Causeries florentines/01

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Causeries florentines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 241-280).
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CAUSERIES FLORENTINES

AUX MANES DE G... (TRÉVISE, 1872).

I.
DANTE ET MICHEL-ANGE.

Dans les premiers jours de l’automne de l’année 1872, la jolie villa de la comtesse Albina, aux environs de Florence, réunissait un petit nombre d’hôtes choisis que nous prendrons la liberté de présenter au lecteur, dès le début et sans autre préambule, senza complimenti, comme on dit si délicieusement de l’autre côté des Alpes. C’était d’abord le prince Silvio, de la grande famille Canterani, qui se glorifie d’avoir donné plus d’un souverain pontife à la chrétienté. Lié par des traditions de famille ainsi que par ses convictions personnelles à la cause vaincue le 20 septembre 1870, près de la Porta Pia, le prince n’avait fait depuis lors que de très rares apparitions dans la cité éternelle, aimant mieux séjourner tantôt à Naples et tantôt à Florence. Des considérations de même nature, quoique d’un ordre bien plus modeste, retenaient également sur les bords de l’Arno un ancien conservateur de l’un des célèbres musées pontificaux, le commandeur Francesco (on sait que les Italiens aiment à appeler les personnes par le grade que leur confère une décoration, et messer Francesco avait un grade élevé dans l’ordre de Saint-Grégoire). Le nouveau gouvernement italien n’aurait pas mieux demandé que de retenir à son poste un homme éminent dans la science, et d’une renommée européenne ; mais l’honnête comandatore avait craint d’attrister par sa « défection » les derniers jours d’un vénérable et doux protecteur, et s’était séparé résolument, le cœur bien saignant toutefois, des collections magnifiques qui avaient fait si longtemps partie de sa vie. — Le marchese Arrigo n’avait d’autre mérite que d’être Florentin de bonne souche, d’être le concittadino de la padrona di casa, son ami d’enfance, et pour le dire d’un mot, son patito de tout temps. Voluptueux de l’art, il avait une admiration tout instinctive pour les belle cose ; il connaissait par cœur tous les grands poètes de l’Italie, et récitait leurs vers d’une voix mâle et harmonieuse ; ce qui ne l’empêchait point de savoir aussi admirablement écouter.

Des quatre autres invités de la comtesse Albina, aucun n’appartenait à la nationalité italienne. Il y avait en premier lieu cet homme spirituel et aimable, ce jeune membre de l’Académie française auquel les gracieuses invitations à Compiègne et de nombreux succès de salons avaient valu, dans les derniers temps du second empire, le surnom de philosophe des dames. Aux jours d’épreuves lors du siège de Paris, le philosophe des dames n’en avait pas moins fait galamment son devoir de citoyen, et les maux contractés pendant ce funeste hiver l’avaient forcé à chercher quelques mois de repos sous un climat plus doux. C’était un Français aussi que le vicomte Gérard, jeune diplomate dont la carrière pleine de brillantes promesses avait été brusquement arrêtée par les récens et terribles événemens et qui faisait son possible pour s’arracher à la constante préoccupation des malheurs de sa patrie et du naufrage de toutes ses espérances. Un Polonais de distinction, un naufragé de naissance, et que la comtesse Albina appelait tout court Bolski pour n’avoir pas à prononcer un nom bien autrement difficile, apportait à ce concert d’esprits tous latins un accent de mysticisme slave qu’on savait apprécier. Enfin, comme il est écrit qu’aucune réunion intelligente en Italie ne peut se passer d’un abbé, cet élément ecclésiastique indispensable était représenté par dom Felipe, prélat espagnol, acclimaté depuis longues années au Vatican, et qui savait tempérer une rigueur de doctrine puisée dans Balmès et Donoso Cortès, par cette finesse mondaine dont le cardinal Antonelli lui avait donné le charmant et instructif exemple.

À ces amis d’origines et de vocations diverses la comtesse Albina accordait une hospitalité toute florentine, c’est-à-dire une hospitalité exempte de faste, à certains égards même dépourvue de confort, mais pleine de grâce et d’intelligence. Pour occuper les loisirs de ses invités, pour détourner leurs pensées des tristesses du présent, la comtesse avait imaginé de faire avec eux des excursions journalières aux musées et aux églises dont la capitale de la Toscane s’enorgueillit à si juste titre, et les impressions recueillies pendant ces visites devenaient, chaque soir, le thème d’une conversation animée. La soirée commençait d’ordinaire par quelque intermède musical ; la comtesse jouait habilement du piano, et le marchese Arrigo savait l’accompagner sur le violoncelle d’une manière tout à fait suffisante. On jouait indifféremment du Mozart et du Beethoven, du Rossini et du Gounod, car la châtelaine n’était pas exclusive dans ses goûts, et en musique, disait-elle, tous les genres lui étaient bons, hors le genre Wagner. Le divertissement fini, la comtesse mettait sur le tapis quelque question d’art ou de littérature suggérée par l’excursion du matin, et la discussion une fois entamée se prolongeait souvent fort tard dans la nuit. Ce qui, pour les hôtes de la villa, faisait le grand charme de ces entretiens, c’est qu’ils étaient parfaitement libres et décousus, que l’esprit y soufflait où il voulait, et qu’on revenait parfois par les détours les plus accidentés au sujet principal qu’on avait longtemps perdu de vue. Le piquant n’y manquait pas non plus ; la comtesse aimait à railler le prince Silvio, excellent humaniste, sur ses citations grecques et latines, et le vicomte Gérard ne se refusait pas le plaisir d’agacer de temps en temps l’enthousiaste châtelaine par des remarques sceptiques ; de temps en temps aussi l’abbé dom Felipe intervenait par des rappels sévères à l’orthodoxie dont ses amis lui semblaient s’écarter inconsidérément. Tout cela cependant sans méchanceté ni pédanterie, grâce au bon goût de la compagnie, grâce surtout au tact exquis d’une femme vraiment supérieure. La comtesse Albina n’avait point cette pudeur sur la science que Fénelon recommandait aux femmes, et qu’il voulait vive et délicate presque à l’égal des autres pudeurs. Elle était Italienne, par conséquent sans fard et sans vergogne dans ses sentimens comme dans ses expressions ; elle ne tirait aucune vanité de son savoir en bien des matières, comme elle n’avait aucune honte de son ignorance en bien d’autres, et elle était surtout avide d’apprendre et de s’instruire. « Prenez garde, lui dit un jour l’abbé dom Felipe, vous avez la dangereuse curiosité de notre mère Eve. — Pour les pommes d’Hespéride seulement, » s’empressa d’ajouter aussitôt le prince Silvio, avec sa galanterie d’antiquaire, et la société de rire bien joyeusement. Seul le marchese Arrigo avait poussé un soupir discret ; ainsi du moins l’affirmait le vicomte Gérard, par pure malice probablement et pour maintenir sa réputation de diplomate à l’oreille fine et au regard pénétrant.


On avait passé la matinée au Bargello, dans la chapelle du Podestà, devant les deux célèbres fresques de Giotto, dont l’une représente Dante en compagnie de son ancien précepteur Brunetto Latini et du terrible Corso Donati, son parent et plus tard son ennemi et son proscripteur. Ces fresques, comme on sait, ont subi des vicissitudes bien étranges. Fort mal conservées sous l’épaisse couche de plâtre qui les avait recouvertes pendant plusieurs siècles, elles ne furent rendues à la lumière qu’en 1841, par des mains malheureusement plus empressées que soigneuses. Ce qui pis est, des retouches aussi arbitraires qu’inintelligentes sont venues depuis déplorablement dégrader ces peintures, sous prétexte de les restaurer, et le portrait de Dante a surtout eu à souffrir de ce procédé dévastateur. Les amoureux des arts et des lettres puisaient du moins quelque consolation dans l’excellent calque qu’un Anglais, M. Seymour Kirkup, avait eu l’heureuse inspiration de faire faire du portrait de Dante avant tout travail de retouche, et qu’ils trouvaient admirablement reproduit dans la belle collection de l’Arundel Society. Mais ne voilà-t-il pas que, tout récemment, des érudits sans entrailles sont venus démontrer, dates et documens en main, que la chapelle du Podestà avait été reconstruite au XIVe siècle, et que les fresques que nous y vénérons sont d’une époque postérieure à Giotto et à Alighieri ! C’est pour revoir les pièces du procès que notre société s’était rendue au Bargello ; elle revint comme on revient d’ordinaire de tout débat archéologique, avec l’esprit beaucoup moins édifié qu’irrité.

Heureusement qu’avec son autorité incontestable et une foule d’argumens qu’il est inutile de reproduire ici, le commandeur se mit le soir à battre en brèche les nouvelles découvertes et à restituer décidément à Giotto les peintures murales du Bargello. La comtesse fut enchantée de la démonstration : il lui était si doux de croire que nous possédons l’image authentique de Dante, les traits du créateur de la poésie moderne, comme disait messer Francisco, tracés de la main du créateur de la grande peinture italienne ! Elle retira de ses cartons un magnifique exemplaire de la publication de l’Arundel Society, et chacun interpréta alors à sa manière cette tête admirable, d’une pureté, d’une jeunesse et d’une mélancolie exquises.

... Segnato dalla stampa
Nel suo aspetto di quel dritto zelo,
Che misuratameate in core avvampa[1],


dit à mi-voix le marchese Arrigo, et tout le monde de le féliciter de l’heureux à-propos, lorsque, s’arrachant soudain à la silencieuse contemplation, la comtesse s’écria :

— Quelqu’un de vous, messieurs, pourrait-il m’expliquer la tragédie de Dante ?

— La tragédie de Dante ? répéta l’assistance sur le ton de l’étonnement.

— Oui. Pourquoi, poursuivit la comtesse en s’animant par degrés, pourquoi ce nom de Dante ne manque-t-il jamais d’éveiller en nous la pensée d’une douleur immense, incomparable, et nous fait-il songer à une destinée marquée du sceau de la fatalité ? Pourquoi dans une vie que le poète lui-même a pris le soin de nous retracer si souvent en toute franchise et candeur, et depuis les plus grandes épreuves jusqu’aux plus touchans détails, nous obstinons-nous à toujours chercher, à toujours supposer quelque chose de mystérieux et d’insondable ? pourquoi l’homme qui affirmait de lui-même avoir été l’objet d’une grâce extraordinaire et toute divine, qui affirmait avoir pu contempler le séjour des bienheureux, avoir entrevu la voie et reçu presque la promesse de son salut éternel, pourquoi cet homme ne nous apparaît-il néanmoins autrement que comme un Titan foudroyé par le destin, comme un esprit qui a lutté avec les dieux et qui a été vaincu ?


L’ACADEMICIEN. — Il me semble que, pour répondre à cette question, il suffit de rappeler ce que nous disait tout à l’heure notre excellent commandeur. Dante est le créateur de notre poésie moderne ; il ouvre le cortège de tous ces génies inspirés qui, depuis tant de siècles, ont charmé et consolé notre humanité au prix de leurs propres souffrances, de leurs larmes et de leurs déchiremens. Pour ma part, je comprends et j’admire le profond instinct des peuples qui a fait ainsi d’Alighieri le représentant symbolique de toute la grande confrérie de la Passion, et comme le saint patron de la città dolente des poètes et des artistes.

LA COMTESSE. — Ah ! oui, la Tristesse d’Olympio, l’ennui immense, inassouvi de René, l’art sacerdoce et l’artiste martyr,.. voilà bien votre poétique moderne à vous, messieurs les Français, et que ce brave et digne Boileau doit en pâtir dans sa tombe ! Les poètes sont les enfans sublimes de la douleur ; Dante est le premier et le plus sublime des poètes : ces deux belles prémisses posées, rien de plus facile alors que d’arriver à la conclusion désirée. Eh bien, non ! Nego majorem, comme dit notre cher prince Silvio. Je nie que le poète, que l’artiste, par cela seul qu’il est poète, qu’il est artiste, fasse déjà partie de la città dolente ; je nie que les souffrances, que le désespoir soient la marque caractéristique du génie. J’aime trop pour cela mon Arioste, mon Raphaël et mon Rossini.

L’ACADEMICIEN. — Assurément, on a de nos jours étrangement abusé du sacerdoce et du martyre, et je reconnais que nous surtout, Français, nous nous sommes laissés aller, en cette matière, comme, hélas ! en bien d’autres et beaucoup plus importantes, à ce que le prince Silvio appelle avec son Sénèque la litterarum intemperantia... Il n’en est pas moins vrai pourtant que nul parmi les humains n’est aussi exposé que le poète aux secousses du monde extérieur, aux chocs douloureux de la réalité contre l’idéal qu’il porte dans son sein. Doué d’une perception très délicate, vibrante pour les phénomènes du dehors, il souffre des plus légères intempéries de l’atmosphère ambiante. Amené à étudier le cœur humain dans ses mouvemens les plus intimes et les plus imperceptibles, il en pénètre les replis, en découvre les abîmes, et plus son esprit s’élargit, plus aussi son âme se resserre et se convulsionne.

LE PRINCE SILVIO. — Les Grecs, par une assonance charmante, avaient déjà, dans leur dicton de mathêmata pathémata, indiqué très ingénieusement le lien mystérieux qui unit la science à la souffrance...

LE COMMANDEUR. — La science, soit ! Le moraliste, forcé constamment d’admirer tantôt la grandeur de l’homme et tantôt de s’épouvanter de sa bassesse et de sa misère ; le philosophe aspirant à embrasser l’ensemble des problèmes, et reconnaissant à chaque pas que notre savoir n’est que fragment : ceux-là, je l’admets, peuvent retirer parfois de leurs contemplations le sentiment désolé de notre néant, pousser le cri déchirant de Pascal, ou murmurer le mot aride de l’Ecclésiaste. Mais l’artiste, mais le poète ! ce n’est pas à lui, certes, que s’applique la grande métaphore du roseau pensant, — roseau penché sur les abîmes de l’infini et que l’univers écrase, — car il est, lui, tout instinct et tout intuition ! Les causes, non plus que les fins de la création, ne le préoccupent guère, il s’en tient aux phénomènes ; il ne demande pas le pourquoi des choses, il se contente du comment :

State contenti, umana gente, al quia[2] !


