Causeries du lundi/Tome I/M. de Feletz, et de la Critique littéraire sous l’Empire

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Lundi 25 février 1850.

M. DE  FELETZ,
ET
DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
SOUS  L’EMPIRE.

Le 11 de ce mois est mort, à l’âge de quatre-vingt-trois ans accomplis, un vieillard aimable, spirituel, qui recouvrait, sous les formes d’une politesse exquise et d’une parfaite urbanité mondaine, un caractère ferme, des opinions nettes et constantes, bien de la philosophie pratique ; un sage et un heureux qui avait conservé à travers les habitudes du critique, et avec un esprit volontiers piquant, un cœur bienveillant et chaud, une extrême délicatesse dans l’amitié. M. de Feletz me représentait en perfection le galant homme littéraire. Resté le dernier survivant de la génération d’écrivains à laquelle il appartenait, il lui faisait honneur à nos yeux ; il la personnifiait par les meilleurs côtés ; c’est en la jugeant par lui qu’on s’en pouvait former l’idée la plus favorable. Le nom de M. de Feletz s’associe naturellement à ceux de Dussault, d’Hoffman, ses anciens collaborateurs au Journal des Débats, alors Journal de l’Empire. Parler un moment d’eux tous, c’est encore lui rendre hommage à lui-même.

La tradition nous a entretenus mainte fois des beaux jours de la critique littéraire à cette époque du Consulat et de l’Empire ; on regrette ce règne brillant de la critique, on voudrait le voir renaître sous une forme qui convînt à nos temps. Nous serions bien un peu étonnés si, un matin, nous trouvions au bas de nos journaux les mêmes articles de variétés, les mêmes feuilletons, et sur les mêmes questions littéraires, prises du point de vue où elles intéressaient si fort alors. Notez que je ne parle ici que de ces questions et de ces sujets qui semblent éternellement à l’ordre du jour, Racine, Corneille, Voltaire, La Bruyère, Le Sage. Nous serions, dis-je, étonnés de la manière dont ces sujets étaient traités ; elle nous paraîtrait beaucoup trop aisée, beaucoup trop simple. Et en général, quand on revient, après quelques années d’intervalle, sur d’anciens articles de critique et de polémique, on est frappé de la disproportion qui paraît entre ces articles mêmes et l’effet qu’ils ont produit ou le souvenir qu’ils ont laissé. Ce que nous disons là des autres, nous pouvons déjà le vérifier pour nous-mêmes. Qu’on se rappelle le Globe, ce journal si sérieux, si distingué, qui croyait ressembler si peu à un autre, et qui a eu de l’influence sur la jeunesse lettrée, dans les dernières années de la Restauration. Reprenez-le aujourd’hui : les articles semblent tout petits, tout incomplets ; ils nous font l’effet d’habits devenus trop courts pour notre taille. Je ne sais si nous avons grandi, nous avons grossi du moins. Bien des doctrines qui semblaient toutes neuves alors ont eu depuis cause gagnée et sembleraient triviales aujourd’hui. La première condition pour bien apprécier les anciens critiques et leurs productions de circonstance, c’est donc de se remettre en situation et de se replacer en idée dans l’esprit d’un temps. L’essentiel pour la critique, pour celle dont nous parlons, tout active et pratique, est bien moins encore d’avoir une science profonde des choses que d’en ressentir vivement, d’en inspirer le goût, et de le retrouver autour de soi. Il se peut que, de 1800 à 1814, on fût sur bien des points moins savant, moins érudit qu’aujourd’hui ; mais quant à l’ensemble des questions littéraires, chacun y prêtait plus d’attention, on s’y intéressait davantage.

Le critique, à lui seul, ne fait rien et ne peut rien. La bonne critique elle-même n’a son action que de concert avec le public et presque en collaboration avec lui. J’oserai dire que le critique n’est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n’attend pas qu’on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde. Et même, lorsque le critique a exprimé cette pensée que chacun a ou que chacun désire, une grande part des allusions, des conclusions et conséquences, une part toute vive reste encore dans l’esprit des lecteurs. Je prétends qu’en relisant les anciens journaux et les articles de critique qui y ont eu le plus de succès, nous n’y trouvons jamais que la moitié de l’article imprimée : l’autre moitié n’était écrite que dans l’esprit des lecteurs. Imaginez une feuille d’impression dont nous ne lirions qu’un côté ; le verso a disparu, il est en blanc, et ce verso qui la compléterait, c’est la disposition du public d’alors, la part de rédaction qu’il y apportait, et qui souvent n’était pas la moins intelligente et la moins active. C’est cette disposition même qu’il s’agit, pour être juste, de restituer aujourd’hui, quand nous jugeons les anciens critiques, nos devanciers.

