Ce que peut souffrir une mère/2

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Ce que peut souffrir une mère
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 5-12).
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II

II


Dans une chambre de la maison devant laquelle la bienfaisante Anna s’était arrêtée un instant, habitait en effet une famille infortunée. Quatre murs nus y étaient les seuls et muets témoins de souffrances et de douleurs inouïes, et la vue du déchirant spectacle qui s’y montrait, remplissait le cœur non-seulement de tristesse, mais aussi d’un certain sentiment de haine contre la société. L’air y était aussi froid que dans la rue et une humidité glaciale y pénétrait à travers les vêtements : dans le foyer brûlait un maigre feu, alimenté par des débris de meubles que léchaient de temps à temps des flammes tremblottantes. Un enfant malade âgé d’un an à peine, était couché dans un lit placé au milieu de la chambre ; son visage blême, ses petits bras amaigris, ses yeux enfoncés dans l’orbite faisaient présumer avec raison que la pauvre créature irait bientôt réclamer une place au Stuivenberg[1]. Assise sur une lourde pierre auprès de l’enfant, une femme encore jeune cachait ses yeux sous ses mains. Ses vêtements, bien que formés d’étoffes dont le temps avait altéré la couleur, ne portaient pas le cachet de cette indigence qui implore ouvertement l’assistance ; au contraire, une exquise propreté et de nombreuses mais presque imperceptibles reprises attestaient le soin avec lequel cette femme s’efforçait de dissimuler sa misère.

De temps en temps m soupir s’échappait de sa poitrine oppressée, et des larmes se faisaient jour à travers les doigts qui cachaient ses traits. Cependant, au moindre mouvement de l’enfant elle levait la tête en tremblant, contemplait en sanglotant et avec une morne terreur ces joues flétries, ramenait la couverture sur ses membres glacés et retombait ensuite, pleurante et désespérée, sur la pierre.

Le plus profond silence régnait dans ce lieu de désolation, et ce silence n’était troublé que par la neige qui fouettait les vitres et par les hurlements plaintifs du vent dans la cheminée.

Depuis quelque temps la femme paraissait assoupie ; l’enfant n’avait pas bougé, et elle n’avait pas levé la tête ; elle semblait même ne plus pleurer, car les larmes avaient cessé de briller entre ses doigts. La chambre était comme un tombeau qui a reçu ses hôtes et qui ne doit plus se rouvrir.

Tout à coup une voix faible, venant du côté du foyer, murmura :

— Maman, chère maman, j’ai faim !

Celui qui faisait entendre cette plainte était un petit garçon de cinq ou six ans, accroupi dans le coin de la cheminée, et tellement ramassé sur lui-même auprès du feu, qu’on eût eu peine à l’apercevoir. Il tremblait et grelottait comme s’il eût eu la fièvre, et avec plus d’attention on pouvait entendre ses dents claquer de froid.

Soit que la femme n’eût pas entendu sa plainte, soit qu’elle fût dans l’impossibilité de satisfaire à sa demande, elle ne répondit pas et demeura dans son immobilité. Le mortel silence se rétablit un instant, mais bientôt la voix de l’enfant s’éleva de nouveau :

— Chère maman, disait-il, j’ai faim. Oh ! donnez-moi un petit morceau de pain !

Cette fois la femme leva la tête, car la voix de l’enfant était déchirante et frappa son cœur de mère comme un coup de couteau. Un feu sombre étincela dans son regard ; on y pouvait lire son désespoir.

— Cher petit Jean, répondit-elle en fondant en larmes, tais-toi, pour l’amour de Dieu ! Je meurs de faim moi-même, mon pauvre enfant, et il n’y a plus rien à la maison.

— Oh mère ! je souffre tant !… un tout petit morceau de pain, n’est-ce pas ?

