Causeries du lundi/Tome I/M. de Montalembert orateur

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Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 79-91).
Lundi 5 novembre 1849.

M.  DE  MONTALEMBERT
ORATEUR.

Je voudrais parler ici de M. de Montalembert orateur, au point de vue du talent, pour le caractériser et le saisir dans les principaux traits de son éloquence. Ce n’est point un adhérent qui parle, c’est encore moins un adversaire ; c’est quelqu’un qui l’a suivi dès son entrée sur la scène publique avec curiosité et intérêt, et bientôt avec admiration et applaudissement. Cette admiration, indépendante du fond même, devenait aisément unanime chez tous ceux qui l’entendaient ; mais les preuves réitérées et diverses qu’il a données de sa puissance oratoire dans ces deux dernières années le classent définitivement parmi les maîtres de la parole. En regard de tant d’autres talents qui se dissipent ou qui s’égarent, on est heureux d’en rencontrer un qui grandit et s’élève en raison des difficultés et des obstacles, qui mûrit visiblement chaque jour, qui remplit ou qui même dépasse les plus belles espérances.

Pourtant, je le dirai d’abord, si M. de Montalembert était resté purement et simplement dans la ligne qu’il suivait avant février 1848, j’aurais éprouvé quelque difficulté à parler de lui en toute liberté, même dans un autre lieu que le Constitutionnel. En effet, à ne le prendre que dans cette carrière déjà si pleine qu’il a fournie durant treize années au sein de la Chambre des pairs, je vois en lui un orateur des plus distingués, l’avocat ou plutôt le champion, le chevalier intrépide et brillant d’une cause ; mais tous ses développements d’alors roulent sur deux ou trois idées absolues, opiniâtres, presque fixes : il défend la Pologne, il attaque l’Université, il revendique une liberté illimitée pour l’enseignement ecclésiastique, pour les Ordres religieux ; il a deux ou trois grands thèmes, ou plutôt un seul, la liberté absolue. Ce thème est pour lui un point de foi, un sujet de conviction : aussi son éloquence n’est-elle point celle d’un avocat, mais d’un croyant, d’un lévite armé, ou mieux d’un Croisé qui aurait reçu le don du bien dire. Il me semble, en chaque question, le voir marcher tout droit devant lui contre l’adversaire, glaive en main et cuirasse au soleil. J’admire et j’applaudis de grand cœur avec la noble Chambre d’autrefois ce qu’il y a de jeune, de brillant, d’aventureux dans ce tournoi à outrance ; ce sont des exploits de tribune ; mais je me demande quels pouvaient être les résultats. Ce n’est que depuis 1848 que M. de Montalembert, acceptant la leçon des événements, a cessé d’être un orateur de parti pour se montrer un orateur tout à fait politique. Jusque-là on l’admirait, et, à moins d’être étroitement de son parti, on ne le suivait pas. Maintenant, de quelque côté qu’on vienne, on le suit volontiers ; on accepte non pas seulement la vibration et l’éclat, mais le sens de ses nobles paroles. Il a cessé de voir les questions par un seul aspect ; il unit deux choses contraires, il combine. Il n’a pas perdu ses convictions, mais il consent à entrer dans celles des autres, à compter et à composer avec elles. De là un effort et un frein auquel son éloquence elle-même ne peut que gagner. Il est trop aisé et trop simple de n’obéir qu’à un seul souffle direct, impétueux ; le beau de la force humaine est de se contenir, de se diriger entre des impulsions diverses et d’assembler sous une même loi les contraires. « On ne montre pas sa grandeur, a dit Pascal, pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux. » M. de Montalembert n’est plus tout entier à une extrémité ; il a montré qu’il savait embrasser des points opposés et marcher, lui aussi, dans l’entre-deux. Il a fait place, dans son esprit, à un certain contraire. Quelles que soient les convictions profondes du dedans, c’est là un grand pas de fait pour la vérité pratique et applicable. Le vrai talent non plus n’a point à se repentir de ces contrariétés qu’il s’impose. L’énergie gagne par la prudence ; l’éloquence plus mûre n’y perd pas, et elle donne désormais la main à la politique, qui n’est autre, le plus souvent, qu’une transaction. Depuis ses derniers discours, qui sont aussi les plus éloquents, M. de Montalembert en a fait l’épreuve ; il a mérité cet éloge, que M. Berryer lui donnait en le félicitant : « Vous êtes un esprit non absolu, mais résolu. » Généreux éloge que nous le supplions de justifier de plus en plus et toujours.

