Ce qui ne meurt pas/I-11

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Alphonse Lemerre (p. 99-106).

XI

Trois heures de relevée venaient de sonner et le temps était à l’orage ; une chaleur de cuivre rougi tombait à pic des nues alourdies, et les hirondelles rasaient la terre de leurs ailes peureuses. Vainement, pour donner de l’air à sa chambre, on avait ouvert la fenêtre d’Allan. De cette fenêtre, d’où l’on embrassait le marais qui faisait face au château des Saules, on pouvait voir s’amonceler l’orage qui s’annonçait dans le ciel chargé. Le soleil, dévorant toute la journée, avait disparu sous de gros nuages sombres d’un bleu foncé, jetant seulement par leurs anfractuosités un rayon jaune et glauque qui fendait sinistrement l’espace. On étouffait dans une chaleur sous-nue, pire que la chaleur solaire. Le marais lui-même, avec ses eaux et ses herbes, n’avait plus de fraîcheur. Les herbes brûlaient, et les mille mares encastrées dans ces herbes semblaient bouillir. Il fumait, au loin, d’une vapeur embrasée et rougeâtre comme un reflet d’incendie ; et, — puisqu’il n’y avait pas une haie dans cette vaste étendue, — immobiles comme si elles avaient fait partie du sol, les nombreuses vaches blanches et pourprées du marais, aux yeux ronds languissamment tournés vers l’horizon vide, n’avaient pas même la force d’envoyer un doux et soupirant souffle de leurs narines épanouies.

Allan, la tête entourée d’un bandeau, les joues écarlates, les yeux troubles et à moitié fermés, était plongé dans la somnolence de la fièvre qui le reprenait vers le soir. Il y avait à peine vingt-quatre heures que le médecin répondait de la vie du malade. Grâce à la surveillance de madame de Scudemor encore plus qu’aux soins du médecin, il était sauvé. Le silence régnait autour de lui. Tout se taisait alors, dans la campagne muette comme dans la chambre assoupie. Pas un bruit ne venait du dehors, et, au dedans, on n’entendait que le frôlement du rideau blanc d’Allan à chaque haleine du vent brûlant qui passait par la fenêtre ouverte.

Yseult de Scudemor était à son poste de sollicitude et de dévoûment. L’inquiétude et les veilles l’avaient déjà maigrie. La tristesse qui l’avait saisie au danger d’Allan enténébrait toujours son grand front pâle. Pourquoi le Calme n’est-il pas toujours serein ?… Pourquoi la mer, après les tempêtes, conserve-t-elle, au jour qui resplendit, encore un aspect annuité ?… C’est que, la tempête finie, le ciel a des nuages presque tous les jours. C’est que la Pensée a, comme la Tristesse, de grandes ailes noires qu’on ne voit pas, et qui projettent aux fronts rassérénés autant d’ombre que si elles étaient visibles.

Madame de Scudemor était assise au chevet du malade mais le rideau qui tombait l’aurait empêché de la voir. Elle avait les bras croisés sur son beau et inflexible corsage. On ne pouvait pas dire qu’elle rêvât. Les figures rêveuses pèchent toutes par l’expression, et celle de madame de Scudemor ne s’émoussait jamais dans les attendrissements obtus d’une rêverie. Elle apercevait, à travers la transparence du rideau blanc qui flottait entre elle et lui, Allan, à qui revenait la conscience des objets extérieurs. Il y avait, pour Allan, entre ses souvenirs et la faculté qui sert à les interroger, entre ses idées et son esprit, le même voile que ce blanc rideau qui lui ennuageait madame de Scudemor. Pauvre aveugle ! qui n’apercevait le jour qu’à travers la voilante impression du bandeau tombé restée aux yeux inassurés encore. Ce qu’il sentait, nous l’avons tous senti ; mais c’est ineffable à raconter. Il essayait de se réaccoutumer à la vie, dont le flot l’avait repris au fond du gouffre et le réemportait doucement… Il cherchait à tâtons son identité perdue. Il n’adressait pas la parole à cette femme, qui ne l’avait pas quitté sans doute. Il n’osait lui parler le premier, et il brûlait d’impatience qu’elle lui parlât. Vingt fois le mot : « Merci pour tant de soins », lui vint sur les lèvres, mais pour y expirer dans un soupir, partagé qu’il était entre le ressentiment et la reconnaissance. Elle qui croyait son malade sous la sommeillante influence de la fièvre, rendue plus engourdissante encore par cette accablante chaleur d’orage, ne remarquait pas ses yeux ouverts, aux aguets derrière le rideau, et cette impatience de sortir du silence qui lui pesait.

Il fit un mouvement pour se mettre sur son séant, mais il était si faible qu’il retomba. Elle l’entendit.

Alors elle ouvrit le rideau, et, à l’expression de ses yeux, elle vit que l’abattement avait cessé.

— Comment êtes-vous ? — dit-elle, avec cette voix éteinte qui ne vient que du bout des lèvres. Et lui, qui n’avait qu’une pensée : — Oh ! ne me le demandez pas, — dit-il. — Si j’étais mieux, ne faudrait-il pas vous quitter ?

Et une larme égoïste et lâche vint mouiller l’angle de ses yeux rougis.

Elle ne répondit point, — mais baissa les yeux, comme Curtius dut les baisser avant de se jeter dans le précipice. Elle les releva tout rayonnants d’une volonté infrangible :

— Allan, — reprit-elle, — je crois que vous pouvez m’écouter, maintenant, sans vous faire mal, car l’émotion ne fait mal que quand elle déchire, et je ne vous déchirerai plus. Je vous rends votre parole de me quitter.