Le visage de l’enfant avait, en ce moment, une expression si suppliante, les angoisses de la faim étaient si profondément empreintes sur ses traits pâles et blêmes, que la mère bondit comme si elle allait commettre un acte de désespoir ; elle plongea une main tremblante sous la couverture du lit, en retira un petit pain, et revint vers l’enfant :

— Tiens, Jean, dit-elle, j’avais gardé ceci pour faire de la bouillie à ta pauvre petite sœur, mais je crains bien qu’il n’en ait plus besoin, l’innocent agneau !

Sa voix se brisa, son cœur maternel débordait de douleur. Dès que Jean vit, comme une étoile de salut, le pain briller à ses yeux, ses lèvres s’humectèrent de convoitise, les muscles de ses joues frémirent, il s’élança les deux mains en avant et saisit le pain comme le loup saisit sa proie.

La mère revint à l’enfant malade, le considéra un instant et retomba, épuisée, sur la pierre.

Saisi d’une joie inexprimable, le petit garçon porta avidement le pain à sa bouche et y mordit avec fureur, jusqu’à ce qu’il en eût dévoré un peu plus de la moitié ; alors il s’arrêta soudain, contempla plusieurs fois le morceau d’un regard de désir, le porta à sa bouche à mainte reprise, mais n’en mangea plus. Il se leva enfin, s’approcha lentement de sa mère, la secoua par le bras pour la tirer du sommeil dans lequel elle semblait plongée, et lui tendant le morceau de pain, il dit d’une voix douce :

— Chère petite mère, tiens ! J’ai gardé un petit morceau pour notre Mariette. J’ai encore grand faim et grand mal, mais grand-papa reviendra, j’aurai sûrement une tartine, n’est-ce pas, maman ?

La malheureuse femme enlaça l’excellent enfant dans ses deux bras et le serra tendrement sur son sein ; un instant après, elle le laissa glisser de ses genoux sans s’en apercevoir et retomba dans son premier abattement. Jean s’approcha tout doucement de sa sœur, déposa un baiser sur la joue amaigrie de la petite malade et dit : — Dors encore, chère Mariette ; puis il revint auprès du feu, s’accroupit de nouveau sur le sol et demeura silencieux.

C’est alors que la généreuse Anna s’arrêta sur le seuil de la misérable demeure en voyant de loin venir son amie.

Une heure entière s’écoula sans que la mère infortunée sortit de sa douloureuse rêverie. Elle aussi avait faim, elle aussi entendait le cri impérieux de l’organisme épuisé, et d’affreuses souffrances déchiraient ses entrailles. Mais elle était assise auprès d’un lit de mort : elle attendait avec angoisse l’heure épouvantable où elle, mère, elle verrait son enfant râler et mourir. Pouvait-elle songer à ses propres maux ? Non ! une mère est toujours mère, heureuse ou misérable, riche ou pauvre ; il n’est pas de sentiment plus profond, de passion plus vaste que celle qui attache une femme à son enfant, et ce sentiment, cette passion est d’autant plus fervente et plus entière chez celles qui savent combien de soins, d’angoisses et de sueurs leurs enfants leur ont coûté.

Les pauvres surtout savent cela !

À dix heures la mère et l’enfant tressaillirent en même temps, comme mus par une mystérieuse impulsion. Elle s’élança de la pierre, lui du foyer, et tous deux s’écrièrent ensemble :

— Ah ! voilà ton père, Jean !

— Ah ! voilà papa, mère !

Un sourire joyeux donna une nouvelle expression à leur physionomie. Ils avaient entendu le bruit d’une voiture s’arrêter à la porte, et se précipitaient au-devant de celui qu’ils attendaient, mais un homme entra brusquement dans la chambre avant qu’ils n’en eussent atteint le seuil. Tandis qu’il secouait la neige de ses épaules, Jean avait saisi une de ses mains et s’y suspendait comme s’il eût voulu amener son père plus avant. L’homme avait tendu l’autre main à sa femme, et la contemplait avec une profonde tristesse. Enfin il dit en soupirant :

— Thérèse, nous avons du malheur, femme ! Depuis le matin je me suis tenu avec le bac à moules aux environs du chemin de fer, et je n’ai rien gagné ! Vois-tu, Thérèse, tu me croiras, si tu le veux, mais je voudrais être mort !