M. de Montalembert a commencé de bonne heure et presque adolescent à se produire par la parole. Sa longue jeunesse, à laquelle on est accoutumé depuis dix-huit ans, n’est pas close encore ; né en 1810, il n’a que trente-neuf ans. Jamais il n’y eut jeunesse ni adolescence plus écoutée. Une circonstance singulière le mit en vue dès 1831. Disciple alors de M. de Lamennais et rédacteur très-actif du journal l’Avenir, il y faisait ses premières armes en réclamant, au nom de la Charte, cette entière liberté d’enseignement qu’il n’a cessé de revendiquer depuis. Pour mieux constater le droit, il ouvrit une école gratuite avec deux de ses amis, M. de Coux et l’abbé Lacordaire. L’école ne fut ouverte que deux jours ; le commissaire de police vint la fermer, et les trois maîtres d’école (comme ils s’intitulaient) se virent traduits en police correctionnelle. C’était précisément ce qu’ils avaient voulu, afin de provoquer le débat public. Mais la mort du père de M. de Montalembert, survenant sur ces entrefaites, investit tout à coup le jeune homme des prérogatives de la pairie, et le procès fut évoqué devant la haute Cour. C’est ainsi que M. de Montalembert, devenu à l’improviste pair de France tout à la veille de l’abolition de l’hérédité, fit ses débuts d’orateur à la barre de la noble Chambre en septembre 1831, à l’âge de vingt et un ans, et en qualité d’accusé. Mais, à voir sa jeunesse, sa bonne grâce et son aisance, la netteté élégante et incisive de sa parole et de sa diction, on oubliait naturellement, et les juges étaient les premiers de tous à oublier, qu’on avait affaire à un accusé ; on ne voyait que les commencements d’un orateur ! La Chambre entière écoutait, avec une surprise qui n’était pas sans agrément, les audaces du jeune homme, et, ne regardant qu’au talent et à la façon, elle y trouvait avant tout des gages et de futures promesses pour elle-même. Elle accueillait ce dernier-né de l’hérédité avec la faveur et presque la tendresse qu’une mère a pour le dernier de ses enfants. Depuis ce jour, M. de Montalembert, condamné pour la forme à une légère amende, fut véritablement porté dans les entrailles de la pairie, il en fut le Benjamin. Lorsqu’il reparut, quatre ans après, dans cette même Chambre, pour y siéger avec voix délibérative, il eut le droit de tout dire, de tout oser, moyennant cette élégance de parole et de débit qui ne l’abandonne jamais. Il put y faire entendre en toute franchise les accents les plus passionnés pour cette liberté dont l’amour fut le seul excès de sa jeunesse ; il put y développer sans interruption ses théories absolues, qui eussent fait frémir dans une autre bouche, mais qui plaisaient presque dans la sienne. Il put même y donner libre cours à ses qualités incisives, mordantes, acérées, et se montrer personnel envers les potentats et les ministres impunément. Dans un ou deux cas, M. le Chancelier le rappela bien à l’ordre pour la forme ; mais la faveur qui s’attachait au talent couvrait tout. Son amertume (car il en eut parfois) semblait presque, de sa part, de l’aménité. L’âpreté du sens était déguisée par l’élégance du bien dire et le parfait bon air. En toute circonstance et quoi qu’il se permît, il n’eut qu’à remercier la Chambre de lui accorder, comme le lui dit un jour M. Guizot, les immenses libertés de sa parole. Ici on me permettra quelques remarques qu’il m’a été impossible de ne pas faire durant les années où j’étudiais de loin, en silence, ce talent précoce et grandissant.