En 1800, on était à l’une de ces époques où l’esprit public tend à se reformer. Il y avait lutte encore, mais aussi, déjà, ensemble et concert ; il y avait lieu à direction. On sortait d’une affreuse et longue période de licence, de dévergondage et de confusion. Un homme puissant replaçait sur ses bases l’ordre social et politique. Toutes les fois qu’après un long bouleversement l’ordre politique se répare et reprend sa marche régulière, l’ordre littéraire tend à se mettre en accord et à suivre de son mieux. La critique (quand critique il y a), à l’abri d’un pouvoir tutélaire, accomplit son œuvre et sert la restauration commune. Sous Henri IV, après la Ligue, on eut Malherbe ; sous Louis XIV, après la Fronde, on eut Boileau. En 1800, après le Directoire et sous le premier Consul, on eut en critique littéraire la monnaie de Malherbe et de Boileau, c’est-à-dire des gens d’esprit et de sens, judicieux, instruits, plus ou moins mordants, qui se groupèrent et s’entendirent, qui remirent le bon ordre dans les choses de l’esprit et firent la police des Lettres. Quelques-uns firent cette police fort honnêtement, d’autres moins, la plupart y apportèrent une certaine passion, mais presque tous, à les prendre au point de départ, agirent utilement.

À ces époques qui suivent un grand danger et où l’on vient d’échapper à de grands malheurs, on sent très-distinctement le bien et le mal en toutes choses ; on est disposé à exclure, à interdire ce qui a nui, et c’est le moment où le critique trouve le plus d’appui et de collaboration dans le public. Le public des honnêtes gens (entendez ce mot aussi largement que vous voudrez) est disposé à lui prêter main-forte. Le critique peut être un brave, mais en général ce n’est pas un héros, et, comme bien des braves, pour avoir toute sa bravoure, il a besoin de se sentir appuyé. En 1800, il y avait encore assez de lutte pour qu’il fallût du courage au critique qui voulait combattre les doctrines et les déclamations en vogue ou détrônées à peine ; il y avait déjà assez d’appui pour que le critique n’eût pas besoin d’héroïsme. Il aurait eu besoin plutôt de se modérer parfois et de se contenir ; car, au milieu d’un retour général louable et d’un désabusement salutaire, le vent poussait à la réaction, et le danger était, comme toujours, qu’on ne sortît d’un faux courant que pour se jeter aussitôt dans un autre.

Quoi qu’il en soit, un peu d’exclusion en critique ne nuit pas au succès, quand ce côté tranchant tombe juste et porte dans le sens de l’opinion. C’est ce qui se vérifia pour les écrivains distingués dont nous avons à parler ; il s’agit des écrivains littéraires du Journal des Débats d’alors. Vers 1801, cette feuille, sous l’habile direction de MM. Bertin, comptait parmi ses rédacteurs Geoffroy, Dussault, Feletz, Delalot, Saint-Victor, l’abbé de Boulogne. Vers le même temps, au Mercure, et dans une alliance étroite avec le Journal des Débats, écrivaient La Harpe, l’abbé de Vauxcelles, Fiévée, Michaud, Gueneau de Mussy, Fontanes, Bonald, Chateaubriand. Dans les rangs opposés, on comptait Rœderer au Journal de Paris ; M. Suard et un jeune talent viril, Mlle  de Meulan (depuis Mme  Guizot), au Publiciste ; Ginguené et ses amis les philosophes, dans la Décade. Enfin, le Moniteur trahissait quelquefois, dans certains articles impétueux, un journaliste d’une nature extraordinaire, qui n’était autre que le premier Consul lui-même. Tel était, à n’y jeter qu’un coup d’œil très-sommaire, le personnel des journaux sous le Consulat. Il s’engagea alors des querelles de plume acharnées, et il se livra de furieux combats : la politique, la philosophie étaient en jeu dans les moindres questions littéraires. Mais, aux abords de l’Empire, toute cette ardeur s’amortit par degrés, et cette mêlée s’éclaircit beaucoup. Quelques-uns des écrivains que nous avons cités, devenus grands personnages et grands fonctionnaires, laissèrent la plume. Quelques journaux eurent ordre de se taire ou de baisser le ton. Le Mercure, selon son inclination naturelle, ne tarda pas à s’affadir, et, sauf de rares instants, à retomber dans l’insipidité. La Décade, avant d’expirer, avait changé de nom et d’esprit. Le Journal des Débats, sous le titre de Journal de l’Empire, fut le seul à prospérer et à gagner chaque jour dans l’opinion. À mesure qu’il était contraint de resserrer le cadre, je ne dis pas des discussions, mais des plus simples réflexions politiques, il développa sa partie littéraire, qui devint désormais le principal ou plutôt l’unique instrument de son succès. En 1807, il eut à subir une révolution intérieure, un vrai coup d’État. MM. Bertin, propriétaires du journal, furent évincés ; ils devaient être totalement dépossédés quelques années plus tard. Mais le journal qu’ils avaient créé subsista. M. Étienne, établi rédacteur en chef par ordre supérieur, conserva à leur poste les habiles rédacteurs littéraires, et leur adjoignit Hoffman. C’était un auxiliaire destiné à corriger en partie l’esprit anti-voltairien des autres. De ces divers écrivains, ainsi agrégés, qui avaient commencé ou qui continuèrent alors de concert la fortune du journal, quatre noms sont restés de loin associés dans le souvenir comme représentant la critique littéraire sous l’Empire : Geoffroy, Dussault, Hoffman et M. de Feletz, qui vient de mourir le dernier. Geoffroy mourut dès 1814, Dussault en 1824, et Hoffman en 1828. Geoffroy, né en 1743, était de beaucoup leur aîné à tous.

