avait fait d’abord un homme de génie, ce que d’autres esprits supérieurs rompus au monde, les La Rochefoucauld, les Retz, pratiquaient également, il fallut quelque intervalle pour que tous en profitassent et que la monnaie au titre nouveau circulât. La Bruyère marque décidément l’ère nouvelle, et il inaugure cette espèce de régime tout à fait moderne dans lequel la netteté de l’expression veut se combiner avec l’esprit proprement dit, et ne peut absolument s’en passer pour plaire. À côté de La Bruyère on trouverait d’autres exemples moins frappants, mais aussi peut-être plus coulants et plus faciles. Fénelon, dans ses écrits non théologiques, est le plus léger et le plus gracieux modèle de ce que nous cherchons. Quelques femmes distinguées, avec ce tact qu’elles tiennent de la nature, n’avaient pas non plus attendu La Bruyère pour montrer leur vive et inimitable justesse dans les genres familiers. Il eut plus qu’elles de bien savoir ce qu’il faisait et de le dire. Depuis cette fin du xviie siècle et durant la première moitié du xviiie, il y eut une période à part pour la pureté et le courant de la prose. Lorsque viendra la seconde moitié du siècle, lorsque Jean-Jacques Rousseau aura paru, on s’enrichira de parties plus élevées, plus brillantes et toutes neuves ; on gagnera pour les nuances d’impressions et pour les peintures, mais la déclamation aussi s’introduira : la fausse exaltation et la fausse sensibilité auront cours. Cette déclamation dont nous souffrons aujourd’hui, a pris bien des formes depuis près d’un siècle ; elle a eu ses renouvellements de couleurs tous les vingt-cinq ans ; mais elle date en premier lieu de Rousseau. Quoi qu’il en soit, entre la fin de La Bruyère ou de Fénelon et les débuts de Jean-Jacques, on embrasse une période calme, éclairée, modérée, où se retrouve la langue telle que nous la parlons ou que nous la pourrions parler, et telle que rien n’en a vieilli encore. « Notre prose, dit Lemontey, s’arrêta au point où, n’étant ni hachée ni périodique, elle devint l’instrument de la pensée le plus souple et le plus élégant. » On peut assurément préférer, comme amateur, d’autres époques de prose à celle-là ; il ne serait pas difficile d’indiquer des moments où cette prose a paru revêtir plus de grandeur ou d’ampleur, et réfléchir plus d’éclat ; mais, pour l’usage habituel et général, je ne sais rien de plus parfait, rien de plus commode ni d’un meilleur commerce que la langue de cette date. J’y rencontre à première vue, comme noms principaux, Le Sage, l’abbé Prévost, Mme de Staal (de Launay), Mme Du Deffand, Fontenelle, Vauvenargues, Montesquieu enfin, et Voltaire déjà dans toute sa variété et sa richesse. J’y rencontre même, au début, l’incomparable auteur des Mémoires, Saint-Simon, et un conteur unique avec lequel je m’arrêterai à causer aujourd’hui, le très-aimable Hamilton.

Antoine Hamilton, un des écrivains les plus attiques de notre littérature, n’est ni plus ni moins qu’un Anglais, de race écossaise. On a vu d’autres étrangers, Horace Walpole, l’abbé Galiani, le baron de Besenval, le prince de Ligne, posséder ou jouer l’esprit français à merveille ; mais pour Hamilton, c’est à un degré qui ne permet plus qu’on y distingue autre chose ; il est cet esprit même. Nourri de bonne heure en France, ayant vécu ensuite à la Cour à demi française de Charles II, de tout temps élève de Saint-Évremond et du chevalier de Grammont, avec une veine en lui des Cowley, des Waller et des Rochester, il ne fit que croiser ce qu’il y avait de plus fin dans les deux races. L’Angleterre, qui avait pris Saint-Évremond à la France, le lui restitua en la personne d’Hamilton, et il y avait de quoi la consoler. Louis XIV donnait à Charles II des subsides, il lui donna aussi une maîtresse : l’émigration de Jacques II le rendit à Louis XIV en lui donnant un grand guerrier, Berwick, et, ce qui est plus rare, un charmant écrivain, le chroniqueur léger des élégances.