Il faut bien des qualités, il faut même quelques défauts peut-être pour composer un grand orateur ; ou, du moins, quelques-unes des qualités de l’orateur, quand il débute très-jeune, avant de devenir tout à fait des qualités, peuvent ressembler à des défauts. Ainsi la confiance en sa propre idée, la certitude dans l’affirmation, avant d’être de l’autorité réelle, peut ressembler à de la témérité. Je mentirais à ma pensée si je ne disais que ce fut quelquefois le cas pour M. de Montalembert. Jamais, sous prétexte d’avoir mis son humilité, une fois pour toutes, aux pieds du Saint-Siège, un jeune talent d’orateur ne s’est passé plus en sûreté de conscience ses facultés altières, piquantes, ironiques, et n’a joué plus librement de l’arme du dédain. Jamais, à la faveur d’une conviction religieuse profonde, on n’a eu moins de souci ni de ménagement de l’adversaire. Et puisque j’en suis aux remarques critiques sincères (et à qui les adresserait-on mieux qu’au noble talent qui est la sincérité même ?), j’en ferai aussi quelques-unes sur le fond.

M. de Montalembert, dès le premier jour, entra en lice, je l’ai dit, avec une idée absolue. Tout enfant, il avait fait contre l’Université le serment d’Annibal, et il lui avait juré haine et guerre éternelle. Ce fut là, durant dix-huit ans, sa conclusion réitérée et acharnée, son Delenda Carthago, comme pour Caton. Il avait retourné le mot de Voltaire, et il s’écriait, lui aussi : Écrasons l’infâme ! En écrasant l’Université, c’était, en effet, l’ennemie mortelle du christianisme, c’était le séminaire de l’incrédulité qu’il prétendait exterminer. Très-frappé des pertes graduelles, croissantes, que faisait la foi catholique au sein des jeunes générations, et qui proviennent de tant de causes combinées, M. de Montalembert, pour couper court au mal, crut qu’il fallait en dénoncer toute l’étendue, et marquer au vif la séparation entre la partie saine et celle qui, selon lui, ne l’était pas. Il s’attacha, en conséquence, à ranger en bataille l’armée des catholiques, à la discipliner et à la morigéner, à l’épurer et à la compter, au risque de la diminuer, sinon de l’amoindrir ; il supprima les neutres. Jusque-là, en France, tout homme qui ne disait pas : Je ne suis point catholique, était censé l’être. Il s’attacha à montrer que la plupart de ces gens-là n’étaient point des alliés pour lui, mais plutôt pour l’ennemi. Il tendit d’une manière tranchée à instituer le duel entre ce qu’il appelait les fils des Croisés et les fils de Voltaire. En répétant sans cesse : Nous autres catholiques, au lieu de dire : Nous tous catholiques, comme on faisait auparavant ; en se représentant lui et les siens comme dans un état d’oppression criante et d’isolement, il donna à penser que le catholicisme en France pourrait n’être bientôt plus qu’un grand parti, une grande secte. J’honore cette franchise, je respecte cette foi de Polyeucte, qui repousse les tièdes, et qui, forte d’un espoir supérieur, réclame le combat, même inégal, sans douter de la victoire ; mais, politiquement et moralement, j’aurais mieux aimé laisser un peu plus de confusion sur ces objets. Quand on aura démontré à une foule d’honnêtes gens qui se croyaient encore catholiques, qu’ils ne le sont pas, qu’y aura-t-on gagné ? M. de Montalembert, depuis le 24 février, semble l’avoir compris, et c’est avec bonheur qu’on l’a entendu, dans ses discours sur la liberté d’enseignement, des 18 et 20 septembre 1848, consentir à prendre la religion chrétienne indépendamment du degré de foi individuelle, la considérer plus généralement au point de vue social, au point de vue politique, et accepter pour coopérateurs tous ceux qui, à l’exemple de Montesquieu, l’envisagent au même titre.