Il se donne le spectacle de l’univers et se borne à le réfléchir dans le miroir de son âme, — miroir magique qui supprime les aspérités, les incohérences, les accidens de l’image, et n’en rend que les lignes pures, la forme ennoblie et resplendissante. Notre globe ne lui pèse pas, quoi qu’on ait dit, car il plane au-dessus de lui dans une sphère éthérée et radieuse ; il possède un royaume qui n’est pas de ce monde et où les dissonances de notre vie se résolvent en accords pleins et harmonieux, où le laid lui-même ne sert qu’à discrètement célébrer le beau suprême. J’ai des doutes fort sérieux, je l’avoue, sur les grandes amertumes que certains poètes prétendent avoir retirées de l’étude du cœur humain. Qui donc mieux que Shakspeare a étudié ce cœur, exploré ses profondeurs et dévoilé ses mystères ? Ni la mélancolie de Hamlet, ni la noirceur de Iago, ni l’ingratitude de Goneril n’ont pourtant empêché l’immortel William de garder en toutes choses le merveilleux équilibre de son âme ; elles ne l’ont pas même empêché de bien gérer ses entreprises théâtrales, de les liquider à point et de se retirer dans sa ville natale sur l’Avon, en bon bourgeois heureux et ayant pignon sur rue... Les orages de la jeunesse et les déchiremens de l’âge mûr, qui donc nous les a dépeints avec plus de force et de vérité que l’auteur de Werther et de Faust ? Goethe n’en est pas moins demeuré jusqu’au bout le grand olympien à l’âme toujours sereine, à l’œil toujours limpide, et avec ce mot de « lumière, » jeté comme adieu suprême à l’humanité par ses lèvres expirantes. Interrogez son œuvre, et à chaque page vous trouverez cette réponse que les poètes ne sont point les enfans de l’Érèbe, mais les fils d’Apollon, le dieu de la lumière et de l’harmonie ; que, s’il y a eu parmi eux des malheureux, ils n’ont fait que payer en cela le tribut ordinaire à l’humaine nature, et qu’ils ont souffert non point à cause de leur art, mais comme tous les autres mortels, par suite de leur caractère, de leur tempérament et des circonstances au milieu desquelles ils étaient placés.

LE POLONAIS. — Reconnaissons du moins que les lieux et les temps ont été bien durs, bien implacables pour l’auteur de la Divine Comédie. N’oublions pas, au nom du ciel, qu’il a été banni de sa patrie, qu’il a mené une vie errante, et qu’il est mort dans l’exil.

LA COMTESSE. — Comment l’oublier ? ne le rappelle-t-il pas lui-même du reste en mainte occasion et dans un langage enflammé ? n’a-t-il pas décrit dans des vers impérissables combien amer est le pain de l’étranger, et qu’il est dur de monter et de descendre l’escalier d’ autrui ? Mais reconnaissez aussi avec moi que, des milliers de contemporains de Dante ont partagé le même sort, que les bannissemens, les proscriptions étaient le pain quotidien de nos républiques italiennes du moyen âge...

LE VICOMTE GERARD. — Le nombre ne fait rien à l’affaire, et la statistique n’est d’aucun remède pour celui qui souffre. Lors de ma dernière fluxion de poitrine, il ne m’a en rien soulagé d’apprendre par mon journal le chiffre très respectable des cas de phtisie dans les divers hôpitaux de Paris...

LA COMTESSE. — Vous êtes méchant comme toujours, et comme toujours aussi vous vous plaisez à dénaturer mes paroles. Je n’ai pas dit que Dante ait dû trouver du soulagement à la vue de tant de compagnons de son infortune, bien que son maître Virgile ait exprimé quelque part une pensée analogue, si je ne me trompe...

LE PRINCE SILVIO :

Solamen miseris socios habuisse dolorum...

LA COMTESSE. — Je crois seulement que ce n’est pas un malheur si ordinaire, si général dans l’époque, qui a pu entourer la figure de Dante de cette sombre auréole dans laquelle elle nous apparaît à travers les siècles. Que de poètes dont les vicissitudes ont égalé et même dépassé celles d’Alighieri ! Je ne sais, par exemple, si l’exil volontaire de Byron le cède en quelque chose au bannissement de Dante : l’auteur de la Divine Comédie ne connut pas du moins les piqûres humiliantes du cant, les anathèmes hypocrites du pharisaïsme britannique, ni ces effroyables calomnies qui, jusqu’à nos jours, n’ont cessé de poursuivre la mémoire du chantre de Childe Harold. Des deux tombeaux lequel vous paraît le plus noir et le plus délaissé, celui de Ravenne ou celui de Missolonghi ?.. Notre excellent ami Bolski nous a parlé il y a quelques jours d’un grand génie de son pays, de celui qui dans sa patrie fut appelé le poète anonyme[3] et qui de bonne heure a fait le sacrifice absolu de sa gloire, voué son nom au silence le plus religieusement gardé et repoussé tout hommage, tout laurier jusque du fond de son sépulcre. Vous avez tous été émus, messieurs, au récit d’une existence aussi étrange, aussi désolée et pathétique… Comparez maintenant à cet effacement volontaire, à cette navrante immolation de soi-même, comparez les accens fiers, retentissans dans lesquels il a été donné à Dante de parler de son génie, de sa renommée, de son « poème sacré auquel le ciel et la terre avaient apposé leurs mains. » Pensez à ces strophes à la fois impérieuses et touchantes dans lesquelles il somme en quelque sorte Florence, au nom de sa gloire de poète, de lui rouvrir les portes de la patrie, et de lui couronner le front, blanchi dans l’exil, sur ces fonts mêmes où jadis, tendre agneau, il a reçu le baptême du Christ…

LE MARCHESE ARRIGO :

Se mai continga che il poema sacro,
Al quale ha posto mano e cielo e terri,
Si che m’ha fatto per più anni macro,
Vinca la crudeltà, che fuor mi serra
Del bello ovile, ov’ io dormii agnello
Nimico a’ lupi, che gli danno guerra ;
Con altra voce omai, con altro vello
Ritornerò poeta, ed in sul fonte
Del mio battesmo prenderò il cappello[4].

LA COMTESSE. — Parlerai-je maintenant de Milton condamné à l’isolement, à l’abandon et à la cécité ; de Cervantes estropié, mendiant son pain sur les routes, et traîné de cachot en cachot ; rappellerai-je la folie et la mort du pauvre Tasse ? Pourquoi cependant l’ombre de Dante efface-t-elle toutes les autres dans la grande confrérie de la Passion, pour me servir de la belle expression de notre académicien ? pourquoi semble-t-elle toujours nous dire avec la Jérusalem du prophète qu’il n’y a point de douleur comparable à la sienne ? Je ne connais dans l’histoire de l’art qu’un seul autre nom, celui de Michel-Ange, qui exerce sur notre esprit la même fascination angoissante, et nous fasse songer à tout un monde de souffrances également grandes, également mystérieuses.

LE POLONAIS. — Que cette comparaison est juste, et que cette image de Michel-Ange n’a cessé de m’obséder aussitôt que j’ai cru comprendre les termes dans lesquels Mme la comtesse est venue nous poser le problème de Dante ! Ces deux grands Florentins ont le privilège, comme aucun autre génie, d’agiter notre âme d’un vague sentiment d’admiration et de terreur, et notre pensée ne les suit qu’en tremblant vers les hauteurs escarpées où nous croyons entrevoir la foudre aussi bien que le vautour de Prométhée.

LE COMMANDEUR. — J’avoue cependant que le problème de Dante me semble de beaucoup plus obscur et compliqué que celui de Buonarotti, dont je comprends à la rigueur les grands déchiremens et les destinées pathétiques. En parlant tout à l’heure du martyre supposé des artistes, j’aurais dû faire exception pour Michel-Ange, car Michel-Ange fait exception partout et en toute chose ; mais quant à l’auteur de la Divine Comédie...

LA COMTESSE. — De grâce, cher commandeur, dites-nous comment vous entendez la tragédie de Michel-Ange ; cela nous aidera peut-être à comprendre celle de Dante. Qui sait s’il n’y a pas un même mot pour les deux énigmes ?

LE COMMANDEUR. — Je ne le pense pas, et je crains qu’une telle digression, nécessairement longue, ne nous éloigne beaucoup trop de la question principale.

LA COMTESSE. — Vous savez bien, monsieur le commandeur, que j’abhorre les discussions en règle, et c’est une trop grande bonne fortune pour nous d’apprendre vos idées sur le créateur du Moïse et des Prophètes pour que je laisse échapper une pareille occasion. Ne vous refusez donc pas, cher maître, aux supplications que je vous adresse au nom de nous tous ;

... Maestro, assai ten’ priego,
E ripriego, che ’1 priego vaglia mille[5].

LE COMMANDEUR. — Je n’ai plus qu’à obéir dès lors, et pour résumer aussi brièvement que possible ma pensée, qu’il me soit permis de rappeler jusqu’à quel point ce nom de Michel-Ange implique en toute chose lutte, tension continue et contradiction suprême. A n’envisager d’abord que les circonstances extérieures de sa vie, on y découvre un conflit permanent entre les convictions religieuses et politiques du chrétien et du patriote, et les nécessités inéluctables de sa vocation d’artiste. Disciple de Savonarole et de Dante, esprit austère et ascétique, il devint de bonne heure le familier du Vatican à une époque de relâchement universel, à l’époque où, aux duretés guerrières de Jules II, ne succédaient que les mollesses voluptueuses de Léon X. Républicain ardent, et l’âme toute remplie des rêves de l’antique grandeur et de l’antique liberté de Florence, il fut le protégé et l’obligé des Médicis, oppresseurs de sa patrie. Que les anomalies sont nombreuses, que l’ironie du sort est implacable dans cette grande carrière d’artiste ! Il savait, — il le proclamait en toute occasion, — que la peinture n’était pas son domaine, qu’il ne se sentait maître et à son aise que le ciseau à la main. Il fallut toute la volonté despotique de Jules II, toute la fermeté impérieuse de Paul III pour mettre le pinceau dans ces mains qui ne demandaient qu’à pétrir le marbre. Ce n’est pourtant que dans ses fresques qu’il a été donné à Buonarotti de nous laisser des œuvres achevées et complètes, tandis qu’il n’est jamais parvenu à mener à bonne fin ni le mausolée de Saint-Laurent, ni ce monument funéraire du pape Jules qu’aux jours de sa vieillesse il devait appeler la grande tragédie de sa vie. A l’encontre ensuite de toute évolution normale de l’art qui nous fait voir l’architecture, la sculpture et la peinture se succédant l’une à l’autre dans l’ordre des temps ; chez Michel-Ange le peintre des Prophètes et des Sibylles précède le sculpteur de Moïse et du Pensieroso, pour faire place en dernier lieu à l’architecte de Saint-Pierre. A l’encontre aussi de l’histoire générale du cœur humain, ce n’est pas le printemps, c’est l’hiver de ce génie que nous voyons illuminé par le charme et le sourire d’une femme. Vittoria Colonna fut sa première et son unique passion ; il devint amoureux, il devint poète à l’âge de soixante-cinq ou de soixante-dix ans ! Autre trait non moins singulier : ce travailleur infatigable qui pendant près d’un demi-siècle a manié avec une vigueur surhumaine la brosse, le ciseau et le compas, et que Blaise de Vigenère raconte avoir vu, « bien que âgé de plus de soixante ans, abattre plus d’escailles d’un très dur marbre en un quart d’heure, que trois jeunes tailleurs de pierres n’eussent peu faire en trois ou quatre, et y allait d’une telle impétuosité que je pensois que tout l’ouvrage deust aller en pièces, » — ce sublime et rude manouvrier était gaucher ! Tout ainsi paraît retourné, bouleversé, transversé dans la vie de cet homme extraordinaire. Vous rappelez-vous sa dernière fresque de la chapelle Pauline, celle qu’il a tracée dans sa soixante- quinzième année, et où il a représenté le prince des apôtres dans une position si étrange et si tourmentée : la tête en bas, et les membres cloués à une croix dont les bras touchent la terre, et le pied est redressé vers le ciel ? Je n’ai jamais pu passer devant cette bizarre peinture sans penser également au jeu d’inversions, bien bizarre aussi, dans lequel le destin jaloux n’a cessé de se complaire à l’égard du peintre lui-même.