Que sait-on de la vie d’Hamilton ? Bien peu de chose[1]. Il naquit, dit-on, vers 1646, auquel cas il serait un peu plus jeune peut-être que La Bruyère, et un peu plus vieux que Fénelon. Il était à la fleur de l’âge dans cette Cour de Charles II, qu’il nous a si vivement décrite ; mais les Hamilton dont il parle sont ses frères, et il ne s’y donne à lui-même aucun rôle. Quelque rôle qu’il pût y prendre, il eut avant tout celui d’observateur. Doué d’un sentiment vif des ridicules et du tact social le plus pénétrant, il démêlait les moindres nuances, et les fixait d’un trait léger, ineffaçable. Il ne fait pas difficulté de convenir qu’il se divertissait volontiers aux dépens de ceux qui le méritaient. Venu en France à la révolution de 1688, à la suite de son roi légitime, il y vécut dans le meilleur monde, se dédommageant des ennuis de la petite Cour dévote de Saint-Germain par des séjours chez les Berwick et chez les Grammont. Il faisait des couplets dans le goût de Coulanges ; il écrivait à ses amis des lettres en prose entremêlée de vers dans le goût de Chaulieu. Il était lié avec celui-ci, il hantait les Vendôme et la société du Temple. On le voit recherché à Sceaux, où la duchesse du Maine tenait cour plénière de bel-esprit. Dangeau lui écrivait, à propos d’une lettre à Berwick qu’on trouvait remplie de délicates louanges : « Elles ont été du goût de tous les honnêtes gens qui sont à Marly. »

Mais ce genre de vogue ne l’aurait mené qu’à être apprécié de ses amis et des sociétés qu’il égayait, et ne lui aurait pas même procuré une physionomie distincte dans la chronique du temps. Parlant de l’expédition du Prétendant en 1708, et des seigneurs qui devaient en être, Saint-Simon cite confusément Hamilton : « Les Hamilton, dit-il, étaient frères de la comtesse de Grammont, des premiers seigneurs d’Écosse, braves et pleins d’esprit, fidèles. Ceux-là, par leur sœur, étaient fort mêlés dans la meilleure compagnie de notre Cour ; ils étaient pauvres et avaient leur bon coin de singularité. » Voilà donc notre Hamilton confondu avec les autres de sa famille, et, pour toute distinction dans le signalement, on leur accorde à tous un bon coin de singularité. Nous en serions restés là avec lui si, déjà vieux, en 1704, il ne s’était avisé, pour divertir le comte de Grammont âgé de plus de quatre-vingts ans et toujours aimable, d’écrire les aventures de jeunesse de celui qui était alors le chevalier de Grammont, et de se faire son Quinte-Curce et son Plutarque en badinant.

C’est aujourd’hui le seul ouvrage d’Hamilton qu’on doive relire ; car pour ses vers et même pour ses Contes, il en faut peu parler. Ses vers, loués pourtant de Voltaire qui s’est chargé de les faire oublier, loués même par Boileau qui dut écrire cette lettre de politesse en grondant, sont tout à fait passés pour nous et à peu près illisibles ; ce ne sont qu’enfilades de rimes où se détache un trait heureux par-ci par-là. Comment se fait-il que, dans les ouvrages d’esprit qui ont plu en naissant à de bons juges, il entre ainsi toute une partie qui se mortifie avec le temps et qui passe ? Il y a du Voiture dans chaque homme d’esprit qui n’est que cela ; j’appelle Voiture cet esprit de mode qui n’a qu’une saison et qu’un souffle fané ; il y a beaucoup de Voiture dans les vers d’Hamilton.

Ne demandez pas la pure poésie à Hamilton. Il a celle de son temps dans le badinage ; il sait la dose de l’esprit français à cette date : Quels que soient leurs ornements, dit-il,

Dans un récit de longue haleine
Les vers sont toujours ennuyants.


Il aime Horace, mais il n’a pas l’air de savoir ce que c’est que Milton. Shakspeare est pour lui comme s’il n’était pas. Seulement, il semble que l’aimable lutin Ariel se soit déguisé pour le surprendre, et que, sans se nommer, il se soit glissé dans sa prose.

Ses Contes auraient quelque chose peut-être de cette fantaisie d’Ariel, s’ils étaient plus clairs. Il les a faits par gageure de société pour divertir sa sœur, la comtesse de Grammont, et par émulation des Mille et une Nuits qui paraissaient alors (1704-1708) ; ils sont remplis d’allusions qui échappent[2]. À travers tout, on y sent du naturel et du piquant. Le duc de Lévis, qui a cru les continuer, n’a été qu’insipide. Si j’en voulais donner une idée par quelque production moderne, je renverrais à la jolie fantaisie du Merle blanc, d’Alfred de Musset.