Malgré ses défauts et même ses vices, Geoffroy était un critique d’une valeur réelle, d’une grande force de sens, d’une fermeté un peu lourde, mais qui frappait bien quand elle tombait juste, d’une solidité de jugement remarquable quand la passion ou le calcul ne venait pas à la traverse. Pour bien connaître un critique, pour se retracer au vrai sa physionomie et sa personne, il ne suffit pas de lire ses écrits. Un poëte se peint dans ses écrits ; à la rigueur, un critique s’y peint aussi, mais le plus souvent c’est en traits affaiblis ou trop brisés ; son âme y est trop éparse. Il faut que la tradition nous aide à rassembler ses traits et nous mette sur la voie, si nous voulons recomposer avec quelque certitude sa figure et son caractère. Je voulais depuis longtemps savoir à quoi m’en tenir sur les quatre critiques célèbres du Journal de l’Empire, desquels je ne connaissais qu’un seul : je m’adressai à celui-ci, à M. de Feletz lui-même ; je lui demandai, un jour, son propre jugement sur ses anciens collaborateurs, et il me l’exposa en termes pleins de justesse et avec le sentiment des nuances. Il se peignait lui-même, critique sincère et fin, en me dépeignant les autres. Je redirai, à peu de chose près, son jugement, dans lequel les lectures que je viens de faire m’ont pleinement confirmé.

Geoffroy était surtout un humaniste, et des plus instruits. Sorti du noviciat des Jésuites, il avait concouru pour un prix que décernait alors l’Université, et, trois années de suite, il avait remporté ce prix. Successivement professeur au Collège de Navarre et au Collège Mazarin, il travaillait de plus dans l’Année littéraire. Il y rendit compte du Voyage d’Anacharsis, et avec assez de sévérité. Il connaissait bien l’antiquité, bien le XVIIe siècle, et moins le XVIIIe. Le Voyage d’Anacharsis, me disait M. de Feletz, est peut-être le dernier livre moderne qu’il ait lu. En général, dans ses articles de l’Année littéraire, il visait plus à la justesse qu’au piquant. Il était solide jusqu’à paraître un peu lourd. Il avait pris le goût du théâtre dans une maison où il avait été quelque temps précepteur. Pendant le fort de la Révolution, il se déroba et se fit recevoir instituteur primaire dans une campagne. La Terreur passée, il revint à Paris ; il entra dans l’institution Hix. C’est là que M. Bertin, en homme d’esprit qu’il était, s’avisa de l’aller prendre lorsqu’ayant fondé le Journal des Débats, il sentit que le feuilleton des théâtres faisait défaut. Geoffroy y réussit singulièrement. Il eut assez de flexibilité pour changer sa manière. On sentait bien que sa légèreté n’était pas toujours naturelle, et que le poignet était pesant : pourtant il sut animer et féconder ce genre de critique en y introduisant les questions à l’ordre du jour, et en y mêlant à tout propos une polémique qui battait alors les passions. Il eut de gros appointements, une loge au théâtre, une voiture pour s’y rendre, sans compter le reste. Ses articles, relus aujourd’hui, ont fort perdu. Les gens du métier, cependant, en font cas toujours, et y trouvent encore d’utiles remarques. Mais leur vogue, dans le temps, fut prodigieuse.

Dussault avait une instruction bien moins étendue que celle de Geoffroy ; il savait bien le latin, pas le grec ou très-peu ; il n’avait pas un très-grand nombre d’idées, mais il les exprimait avec soin, il les redoublait avec complaisance. Il avait fort étudié le style de Jean-Jacques Rousseau, et il lui empruntait volontiers l’apostrophe.

Hoffman avait une bien autre étendue de connaissances et d’idées que Dussault ; il savait toutes choses, assez bien l’antiquité, très-bien la géographie, de la médecine, sans compter qu’Hoffman était un auteur dans le vrai sens du mot ; il a fait preuve de cette faculté à la scène dans d’agréables inventions, dans le joli Roman d’une heure, dans l’excellente bouffonnerie des Rendez-vous bourgeois. Enfin il était érudit avec variété, sans pédantisme, facile de plume, un peu prolixe, caustique, ce que n’était pas Dussault, qui, dans deux ou trois circonstances, fit preuve pourtant de sarcasme. Pour Hoffman, il emportait la pièce. Ayant une fois pris à partie Mme  de Genlis, il dit qu’on serait embarrassé de prononcer sur son sexe, qu’elle n’avait plus de sexe, ou quelque chose d’approchant. Ayant reçu cette bordée d’Hoffman, et une autre d’Auger, Mme  de Genlis revint à demander pour juge M. de Feletz, qui du moins la piquait plus agréablement.