Que si maintenant de ces circonstances extérieures de la vie de l’artiste nous voulions pénétrer dans ce qui en constituait l’essence même et le labeur immortel, nous y reconnaîtrions aussitôt un conflit encore autrement douloureux, une fatalité écrasante et terrible. Lorsqu’on embrasse en effet tout l’ensemble de l’œuvre de Buonarotti, il devient évident que cet homme a porté dans son sein tout un monde infini, indéfinissable, et pour lequel il était toujours en quête du verbe créateur et ordonnateur ; qu’il fut tourmenté d’un idéal inconnu à notre humanité, d’un idéal en dehors des données reçues de l’art, en dehors aussi bien de la tradition classique que de la tradition chrétienne. C’est en vain que vous chercherez dans ses fresques et dans ses marbres le reflet divin de la statuaire grecque qui anime les Psychés, les Galatées, les Roxanes, les Hérodiades, et jusqu’aux Madones de Léonard, de Raphaël, de Luini, de Sodoma et de Del Sarto ; vous ne le retrouverez même pas dans celles de ses créations qui se réclament de l’Olympe et de l’antiquité, vous ne le trouverez ni dans son Bacchus, ni dans son Cupidon, ni dans son Apollon, ni dans ces figures allégoriques du mausolée de Saint-Laurent, dont l’inspiration est si directement empruntée à la mythologie. Que ces représentations de l’Aurore et de la Nuit, aux formes exubérantes et sinistres, aux poses violentes et contorsionnées, rappellent peu les divinités d’Homère et de Praxitèle ! Nul mieux que Michel-Ange assurément n’a senti, étudié et admiré la statuaire antique : il l’a étudiée dès son enfance dans le jardin de Saint-Marc ; jeune homme il s’est amusé à faire un Amour postiche que de bons connaisseurs à Rome prirent pour un marbre ancien ; et qu’elle a un sens profond cette légende qui le représente vieux et aveugle, caressant encore d’une main passionnée et fiévreuse le torse célèbre de la galerie du Belvédère ! Une de ses premières œuvres, son bas-relief des Centaures, semble détachée de quelque splendide sarcophage ; et comment oublier les belles restaurations qu’il a faites du Faune dansant de Florence, du Gladiateur mourant du Capitole et du Fleuve du Vatican ? Et pourtant à tous ces chefs-d’œuvre de l’antiquité par lui tant admirés et chéris, il n’a au fond emprunté d’autre principe que ce principe tout extérieur, pour ainsi dire, du nu dont il n’a cessé d’user et d’abuser dans tous les sens ; quant à ce qui faisait l’âme même du grand art des anciens : la sérénité de la pensée et l’harmonie de l’expression, Michel-Ange ne s’en est inspiré dans aucune de ses créations. Il ignora, de parti-pris, la beauté plastique de l’art grec, comme jusqu’au bout aussi il voulut ignorer la grâce mystique du christianisme.

LA COMTESSE. — Vous ne nierez pas cependant, cher maître, la grâce mystique de la Pietà dans la chapelle de Saint-Pierre. Quant à moi, j’avoue que je connais peu de marbres empreints d’une poésie aussi suave et aussi chrétienne.

LE COMMANDEUR. — D’accord, madame la comtesse, et je reconnaîtrais encore le même mérite à quelques autres œuvres de jeunesse de Buonarotti, à sa Madone de Bruges, par exemple, ainsi qu’à ce charmant Ange portant un candélabre, au maître-autel de Bologne, à droite. Toutes ces délicieuses créations prouvent surabondamment que Michel-Ange savait donner une expression au sentiment chrétien, comme d’un autre côté son Eve dans la fresque de la Chute, et surtout sa magnifique Sibylle de Delphes témoignent brillamment qu’il pouvait atteindre à l’occasion la grande beauté plastique, dans ses régions les plus hautes et les plus sereines. Déjà toutefois, les contemporains de la Pietà de Saint-Pierre ne purent s’empêcher de remarquer combien l’artiste avait tenu à s’écarter, dans sa composition, des données reçues et consacrées pour un tel sujet religieux ; et cette tendance du jeune sculpteur n’a fait que s’accentuer avec les progrès de l’âge, et jusqu’à devenir tout un système, toute une révolution immense. Je ne connais pas de génie qui, à l’égal de Michel-Ange, ait si violemment rompu avec la tradition hiératique de son art, si complètement fait abstraction de tout un grand développement historique auquel avaient travaillé, pendant des siècles, la croyance et l’imagination des peuples.

L’ABBE DOM FELIPE. — Toute la renaissance n’a-t-elle pas été, au fond, qu’un retour inconsidéré, affolé vers le paganisme, et les émules de Michel-Ange ont-ils fait autre chose que de rompre violemment avec le grand passé chrétien ?

LE COMMANDEUR. — Assurément non, monseigneur. Les maîtres immortels de la renaissance n’ont eu garde de renier ce passé, ou seulement de le négliger ; ils l’ont adopté avec respect, et continué avec liberté, en essayant de le rajeunir au moyen de leur science agrandie, de leur goût formé aux modèles sublimes de la beauté antique. La sphère d’inspiration pour Léonard, Raphaël, Luini, Fra Bartolomeo, Del Sarto, n’est autre que celle de leurs devanciers au moyen âge : c’est toujours le même cycle religieux et poétique ; ce sont les mêmes scènes de l’Évangile, les mêmes légendes des saints ; ce sont toujours les figures du Sauveur, de la Vierge, des Apôtres avec leurs types consacrés, leurs symboles, leurs emblèmes. Sans doute l’ordonnance est devenue plus savante, et à la fois plus naturelle et plus libre ; le grand souffle de la révélation classique a passé sur ces corps jadis amincis, étriqués et chétifs, et leur a rendu la santé, la beauté et la splendeur. Sans doute aussi la symbolique fantasque, massive et pesante des anciens âges, s’est peu à peu singulièrement humanisée, allégée et affinée. Et, par exemple, les fonds d’or pleins et unis de l’école byzantine que Cimabue et ses élèves avaient encore tant affectionnés, ont été progressivement réduits et comme répartis en auréoles entourant les figures divines ou saintes ; ce nimbe lui-même, représenté d’abord par un large disque resplendissant, ou par une couronne aux mille fleurons et rayons, il finit, sous sa forme de cercle aérien et ténu, dans les tableaux du XVIe siècle, par ne plus rappeler que ces flammes gracieuses et légères que la sculpture antique mettait aux fronts de certaines de ses statues. De même, les petits putti de la renaissance, aux ailettes mignonnes et au sourire espiègle des amours, n’en sont pas moins les descendans légitimes de ces messagers divins que le pinceau de Giotto habillait d’ailes immenses qui leur couvraient tout le corps ; et ce sont bien les chœurs célestes de Fra Angelico, ces chœurs serrés, pressés et jouant à tous les vents de trompettes, de cymbales et de triangles, qu’il vous est permis d’entrevoir à travers les nuages vaporeux, parsemés de têtes d’anges innombrables, au milieu desquels se dresse dans sa majesté sublime la Madonna del Sisto. Le fil d’or de la tradition apparaît ainsi à tout moment dans ce vaste et splendide tissu des siècles ; il n’y a pas de solution de continuité entre la peinture des Stanze et celle de l’Arena, vous pouvez même en suivre la trame en remontant jusqu’aux miniatures de nos plus anciens missels, et jusqu’aux mosaïques de Ravenne.

À ce caractère général que présente l’art des grands maîtres de la renaissance, seul l’art de Michel-Ange fait une exception éclatante et systématique. Il apparaît solitaire et hautain, sans lien de parenté avec les écoles de son temps, sans filiation avec celles du passé, proles sine matre. Il répudie le grand héritage des siècles : tout ce précieux trésor de croyances, de légendes et d’imaginations est non avenu pour lui ; il rejette le rituel esthétique du moyen âge, si j’ose m’exprimer ainsi, et se passe de ses sujets, de ses types et de ses emblèmes. Je ne me rappelle pas avoir rencontré, dans l’immense œuvre de Buonarotti, une seule tête couronnée d’une auréole, ni une seule figure ailée, — si j’en excepte l’ange du maître-autel de Bologne, ce travail de jeunesse dont il a été parlé plus haut, — et tout est ainsi à l’avenant pour ce qui regarde l’appareil symbolique du métier. Aucun signe extérieur et constant ne distingue ses apôtres, ses saints, ses bienheureux ou ses damnés ; encore moins respecte-t-il le moule dans lequel la tradition populaire et artistique a, de tout temps, coulé les formes et fixé les traits des grandes figures de l’Évangile. Il pousse l’arbitraire à cet égard jusqu’à changer le type trois fois sacré et consacré du Christ, et à vouloir refaire la sainte face gravée depuis si longtemps dans tous les cœurs chrétiens comme sur autant de suaires de Véronique ; à côté des anges aptères et des saints sans nimbes, la chapelle du Vatican vous montre l’Homme-Dieu imberbe ! Vous y voyez également un enfer sans feu, un enfer où les corps des réprouvés ne sont pas entourés de ces cercles ardens et de ces langues de flamme au milieu desquels les avaient toujours représentés les maîtres anciens, en cela comme en toutes choses fidèles interprètes des croyances de leur époque. Ces croyances, Michel-Ange en fait litière comme artiste, avec une audace réfléchie, et quant à ses sujets d’inspiration, il les prend invariablement au-delà du domaine exploré par ses devanciers, dans des régions inconnues et vagues où sa puissance créatrice peut se donner un libre essor. En chargeant le peintre, pour la première fois, de la décoration de la chapelle Sixtine, Jules II avait voulu y voir représentés les douze apôtres, et ce thème était certes autant indiqué par la situation du pontife Mécène que parfaitement en harmonie avec la destination du lieu et les fresques qui couvraient déjà une partie de ses murs. Aux douze apôtres, le peintre substitua les Prophètes et les Sibylles, composition grandiose, incomparable, mais dont on chercherait vainement la légitimité et la raison d’être ailleurs que dans la volonté souveraine de l’artiste. Tels furent ses premiers pas dans cette carrière magnifique et redoutable qu’il devait poursuivre pendant plus d’un demi-siècle, foulant aux pieds la tradition, bouleversant notre mythologie sacrée, et dépeuplant l’Olympe chrétien.


L’ABBE DOM FELIPE. — Je devrais peut-être protester contre ces expressions de mythologie sacrée et d’Olympe chrétien, qui prêtent à des équivoques dangereuses ; mais j’ai hâte de faire observer que cet Olympe chrétien, comme vous l’appelez, mon cher commandeur, Michel-Ange l’a enrichi de ces héros de la foi qui se nomment Moïse, David, Jérémie, Jonas et tant d’autres, et qu’il les a tous revêtus de la splendeur impérissable de son génie.

LE COMMANDEUR. — Je vous remercie, -monseigneur, de m’ avoir rappelé ces noms ; ils m’aideront à mieux préciser ma pensée. Moïse, David, les Prophètes et les Sibylles de la Sixtine, toutes ces créations originales de Michel-Ange, ne prouvent-elles pas précisément combien ce génie a tenu en toutes choses à s’affranchir de la tradition et à s’éloigner des données reçues ? Car, veuillez bien remarquer que toutes ces figures appartiennent à un monde négligé ou ignoré des artistes du moyen âge, qui se sont presque toujours candidement tenus aux personnages familiers et chers de l’Évangile. Il est permis de l’affirmer : Buonarotti fut le premier à ouvrir l’Ancien-Testament et à s’inspirer de ses récits et de ses personnages majestueux et terribles. La voûte de la Sixtine vous parle de la chute, du déluge, de la mort de Goliath, du supplice d’Aman, de la vengeance de Judith ; elle ne vous parle pas, et aucune des œuvres de Michel-Ange ne vous parlera de l’Annonciation, de la Nativité, des Paraboles, de la Cène, du disciple aimé du Seigneur, des saintes femmes, de ces images pleines de grâce et d’amour qui ont rempli l’âme de tous les maîtres chrétiens, dont aucun, avant Michel-Ange, n’avait pensé à Moïse, aux prophètes et aux sibylles. Et comment parmi ces grandes inspirations bibliques du peintre de la Sixtine ne pas nommer la plus grande peut-être, et la plus originale de toutes, celle du Dieu créateur de l’univers et de l’homme ? Michel-Ange a reproduit sur la voûte jusqu’à cinq ou six fois ce type du Père éternel ; il l’a montré dans toutes les phases de la Genèse et dans toutes les diversités de l’expression, depuis l’impétuosité créatrice jusqu’à la gravité patriarcale, et cette figure est demeurée le canon de la peinture chrétienne, le parangon pour tous les temps avenir, la forme magistrale de Dieu le Père, à laquelle Raphaël lui-même dans ses Loges n’a rien osé changer. Ceux-là même qui auraient plus d’une réserve à faire à l’égard du David, du Moïse et de tel des Prophètes n’hésiteront pas à reconnaître que par sa Genèse Buonarotti a ajouté une page sublime et inaltérable, nouvelle et orthodoxe pourtant, à notre iconographie religieuse ; mais n’est-il pas caractéristique aussi que celui qui a presque toujours manqué le Christ ait trouvé d’emblée, et fixé à tout jamais les traits de Jéhovah ?

LE POLONAIS. — Savez-vous, cher maître, que les développemens dans lesquels vous venez d’entrer suggèrent des idées bien étranges ? Cette préférence de Buonarotti pour les sujets de l’Ancien-Testament que vous signalez, cette allure jêhovite de son génie ne serait-elle pas quelque chose de plus qu’une simple prédilection d’artiste, et ne toucherions-nous pas ici, par hasard, à une question de foi, question obscure, je l’avoue, mais bien intéressante à démêler ? Je ne puis m’empêcher de penser qu’un des traits les plus généraux et les plus marquans de la réforme au XVIe siècle a été précisément un retour passionné vers les idées et les conceptions de l’Ancienne Loi. Le Livre des Juifs, longtemps éclipsé par l’évangile, eut une sorte de restauration, et imprégna les esprits de ses fortes images et de sa morale parfois farouche. Qui ne se souvient, ne fût-ce que par la lecture de Walter Scott, de la manière de penser et de parler des puritains de l’Angleterre ? Encore aujourd’hui les peuples protestons nous frappent souvent par l’empreinte biblique de leur langage. Je sais bien que les Prophètes et les Sibylles ont précédé de plusieurs années l’avènement du moine de Wittenberg ; mais je sais aussi qu’il y a eu des réformateurs avant la réforme, et je me demande si le disciple de Savonarole n’a pas inauguré, à sa manière et dans son langage à lui, cette traduction de la Bible qui fut le grand coup d’état de Luther ?..