Mais les Mémoires de Grammont, voilà ce qui reste, et ce que la fée a touché de toute sa grâce. La manière en semble faite exprès pour expliquer le mot de Voltaire :

La grâce en s’exprimant vaut mieux que ce qu’on dit.


Le fond en est mince, non pas précisément frivole, comme on l’a dit ; il n’est pas plus frivole (pour être si léger) que tout ce qui a pour matière la comédie humaine. Il y a de gros traités qui n’en ont pas l’air et qui sont plus frivoles que cela. Le héros des Mémoires est le chevalier, depuis comte de Grammont, l’homme le plus à la mode de son temps, l’idéal du courtisan français à une époque où la Cour était tout, le type de ce personnage léger, brillant, souple, alerte, infatigable, réparant toutes les fautes et les folies par un coup d’épée ou par un bon mot : notre siècle en a vu encore de beaux restes dans le vicomte Alexandre de Ségur et le comte Louis de Narbonne. Le propre de cette race légère était de ne se démentir jamais. Grammont, dangereusement malade, et pressé de se convertir par Dangeau, que lui avait envoyé le roi, se retourne vers sa femme, fort dévote elle-même : « Comtesse, dit-il, si vous n’y prenez garde, voilà Dangeau qui va vous escamoter ma conversion. » Ce qui n’empêcha pas, en fin de compte, la conversion d’être suffisamment sincère. Ce sont de ces traits qui peignent au naturel une race fine, mais fortement trempée. Et ne fut-elle pas dignement représentée dans la campagne de Russie par M. de Narbonne ?

Mais peu nous importe Grammont en lui-même. Pour être le héros du récit d’Hamilton, il n’en est bien souvent que le prétexte. C’est la manière de le montrer qui en fait tout le charme. Les envieux (et Bussy l’était), tout en reconnaissant au comte de Grammont l’esprit galant et délicat, ajoutaient que « ses mines et son accent faisaient bien souvent valoir ce qu’il disait, qui devenait rien dans la bouche d’un autre. » Hamilton a mis bon ordre au pronostic de Bussy, et il a rendu à Grammont tout son accent, si même il ne lui a point prêté. Rien n’égale cette façon de dire et de conter, facile, heureuse, unissant le familier au rare, d’une raillerie perpétuelle et presque insensible, d’une ironie qui glisse et n’insiste pas, d’une médisance achevée. Il dit quelque part du duc de Buckingham qui faisait la cour à une beauté : « Elle ne haïssait point la médisance ; il en était le père et la mère ; il faisait des vaudevilles, inventait des contes de vieille, dont elle était folle. Mais son talent particulier était d’attraper le ridicule et les discours des gens, et de les contrefaire en leur présence sans qu’ils s’en aperçussent. Bref, il savait faire toutes sortes de personnages avec tant de grâce et d’agrément, qu’il était difficile de se passer de lui quand il voulait bien prendre la peine de plaire. » Je crois saisir dans ce portrait-là comme un reflet d’Hamilton en personne ; mais c’est surtout quand il nous peint sa sœur, la belle Mlle d’Hamilton qui épousa Grammont, c’est dans cette page heureuse entre tant d’autres qu’il lui échappe des traits que je lui renvoie à lui-même, et que j’applique non pas à sa muse (ce sont des noms solennels qui ne lui vont pas), mais à sa grâce d’écrivain : « Elle avait, dit-il, le front ouvert, blanc et uni, les cheveux bien plantés, et dociles pour cet arrangement naturel qui coûte tant à trouver. Une certaine fraîcheur, que les couleurs empruntées ne sauraient imiter, formait son teint. Ses yeux n’étaient pas grands, mais ils étaient vifs, et ses regards signifiaient tout ce qu’elle voulait ; sa bouche était pleine d’agréments, et le tour de son visage parfait. Un petit nez délicat et retroussé n’était pas le moindre ornement d’un visage tout aimable… Son esprit était à peu près comme sa figure. Ce n’était point par ces vivacités importunes dont les saillies ne font qu’étourdir, qu’elle cherchait à briller dans la conversation. Elle évitait encore plus cette lenteur affectée dans le discours, dont la pesanteur assoupit ; mais, sans se presser de parler, elle disait ce qu’il fallait, et pas davantage. » C’est ainsi, dans sa diction parfaite, qu’il m’apparaît lui-même. Ajouterai-je que, jusque dans le portrait de sa sœur, cette plume malicieuse ne s’épargne pas une insinuation sur des beautés cachées, qui prouve qu’au besoin son indiscrétion ne respecte rien ? Mais cela est touché à point et de ce tour qui fait tout passer. On a eu depuis des Mémoires de courtisans et de fats célèbres. Le maréchal de Richelieu, cet enfant gâté du xviiie siècle et de Voltaire, ce dernier type d’éternel courtisan qui relaya le comte de Grammont, désira aussi avoir son historien. Soulavie a rédigé sur ses notes des volumes pleins de scandales, d’aventures récréatives et plus ou moins vulgaires. Mais eût-ce été un autre que l’indigne Soulavie, eût-ce été Rulhière en personne qui eut tenu la plume, il n’y aurait apporté que ce qu’on peut prévoir et deviner ; il y aurait mis du mordant et du goût. Mais la fleur du genre était enlevée. Je ne sais s’il n’y a eu qu’un comte de Grammont, mais il n’y a qu’un Hamilton.