À part ce dernier mot, c’est à peu près là l’exact jugement que portait M. de Feletz sur des critiques qu’il avait si bien connus, et parmi lesquels lui-même il ne tenait pas la place la moins distinguée. Tout en rendant justice à Geoffroy, on sent que c’était celui dont il s’éloignait le plus par ses habitudes polies et par le ton. Hoffman était celui des trois auquel, évidemment, il accordait le plus, et c’est sur la même ligne qu’il aurait aimé sans doute à être rangé, au-dessus de Dussault, à qui, sans le dire expressément, il reconnaissait plus de forme que de fond, et plus d’acquis que d’esprit. Tout ceci, bien examiné, me paraît la justesse même.

Ce Geoffroy pourtant (j’y reviens) était une forte et vigoureuse nature. Il y a, pour la critique moderne des journaux, deux filiations, deux lignées distinctes : l’une honnête, scrupuleuse, impartiale, née de Bayle, l’autre, née de Fréron. Geoffroy sortait de cette derrière, mais il l’a singulièrement relevée, au moins à ses débuts, par l’audace énergique, fût-elle même un peu grossière, de son bon sens. C’est lui qui est, à proprement parler, le créateur du feuilleton des théâtres ; mais il abordait aussi toutes sortes de sujets. Je distingue, à l’origine, un article de lui sur Gil Blas. Il prend plaisir, en regard des romans exaltés et des inventions systématiques du jour, à rappeler ce livre tout naturel, qui résume la morale de l’expérience. À ces philosophes charlatans ou crédules, qui retraçaient à tout propos le tableau des progrès de l’esprit humain « depuis le Déluge jusqu’au Directoire, » il oppose exprès ce roman, qui n’en est pas un, qui n’est que l’histoire de la vie humaine, vrai miroir qui nous montre les hommes « tels qu’ils sont, tels qu’ils ont été, tels qu’ils seront toujours. » À la veille des révolutions, quand on est en train de déclamation et de systèmes, Gil Blas semble un peu arriéré et vieilli : le lendemain des révolutions, et quand la folle ivresse est cuvée, il reparaît vif et vrai comme devant. Jean-Jacques Rousseau dit quelque part que, dans sa jeunesse, une femme de sa connaissance lui prêta Gil Blas, et qu’il le lut avec plaisir ; mais il ajoute qu’il n’était pas mûr encore pour ces sortes de lectures, et qu’il lui fallait alors des romans à grands sentiments. Sur quoi Geoffroy dit crûment : « Rousseau s’est trompé lui-même… Il a dû lire avec plaisir Gil Blas, puisqu’il est impossible qu’un homme d’esprit ne trouve pas cette lecture agréable ; mais il a raison de dire qu’il n’était pas encore mûr pour un tel ouvrage, et il ne l’a jamais été. Pendant toute sa vie, il n’a vu le monde qu’à travers le nuage de ses préjugés ; à vingt ans, il ne goûtait pas les romans à grands sentiments ; à cinquante, il n’a composé que des romans à grands sentiments… » Et si Geoffroy ne le dit pas, il nous aide à conclure que la politique de Rousseau n’était elle-même qu’un roman de ce genre. On n’est jamais entré dans le monde littéraire avec moins de respect pour les grands noms de la veille que Geoffroy. Cet homme de collège et de théâtre, ce vieux professeur qui avait près de soixante ans quand le xviiie siècle expira, n’avait, à aucun moment, été ébloui par les lumières de ce siècle brillant. Au théâtre, il considérait Voltaire comme un usurpateur, comme une sorte de maire du palais qui avait fait violence aux souverains légitimes de la scène, Corneille et Racine, qui les avait tenus tant qu’il avait pu ensevelis au fond de leur palais. Il s’agissait de les restaurer et de les remettre en lumière, à leur place, au-dessus de l’auteur de Mérope et de Zaïre. Sur Corneille, sur Racine, sur Molière, Geoffroy a des remarques excellentes ; il marque en plein les traits vrais de leur génie. Il aime Molière, sa franchise, son naturel, sa gaieté ; à défaut d’autres, ce sont là les vertus de Geoffroy. De ce qu’un homme a des défauts et pis encore, ce n’est jamais une raison de mépriser son talent ni son esprit. L’abbé Maury et l’abbé Geoffroy, chacun dans son genre et toute proportion gardée, sont deux exemples de natures très-grossières, mais qui avaient puissance et talent. Si Geoffroy se contraignait si peu sur Voltaire et Rousseau, les deux idoles du siècle, on peut penser qu’il se gênait encore moins quand il rencontrait sur son chemin l’abbé Morellet, Suard, Rœderer, Chénier. Il a engagé avec eux tous des querelles où il s’est porté à d’incroyables injures. Il me semble entendre un de ces personnages du troisième ordre dans Molière, un de ces bons bourgeois qui s’en donnent à gorge chaude, et à qui la gueule, comme on disait alors, ne fait pas faute. « C’est énerver, prétend Geoffroy, la critique littéraire que d’aller chercher des circonlocutions pour exprimer des défauts qu’on peut très-clairement spécifier d’un seul mot : appliqué à la personne, ce mot serait une injure ; appliqué à l’ouvrage, c’est le mot propre. » Et ce mot, il le lâche aussitôt sans plus songer à sa distinction entre la personne et l’ouvrage : « Quelques-unes de mes expressions, dit-il encore, leur paraissent ignobles et triviales : je voudrais pouvoir trouver des mots encore plus capables de peindre la bassesse de certaines choses dont je suis obligé de parler. Mes phrases ne sont pas le résultat d’un calcul, d’une froide combinaison d’esprit ; elles suivent les mouvements de mon âme ; c’est le sentiment que j’éprouve qui me donne le ton : j’écris comme je suis affecté, et voilà pourquoi on me lit. » Il faut convenir que celui qui sent de la sorte, quand il vient à porter un coup juste, doit l’asséner vigoureusement.