Ce fut dans la session de 1844, et à l’occasion surtout de la loi sur l’instruction secondaire, que l’orateur prit, à la Chambre des pairs, la position élevée qu’il a gardée depuis, et qu’il se posa décidément comme le chef du parti catholique, le défenseur et un peu le conducteur du clergé et de l’épiscopat français tout entier. C’était un beau rôle à l’âge de trente-trois ans, et il sut le remplir dans toute sa hauteur et son étendue. Il était allé, en 1843, à l’île de Madère, pour y chercher un climat propice à la santé de sa jeune femme ; il y travaillait, dans ses loisirs, à une Histoire de saint Bernard. À la nouvelle du projet de loi, c’est-à-dire du danger, il lança de ce rocher de Madère une brochure où il traçait aux catholiques leurs devoirs et la ligne de conduite à suivre dans la conjoncture présente. Il revint tout exprès de Madère pour soutenir le poids de la discussion, et il y retourna ensuite pour veiller à ses affections domestiques, conciliant ainsi d’une manière touchante les devoirs de l’homme privé avec ceux de l’homme public. C’est ce caractère moral qui, répandu sur toute une vie, contribue beaucoup à l’autorité dès la jeunesse. À partir de cette session de 1844, le talent de M. de Montalembert n’eut plus qu’à se déployer ; il avait atteint toute son élévation. Son discours sur l’incorporation de Cracovie, du 21 janvier 1847, restera comme un des plus mémorables sur ces sortes de sujets faits pour inspirer. J’avoue que je me méfie toujours un peu de ce qu’on appelle éloquence en de tels sujets, et je cherche avant tout à la distinguer de la déclamation. Mais ici l’éloquence est bien réelle et sentie ; elle est brûlante. Flétrissant l’ancien partage de la Pologne, et posant en principe que l’injustice amène tôt ou tard après elle le châtiment, l’orateur fait voir « la nation opprimée qui s’attache aux flancs de la puissance opprimante comme une plaie vengeresse immortelle. » Et plus loin, comparant le peuple écrasé à l’antique géant étouffé sous l’Etna : « On a cru, s’écria-t-il, anéantir un peuple, on a créé un volcan. » M. de Montalembert a une faculté qui manque à beaucoup d’autres, d’ailleurs éloquents, et qui fait que sa phrase ne résonne pas comme une autre phrase : il a la faculté de l’indignation. Il a conservé dans sa vivacité première le sentiment du juste et de l’injuste. Son cœur saigne véritablement devant certains spectacles, et son âme parle par sa blessure. Mais ce discours sur Cracovie fut surpassé encore par celui de l’année suivante, du 14 janvier 1848, sur les affaires de Suisse. Ici l’approche des grands événements dont il sent à l’avance le courant électrique, enflamme l’orateur : ce n’est plus de la Suisse, ni de la souveraineté cantonale, ni des jésuites d’au delà du Jura, qu’il parle ; il s’agit bien de tout cela ! il s’agit de nous-mêmes : « C’est un vaincu, annonçait-il en commençant, qui vient parler à des vaincus, c’est-à-dire aux représentants de l’ordre social, de l’ordre régulier, de l’ordre libéral qui vient d’être vaincu en Suisse, et qui est menacé, dans toute l’Europe, par une nouvelle invasion de barbares. » Une fois entré dans cette veine toute vive, il n’en sortit plus, et tout son discours ne fut qu’une évocation directe, personnelle, prophétique. On a souvent dit de la puissance de la parole qu’elle transporte ; jamais le mot ne fut plus applicable que dans ce cas ; il n’y eut jamais de discours plus transportant. La noble Chambre fut près d’oublier un moment sa gravité dans un enthousiasme jusqu’alors sans exemple ; toutes les arrière-pensées, d’ordinaire prudentes et voilées, reconnaissant tout d’un coup leur expression éclatante, se révélèrent. On peut dire que la Chambre des pairs eut son chant du cygne dans ce dernier discours de M. de Montalembert.