Il n’y a qu’un âge aussi pour certaines œuvres heureuses. Qu’un esprit doux et poli, pénétrant et fin, répandant sur les choses et sur le prochain une raillerie légère universelle, qu’un tel esprit vienne à naître, cela ne suffit pas. Il faut qu’autour de lui tout soit disposé et lui prête faveur ; il faut que le climat, en quelque sorte, soit préparé ; qu’au milieu des sots et des grossiers dont le monde, et le plus beau monde, en tout temps fourmille, une élite d’esprits assortis se recueille, se rassemble dans un coin, et sache l’écouter et lui répliquer ; s’il parle à voix basse, que rien ne s’en perde ; s’il ne dit que ce qu’il faut, qu’on ne lui en demande pas davantage ni surtout trop. À partir de la seconde moitié du xviiie siècle, le monde, à cet égard, changea ; la déclamation prit le dessus, et un certain faux montant devint nécessaire. Des esprits dans la mesure d’Hamilton auraient été moins goûtés dès lors et auraient dû forcer le ton pour être sentis. Au train dont y va le monde, l’espèce de ces esprits rares se perdra-t-elle ? Non pas absolument, je ne le crois pas ; mais elle sera de moins en moins en vue, et dans un moins beau jour. Il y aura de plus en plus de quoi souffrir pour ces esprits-là, surtout s’ils venaient à être dépaysés et déportés dans un état de soi-disant civilisation où le cri remporte sur le sourire, où il faille appuyer de toute sa force sur chaque chose, et où la plaisanterie ait souvent besoin d’un porte-voix.