Geoffroy manquait essentiellement de distinction, mais il ne manquait ni d’esprit, ni d’un certain sel. Il a volontiers le style gros, l’expression grasse, mais en général juste, saine. Quand il ne se laisse point détourner par la passion ni déranger par certains calculs, il dit des choses qui se retrouvent vraies en définitive ; il a raison d’une manière peu gracieuse, mais il a raison. Apprécions bien ce côté essentiel de la critique d’autrefois. Aujourd’hui il n’est pas rare de trouver, dans ceux qui s’intitulent critiques, du savoir, de la plume, de l’érudition, de la fantaisie. Donnez-leur un ouvrage nouveau, ils vont discourir à merveille sur le sujet ou à côté du sujet, développer leur esprit, se mettre en scène, vous conter leur humeur ou vous débiter leur science ; ils vous diront tout, excepté un jugement. Ils ont tout du critique, excepté le judicieux. Ils n’oseront se commettre jusqu’à dire : Ceci est bon, ceci est mauvais. Ceux mêmes qui seraient le plus faits pour être les oracles du goût, ont je ne sais quelle lâcheté dans le jugement. On s’ingénie, on se met en quatre pour ne pas avoir un avis franc. Or, c’est cet élément du judicieux que je trouve davantage (si je me reporte aux circonstances) dans les critiques de l’époque impériale.

On verra assez les défauts de Geoffroy, et j’ai surtout tenu ici à indiquer quelques-unes de ses qualités sans dissimuler le mélange. Il savait l’antiquité, ai-je dit ; il la savait sans finesse, sans mollesse ; et, en fait d’atticisme, il aurait eu à prendre leçon de son jeune collaborateur d’alors, M. Boissonade, si l’atticisme s’apprenait. Il a traduit Théocrite en le travestissant, en lui prêtant des fleurs de rhétorique et en l’affublant d’une fausse élégance. Pourtant il l’entendait. Il sentait surtout certaines beautés mâles des anciens, du Sophocle, du Démosthène ; et quelquefois, à la fin d’un dîner, se mettant à parler de ces dieux de sa jeunesse, il trouvait je ne sais quels accents émus qui se faisaient jour à travers la gourmandise, même avec des larmes.

Tout judicieux et sensé qu’il se montrait d’ordinaire, il n’était pas sans aimer le paradoxe ; c’est le faible des gens qui sont oracles et qui ont l’habitude d’être écoutés. On résiste difficilement à l’envie d’étonner son auditoire. Un jour, sur la vertu de Mme  de Maintenon il pérora longtemps ; il la maintint pure à toutes les époques de sa vie comme une Jeanne d’Arc ; c’était un paradoxe alors. Mme  de Maintenon eut, ce jour-là, un étrange chevalier dans Geoffroy.

Dans les dernières années il se gâta, ou du moins il parut plus gâté qu’il ne l’avait été jusque-là. D’étranges bruits circulèrent. Il fallut que ce fût bien fort pour que dans le Journal de l’Empire même on insérât, le 15 mars 1812, une lettre signée de plusieurs initiales, dans laquelle un soi-disant vieil amateur se plaignait de la décadence du théâtre, du relâchement des acteurs et de celui de la critique. Il en recherchait les causes, et il entrait à ce sujet dans des allusions qui étaient on ne saurait plus transparentes. Ce soi-disant vieil amateur, qui faisait cette levée de boucliers à deux pas du dictateur, n’était autre que Dussault, qui, cette fois, ne manqua ni de vigueur ni de piquant. Geoffroy répondit, le 20 mars, par un article intitulé Mon retour et ma rentrée. Il avait reconnu Dussault sous le masque, mais il répondit mal ; au lieu de se disculper sur les articles essentiels, il s’exalta lui-même, il parla avec emphase de ses ennemis : « Jusqu’ici, s’écriait-il, j’avais aisément repoussé les traits lancés du dehors ; mais, pour la première fois, j’ai eu affaire à des ennemis maîtres de la place, ils m’attaquaient dans l’intérieur même du journal, au sein de mes foyers ; ma propre maison était devenue leur arsenal et leur citadelle. » Il s’appliquait aussi, à propos de ces attaques qu’on insérait contre lui dans son propre journal, ce que disait Louis XIV d’un courtisan qui critiquait Versailles ou Marly : « Il est étonnant que Villiers ait choisi ma maison pour en dire du mal. » Geoffroy commençait à s’entêter de lui-même et de son importance, ce qui est un signe de faiblesse. Il avait la tête moins saine le dernier jour que le premier : c’est l’histoire de tous les potentats et dictateurs. Au reste, sa position, vers 1812, semblait entamée de toutes parts et fort compromise ; il était temps qu’il mourût, sans quoi le sceptre ou la férule lui serait échappée.