Il y aurait eu pourtant, au point de vue politique ou même seulement logique, des observations à faire sur quelques parties de ce discours, si l’effet général n’avait tout couvert. Par exemple, l’orateur, au milieu de tout ce qu’il signalait de dangers, continuait de faire ses réserves en faveur de la liberté entière et absolue. Il dénonçait chez nous les manifestations et ce qu’il appelait les excès du radicalisme, et il approuvait qu’on les tolérât. Il sonnait la trompette d’alarme, et il ajoutait en même temps : Gardez-vous de courir aux armes ! C’était là un reste d’inconséquence et de système dont il a fallu le 24 février pour l’affranchir, lui et beaucoup d’autres. Depuis lors, son beau talent, avec la fermeté, la souplesse et la vigueur qui le distinguent, avec cet art de présenter la pensée sous des aspects toujours larges et nets, avec l’éclat et la magnificence du langage qui ne se séparent point chez lui de la chaleur du cœur, s’est mis tout entier au service non-seulement des belles causes, des causes généreuses, mais aussi des choses praticables et possibles. C’est là le point sur lequel j’aime à insister. Le 22 juin 1848, il débuta devant l’Assemblée nationale en venant parler sur la propriété (à propos d’un projet de décret sur la reprise de possession des chemins de fer par l’État) ; il exprima des considérations justes, élevées, opportunes, dans un loyal et courageux langage. En présence d’une Assemblée si nouvelle et au sortir de cette atmosphère de faveur où son éloquence avait été nourrie sans s’y amollir, il eut un léger apprentissage à faire ; il le fit en un instant. Ce n’est qu’à titre de reconnaissance qu’il a lieu maintenant de regretter la Chambre des pairs ; mais ces assemblées nouvelles, si diversement composées et si orageuses, lui vont à merveille ; il ne craint pas les interruptions, il les aime ; il y trouve grand honneur, dit-il, et grand plaisir. Sa faculté ironique et poliment hautaine qui, à certains jours pourtant, excédait un peu le ton de la noble Chambre et pouvait sembler disproportionnée, trouve ici des objets très-convenables, et il n’en laisse, à la rencontre, échapper aucun ; il joint aux autres qualités de l’orateur celle de la riposte et de l’à-propos. Faisant allusion aux fautes qui s’étaient commises et dont personne ne pouvait se croire exempt, il disait un jour à quelqu’un qui le complimentait, et tout en déclinant l’éloge : « Nous ne sommes plus qu’une réunion d’humbles pénitents. » Mais les pénitents comme M. de Montalembert se relèvent vite, et je ne conseillerais pas aux adversaires de s’y trop fier. Qu’on se rappelle ce spirituel discours (12 janvier 1849) dans lequel il conviait l’Assemblée nationale de consentir à se dissoudre, et où il la suppliait sur tous les tons, avec un respect tempéré de sarcasme. Les interrupteurs évidemment n’ont rien à gagner avec lui.

Dans son discours sur l’inamovibilité de la magistrature (10 avril 1849), nous trouvons M. de Montalembert sur le terrain de M. Dupin, d’accord avec lui et lui prêtant la main pour la première fois peut-être. Le passage du discours où le sacerdoce de la magistrature est pris et interprété au pied de la lettre, et où l’orateur le rapproche, socialement parlant, du sacerdoce du prêtre ; ce double temple qu’il importe de maintenir debout ; ce torrent des révolutions qui doit, en roulant, trouver au moins deux rives inébranlables, et se contenir entre le temple de la loi et le temple de Dieu, tout cela est à la fois de la haute éloquence et de l’éternelle politique. En parlant sur la loi de la presse (21 juillet 1849), dans cette discussion où le talent de M. Thiers lui-même a grandi et a su ajouter à ses qualités habituelles je ne sais quoi de contenu et le ressort de l’émotion, — dans cette discussion pénible, M. de Montalembert a trouvé à proférer hautement des vérités qui avaient bien du poids et de l’accent sur ses lèvres. C’est ce même sentiment qui, dans son dernier discours sur les affaires de Rome (19 octobre), lui a fait proclamer avec amertume que le résultat le plus net de l’anarchie, ce n’était pas de détrôner quelques rois, c’était de détrôner la liberté : « Les rois sont remontés sur leurs trônes, s’est-il écrié douloureusement, la liberté n’est pas remontée sur le sien : elle n’est pas remontée sur le trône qu’elle avait dans nos cœurs. » Je n’ai rien à dire de ce dernier discours, qui retentit encore. Le passage sur l’Église d’autant plus forte qu’elle est faible, et qui apparaît revêtue de l’inviolabilité d’une femme et d’une mère ; ce pathétique mouvement, même pour ceux qui, à distance, ne prendraient ces choses qu’au point de vue du beau, devra rester comme une des plus heureuses inspirations de l’éloquence.