En attendant, c’est profit de se remettre en goût de temps en temps avec ces auteurs faciles qu’on a sous la main, et qui n’ont rien de vieux. « Cet ouvrage, a dit Voisenon en parlant des Mémoires de Grammont, est à la tête de ceux qu’il faut régulièrement relire tous les ans. » C’est là un conseil qui vaut mieux qu’on ne l’attendrait de Voisenon. La grâce, je le sais, ne se conseille pas, elle ne s’apprend pas, et ce serait déjà la méconnaître que de prétendre la copier. Il est bon pourtant d’en causer quelquefois et de tourner autour ; il en reste toujours quelque chose. Analyser ces Mémoires de Grammont serait une tâche ingrate et maussade, puisque c’est le tour qui en fait le prix, et que le récit, à partir d’un certain moment, va un peu comme il plaît à Dieu. Les aventures du début sont les plus agréables et les plus suivies. La première perte de jeu à Lyon avec le marchand de chevaux, la revanche du chevalier au siège de Trin, cette partie avec le comte de Caméran, où le prévoyant tricheur se fait appuyer sous main d’un détachement d’infanterie, ce sont des scènes de comédie toutes faites. On sent d’abord combien les idées morales ont changé en ces matières, pour que, même en plaisantant, l’historien puisse faire honneur au héros de ce qui intéresse si fort la probité. Il est vrai que lorsque Hamilton, à la fin du siècle de Louis XIV, racontait les premiers exploits de son chevalier sous Richelieu, il parlait déjà d’un autre siècle et de choses comme fabuleuses ; et cela tirait moins à conséquence. Toutefois l’abbé Prévost lui-même n’a pas cru perdre entièrement dans l’esprit du lecteur son chevalier Des Grieux en lui prêtant de semblables peccadilles. Concluons donc hardiment que sur ce point de morale nous valons mieux. Les personnages qu’Hamilton rencontre sur son chemin et qu’il nous montre, vivent aussitôt. Qui ne se rappelle, pour les avoir vus, le grotesque Cerise, l’honnête gouverneur Brinon, et Matta surtout, le second du chevalier, Matta si naturel, si insouciant, si plein de saillies ? Il n’avait guère de cervelle, dit Retz ; mais Hamilton a mis en action son étourderie naïve, et nous le fait aimer. À Turin, la galanterie commence ; les belles dames y sont nommées par leur nom, et c’est un autre trait de mœurs encore que ces Mémoires aient pu paraître en 1713, c’est-à-dire du vivant d’Hamilton, avec tous ces noms propres et ces révélations galantes, sans qu’il en soit résulté aucun éclat. On était alors plus coulant sur de certains endroits qu’aujourd’hui. Quand son héros passe à la Cour d’Angleterre, la manière de l’historien change un peu ; on entre dans une série de portraits et dans une complication d’aventures où l’on a quelque peine d’abord à se démêler. L’unité cesse ; on a à la fois les souvenirs de Grammont et les souvenirs d’Hamilton, qui se combinent et se croisent. Mais, avec un peu d’attention, on finit par se reconnaître, comme dans un bal de Cour, au milieu de ce raout de beautés anglaises les plus fines et les plus aristocratiques du monde, et dont le peintre a rendu avec distinction les moindres délicatesses. J’ai sous les yeux la magnifique édition exécutée à Londres en 1792, avec les nombreux portraits gravés ; je vois défiler ces beautés diverses, l’escadron des filles d’honneur de la duchesse d’York et de la reine ; je relis le texte en regard, et je trouve que c’est encore l’écrivain avec sa plume qui est le plus peintre : « Cette dame, dit-il d’une Mme Wetenhall, était ce qu’on appelle proprement une beauté tout anglaise ; pétrie de lis et de roses, de neige et de lait quant aux couleurs ; faite de cire à l’égard des bras et des mains, de la gorge et des pieds ; mais tout cela sans âme et sans air. Son visage était des plus mignons ; mais c’était toujours le même visage : on eût dit qu’elle le tirait le matin d’un étui pour l’y remettre en se couchant, sans s’en être servie durant la journée. Que voulez-vous ? la nature en avait fait une poupée dès son enfance ; et poupée jusqu’à la mort resta la blanche Wetenhall. » Ainsi de l’une, ainsi des autres ; et aucune ne se ressemble. Hamilton n’est pas le Van Dyck de cette Cour ; il n’a pas cette gravité du grand peintre royal ; mais il est un peintre à part avec son pinceau doué de mollesse, de finesse et de malice. L’espiègle Ariel se joue dans toute cette partie des Mémoires, et il se plaît souvent à embrouiller l’écheveau. Que de mystifications, que de folles histoires, que de jolis épisodes à travers cet imbroglio croissant ! Quel contraste ironique de cette vie de jeunesse avec l’expiation finale à Saint-Germain ! La dernière page où se résument en mariages ces bizarreries de l’amour et du hasard termine à merveille ce gracieux récit, dont la fin commençait à traîner un peu[3]. Le style, généralement heureux, naturel, négligé, délicat sans rien de précieux, n’est pas exempt, en deux ou trois endroits, d’une apparence de recherche ou de papillotage, qui sent l’approche du xviiie siècle. Je passerais encore que le président Tambonneau, venu en Angleterre pour briller, et voyant qu’il y perd sa peine, retourne en France aux pieds de ses premières habitudes, c’est-à-dire de sa première maîtresse ; mais c’est trop que le fat Jermyn ne soit dans toute sa personne qu’un trophée mouvant des faveurs et des libertés du beau sexe. Crébillon fils aurait envié ce trophée-là. On noterait deux ou trois traits pareils d’un goût équivoque, et ce ne serait que justice chez un railleur qui ne passe rien.