Dussault, qui venait de lui porter ce coup, était un bon humaniste aussi, mais moins foncièrement que Geoffroy. Il avait vingt-cinq ans de moins. Il était sorti de Sainte-Barbe, et se ressouvint toujours de sa rhétorique. Ses articles, recueillis sous le titre d’Annales littéraires, se laissent encore parcourir agréablement, ou du moins avec estime. Toutefois son élégance étudiée, compassée, est un peu commune ; son jugement ne ressort pas nettement. Il se livre souvent à des réflexions vagues, banales, un peu à côté de son sujet ; il ne va pas au fait ni au fond. Il n’ose pas tracer avec vigueur les démarcations et les étages entre les talents. Il n’est ni pour ni contre Chateaubriand. Il ne dit pas trop de mal de Mme  de Staël, mais il dit encore plus de bien de Mme  de Genlis. Il est un peu de ceux dont parle Vauvenargues (dans le portrait de Lacon ou le petit homme), de ces connaisseurs qui mettent dans une même classe Bossuet et Fléchier, qui trouvent que Pascal a bien du talent, et que Nicole n’en manque pas. Il parlera bien de Rollin ; mais qui est-ce qui parlera mal de Rollin ? Dussault n’entre presque jamais dans le vif. M. Joubert a très-bien dit de lui et de son style qui affecte le nombre oratoire : « Le style de Dussault est un agréable ramage, où l’on ne peut démêler aucun air déterminé. »

Des quatre critiques mentionnés ici, et sous son extérieur orné, Dussault, quand on y regarde, paraît le plus faible.

Hoffman, comme me l’indiquait M. de Feletz, est en réalité bien supérieur. Il a bien des qualités du vrai critique, conscience, indépendance, des idées, un avis à lui. Né à Nanci, de race un peu allemande, mais comme un Allemand du temps de Wieland, il se lança de bonne heure dans la littérature, dans la poésie légère, dans le genre lyrique et les opéras. Ces couplets que tout le monde chantait dans notre enfance : Femmes, voulez-vous éprouver… sont de lui. Il y avait loin de là au critique futur. Cependant, à travers ces jeux d’une imagination agréable, il se nourrissait de tout temps de lectures solides, et il aiguisait en silence son jugement. Dans une querelle qu’il eut, en 1802, avec Geoffroy, sur l’opéra d’Adrien (car quel est l’auteur alors qui n’eut point maille à partir avec Geoffroy ?), celui-ci lui avait dit, en concluant d’un ton de maître : « Croyez-moi, c’est un conseil d’ami que je vous donne : renoncez aux dissertations, vous êtes né pour les opéras. » Quand Hoffman fut entré, en 1807, au Journal de l’Empire, Geoffroy put voir s’il avait prédit juste. Hoffman y débuta par des Lettres champenoises. Un soi-disant provincial, membre de l’Académie de Châlons, rend compte, par la voie du journal, à un sien cousin dont il ne sait l’adresse, de tout ce qu’il voit de curieux à Paris. Il commence par les séances de l’Athénée, qui étaient alors en possession de défrayer les fins railleurs. On le sent tout d’abord chez Hoffman, le journaliste se souvient de l’auteur dramatique ; il introduit dans la critique un peu de comédie, de la mise en scène, des dialogues : ce critique sait manier et faite jouer les personnages. Dans un de ses piquants articles sur M. de Pradt, il traduisit un jour le badin archevêque en personne, et la visite qu’il avait reçue de lui à son quatrième étage, et les injures, les injonctions, les gesticulations et les anathèmes du très-peu édifiant prélat ; c’est une excellente petite pièce. « La leçon fut longue, disait Hoffman, elle fut sévère ; mais cependant elle commença par une exposition pleine de modération et même de douceur. Plusieurs fois je voulus placer quelques mots dans les courts intervalles de l’homélie, mais, d’un léger signe de la main, M. de Pradt me forçait au silence, et ce signe était encore si paternel, que je crus recevoir la bénédiction. » Ce qui ajoutait au plaisant du récit, c’était de savoir qu’Hoffman était un peu bègue, tandis que l’abbé de Pradt était la volubilité même. Ce léger bégaiement d’Hoffman ne lui nuisait pas en causant ; cela lui donnait le temps de balancer sa réponse, et sa malice en prenait souvent un air de naïveté. Hoffman, dans la critique, aimait d’ailleurs les sujets sérieux et suivis : il a écrit des séries d’articles sur le magnétisme, sur la crânologie, sur la géographie, et finalement sur les Jésuites. Il lisait tout ce dont il avait à parler, condition essentielle et pourtant rare dans le métier de critique, et que Dussault lui-même ne remplissait pas toujours. Tourmenté la nuit par l’insomnie, il lisait sans cesse, et, doué d’une vaste mémoire, il n’oubliait rien de ce qu’il avait lu une fois. Esprit exact, sincère et scrupuleux, possédant l’art d’une ironie fine, il manquait du sentiment élevé de la poésie. Il laissa voir ce défaut quand il eut à parler des Martyrs de M. de Chateaubriand, du Shakspeare de M. Guizot, et des premières odes de M. Victor Hugo. On trouverait pourtant de justes remarques de lui dans ce qu’il dit des romans de Walter Scott, pour lesquels on était alors fort monté sans vouloir entendre, aucune restriction. Il analyse et démêle très-bien les vraies causes de l’intérêt qu’ils excitent ; il montre à quoi se réduit cette prétendue fidélité historique dont on parlait tant. La partie positive chez Hoffman mérite toujours d’être lue. Il était l’ennemi des engouements et de tous les charlatanismes, ce qui est un caractère véritable et un signe du critique.