LE COMMANDEUR. — Je ne le pense pas, cher ami, et je crois de mon devoir de vous mettre en garde contre un penchant beaucoup trop général de nos jours, d’insinuer aux poètes et aux artistes des vues et des visées qui furent loin de leur esprit. Ne faisons pas de Michel-Ange un précurseur plus ou moins inconscient de Luther, et pour apprécier un maître, si grand et si universel qu’il soit, ne quittons jamais le domaine de l’art qui est son domaine propre. Il y avait harmonie préétablie, et, comme dirait Goethe, affinité élective entre le sombre et véhément peintre de la Sixtine et les héros d’Israël, hautains et féroces. Ces figures avaient pour lui de plus l’attrait immense de n’avoir pas encore été façonnées par l’art du moyen âge, de se prêter docilement aux inspirations de son génie créateur, si rebelle à tout contrôle, — au contrôle de l’idéal chrétien comme à celui de l’idéal classique, au contrôle de la vérité naturelle comme à celui de la vérité historique. Car il importe de rappeler que ce génie a eu aussi peu d’égards pour les données de la nature ou de l’histoire que pour celles de l’antiquité ou du christianisme. Qui de nous n’a pas entendu parler des études anatomiques de Buonarotti ? Aucun maître à coup sûr ne l’a dépassé ou seulement égalé dans la science du corps humain. Que ses personnages pourtant, avec leur musculature athlétique, leurs cous allongés, leurs poses torturées et leurs expressions inquiétantes, font violence à notre sens de réalité, et que toute la science anatomique est impuissante à nous inspirer la foi dans l’existence de ce monde de colosses qui parfois nous écrase et presque toujours nous déroute ! On a dit avec raison que pas une des figures de Michel-Ange ne pourrait se lever et marcher sans ébranler l’univers et faire sauter le cadre de la nature. Il serait certes puéril de demander à un élève de Ghirlandaio ce respect de la couleur locale, ce souci du costume et du caractère d’une époque, en un mot ce sens historique qui a fait défaut à tous les artistes de la renaissance ; je doute néanmoins que jamais artiste de ce temps eût conçu une grande page d’histoire nationale de la manière dont fut exécuté le fameux carton de Pise. C’est pour orner la Salle du Conseil du souvenir des deux victoires les plus glorieuses dans ses annales que la république de Florence avait commandé à Léonard de Vinci la Bataille d’Anghiari, et à Buonarotti la Défaite des Pisans ; mais, tandis que Léonard a pris pour principal sujet le point culminant d’une action guerrière, une lutte acharnée autour de ce drapeau qui est le symbole de l’armée et de la cité, Michel-Ange ne vit dans le thème de la Guerre de Pise qu’un prétexte pour montrer la figure humaine en mouvement, pour dessiner des soldats se baignant dans un fleuve et troublés dans leurs jeux par la voix soudaine du clairon. Du reste, aucun rappel de la gloire nationale, aucune personnification des capitaines et des armes de la république ; tout était imaginaire dans ce carton, tout, jusqu’au paysage lui-même. Ne sont-elles pas imaginaires aussi les deux statues du duc de Nemours et du duc d’Urbin, en l’honneur desquels a été élevé le mausolée des Médicis, et dont l’un était le frère et l’autre le neveu du pape Léon X ? Étrange parti-pris d’éviter tout caractère iconique en traçant la figure de deux princes dont les traits étaient présens à la mémoire des contemporains ! Plus étrange encore et pleine d’une insouciance hautaine cette excuse du sculpteur que dans mille ans personne ne serait capable de juger de la ressemblance ! Jamais défi plus grand à la vérité historique n’a été porté dans un monument funéraire et commémoratif.

C’est que Michel-Ange s’était fait un empire et un empyrée à lui, et qu’il plaçait son idéal en dehors de toutes notions et de toutes conventions reçues. Ce qu’un célèbre penseur allemand essaya dans le domaine de la philosophie au commencement de notre siècle, Michel-Ange, à l’époque de la renaissance, l’avait tenté dans le domaine de l’art : il voulut construire tout un univers du fond de son moi, abstraction faite de l’ordre des phénomènes qui l’entouraient, et de l’ordre des développemens qui l’avaient précédé. Avec lui vous entrez dans un monde inconnu de tout maître, ignoré de tout âge, peuplé de figures cyclopéennes, j’oserais presque dire préhistoriques, et qui transportent en effet votre pensée à cette époque antédiluvienne dont parle la Bible, « où il y avait des géans sur la terre, alors que les enfans de Dieu eurent épousé les filles des hommes. » Il n’est pas jusqu’aux procédés techniques du maître qui ne nous fassent également songer à des périodes reculées, à un âge synthétique de l’humanité, où les diverses branches de l’art étaient encore entrelacées entre elles et tenaient à un tronc commun d’inspiration indivise. Le caractère sculptural des fresques de la Sixtine frappe les yeux les moins exercés, et de même telle statue comme le Moïse, le Pensieroso, la Nuit ont les effets de clair-obscur, les empâtemens d’une œuvre du pinceau : fresques et marbres, à leur tour, sont tous les deux assujettis à un principe architectural qui leur fait faire corps avec la masse de l’édifice, avec ses pendentifs et ses enfoncemens. Par l’ampleur du procédé aussi bien que par le vague de l’idéal, l’œuvre de Buonarotti apparaît ainsi unique, hors de page et hors de pair, dans l’histoire universselle de l’art ; chez les anciens comme chez les modernes, vous chercheriez en vain l’exemple d’un essai d’innovation aussi personnel, aussi grandiose, et j’ajouterai aussi téméraire.

Que cet essai ait été et soit demeuré un des plus glorieux titres de l’humaine énergie et qu’il nous ait légué des monumens qu’on ne se lassera pas d’admirer de siècle en siècle, c’est là une vérité qui n’a point besoin d’être affirmée ici. Tout extraordinaire d’ailleurs, tout arbitraire même que fût l’essai, il ne laissa pas d’avoir son côté légitime et d’exercer d’abord une influence bienfaisante dans les vastes sphères de l’imagination. Qui sait en effet si, sans la forte secousse que vint lui imprimer le génie de Michel-Ange, l’art du XVIe siècle ne se fût bien vite alangui et étiolé sous les tièdes et suaves effluves de la renaissance, et comment ne pas reconnaître par exemple la vigoureuse impulsion que reçut l’âme tendre de Raphaël des peintures de la Sixtine ? Rien qu’en passant au Vatican de la Stanza della Segnatura à celle d’Héliodore, on s’aperçoit aussitôt que les horizons de la puissance créatrice ont été reculés, que le champ visuel du goût a été élargi, à la suite de la révolution tentée par Buonarotti. Il n’en est pas moins vrai pourtant que cette révolution, comme mainte autre, apportait avec elle un principe dangereux et des germes morbides ; qu’elle ne devait réaliser que très peu de ses promesses, et bien plus détruire que fonder. Car ce n’est pas impunément que l’esprit humain s’avise de rompre avec les institutions et les traditions du passé et prétend refaire l’œuvre du temps et de Dieu : dans le domaine de l’art par exemple, le seul qui nous intéresse ici, que la recherche arbitraire du nouveau aboutit vite au bizarre et que la préoccupation de l’extraordinaire mène fatalement au monstrueux ! L’entreprise de Michel-Ange n’a point échappé non plus à cette loi implacable, à ce que les anciens, avec leur profond sentiment de la mesure, appelaient la vengeance des dieux : le bizarre et le monstrueux, ce sont même là les deux traits caractéristiques qui, dans son œuvre, frappent dès l’abord tout contemplateur candide, et ce n’est qu’à force de réflexion, d’étude et d’habitude que nous parvenons à nous en accommoder, à nous en éprendre même au besoin, et à nous en faire une source trouble de jouissances nouvelles. Il y a telle conception de Buonarotti, tel projet ou telle velléité qui vous font involontairement penser à l’imagination désordonnée, aux caprices prodigieux des plus fantasques des empereurs romains. Ce n’est rien encore que le colosse qu’il voulut un jour tailler dans une des montagnes de Carrare ; mais on croit rêver en lisant sa lettre célèbre où il propose d’élever sur la place de Florence une statue en marbre dont l’intérieur vide abriterait une boutique, dont la main avec une corne d’abondance servirait de cheminée à la fumée, et dont la tête formerait un campanile pour l’église de Saint-Laurent : « Le son sortant par la bouche, il semblerait que le géant criât miséricorde, surtout les jours de fêtes, quand on met en branle les plus grosses cloches. » Oh ! qu’il serait beaucoup plus juste d’appliquer à Buonarotti le molium avidus dont les contemporains avaient gratifié son protecteur, le pape Jules II, alors surtout qu’on entendrait le mot dans son double sens latin, dans le sens des grandes masses aussi bien que des grands tourmens...

Jamais en effet inspiration d’artiste n’a porté à ce point, comme chez Michel-Ange, le cachet d’un tourment ineffable, d’une tension extrême ; d’une lutte ardue et douloureuse. La dure sentence In dolore paries a pesé d’un poids écrasant sur cet homme grand entre tous, et qui, lui aussi, avait quitté un Eden, cette région de grâce, de naïveté et de contentement ingénu qu’habitèrent les maîtres anciens. Une âme toujours en ébullition et débordant le vase du corps ; « une fonte incandescente roulant ses flots enflammés et, pour devenir statue, n’aspirant qu’à faire voler en éclats le moule qui l’embrasse d’une étreinte passionnée et convulsive ; » telle est l’image que laisse dans notre esprit l’œuvre de Buonarotti, et cette image, je l’emprunte à Buonarotti lui-même, à un de ses sonnets. Bien d’ailleurs de plus propre à nous initier au travail de Buonarotti, peintre, sculpteur et architecte, que ses sonnets au sentiment parfois si profond, et au rendu toujours si laborieux et si dur. Le procédé de la poésie étant plus familier et pour ainsi dire plus à nu que celui des arts plastiques, c’est l’étude préalable de ses sonnets que je recommanderais volontiers à tout profane qui désirerait surprendre les secrets de laboratoire de ce maître immortel. Que dans ces vers la pensée a de peine à se faire jour, et qu’elle « redouble de coups de marteau pour arracher à la pierre la beauté qu’elle recèle ! » Tantôt elle entasse les comparaisons et accumule les rimes dans le désir de se faire comprendre, et tantôt elle rejette tout apprêt et toute parure pour reluire aux yeux et pour s’effrayer aussitôt de sa pauvre nudité. Ce ne sont partout que des hachures violentes d’interjections et d’interrogations, des empâtemens saccadés de paroles et de sons. Telle strophe est pleine « d’une fière ardeur » et célèbre avec orgueil la majesté du génie qui dans un seul marbre peut renfermer tout un monde de sublimes pensées ; et telle autre n’est plus qu’un sanglot inarticulé, un appel à Dieu, un cri d’impuissance et de misère : « Comment se peut-il que je ne sois plus moi-même ? »

LE MARCHESE ARRIGO :

Come puè esser, ch’io non sia più mio ?
O diu ! o dio ! o dio !
Chi ni toise a me stesso

Ch’ a me fusse più presso
O più di me, che mi possa esser io
O dio ! o dio ! o dio !

LE COMMANDEUR. — Ah ! marchese, que ne pouvez-vous, avec le même accent pénétrant, nous réciter également telle fresque ou telle sculpture de Buonarotti ! Là aussi nous saisirions alors, et bien au vif, de ces aheurtemens constans de la pensée à une forme et à une matière récalcitrantes, de ces chocs violens d’un sentiment grandiose contre une expression inégale, et à côté des notes puissantes et pleines d’une « fière ardeur, » nous entendrions des cris d’angoisse et de défaillance, et cet étonnement douloureux : « Comment se peut-il que je ne sois plus moi-même ?.. » Une femme d’une beauté resplendissante et idéale, vêtue de blanc et de bleu, qui sont les couleurs du ciel, trônant sur des nuages argentés, les ailes grandes et larges majestueusement déployées, le front pur couronné d’un laurier verdoyant, le regard serein et limpide plongé dans des horizons lointains, et à côté deux chérubins proclamant sa divine inspiration, — numine afflatur, — c’est ainsi que Raphaël a peint le génie de la poésie et des arts au-dessus de son Parnasse. Rappelez-vous maintenant ces figures allégoriques qui devaient orner le tombeau du pape Jules, et dont les deux les plus achevées font la splendeur du Louvre, tandis que les quatre autres plus ou moins ébauchées croupissent indignement dans la grotte de notre jardin Boboli ; contemplez ces athlètes inquiets, tourmentés, qui les uns déjà affaissés et épuisés, les autres encore bouillans et se débattant, se tordent tous dans leurs liens et semblent interroger le ciel d’un regard de reproche. Les livres et les catalogues vous nommeront diversement ces statues merveilleuses ; ils les appelleront des lutteurs, ou des esclaves, ou des captifs ; mais si vous interrogez Michel-Ange et son confident Condivi, ils vous apprendront qu’elles étaient destinées à représenter «les Arts libéraux, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, etc., chacune avec ses attributs et toutes prisonnières de la Mort avec le pape Jules... » Que cette idée de figurer les arts en Titans révoltés et écrasés par le destin est extraordinaire et bizarre, et qu’elle ne se serait jamais certes présentée à l’esprit d’un Phidias ou d’un Praxitèle, d’un Raphaël ou d’un Mantegna, mais qu’une pareille conception est typique, par contre, pour un Michel-Ange, pour son génie et son œuvre !