En un mot, le xviiie siècle commence avec Hamilton. Il a déjà la phrase courte de Voltaire. Bossuet vient de sortir fort à propos du monde au moment où il écrit (1704). Il est avec La Fare, Sainte-Aulaire, Chaulieu, de ce petit groupe de voluptueux choisis qui marque la transition des deux âges. Il touche du doigt aux Lettres persanes publiées un an après sa mort (1721). Mais, dans les Lettres persanes, la plaisanterie s’attaque déjà aux choses sérieuses, et y prend une âcreté que Montesquieu ensuite regrettera. Hamilton ne se joue, du moins plume en main, que sur des choses légères, et n’est moqueur qu’à demi-voix. Il est de ces vifs et heureux esprits qui ornent doucement le début du siècle, bien avant la déclamation qui s’ouvre avec Rousseau, et avant la propagande qui va prendre feu avec Voltaire. Épicurien sur tant de points peut-être, il a du moins la prudence de sentir que, pour l’être à son aise, il ne faut pas que tout le monde le soit. C’est à sa suite que je rangerais un peu confusément, et sauf la différence des âges, quelques noms que je rencontre en ces années, le président Hénault, le président de Maisons, le comte des Alleurs, et le fils de Bussy, cet évêque de Luçon qu’on proclamait le Dieu de la bonne compagnie et plus aimable que son père. Ce serait là le cortège d’Hamilton. Joignez-y Mme Du Deffand. En lui dédiant l’édition de luxe à cent exemplaires qu’il fit imprimer des Mémoires de Grammont, Horace Walpole lui disait à bon droit qu’elle en rappelait l’auteur pour les agréments et la qualité de l’esprit.

Hamilton mourut à Saint-Germain le 21 avril 1720, âgé d’environ soixante-quatorze ans, dans de grands sentiments de piété, dit-on, et après avoir reçu les sacrements ; il redevint un homme du xviie siècle à l’article de la mort. Quelques Réflexions en vers, qu’on trouve à la fin de ses poésies, attestent, en effet, qu’il eut son jour de repentir sincère, comme La Fontaine. Je lis dans les Anecdotes littéraires de l’abbé de Voisenon, un mot sur Hamilton, qui aurait besoin d’éclaircissement : « Le comte de Caylus, qui le voyait souvent chez sa mère, dit cet abbé, m’a certifié plus d’une fois qu’il n’était point aimable. » Se peut-il qu’Hamilton n’ait point été aimable en société, et, malgré toutes les attestations du monde, le voudra-t-on croire ? Hamilton, quand le comte de Caylus le vit chez sa mère, était vieux, fatigué peut-être ; de tout temps, d’ailleurs, on le conçoit volontiers capricieux, d’humeur assez inégale, comme l’était sa sœur ; il avait ce coin de singularité dont parle Saint-Simon. Il nous dit quelque part qu’il sait très-bien se taire, ou plutôt qu’il n’aime pas trop à parler. Avec sa causticité malicieuse et cette lèvre fine qu’on lui connaît, il avait besoin qu’on fît silence autour de lui, et quand Caylus le vit chez sa mère, il y avait sans doute un peu trop de bruit et de jeunesse ce jour-là.

Je compte bien, à propos des réimpressions modernes de nos classiques, me donner ainsi la permission de revenir de temps en temps sur ces auteurs d’autrefois qui, de tous, sont encore les plus vivants.



  1. On peut lire un agréable article sur Hamilton au tome II de l’Histoire de la Littérature française à l’étranger, par M. Sayous, 1853. Malgré toutes les recherches de l’ingénieux auteur, ce sont encore des vues critiques plutôt que des faits nouveaux.
  2. Pour l’explication du conte du Bélier, par exemple, il faut lire les Mémoires de Saint-Simon, tome IV, pages 11-13 (1829).
  3. Lord Byron, dans une lettre à Murray (Ravenne, 12 octobre 1820), écrivait au sujet de son Don Juan et de ce qu’en disaient les femmes : « … La vérité, c’est que c’est trop vrai, et les femmes détestent tout ce qui ternit l’oripeau du sentiment ; elles ont raison, car c’est leur arracher leurs armes. Je n’ai jamais connu de femme qui, par ce même motif, ne détestât les Mémoires de Grammont, jusqu’à lady ***, qui avait coutume d’en médire. »