Sa vie, vers la fin, était celle d’un original et d’un sage qui veut pourvoir, avant tout, à son indépendance. Il se défendait des dîners où il aurait pu rencontrer un seul auteur de ses justiciables. Il prenait son rôle de critique très au sérieux, craignant les visites, se refusant à l’honneur d’appartenir aux Académies ; il s’en exagérait les charges, qui peut-être alors étaient plus pesantes, en effet, qu’aujourd’hui. Placé entre une convenance et une vérité, il eût craint également de manquer à l’une ou à l’autre. C’est ainsi qu’il vieillissait dans sa retraite de Passy, solitaire, au milieu de ses livres, ne causant guère avec les vivants que plume en main, critique intègre, instruit, digne d’estime, même quand il s’est trompé.

M. de Feletz, qui appréciait si bien Hoffman, avait des qualités par lesquelles il se rapprochait de lui, et d’autres par lesquelles il était bien lui-même. Homme du monde, du commerce le plus aimable et le plus sûr, il ne considéra jamais la société comme un obstacle à son genre d’esprit et de travail : il y aurait vu plutôt une inspiration. Quand j’ai dit travail, j’ai employé un terme impropre. M. de Feletz, en écrivant, ne faisait encore que causer et converser. Né en Périgord, sorti d’une famille noble, après d’excellentes études à Sainte-Barbe, où il enseigna même, pendant quelques années, la philosophie et la théologie, il avait traversé la Révolution avec dignité, avec constance, subissant toutes les persécutions qui honoraient les victimes. En 1801, jeune encore et déjà mûr, il se retrouva tout prêt pour les Lettres et la société renaissante. Il en jouit beaucoup. Il vivait dans le meilleur monde, qui le recherchait extrêmement. Les matins, il relisait ces auteurs qu’on réimprimait alors et qui sont les maîtres de la vie, La Bruyère, Montesquieu, Don Quichotte, Hamilton, l’abbé Prévost. Il écrivait d’un ton aisé, sans parti pris, ce qu’un esprit juste et fin trouve là-dessus à une première lecture. Ses connaissances classiques lui permettaient de parler des auteurs latins, des traductions alors à la mode, d’une manière à satisfaire les gens instruits, et il y mettait l’amorce pour les gens du monde. Ses connaissances théologiques et philosophiques le rendaient capable aussi d’aborder, à l’occasion, des sujets sérieux. Il touchait à tout ; ce qu’il n’approfondissait pas, il l’effleurait non sans malice. Sa politesse extrême, que ses nombreuses relations entouraient de mille liens, n’empêchait pas la raillerie, quand elle avait à sortir, de se glisser dans ses articles je ne sais comment, dans le tour, dans la réticence ; il savait faire entendre ce qu’il ne disait pas. Le grain de sel venait à la fin, dans une citation, dans une anecdote. Il avait dans la manière de finir, dans le jet de la phrase, certain geste de tête que nous lui avons bien connu ; il avait de l’abbé Delille en prose. Les sujets qui convenaient le plus à ses habitudes et à ses goûts, et dans lesquels il réussissait le mieux, étaient ceux qui avaient trait à la société du xviiie siècle. Sur les Lettres de Mme  Du Deffand, de Mlle  de Lespinasse, sur les Mémoires de Mme  d’Épinay et la Correspondance de l’abbé Galiani, il a écrit des pages justes qu’on relit avec plaisir. Il a surtout bien jugé Mme  Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, comme on l’appelait, cet esprit beaucoup trop pénétrant pour être indulgent. À propos des exactes et sévères critiques qu’elle fait de ses contemporains : « Mme  Du Deffand, disait M. de Feletz, eût été, sans contredit, un excellent journaliste, quoiqu’un peu amer… Le tableau qu’elle présente de sa société décèle un esprit qui ne voit pas en beau, mais qui voit juste ; un pinceau qui ne flatte pas, mais qui est fidèle ; ses traits malins vous peignent un homme depuis les pieds jusqu’à la tête. » Lui, le journaliste malin, mais sans amertume, il savait bien qu’on ne peut faire ainsi. C’est déjà trop du buste dans bien des cas. Deux ou trois traits au plus et qu’on affaiblit encore, voilà tout ce qu’autorisent les convenances. Au plus vif du jeu, il les observa toujours. M. de Feletz, à son heure, était, à proprement parler, le critique de la bonne société.