Aussi ne vous étonnez point que cette œuvre vous soit parvenue mutilée et tronquée, par pièces et morceaux, ou plutôt qu’elle n’ait jamais existé qu’à l’état de débris et de disjecta membra. Une vie longue et laborieuse entre toutes, — vous savez que Michel-Ange est mort à quatre-vingt-neuf ans, et qu’il a travaillé jusqu’à son dernier jour, — n’a laissé après elle que bien peu de monumens achevés et complets ; la plupart ne sont que les merveilleuses parties d’un grand tout audacieusement rêvé, mais jamais réalisé ; le reste n’est que projets, ébauches et épaves. Il n’est pas jusqu’au mausolée des Médicis que le maître n’ait abandonné avant de l’avoir fini, et à quelles mesquines proportions s’est trouvé réduit en dernier lieu, dans la triste niche de S. Pietro in Vincoli, ce tombeau de Jules II, d’une conception d’abord si gigantesque, mais qui maintenant ne nous offre plus qu’un seul et unique fragment de la donnée primitive ! il est vrai que ce fragment est toute une immensité, et qu’il s’appelle le Moïse ! Sans doute les contre-temps fâcheux, les vicissitudes politiques et privées, l’indigence de la famille et la rapacité des industriels, les démêlés avec les grands et avec les petits, avec les papes et avec les carriers, en un mot les tristesses et les misères ordinaires de l’existence humaine ont eu leur large part dans les mécomptes et les défaillances de l’artiste. Sans doute aussi, le hasard s’est montré parfois bien cruel envers quelques-uns des ouvrages de Buonarotti : tel de ses cartons comme celui de Pise a été lacéré et anéanti par des mains négligentes ou coupables ; tel bronze qu’il a coulé, comme la statue de Jules II, à Bologne, a péri dans une émeute populaire. Gardez-vous cependant de donner à ces circonstances tout extérieures et accidentelles une portée trop haute, et si dans les vastes domaines de Michel-Ange vous ne voyez presque partout que des ruines cyclopéennes, des blocs épars et d’immenses tronçons de colonnes et de figures, avant d’en accuser le ciel pensez à la nature volcanique du sol, à la nature volcanique de l’homme, surtout, qui y a établi son royaume. Il a été dans l’essence du génie de Buonarotti de procéder par des commencemens incessans, par des déceptions colossales et par de sublimes méprises ; il eut souvent à l’égard de l’inspiration, et dans le sens idéal, cette même inadvertance qui, dans le sens technique, lui est parfois arrivée, à ce qu’on affirme, avec ses blocs de pierre : il s’y attaquait dans un premier et fougueux emportement, sans avoir pris les mesures exactes, ni calculé les proportions, et ne s’apercevait que trop tard que sa pensée excédait sa matière ouvrable. Cela n’a certes jamais ébranlé sa foi dans son idéal, ni la noble confiance qu’il avait dans son génie ; mais je n’affirmerais pas qu’il n’eût eu par moment des doutes sur son art. Il n’admettait pas qu’il fût peintre ; il proclamait en maintes circonstances que l’architecture n’était point son fait ; et si d’ordinaire il aimait à être désigné du nom de sculpteur, il repoussait cependant à de certains momens jusqu’à cette dernière appellation. On a de lui telle lettre où il proteste contre l’adresse Michelangelo scultore : « Son nom, écrit-il, est Michelangelo Buonarotti, et il n’a jamais accepté de commande de tableaux ni de statues ; il a seulement travaillé pour trois papes et parce qu’il n’a pu faire autrement… » Ainsi ni l’architecture, ni la peinture, ni la sculpture, — serait-on parfois tenté de penser, — ne lui offraient un mode d’expression suffisant ; il lui fallait, dirait-on, un art plastique tout autre et introuvable, un art aussi personnel, aussi inconnu, aussi immense que le monde qui agitait son âme : moles agitans mentem !

Ce qui est sûr, dans tous les cas, c’est qu’il n’avait qu’en médiocre estime l’art de son temps, et qu’il éprouvait une répulsion invincible pour les plus grands maîtres de la renaissance. Il était de ces natures fortes et passionnées, aussi entières dans leurs affections que dans leurs répugnances. « Ceux qui admirent les œuvres de Michel-Ange, disait Vittoria Colonna, n’admirent que la moindre part de lui-même ; » les lettres intimes que nous avons de lui nous permettent du moins d’admirer son cœur grand et simple, éminemment bon et généreux, et nous forcent de reconnaître également que, chez un tel homme, les inimitiés d’artiste ne pouvaient avoir pour mobile aucun sentiment bas et mesquin. Elles tenaient évidemment à ses convictions les plus profondes, à l’idéal qu’il se faisait de son art ; mais je ne comprends pas comment on s’obstine, de certain côté, à vouloir nier le fait même de ces inimitiés, alors qu’on ne peut citer de Buonarotti un seul témoignage de bienveillance envers ses illustres émules, tandis que l’on connaît de lui plus d’une dure parole à l’adresse des plus éminens parmi eux. « Il n’y a que ces idiots (caponi) de Milanais pour te commander un travail en bronze, » dit-il un jour publiquement à Léonard de Vinci ; et Raphaël n’était à ses yeux qu’un « envieux » qui avait « plus d’application que de génie. » La page sublime de la Sixtine ne fut-elle pas d’ailleurs, et dès l’origine, un manifeste de guerre éclatant et solennel contre la peinture telle qu’on l’avait connue et cultivée jusqu’à ce jour ? Il est vrai qu’on fut loin de s’en douter dans les premiers momens, et qu’on ne vit pas même une révolte là où il y avait déjà toute une révolution. On fut ébloui, fasciné, devant cette voûte de la Sixtine, et pour parler avec Goethe, on n’eut des yeux que pour « ces grands yeux de Michel- Ange, » pour le sens nouveau avec lequel il semblait regarder la nature, et la révéler à une génération ravie. Avec sa candeur et sa bonne foi juvéniles, avec son charmant instinct d’abeille, l’élève immortel de Pérugin se mit aussitôt à étudier les Prophètes et les Sibylles et à y chercher des inspirations nouvelles dont on trouvera la trace dans plus d’une de ses fresques, à partir de cette date, et l’expression peut-être la plus parfaite et la plus libre dans les cartons de Hampton Court. Bien des esprits purent alors croire naïvement à l’union des deux maîtres et des deux croyances, comme ils unissaient eux-mêmes et confondaient dans une admiration sympathique la terribilità de Michel-Ange, ainsi qu’ils l’appelaient, et la grâce divine de Sanzio ; mais Buonarotti demeura sourd à toutes ces sollicitations et garda un silence obstiné et farouche. Il ne devait le rompre qu’au bout de trente ans.

Je connais très peu de spectacles aussi saisissans, aussi pleins d’un enseignement profond que cette attitude silencieuse de Michel-Ange pendant toute cette période mémorable. Après avoir créé les Prophètes et les Sibylles qui sont demeurés son œuvre la plus complète et son chef-d’œuvre, après avoir porté ce défi immense à la peinture de son temps, il quitte Rome, fixe son séjour à Florence et ne touche plus à la brosse durant vingt-cinq ans. Durant tout ce quart de siècle, il n’a pas non plus la moindre parole d’encouragement pour les grands maîtres qu’il a laissés dans la cité éternelle, et qui là, ou sur tel autre point de l’Italie, poursuivent leur glorieuse carrière et descendent dans la tombe l’un après l’autre. « Vous avez sans doute appris comment est mort ce pauvre diable de Raphaël (quel povero di Raffaelo), duquel vous avez eu assez de déplaisir, ce que Dieu lui pardonne ? » se laisse-t-il écrire de Rome par son fidèle Sébastien del Piombo, et sans protester. Il n’a point de larmes pour cette mort, ni pour celle de Léonard, de Luini, de Del Sarto ou de Corrège, pas plus qu’il n’a de regard pour leurs productions admirables. Il travaille au mausolée des Médicis, au Pensieroso, et il pense aussi de temps en temps au tombeau du pape Jules et à son Moïse, — ce Moyses surgens dont il rappelle si bien à cette époque la pose recueillie et menaçante. Car lui aussi il a l’âme courroucée à la vue des fausses divinités qu’on adore au loin ; il se retient encore et demeure au repos, mais vous sentez qu’il va se redresser et éclater d’un moment à l’autre. Il se lève en effet tel jour inoubliable : au bout d’un quart de siècle, il revient à Rome, reprend le pinceau si longtemps délaissé, et s’enferme de nouveau pour sept ans dans sa chapelle Sixtine. Là il peint le Jugement dernier et dit son dernier mot, et ce mot est un anathème ! Sur ce pan de mur au-dessus de l’autel, il était venu tracer à soixante-six ans le Mané, Thécel de la renaissance, prononcer la condamnation de tout un monde de grâce et de beauté, qui avait charmé et séduit les générations passées et qui désormais allait périr...


LA COMTESSE. — Vous me faites trembler, cher maître, et bien que je n’aie jamais été enthousiaste du Jugement dernier, il me coûterait, je vous en préviens, d’admettre cette œuvre parmi les dates néfastes.

LE COMMANDEUR. — Je reconnais humblement, madame la comtesse, tout ce que mes paroles peuvent avoir de choquant à première vue ; mais veuillez faire avec moi un simple rapprochement historique, qui n’a certes rien de forcé, puisqu’il s’agit du même art, dans le même pays et à la distance seulement de quelques générations. Représentez-vous d’abord cette époque unique dans l’histoire de la peinture qui va de Léonard jusqu’à la mort de Raphaël, cette époque si courte, si rayonnante et si radieusement encadrée de deux divins sourires, le sourire de la Joconde et celui de la Galatée. Ou bien rappelez-vous seulement la période plus courte encore, une période de trois lustres à peine, pendant laquelle Rome était devenue le centre de toute l’activité artistique de l’Italie, et put ainsi cueillir la fleur et le fruit d’une végétation de plusieurs siècles. Car c’est là une des merveilleuses originalités de notre art italien, qu’après s’être lentement développé à l’ombre des écoles de Florence, de Pérouse, de Milan, etc., il eut son dernier et splendide épanouissement dans cette Rome qui jusque-là l’avait comme ignoré, n’avait eu pour lui ni abri ni école, mais, à ce moment décisif, lui fit don de deux grandeurs qui n’étaient qu’à elle, la grandeur de la tradition chrétienne et la grandeur de la tradition classique. C’est d’ailleurs ce que le divin Sanzio sut indiquer dans un symbolisme magistral, alors que, dès son premier début à Rome et dans la première Stanza du Vatican, dont il put orner les murs, il donna l’École d’Athènes comme pendant à la Dispute du saint sacrement. Arrivée au plus haut degré de son développement et à sa perfection suprême, la grande renaissance fut l’union harmonieuse de la profondeur du sentiment chrétien et de la beauté de la forme classique. Je n’insisterai pas plus longtemps sur un thème aussi connu et aussi ressassé, et je me contenterai d’attirer votre attention sur le discernement admirable dont les maîtres de cette époque firent preuve dans le choix de leurs sujets. Ils évitèrent autant que possible les pages sombres de l’Évangile et s’en tinrent à ses tableaux pleins de douceur, de gloire, de mouvement et de vie : l’Enfance de Jésus, la Sainte Famille, l’Adoration des Mages, les Paraboles, l’Eucharistie, la Vision du Thabor, la Résurrection et l’Ascension du Christ, le Mariage, l’Assomption et le Couronnement de la sainte Vierge, la Délivrance de saint Pierre, la Prédication de saint Paul, etc. Dans le drame émouvant de la Passion, ils éludèrent discrètement les scènes de supplice, telles que la Flagellation, le Couronnement d’épines, le Crucifiement, et aimèrent mieux représenter la Mise au tombeau, — le moment où la mort ayant perdu son aiguillon ne laisse plus de place qu’à l’amour dévoué et à la douleur contenue, — et si le Spasimo de Sicilia fait exception sous ce rapport, il n’est pas sans intérêt d’apprendre que le groupe principal en est tiré de la Grande Passion de Dürer, Alberto Duro, comme on l’appelait de ce côté des Alpes : on dirait que l’artiste italien eût voulu marquer par là combien le sujet demeurait étranger à sa nature. C’est avec le même sentiment de la mesure que les maîtres de l’époque surent dégager de la masse des miracles et des légendes du catholicisme les traits les moins faits pour blesser le goût, les plus propres à devenir une fête pour les yeux aussi bien que pour l’âme. Ils empruntèrent à l’Olympe classique ses formes les plus idéales et les plus divines, et au ciel des chrétiens, en revanche, ses données les plus naturelles et les plus humaines, — compromis magnanime et qui seul put ramener l’équilibre entre l’infini et le fini, faire concorder les deux choses au fond aussi contradictoires, — res dissociabiles, — que le spiritualisme chrétien et la beauté plastique.

Combien différent, par contre, est le spectacle que présente notre peinture à partir de la seconde moitié de ce même XVIe siècle ! Je ne parle pas, bien entendu, des Vénitiens dont les destinées furent aussi distinctes que le développement a été original et indépendant : je parle des successeurs et continuateurs directs de l’héroïque génération qui avait illustré le pontificat de Jules II et de Léon X, les maniéristes, les naturalistes, les éclectiques, comme on les a appelés depuis. Déjà ces dénominations même indiquent l’effondrement de cette unité de doctrine qui, malgré les aptitudes et les aspirations diverses des maîtres précédens, avait donné à leurs œuvres un air de famille, un grand air d’une noblesse et d’une distinction incomparables. A l’époque où nous sommes arrivés, il n’y a plus de règle suprême, de canon de beauté pour la conception artistique ; c’est le règne de l’arbitraire et du caprice, non-seulement le caprice du peintre, mais de l’amateur qui commande le tableau, du public qui impose son goût, et qui ne veut plus que des coups et des tours de force. Dès ces premières années, Vasari, le disciple de Michel-Ange et l’historiographe de l’art de ce temps, ne se fait pas faute de célébrer toute difficulté vaincue, tout raccourci prestement enlevé, comme autant de manifestations du sublime. On s’ingénie à produire des atti et des académies, c’est-à-dire à représenter le corps humain dans des attitudes théâtrales sans cause et dans des mouvemens violens sans nécessité. Dans les vastes compositions, on croit faire grand en faisant nombreux, en remplissant le tableau d’une multitude de figures dépourvues d’action et de signification. Le talent est parfois encore immense, l’habileté du pinceau vraiment stupéfiante ; mais aucun souci de la vérité idéale, aucune préoccupation de l’harmonie et de l’équilibre du sentiment et de la forme, tout est sacrifié à la recherche du pathétique. L’Évangile n’est plus l’idylle terrestre ou céleste, touchante ou sublime des grands maîtres de la renaissance ; il devient un drame lugubre, un mélodrame en mille scènes diverses, poignantes et sinistres, avec des Flagellations, des Ecce homo, des Crucifiemens, des Massacres des innocens, où l’artiste fait surtout valoir la férocité et la vigueur musculaire des bourreaux. Dans la vie des saints, on fait choix des extases les plus convulsionnaires, des miracles les plus disgracieux, des martyres les plus rebutans, et il est effrayant de voir la puissance tortionnaire que sait déployer en de telles occasions un peintre même aussi gracieux et aussi souriant que le Dominiquin. C’est lorsqu’en sortant des Stanze du Vatican, du portique de l’Annunziata ou du réfectoire de Santa Maria delle Grazie, vous vous trouvez brusquement placé devant ces Carraches, Caravage Guerchins et Dominiquins, c’est alors surtout qu’il vous est donné de reconnaître combien notre art a perdu de sa sérénité et de sa noblesse, combien son horizon s’est abaissé et assombri. Vous vous demandez si c’est bien le même art, le même pays, la même religion, et si vous essayez de remonter ce courant impétueux et noir, et de pénétrer jusqu’à sa source, vous arrivez tout droit à la Sixtine et en face du Jugement dernier.