Quelque impuissantes que fussent les paroles du pauvre homme à exprimer sa douleur, celle-ci n’était pas moins cuisante. Sa tête s’affaissa avec découragement sur l’épaule ; ses yeux se fixèrent obstinément sur le sol ; on voyait à ses poings crispés, on entendait au craquement de ses doigts, que les convulsions du désespoir secouaient violemment ses nerfs.

La femme, oubliant ses propres souffrances à la vue des tortures qu’endurait son mari, lui jeta les bras autour du cou et répondit en sanglotant :

— Oh ! François, tais-toi… cela ne durera pas toujours, va ! Ce n’est pas ta faute que nous soyons si malheureux !


— Père, père, cria le petit garçon, j’ai faim, aurai-je une tartine maintenant ?

Ces paroles jetèrent l’ouvrier dans une affreuse agitation ; tous ses membres frémirent, ses regards tombèrent avec une sorte de fureur sur le petit garçon qu’il fixa avec une expression si farouche et si sauvage, que l’enfant, épouvanté et pleurant, se réfugia au coin du foyer et cria de là en fondant en larmes :

— Oh ! cher petit papa, je ne le ferai plus jamais !

Sans être délivré du trouble effrayant qui agitait son âme et son corps, l’ouvrier s’approcha du lit, considéra d’un œil encore dur la petite mourante qui leva encore vers son père ses yeux voilés.

— Thérèse, s’écria-t-il, je ne puis le supporter plus longtemps. C’est fini, il fallait bien que cela arrivât enfin !

— Qu’est-ce donc, à mon Dieu, qu’as-tu ?

L’ouvrier, dans le cœur duquel une lutte suprême venait de s’achever, se calma subitement, et comprenant l’anxiété qu’avaient causée à son excellente femme ses exclamations, il lui prit la main et dit avec abattement :

— Thérèse, tu le sais, femme, depuis que nous sommes mariés, j’ai toujours travaillé ; jamais je n’ai laissé passer un jour sans pourvoir à tes besoins et à ceux de nos enfants. Faut-il donc, après dix années de rude travail, être réduit à mendier ? Faut-il que ce pain toujours gagné à la sueur de mon front, j’aille maintenant le demander de porte en porte ? Thérèse, je ne pourrais le faire, dussions-nous mourir tous de besoin et de misère. Vois-tu, je rougis de honte quand j’y pense. Mendier ? Non, il nous reste quelque chose qui nous donnera du pain pour quelque temps. Cela me fait peine, femme, mais je vais faire vendre notre bac à moules au marché du vendredi. Peut-être aurai-je de l’ouvrage pendant le temps que ce peu d’argent nous soutiendra ; nous épargnerons alors pour acheter un nouveau bac. Attends encore une petite demi-heure, et je vous apporterai à tous de quoi manger.

Le bac à moules était l’unique instrument au moyen duquel le brave ouvrier pouvait gagner son pain : il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il prît avec tant de tristesse la résolution de le vendre ; la femme ne fut pas moins affligée que lui par ce projet extrême ; mais son cœur maternel la pressait de venir au secours de ses enfants ; aussi approuva-t-elle le dessein de son mari, et elle répondit :

— Oui, va au marché du vendredi et vends le bac à moules, car notre pauvre petit Jean se meurt de faim ; moi-même je me soutiens à peine sur mes jambes, et ce pauvre innocent agneau qui est là à gémir… Oh ! que n’es-tu déjà un ange dans le ciel, mon enfant bien-aimé !

Les larmes recommencèrent à couler ; une secousse pareille à celle qu’il avait déjà ressentie ébranla le corps de l’ouvrier, et ses poings se crispèrent de nouveau avec un craquement. Il se contint cependant, et franchit la porte, en proie à un violent désespoir.

Bientôt on entendit le bruit d’une charrette poussée avec rapidité, et ce bruit ne tarda pas à s’éteindre dans l’éloignement.

  1. Cimetière d’Anvers.