Dans cette vie doucement occupée et où le travail lui-même ne semblait qu’un ornement du loisir, sans autre ambition que celle de cultiver ses goûts et ses amitiés, M. de Feletz, en vieillissant, arriva tout naturellement aux honneurs littéraires. Le genre de critique qu’il représentait fut, pour la première fois, couronné en lui. La personne, non moins que l’écrivain, méritait ce choix. J’ai eu, pour mon compte, le bonheur de le connaître au sein de l’Académie et à la Bibliothèque Mazarine, dont il était alors administrateur. C’est en l’approchant de plus près qu’il m’a été donné d’apprécier tout à fait cet esprit resté jeune, nourri d’anecdotes, d’agréables propos, rempli des souvenirs de son temps, nullement fermé aux choses du nôtre. Il ne se pouvait voir de vieillesse moins morose et moins chagrine, et qui fût plus de bonne compagnie, dans le sens où on le disait autrefois. Presque aveugle depuis des années, il n’allait plus dans le monde, mais on venait à lui. Il était aveugle comme Mme  Du Deffand, comme Delille, comme celui-ci surtout, en se prêtant aux derniers agréments de la vie. Il fallait voir comme il jouissait de tout, de lui-même et des autres, comme son visage aussitôt s’éclairait d’un souvenir, d’un trait heureux, que ce fût lui ou un autre qui l’eût dit. Ces dehors aimables cachaient une fermeté qui est le propre de cette race des hommes du xviiie siècle. Menacé dans sa position d’administrateur au lendemain de la Révolution de février, et finalement frappé par M. de Falloux, de qui, moins que de tout autre, il devait attendre une telle mesure[1], il a écrit à ce sujet, il a dicté plusieurs lettres pleines de dignité, de vigueur, de malice, qui n’annonçaient certes pas une pensée défaillante. Il ne permit point qu’on enveloppât sous des formes plus ou moins gracieuses un acte au fond inique. Le coup pourtant lui fut pénible et sensible, surtout à titre de procédé : ce fut la seule douleur de ses dernières années, si consolées d’ailleurs et si heureuses. La vérité seule nous a obligé de noter ce point douloureux que tout le monde taira.

Il sera mieux loué bientôt par d’autres. Je n’ai voulu ici que rappeler, à son sujet, quelques souvenirs d’une génération désormais disparue. Ces critiques distingués qui signalèrent l’ouverture du siècle furent utiles ; ils eurent leur originalité dans le bon sens net et vigoureux avec lequel ils résistèrent à des admirations prolongées, et qui allaient s’égarant sur des écrivains de second ou de troisième ordre : ils coupèrent court à la suite du xviiie siècle. Les suites en littérature ne valent jamais rien. Sans doute ils montrèrent en général plus de résistance que d’inspiration, plus de veto que d’initiative. À mesure qu’ils s’éloignèrent de leur point de départ de 1800, ils perdirent de leur utilité d’action et de leur netteté de vue ; ils avaient eu besoin d’une crise décisive qui les éclairât, et ils tâtonnèrent un peu quand survinrent des complications nouvelles. Pourtant, une juste reconnaissance doit s’attachera leurs noms. Nous aussi, nous sommes revenus à une de ces époques où l’on sent très-bien que la critique, celle même qui se bornerait à résister au faux et au déclamatoire, aurait son prix.



  1. M. de Falloux, ministre de l’Instruction publique et ancien légitimiste, auteur de l'Histoire de saint Pie V, conservait à la tête de la division des Lettres M. Génin, l’un des rédacteurs du National, et l’écrivain anti-jésuitique et anti-ecclésiastique le plus passionné, dont on redoutait la plume ; celui-ci, homme d’esprit et d’étude, mais aussi de prévention et d’âcreté, haïssait M. de Feletz et avait déjà essayé de le faire destituer sous le ministère de M. Carnot. On affectait de dire que M. de Feletz lui-même désirait se décharger de sa place d’administrateur : c’était l’obliger que de la lui ôter. M. Carnot le crut un instant ; mais bientôt, mieux éclairé sur les véritables intentions de M. de Feletz, il n’avait pas hésité à revenir sur une première décision. M. de Falloux a fait contre M. de Feletz ce que M. Carnot avait refusé de faire.