Tout a été dit sur cette peinture formidable dans un débat qui dure déjà depuis plus de trois siècles ; et peut-être même ce bonhomme de Vasari a-t-il épuisé le sujet dès l’origine, en racontant ingénument que la fresque au-dessus de l’autel de la Sixtine fut dévoilée le 25 décembre 1541, con stupore e maraciglia di tutta Roma. L’émerveillement et la stupeur, ces deux sentimens se combattront en effet éternellement devant cette œuvre monumentale : on ne cessera d’admirer la science de Michel-Ange et son « bonheur prométhéen[6], » comme on l’a appelé, à jongler avec la figure humaine dans tous ses mouvemens, ses attitudes, ses raccourcis et ses groupemens possibles on inimaginables ; mais on se demandera toujours avec stupeur si c’est bien là le Jugement dernier dans le sens chrétien et catholique, si c’est bien là ce monde émouvant et terrible que Dante avait placé sous l’invocation « de la divine Puissance, de la suprême Sagesse et du premier Amour. » Et puisque le nom de l’auteur de la Divine Comédie vient d’être prononcé, permettez-moi de protester ici contre cette opinion si courante, si souvent répétée par les autorités même les plus respectables, et si peu fondée cependant, qui voit dans le Jugement dernier une puissante inspiration dantesque. On s’est laissé évidemment influencer à cet égard par les détails tout à fait secondaires et extérieurs : la barque de Charon, le damné enroulé d’un serpent, etc., détails du reste qu’on peut signaler également dans mainte peinture antérieure à Michel-Ange. C’est précisément dans ces peintures du XIVe et du XVe siècle, dans les fresques de Giotto, d’Orcagna et de Fiesole, qu’il est aisé de reconnaître l’empreinte manifeste du génie d’Alighieri : on y trouve cette tendance constante à l’allégorie, ce symbolisme grandiose, cette conception mystique de l’univers, cette religion de la grâce, ce culte de la sainte Vierge, en un mot tous ces élémens constitutifs de la poétique de Dante, dont on chercherait vainement la trace dans l’œuvre de Buonarotti. Michel-Ange a certainement connu et approfondi le poème florentin comme pas un de ses prédécesseurs ou émules ; il l’a lu et médité pendant toute sa vie ; il l’a même illustré par des dessins dans un cahier spécial dont on ne saurait assez regretter la perte irréparable. Toutefois il est permis de dire que cet homme extraordinaire a procédé à l’égard de la Divine Comédie exactement comme il l’a fait à l’égard des monumens de l’antiquité, à l’égard des livres sacrés de la Religion, et du livre profane de la Nature ; il les a tous étudiés, admirés et commentés avec le sens qui n’était qu’à lui, mais aussi avec la résolution inébranlable de n’en tenir aucun compte dans son travail créateur, et de n’obéir là qu’aux suggestions de son génie autonome. Il y a dans la Divine Comédie un passage sur lequel on n’a peut-être pas assez insisté ; c’est celui où le poète interrompt brusquement le récit des souffrances du Purgatoire pour exhorter le lecteur à ne pas se laisser ébranler, dans son propos pour le bien, à la vue des peines qu’une volonté insondable inflige à ceux-mêmes qui se sont repentis ; et il l’adjure de ne pas s’appliquer à la forme du martyre, mais de penser à la conséquence, au salut éternel qui est au bout de toutes ces épreuves :

Non attender la forma del martire ;
Pensa la succession…[7]

Or c’est à la forme du martyre que s’applique avant tout l’art de Michel-Ange dans le Dies iræ qu’il évoque devant nos yeux ; son monde est plein de désolation et de terreur, son ciel crie vengeance et ne montre que les instrumens ignominieux qui ont servi à flageller et à crucifier un Dieu ; son Christ ne lève la main que pour punir, et il n’est pas jusqu’à la sainte Vierge qui ne soit saisie d’épouvante, et, oubliant d’intercéder, ne cherche plus qu’à se voiler la face… Il y a aussi peu d’inspiration dantesque dans le Jugement dernier de Michel-Ange, que d’inspiration évangélique dans ses Prophètes et ses Sibylles.

Fatalité étrange qui a fait la part d’influence si inégale à ces deux œuvres, dont l’une a marqué l’aurore et l’autre le crépuscule d’un génie comme n’en a pas connu l’humanité ! À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, on ne parle plus que pour mémoire des Prophètes et des Sibylles, et c’est le Jugement dernier qui fait fureur et école ! La voûte de la Sixtine ne dit plus rien aux imaginations et aux cœurs avec ses figures grandioses, si puissantes, si éternellement jeunes ; maîtres et disciples sont à genoux devant l’unique tableau au-dessus de l’autel et y cherchent des modèles pour des atti et des académies, des inspirations pour des peintures confuses, violentes et lugubres… Parmi les antinomies, parmi les inversions si nombreuses dans la destinée de Michel-Ange, ce n’est pas là, à coup sûr, une des moins remarquables, ni des moins tragiques, que cette fortune diverse de ses deux fresques immortelles.

LE PRINCE SILVIO. — Il est téméraire, je le sens, de soulever des objections contre un discours si plein de faits et d’autorité ; mais en suivant la dernière partie surtout de votre thèse, monsieur le commandeur, je n’ai pu m’empêcher de me demander si vous ne rendez pas, par hasard, Michel-Ange responsable d’une grande évolution aussi irrésistible qu’universelle, et si vous ne mettez pas à la charge d’un seul génie, fût-il celui de Buonarotti, ce qui, à bien le regarder, a été le génie même du temps, et la fatalité inexorable de l’histoire.

Oui, vous avez raison, cher maître, la courte époque, qui va de Léonard jusqu’à la mort de Raphaël a été une des plus radieuses de l’humanité, et j’ajouterai que ce merveilleux épanouissement ne s’est point borné aux arts ; il a éclaté avec la même force et avec la même splendeur dans la poésie de l’Arioste, dans la politique de Machiavel, dans l’érudition d’un Mirandole et d’un Politien, dans les rêves des cabbalistes et des platoniciens, dans toutes les manifestations de la vie en un mot. Le beau préoccupait presque exclusivement, animait et entraînait les esprits les plus larges et les plus élevés ; il était devenu le but, la grande affaire et l’excuse en toute chose, et c’est de ce temps, si je ne me trompe, que l’art, l’ingéniosité, l’adresse, prirent chez nous si généralement le nom de virtù ; cette virtù qui, selon le mot terrible de l’auteur des Discorsi, s’allie parfaitement avec la scelleratezza[8]… Il y eut alors en Italie un enthousiasme sincère, un culte naïf de la beauté, comme il y eut en France, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une foi candide, généreuse, étourdie dans le bien, dans les lumières, dans la perfectibilité infinie de notre race. Ces deux époques de la virtù et de la philosophie se ressemblent à plus d’un égard, et si un aussi fin connaisseur de la vie et de ses jouissances que M. de Talleyrand signalait les dernières années du règne de Louis XV, et les premières de celui de Louis XVI, comme la période la plus douce et la plus agréable de sa longue existence, plus d’un parmi nous, et notre marchese Arrigo le premier, je le pense, ne demanderait peut-être pas mieux que de vivre dans des temps pareils à ceux de Jules II et de Léon X. Mais de tels momens dans l’histoire de l’humanité sont, hélas ! aussi fugitifs que périlleux ; ils ont en eux un principe malsain et délétère qui ne tarde pas à se développer et à amener une réaction plus ou moins violente, mais inévitable. Je n’ai point à m’étendre ici sur le mal qui rongeait le monde gracieux et facile tant regretté par M. de Talleyrand ; mais, quant à la renaissance, vous vous êtes vous-même posé la question, monsieur le commandeur, si sous ces tièdes et suaves effluves l’art du XVIe siècle ne se fût pas bien vite alangui et étiolé ; et ce que vous avez dit de l’art s’applique avec plus de raison encore à toute notre vie sociale et morale dans ce même siècle. Comme l’époque de la philosophie, celle de la renaissance provoqua une réaction qui, pour être moins sanglante et moins funeste, fut pourtant tout aussi inéluctable et profonde.

Cette réaction nous vint de la réforme ou plutôt du mouvement de contre-réforme qu’amena en Italie l’audacieuse entreprise de Luther. Sous le coup de ces attaques des hommes du Nord, le catholicisme se recueillit et se raidit avec une énergie admirable ; il devint austère et rigide. À la place des Rovere, des Médicis, des Farnèse, ce furent maintenant les Caraffa, les Ghisleri, les Buoncompagni et les Peretti qui se succédèrent sur le trône pontifical ; le concile de Trente, l’ordre de Jésus et le saint-office s’efforcèrent de rétablir une discipline sévère dans le monde de la foi et de la pensée ; le bien et le vrai l’emportèrent sur le beau dans la préoccupation générale, et on vit en toutes choses un retour, — un ritorno al segno, comme dirait notre Machiavel, — vers les idées et les sentimens des âges précédens. Cet assombrissement de l’horizon que vous signalez avec tant de justesse, monsieur le commandeur, dans le domaine de l’art à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, je l’aperçois également dans plus d’un domaine encore, dans la vie religieuse, dans le système politique, dans l’érudition, dans la poésie. La Gerusalemme diffère autant sous ce rapport de l’Orlando que peut le faire tel tableau bolonais d’une œuvre de Léonard et de Sanzio, et il n’est pas douteux pour moi que l’esprit de Tasse n’ait sombré précisément dans le conflit douloureux entre les séductions de la renaissance dont il subissait encore tout le charme, et les scrupules de la contre-réforme dont il ressentait déjà toutes les terreurs. Il est bien vrai que les grands maîtres de la renaissance, dans leur souci presque exclusif de la beauté et de l’harmonie, ont évité les pages trop lugubres de l’Évangile et les légendes trop pathétiques du catholicisme ; mais il est vrai aussi que leurs devanciers au XIVe et au XVe siècle, plus croyans ou du moins plus naïfs, avaient hardiment abordé mainte scène de martyre et d’extase, et il me semble tout naturel, dès lors, que notre peinture soit revenue à des sujets analogues sous l’influence de la grande réaction religieuse, « de la nouvelle éruption du catholicisme » pour parler avec M. de Maistre, dont les Paul IV et les Sixte-Quint avaient donné le signal.


LE COMMANDEUR. — Mais elle y est revenue malheureusement sans la naïveté, sans la simplicité des anciens maîtres ; elle y est revenue enrichie de toute cette science d’anatomie, surchargée de toute cette exubérance plastique, rompue à ces difficultés du raccourci et visant en tout à cet extraordinaire et à ce colossal dont Michel-Ange lui avait laissé l’enseignement dangereux ! C’est précisément ce raffinement de la science à propos des sujets qui, en somme, font appel à notre foi la plus candide et la plus enfantine ; c’est cette disparate qui me blesse le plus, je l’avoue, dans les œuvres de ce genre dues au pinceau d’un Carrache, d’un Dominiquin ou d’un Guide, et combien je leur préfère telle peinture du XIVe ou XVe siècle, où nous n’avons à admirer ni le tumulte de la foule, ni la vigueur des bourreaux, ni le réalisme du supplice ; où nous n’admirons que le saint, que le martyr surmontant la souffrance par cette foi qui illumine son front, par ce regard qui, selon la belle expression de Dante, est déjà « la porte du ciel. »

LE MARCHESE :

E lui vedea chinarsi per la morte,
Che l’aggravava già, inver la terra,
Ma degli occhi facea sempre al ciel porte[9].

LE COMMANDEUR. — Je rends l’hommage le plus sincère, mon prince, aux considérations élevées que vous venez de nous présenter sur le caractère de notre contre-réforme dans la seconde moitié du XVIe siècle, et j’admets que notre art n’a pu échapper aux suites d’une évolution aussi générale et aussi profonde. « Mais tout cachet n’est pas bon, lors même que la cire en est de toute bonté, » a dit l’auteur :


… Ma non ciascun segno
È buono, ancor che buona sia la cera[10] ;


et il m’est impossible de reconnaître un buon segno dans l’empreinte ineffaçable que notre peinture et notre sculpture reçurent à ce moment critique de la main puissante de Buonarotti. La terribilità de la Sixtine n’était pas faite pour nous redonner des Giotto et des Fiesole ; elle ne pouvait en dernière conséquence produire que des Carrache et des Bernin, — et dès lors il me semble que, même dans le seul intérêt du sentiment religieux, il eût mieux valu s’en tenir aux madones de Raphaël, et aux marbres inspirés de notre grand Andréa Sansovino.