À la tribune, M. de Montalembert arrive aux effets sans grands efforts et comme par suite d’un développement continu. Il y est d’une parfaite aisance. Il a peu de gestes, mais il possède la plus essentielle des parties qui concourent à l’action ; il a la voix, une voix d’un courant pur et d’une longue haleine, d’un timbre net et clair, d’un accent distinct et vibrant, très-propre à marquer les intentions généreuses ou ironiques du discours. Fils d’une mère anglaise, on croirait sentir dans sa voix, à travers la douceur apparente, une certaine accentuation montante qui ne messied pas, qui fait tomber certaines paroles de plus haut et les fait porter plus loin. Je demande pardon d’insister sur ces nuances, mais les anciens, nos maîtres en tout, et particulièrement en éloquence, y apportaient une minutieuse attention, et un grand orateur moderne a dit : « On a toujours la voix de son esprit. » Un esprit clair, net, ferme, généreux, un peu dédaigneux, marque tout cela dans sa voix. Ceux dont la voix n’est pas l’organe expressif et sensible de ces moindres nuances du dedans ne sont pas faits pour produire, comme orateurs, des impressions pénétrantes.

M. de Montalembert improvise-t-il ou récite-t-il en partie ? a-t-il écrit des portions de discours à l’avance ou ne les a-t-il que préparées ? Ce sont des questions qui tiennent au secret de chacun, et sur lesquelles il serait difficile de se prononcer par conjecture. Si j’en crois de bons renseignements, M. de Montalembert, dans son procédé de composition oratoire, a passé par les différentes phases qui sont familières aux gens du métier. Au début, il a commencé simplement par écrire ses discours et par les lire, puis par les réciter. La plume, en effet, est le premier, on l’a dit[1], le plus sûr des maîtres pour façonner à la parole. Enhardi bientôt, il s’est mis à parler sur de simples notes, et, si je ne me trompe, aujourd’hui il combine ensemble ces diverses manières, en y ajoutant ce que la pure improvisation ne manque jamais de lui fournir. Le tout est enveloppé dans une sorte de circulation vive qui ne laisse apercevoir aucun intervalle, et qui fait que les jets du moment, les pensées méditées ou notées, les morceaux tout faits, se rejoignent, s’enchaînent avec souplesse, et se meuvent comme les membres d’un même corps. Tout orateur qui l’est véritablement sent toujours combien il lui reste de progrès à faire pour atteindre à cet idéal que les plus grands eux-mêmes ont désespéré de réaliser. M. de Montalembert a donc encore à gagner dans l’avenir, surtout s’il est vrai, comme l’a remarqué l’antique Solon dans de beaux vers qu’on a de lui, que l’accord parfait de la pensée et de l’éloquence ne se rencontre avec plénitude que de quarante-deux à cinquante-six ans. Observation large et juste, et qui ressemble à une loi ! Bien de vivants exemples, autour de nous, la confirmeraient.

Comme écrivain, M. de Montalembert a publié, en 1836, l’Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, une touchante et poétique légende dont il s’était épris durant un séjour en Allemagne. Il a traduit le livre des Pèlerins polonais du poëte Mickiewicz. Il a écrit aussi quelque chose contre les destructeurs des monuments gothiques. Mais son grand ouvrage, son œuvre capitale en perspective, est une Histoire de saint Bernard, depuis longtemps préparée, et que ses devoirs d’homme public l’ont empêché jusqu’ici de mener à fin. Deux volumes contenant les préliminaires, sur la formation, le développement et le rôle des Ordres monastiques au Moyen Âge, sont imprimés, mais non publiés. On le voit, ce n’est point l’unité qui manque à une telle vie.



  1. « Stylus optimus et præstantissimus dicendi effector ac magister. » Cicéron (De Oratore, I, 33).