Un génie sans ancêtres et sans postérité, un génie unique dans les annales de l’imagination créatrice, et qui du fond de son moi a tenté de construire un univers inconnu ; qui a rompu avec toutes les traditions et toutes les notions du passé, pour ne suivre en toutes choses que les inspirations de sa pensée souveraine ; qui a exploré jusque dans ses coins les plus reculés le domaine de la plastique, mais qui s’est aussi brisé et meurtri à ses bornes infranchissables ; un esprit qui a rêvé je ne sais quel sublime ἕν ϰαὶ πᾶν de l’art, et qui n’a laissé que de sublimes fragmens et débris ; qui a connu les plus fières extases aussi bien que les défaillances les plus déchirantes, et dont le nom marque à la fois l’apogée et la décadence de notre art moderne : tel nous apparaît Buonarotti aussitôt que nous ne craignons pas de le regarder en face, et de nous élever au-dessus de ces jugemens de convention qui, depuis les temps de Vasari, n’ont cessé d’avoir cours chez nous. Car il est permis d’appliquer à Michel-Ange ce que le poète français a dit d’un autre Titan, du César moderne :

Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire,
La justice à l’œil froid disparut sous sa gloire !

Eh bien ! je me trompe fort, ou à tous les points de vue indiqués ici, l’auteur de la Divine Comédie nous présente un spectacle très différent et complètement opposé. Loin d’abord de rompre comme Michel-Ange avec la tradition hiératique de l’art chrétien, et de rejeter le grand travail des générations passées, Dante a fait des croyances et des imaginations du moyen âge les fondemens mêmes de son œuvre immortelle. Il a pris à ce moyen âge les sujets, les types et les emblèmes ; il s’est inspiré de ses légendes religieuses, de ses fictions populaires, des contes de ses troubadours et trouvères : son poème est l’épopée par excellence de cette époque mémorable dont il reproduit les sentimens, les idées et jusqu’aux doctrines scolastiques. Ce n’est pas seulement dans ses détails, et ses épisodes, c’est dans tout son ensemble que ce merveilleux édifice est construit de matériaux préparés par une longue suite de siècles, de pierres tirées des rudes et primitifs monumens de la pensée catholique ou nationale, — pierres brutes et informes, mais qu’une main d’artiste magique a su façonner, polir et coordonner ensuite d’après un plan admirable. Notre Ugo Foscolo a été le premier à signaler ce fait, au commencement de ce siècle ; après lui nombre d’érudits ont suivi le sillon, et un Français a pu donner à une étude très ingénieuse sur ce sujet le titre aussi piquant que bien justifié de la Divine comédie avant Dante[11]. Telle légende en effet de saint Patrice ou de saint Brandan, tel fabliau de Rutebeuf ou de Hourlan, contient déjà les premiers rudimens des récits gravés depuis dans les terzines en traits de feu ; vous y trouvez déjà des lacs de poix bouillante, des puits des géans et des tempêtes éternelles dans la sombre Géhenne ; on vous y parle également du mont du Purgatoire et de la musique des sphères comme de la splendeur des planètes dans le séjour des bienheureux. Vous vous rappelez tous, messieurs, les origines que le poète assigne au double royaume où toute âme humaine vient expier ses péchés ou s’en purifier ? Le jour, dit-il, où le premier et le plus beau des anges se révolta contre Dieu et fut précipité du ciel, la terre recula d’horreur et s’effondra sous les pieds de Lucifer déchu ; à la suite de cet effondrement se creusa le cratère de l’enfer, et surgit du côté opposé la montagne du Purgatoire. Tombé au fond de cet entonnoir, Satan s’y débat dans des tortures éternelles ; ses ailes d’ange, qui ont pris la forme des membranes hideuses d’une chauve-souris, s’agitent constamment et ne produisent qu’un froid aquilon qui fait de cette partie de l’abîme une région de glace ; plus l’esprit des ténèbres s’agite et plus il accumule les amas de givre autour de lui et des autres damnés de la Caïna... Quelle conception et quel tableau ! Et pourtant il n’y a pas un seul trait de ce tableau qui ne soit une réminiscence ou un reflet des traditions des âges précédens ; il est vrai qu’il a fallu le génie d’un Alighieri pour réunir tant de traits épars en cette seule image d’une puissance incomparable ! Là même où Dante s’écarte des données reçues et cherche des voies nouvelles, il n’abandonne jamais complètement le terrain commun des croyances et des imaginations de l’époque. Il ne suivit pas, par exemple, la pensée populaire qui plaçait alors dans le ciel des jardins toujours florissans ou des palais aux colonnes d’or et aux murs de diamant, avec des encensoirs d’argent et des harpes d’ivoire ; il aima mieux se souvenir de ces cathédrales gothiques qui à cette époque s’épanouissaient sur le sol chrétien, de ces temples avec des portails où s’étalait souvent la représentation du jugement dernier, avec les vitraux de la nef faisant rayonner les martyrs et les vierges, avec la grande rose flamboyante au milieu, où l’on voyait ordinairement les neuf chœurs des anges autour de la majesté de Dieu. Cette architecture symbolique ne semblait-elle pas parler elle aussi, et dans son langage de pierre, du triple royaume dont la mort ouvre la porte ? Aussi est-ce à cette architecture que le poète a emprunté la pensée de décrire la plus haute région du ciel sous la forme d’une grande rose blanche, dont les feuilles sont les sièges des élus... LE MARCHESE :

In forma dunque di candida rosa
Mi si mostrava la milizia santa,
Che nel suo sangue Christo fece sposa[12].

LE COMMANDEUR. — Profondément respectueux envers la tradition chrétienne, Dante ne le fut pas moins pour la tradition classique, telle, à la vérité, qu’on la connaissait et qu’on la comprenait à son époque. Les marbres sublimes qui devaient plus tard former l’ornement du Belvédère étaient encore alors enfouis dans le sol, et les Grecs de Byzance n’avaient pas encore porté en Italie, dans leur fuite devant les conquérans turcs, les glorieux monumens de leur littérature. L’auteur de la Divine Comédie n’avait que des notions très confuses sur l’Iliade et l’Odyssée, bien qu’il appelle Homère le « poète souverain ; » mais il connaissait Virgile, il avait pour lui, comme tout le moyen âge du reste, une adoration mystique, presque religieuse. Il lui devait, disait-il, « ce beau style qui lui a fait tant d’honneur ; » il lui devait plus sûrement tout son enthousiasme, et presque toute sa science de l’antiquité. Sans doute cette science n’est pas toujours de bon aloi, et l’enthousiasme manque parfois de discernement : j’avoue, par exemple, que je n’ai jamais pu me réconcilier avec la singulière idée qu’a eue Dante déplacer Caton d’Utique dans le Purgatoire, et de lui donner même là les hautes fonctions de surveillant et de wkipper in des âmes repentantes. Mais, en revanche, avec quelle grandeur, avec quelle énergie incomparables a-t-il su dessiner les figures d’un Minos, d’un Charon, d’un Pluton, quel beau et original usage a-t-il fait du fleuve symbolique de Léthé ! Macaulay a très finement observé[13] que Dante est le seul poète moderne chez lequel les réminiscences de la mythologie grecque ne font pas l’effet d’être puériles ou pédantesques. L’emploi dans le « poème sacré » de ces noms classiques suggère au contraire à l’esprit la vague et saisissante idée de quelque mystérieuse révélation antérieure à toute histoire, et dont les débris épars se trouveraient déposés parmi les superstitions et les impostures des religions anciennes. « La mythologie chez Dante, dit l’éminent critique anglais, semble coulée dans le moule plus sévère et plus colossal des premiers âges ; on y sent plutôt le souffle d’un Homère et d’un Eschyle que celui d’Ovide et de Claudien. » Il est sûr dans tous les cas qu’aucune œuvre du moyen âge n’a fait à l’antiquité une part aussi large et aussi significative que la Divine Comédie. Alighieri a inauguré cette union du monde classique et du monde chrétien qui devait être la grande pensée de la renaissance, et que Michel-Ange seul ne devait jamais admettre, malgré toute l’admiration qu’il éprouvait pour les marbres anciens, et malgré tout l’enthousiasme que lui inspirait le poème florentin.

Parlerai-je maintenant de la fidélité que Dante a su apporter dans les reproductions de la nature, du singulier relief qu’il s’est toujours efforcé de donner aux sujets de l’histoire ? Mais ses tableaux de la nature sont également célèbres par leur éclat poétique comme par leur rigoureuse exactitude, et les figures historiques dans la Divine Comédie forment une suite admirable de portraits aussi vivans, aussi individuels qu’ait jamais tracé pinceau de grand maître ! Ce n’est pas certes dans le poème florentin que Michel-Ange a trouvé le modèle pour le paysage fictif de son carton de Pise, ou pour les têtes imaginaires des deux Médicis dans le mausolée de Saint-Laurent ; rappelez-vous seulement le récit de la bataille de Campaldino et de la mort de Buonconte dans le cinquième chant du Purgatoire ; songez à l’empreinte indélébile, à l’impression iconique, qu’a laissée dans votre âme chacune des ombres évoquées par Alighieri ! Dante éprouve tellement le besoin de tout caractériser et individualiser qu’il invente des attributs divers et des noms spéciaux jusque pour ses nombreux démons : ces noms de Malebranche, Scarmiglione, Calacabrina, Graffiacane, Farfarello et Rubicante qui ont tant fait suer notre bon Landino. Il sent tellement la nécessité de rendre ses visions plastiques et tangibles, qu’il fait constamment appel aux images les plus courantes, aux souvenirs qui nous sont le plus familiers. Pour peindre la presse et le va-et-vient des pécheurs dans le cercle de Malebolge, il rappellera la foule romaine couvrant, un jour de jubilé, le pont qui mène à Saint-Pierre ; arrivé au fleuve bouillant de bitume où sont plongés les damnés, il déroulera le magnifique tableau de l’arsenal de Venise, « alors que pendant l’hiver bout la résine tenace qui sert à radouber les bois avariés ; » il comparera le géant Antée à la Carisenda, la tour penchée de Bologne, « qui semble aux regards prête à se renverser toutes les fois qu’un nuage passe au-dessus d’elle ; » ailleurs, les âmes emprisonnées dans de petites flammes le feront penser à ces lucioles que connaît tout Florentin, et que nous voyons précisément scintiller sur la pelouse devant nous. Contraste saisissant ! le sculpteur et le peintre de Saint-Laurent et de la Sixtine transporte dans une région inconnue, incommensurable pour nous, les personnages les plus réels de l’histoire profane, les types les plus usuels de l’histoire religieuse ; tandis que le poète de la Divine Comédie cherche à rapprocher de nous autant qu’il peut le monde d’au-delà, et à rendre visibles jusqu’aux ténèbres de l’enfer…

Ce monde d’au delà, Alighieri l’a dessiné et construit avec une rigueur et une précision extraordinaires, avec cette prédilection aussi pour les nombres mystiques, avec cette sorte de géométrie sacrée qu’affectionnaient également tant les architectes gothiques. Son monde invisible comprend trois royaumes ; chacun de ces trois royaumes a trois divisions et trois fois trois cercles ; le poème lui-même est composé tout entier en terzines et embrasse trois grandes parties dont chacune correspond à un des trois royaumes et s’épanouit en trente-trois chants, — car le premier chant de l’Enfer n’est que l’introduction générale à toute l’épopée. Si j’insiste sur cette symétrie réfléchie et voulue, puérile parfois dans ses détails, j’en conviens (notons, par exemple, que le dernier chant de chaque partie se termine invariablement par le mot de Stella), mais d’un effet grandiose dans son ensemble, c’est pour faire observer que le poète a, dès le début, pris les mesures exactes et calculé les proportions de son œuvre inspirée :

E come quei che adopera ed estima
Che sempre par che inanzi si provveggia[14].


Qui sait d’ailleurs si ce n’est point cette ordonnance préconçue, cette rigoureuse géométrie de l’infini, qui seule permit à Dante d’élever son édifice de la base jusqu’au faîte, et de le couronner de sa rose flamboyante ? Le moyen âge n’a pu mener à bonne fin presque aucune de ses vastes entreprises : le saint-empire pas plus que la croisade, la cathédrale de Cologne pas plus que la Somme de saint Thomas ; la Divine Comédie est un des rares et grands monumens qu’il nous ait laissés entièrement terminés. Je ne connais dans l’histoire des génies rien de comparable à Dante pour l’assurance magistrale, pour la résolution tranquille dans un labeur poétique qui a occupé toute une vie et embrassé le ciel et la terre. Il marche d’un pas égal et ferme, du commencement jusqu’à la fin de son pèlerinage fantastique ; il s’élève de strophe en strophe, et de cercle en cercle sans jamais hésiter dans son expression, sans jamais douter de son art. Une fois seulement il avoue que la puissance a manqué à l’imagination fière et confiante :

All’ alta fantasia qui mancò possa[15] :


mais cet aveu, il ne le fait que dans la dernière terzine de son dernier chant, et mis en présence de la sainte Trinité ! En sommes-nous à compter des aveux semblables, dans l’œuvre, dans les fragmens de Buonarotti ?..

Et comment aussi ne pas rappeler à l’occasion que Michel-Ange ne prend jamais pour sujet que la figure humaine, dans le sens le plus strictement plastique, et qu’il reste toujours sculpteur, même dans ses fresques, alors qu’Alighieri fait son domaine de toute la création et emprunte ses moyens aux branches les plus diverses de l’art ? Considérez seulement ce que j’appellerais volontiers les décors et les accessoires dans la Divine Comédie, et admirez-y la distribution à la fois profuse et ingénieuse du règne animal, végétal et sidéral dans les trois royaumes du monde invisible. Quelle immense zoographie dans l’Enfer, quel incomparable bestiarium, pour employer une expression courante du moyen âge ! Depuis les trois bêtes allégoriques de la selva selvaggia jusqu’aux nœuds tachetés de Géryon, « avec des couleurs multiples telles que jamais Turcs ni Tartares n’en ont brodé dans leurs étoffes, » et jusqu’aux ailes de chauve-souris de Lucifer, tout vous y parle d’une faune comme aucune imagination humaine n’en a conçu de plus variée ni de plus fantastique. Dans le Purgatoire, par contre, quelle flore gracieuse et merveilleuse, naturelle et surnaturelle, depuis « l’humble jonc qui renaît subitement là où il a été brisé » et dont Virgile ceint les reins de son compagnon à leur sortie de la Caïna, jusqu’à cette vallée enchantée où reposent les âmes repentantes après leur journée d’épreuves, — « vallée aux herbes plus brillantes que l’or et l’argent fin, le pourpre et la céruse, le bois indien luisant et serein, et l’émeraude fraîchement cassée[16] ; » — depuis ce nuage de fleurs (nuvola di fiori) tenu par la main des anges, et au milieu duquel apparaît Béatrice, jusqu’aux arbres de la vie et de la science qui se dressent au sommet de la montagne sacrée[17] ! Dans le Paradis enfin, les corps célestes seuls remplissent les espaces infinis ; la voie lactée, les astres et les planètes y chantent la gloire de Dieu, et le regard ne rencontre plus partout que rayons et lumière... Et ne dirait-on pas aussi que le poète change de même jusqu’au procédé et au genre d’art, à mesure qu’il change de royaume dans son mystique pèlerinage ? Tout est drame, action et mouvement dans le sombre séjour des damnés. Dans les cercles du repentir ensuite, les âmes n’ont plus d’enveloppe : des images (intagli), des « visions extatiques[18] » remplacent ici les scènes animées et émouvantes de la région des maudits. Dans « le temple angélique » des bienheureux, disparaît enfin jusqu’à ce « parler visible [19] » des images et des visions : l’ouïe seule est sollicitée par des chants, par des sons et des harmonies célestes ; les divers degrés de béatitude dans les sphères lumineuses apparaissent comme les voix diverses d’une même et douce mélodie[20]. L’association instinctive, inconsciente d’acoustique et d’optique que nous faisons dans notre langage ordinaire en parlant, par exemple, du ton d’une peinture et de la gamme des couleurs, cette association nous est insinuée ici par la poésie la plus réfléchie et la plus subtile... Interrogez, messieurs, vos propres souvenirs, et vous trouverez peut-être que des trois grandes parties de la divine trilogie, l’Enfer vous a surtout laissé une impression plastique, le Purgatoire une impression pittoresque, le Paradis une impression musicale...

En poursuivant ainsi l’étude comparée des deux maîtres, vous ne manquerez pas également de constater l’absence complète, dans l’art de Michel-Ange, de cet élément symbolique qui anime, pénètre de toute part l’inspiration dantesque, et en constitue aussi bien la force que la faiblesse. Dans la lettre dédicatoire au Cangrande délia Scala, Alighieri lui-même appelle son poème polysensus : tout en effet, dans cette trilogie, a un sens allégorique et mystique, depuis la géométrie sacrée d’après laquelle y sont construits les trois royaumes, chacun avec ses neuf divisions, jusqu’aux trois visages de Lucifer, contre-partie satanique de la sainte Trinité. N’arrive-t-il pas même au poète d’appliquer jusqu’à Béatrice la combinaison anagogique de ces nombres neuf et trois ? Dans l’Enfer, que le croissant seul éclaire de ses pâles lueurs, il n’est jamais fait mention de Dieu, du Sauveur ni de la sainte Vierge autrement que par périphrases ; ces saints noms n’apparaissent qu’avec le soleil à partir du Purgatoire ; et toutes les fois que le mot CHRISTO se trouve former la fin d’un vers il ne rime plus qu’avec lui-même dans la terzine qui suit[21]. Je ne fais qu’indiquer ici ce symbolisme constant, universel, et dont je suis loin, du reste, de vouloir nier le caractère bien souvent recherché et spécieux, voire hétéroclite et antipoétique. Il a été dit quelque part[22] et très judicieusement, que la philosophie, la poésie et l’architecture du moyen âge étaient malades du même mal, la subtilité ; j’ajouterais toutefois que par l’ensemble vaste, conséquent et continu avec lequel elles se présentent à nos yeux dans des œuvres telles que la Somme, la cathédrale de Cologne ou la Divine Comédie, ces subtilités ne laissent pas de produire un effet magistral et imposant. Les disjecta membra d’un monument grec, ses colonnes, ses chapiteaux, ses métopes, ses triglyphes sont chacun tout autant d’œuvres d’art achevées et complètes ; tandis que les détails, les ornemens, les accessoires de notre architecture gothique nous choquent, — comme bien des terzines dantesques, — par un dessin anguleux, compliqué, bizarre et fantasque ; mais ces détails n’en finissent pas moins par s’harmoniser dans la masse, dans toute une symphonie de « pierres vivantes ; » ces frêles roseaux, qui séparément ne paraissent qu’un vain défi porté à la loi de pesanteur, parviennent pourtant à former des faisceaux vigoureux, et à soutenir un édifice presque aérien. Aussi le temple hellénique réclame-t-il toujours un ciel serein et un soleil éclatant ; les ruines mêmes de Pæstum et du Parthénon ne sont belles que sous les rayons ardens du Phébus Apollon ; tandis que le clair de lune est si favorable à nos églises ogivales, dont il amollit les aspérités et fait ressortir les grandes lignes ! Et de même, c’est surtout par un clair de lune de notre âme, s’il est permis de s’exprimer ainsi, par certaines heures de crépuscule douces et recueillies dans notre vie morale, que nous trouvons un charme indicible à la Divine Comédie. Elle semble alors nous murmurer le Nigra sum sed formosa de la fiancée biblique, et nous transporter comme dans un songe, ainsi que le fait la sainte Lucie à l’égard de Dante, vers des rivages lointains, inconnus et suaves, où pénètrent déjà les parfums de l’Éden. En de pareils momens, l’Arena de Padoue, la voûte d’Assise, la Dispute du saint sacrement, — les peintures, en un mot, où s’est reflété le sentiment dantesque, — vous solliciteront pareillement et vous feront une impression semblable ; mais ne demandez pas une telle impression aux fresques de la chapelle Sixtine ! J’ai passé bien des jours d’une vie déjà longue dans la contemplation des œuvres de Buonarotti ; elles n’ont jamais manqué de m’étonner, de me secouer et de me bouleverser, mais je ne me suis pas une seule fois surpris à rêver devant les Prophètes ou le Jugement dernier. J’avais pour cela l’âme trop violemment agitée, les yeux trop grandement ouverts en présence de ce monde étrangement mystérieux, mais aucunement mystique...

J’ose espérer, messieurs, que vous ne me prêtez pas l’absurde pensée de vouloir, par le parallèle ici esquissé, soulever une question quelconque de préséance ou de supériorité entre deux génies également extraordinaires ; je m’efforce seulement de reconnaître chacun d’eux dans sa majesté souveraine et de répudier une erreur trop répandue, et qui leur attribue une espèce de condominium dans le même empire du surnaturel. N’est-il pas intéressant du reste à noter que le créateur des Prophètes et du Moïse, malgré son admiration ardente et toujours si hautement professée pour le chantre de la Divine Comédie, ne lui ait cependant consacré aucun travail de son ciseau ni de son pinceau ? N’est-ce pas même là une de ces antinomies si fréquentes dans la destinée de Buonarotti qu’il ait laissé à un autre le soin de s’acquitter de ce pieux devoir et que cet autre fût précisément son grand rival au Vatican, le décorateur des Stances, quel povero di Raffaelo ? En 1519, il est vrai, alors qu’on signait à Florence une pétition au pape pour demander la translation des cendres de Dante dans sa ville natale, Michel-Ange y apposait aussi sa signature et s’offrait « à élever au divin poète un monument digne de lui ; » mais il ne devait donner aucune suite à cette idée ; et maintenant, si parmi les merveilles que nous a léguées la grande renaissance, vous voulez trouver le digne monument d’Alighieri, du divin poète qui a eu une influence si considérable dans les sphères de l’art, c’est vers la Camera della Segnatura qu’il vous faudra diriger vos pas. Là vous verrez deux fois l’apothéose de l’auteur de la Divine Comédie : comme poète dans la fresque du Parnasse à côté de Virgile, et comme théologien, — theologus Dantes, — dans la fresque du Saint-Sacrement à côté de Savonarole, cet autre maître chéri de Michel-Ange, mais que Raphaël seul de nouveau a eu la pensée d’immortaliser de ses mains. Et que d’audace généreuse dans cette pensée d’honorer ainsi, sous l’œil des papes et dans leur demeure, le moine inspiré qu’Alexandre VI avait laissé périr sur le bûcher comme hérétique !

Je viens d’indiquer au passage l’influence de Dante dans les Sphères de l’art : à ce sujet je ne ferai qu’une seule remarque et qui sera la dernière. Cette influence nous présente un phénomène bien singulier : elle fut considérable dans le domaine de la peinture, surtout au XIVe siècle, ainsi qu’en témoignent Giotto et ceux qui ont travaillé au Campo santo de Pise ; elle fut nulle, par contre, dans le domaine de la poésie, depuis le premier jusqu’au dernier jour. Tandis que Michel-Ange a exercé un ascendant immense, et selon moi funeste, sur la peinture et la sculpture des époques ultérieures, Alighieri n’a eu d’action ni en bien ni en mal sur les évolutions de notre poésie. Pétrarque, Arioste, Tasse lui-même se sont bornés à le glorifier plus ou moins sans jamais songer à l’imiter ; ce n’est que depuis Alfieri et sous l’impulsion donnée ensuite par le mouvement romantique, que nous pouvons observer chez nos poètes une certaine veine dantesque, dont je n’ai point à m’occuper ici. J’ai hâte de conclure, et ma conclusion est que ce n’est point le même destin qui a marqué de son sceau fatal et sombre ces deux génies incomparables, — incomparables non-seulement par rapport aux autres, mais aussi par rapport à eux-mêmes. La tragédie de Michel-Ange, pour parler avec Mme la comtesse, je la vois tout entière dans l’artiste :

All’ alta fantasia qui mancò possa ;


mais la tragédie de Dante, sûrement elle n’est point dans le poète ; c’est dans l’homme plutôt qu’il convient de la chercher.

LA COMTESSE. — Dans l’homme, soit ; mais l’homme dans Dante est si multiple ! Pensez-vous au Guelfe ou au Gibelin ? au citoyen de Florence ou au patriote italien ? à celui qui a chanté les gloires du catholicisme, ou à celui qui a flagellé la corruption du saint-siège ?

LE COMMANDEUR. — Je ne saurais répondre à cette question, madame n’ayant, jamais étudié la Divine Comédie qu’au point de vue de l’art, et c’est la théologie, la philosophie et l’histoire qu’il faudrait interroger ici. Ce n’est que par obéissance à des ordres aussi impérieux que gracieux que je suis entré dans tous ces développemens ; ils ont été bien longs, hélas ! et je savais qu’ils ne devaient être que de très peu d’utilité ; mais vous l’avez exigé, madame,

Discolpi me, non potert’ io far niego…[23]

LA COMTESSE. — Et moi je répliquerai avec notre grand poète :

… Maestro, il mio veder s’avviva
Si nel tuo lume, ch’io discerno chiaro
Quanto la tua ragion porti, o descriva[24].


Votre discours a jeté sur le problème dantesque plus de lumière que votre modestie n’en voudrait convenir, monsieur le commandeur, et vos pensées sur Michel-Ange m’ont ouvert des horizons tout nouveaux ; je vous en demeurerai obligée et reconnaissante pour toute ma vie. Et vous tous, mes chers amis, que j’ai vus constamment suspendus aux paroles de notre illustre maître :

voi, ch’ avete gl’ intelletti sani[25],


unissez-vous à moi dans l’expression d’une gratitude véritable. Tout le monde se leva et alla tour à tour serrer la main au vieillard, plus suffoqué encore par ces témoignages d’affection que fatigué de sa harangue de plusieurs heures. Il y eut même un moment d’émotion et d’effusion dont on n’aurait pas cru capables des gens d’aussi bonne compagnie ; mais le vicomte Gérard ne tarda pas à faire un rappel à l’ordre en s’écriant de sa voix enjouée :

— O voi, ch’ avete gl’ intelletti sani,


ce qui traduit en français veut simplement dire : O vous qui avez quelque peu de bon sens, songez que nous avons dépassé depuis longtemps les heures réglementaires de nos soirées et que certains beaux yeux doivent avoir besoin de sommeil. Prenons congé de notre gracieuse hôtesse et souhaitons-lui des songes qui ne soient troublés ni par les visions du Jugement dernier, ni par les Graffiacane et Rubicante du divin Alighieri.


JULIAN KLACZKO.

  1. Purgat., VIII, 82-84.
  2. Purgat., III, 37.
  3. Voyez l’étude sur le Poète anonyme de la Pologne dans la Revue du 1er  janvier 1862.
  4. Parad., XXV, 1-9.
  5. Infern., XXV, 65-66.
  6. Jacob Burckhardt, Cicerone, III, s. v.
  7. Purgat., X, 106-111.
  8. Machiavel, Discorsi, I, 10.
  9. Purgat., XV, 109-111.
  10. Purgat., XVIII, 38-39.
  11. Voyez cette étude de M.  Charles Labitte dans la Revue du 1er septembre 1842.
  12. Parad., XXXI, 1-3.
  13. Criticisms on the principal Italian writers (Miscellaneous Writings).
  14. Inféra., XXIV, 24-25.
  15. Parad., XXXIII, 142.
  16. Purgat., I, 133-136 ; VII, 73-84.
  17. Purgat., XXX-XXXII.
  18. Purgat., X, 32 ; XV, 85, 86 et passim.
  19. Purgat., X, 95.
  20. Parad., VI, 124-126 ; XXIV, 151-154 et passim.
  21. Parad., XII, 71-73 ; XIV, 104-106 ; XIX, 104-106 ; XXXII, 83-85.
  22. Voyez la remarquable étude de M. Renan sur l’Art du moyen âge, dans la Revue du 1er juillet 1862.
  23. Purgat., XXV, 33.
  24. Purgat., XVIII, 10-12.
  25. Infern., IX, 61.