Elle fut obligée de répéter ces dernières paroles. Allan se croyait dupe d’une illusion enfantée par la fièvre ou par le sommeil.

— Non, ce n’est pas une illusion, Allan, — ajouta-t-elle, — c’est bien moi qui vous parle ici. Voyez ! cette main que je pose sur la vôtre est bien la mienne, La reconnaissez-vous à sa froideur ?… Hélas ! vous ne la réchaufferez pas dans les vôtres, mais elle y restera jusqu’à ce que vous la repoussiez…

Il la collait avec ardeur à ses lèvres, mais, comme si ce contact enflammé n’eût pas été perceptible pour elle :

— Le chevet de ce lit — continua-t-elle — m’a été un enseignement formidable, et quelques jours passés à douter d’une vie que j’avais compromise ont ruiné mes résolutions. Quand on a eu pitié une fois, on ne peut plus s’en dédire. C’est comme mourir quand on a vécu. En vain interroge-t-on cette sagesse qui a coûté plus qu’elle ne vaut, et que nous avons achetée à la sueur du sang de nos cœurs… Hélas ! quelque haute que l’orgueil ait proclamé cette sagesse, on est restée femme… L’étroitesse de la personnalité peut être brisée, mais elle n’est pas élargie. J’avais d’abord voulu le croire, Allan. Je me tenais échappée à tous les liens, par la mort de ces passions imbéciles qui les acceptent. Mais une semaine a suffi pour faire justice de ces vues trompeuses. Une semaine a suffi pour m’éclairer sur une pitié que je méprisais. Orgueil humilié, volonté trahie, on sent une invisible main qui tout courbe au dedans de nos âmes, et le sentiment dont on croyait le plus disposer comme d’une largesse, c’est lui qui, malgré sa place furtive en nos cœurs, dispose et fait largesse de nous !

Allan, Allan, on ne traite point les passions comme les maladies, et les moralistes, qui conseillent au lieu de scruter, sont des myopes ou des imposteurs. Quand la Volonté, plus intime que la passion même, ne la prend pas à la gorge pour l’étouffer ; quand elle se ravale à n’être plus que le petit chien dans la cage du lion, on peut désespérer de la créature humaine toute entière, car il n’a été donné qu’à elle seule de se tirer d’un pareil danger. En vain ce qu’il y a de plus noble et de plus dévoué en nous se prendrait-il de la plus immense sympathie pour l’être qui donne sa vie à une passion, et lui prodiguerait-il les conseils d’une sagesse divine, la passion et la raison n’ont pas été faites de la même terre : l’une est du limon humain, et l’autre, la substance de Dieu même, et il n’y a pas de médiateur possible entre elles deux, pas même la pitié !

Cependant, quand la pitié existe, et d’autant plus forte et d’autant plus vive que la souffrance de l’être qu’on voudrait guérir vient de nous, que reste-t-il à faire, Allan ?… Voilà plusieurs jours, mon ami, que j’ai agité cette question au bord de votre lit d’agonie, et vous savez maintenant comme je l’ai résolue. Je me suis dit qu’il fallait être dévouée jusqu’au bout ; que puisque la femme n’échappait pas aux conditions de sa nature (et, à coup sûr, la souffrance et l’extinction des passions m’auraient donné cette triste supériorité si elle avait été possible), il fallait sortir de l’égoïsme de la pensée, de la stérilité des conseils, et se prendre à des abnégations plus grandes que celles qui ne m’avaient servi à rien !

Mon ami, quand je vous ai raconté ma vie de cœur, — à vous que la société n’a pas flétri de ses doctrines de salon et de ses instincts de vanité, — pour vous détacher plus vite de moi qui n’avais pas d’amour à vous offrir et qui, comme toutes les femmes que les hommes devraient en absoudre, ai profané les plus beaux dons de l’existence, pureté, dignité, amour, jeunesse, c’était là une abnégation, sans nul doute. Demandez à des femmes plutôt ! Prudes hypocrites, elles crieraient à la déhontée, et au fond de leurs faibles cœurs elles m’estimeraient à la manière des lâches, en ayant peur de mon courage ! Mais c’était une abnégation inutile. J’aurais dû m’en apercevoir avant aujourd’hui. Moi qui connaissais les passions, je n’aurais pas dû penser que vous me croiriez sur parole ou qu’un aveu comme le mien ne me grandirait pas à vos yeux. Je raisonnais bien dans l’hypothèse où vous partiriez ; mais cette hypothèse même était absurde, avec ma pitié. Dans ce monde, il n’y a que de la faiblesse ou de la force, et mon dévouement avortait.

O Allan ! je tiens de l’expérience de ma vie que tous les amours sont finis, — même les plus profonds et les plus purs. Nos cœurs seraient de granit que le temps exfolie le granit ; mais ils sont de chair, mon ami, et nous avons les déceptions et les déboires, — et le bonheur même, bien plus terribles que le temps, qui, du moins, ne nous use pas en un jour, qui ne nous blanchit pas les cheveux dans une nuit ! C’est une triste science que de savoir cela, Allan, mais vous ne me croyez pas, vous secouez orgueilleusement la tête à mes paroles, et vous rêvez des délices éternelles dans les bras d’une femme aimée. Vous ignorez cette immense tristesse, qui, plus tard, vous envahira aussi, beau et fier incrédule, heureux impie ! L’amour que vous avez pour moi est de nature, plus qu’aucun autre, à vous apprendre le peu de durée des passions !

Eh bien ! parce que cet amour d’exception, cet amour, plus insensé que les autres, plus que les autres doit bientôt périr, et surtout, surtout pour l’éteindre plus vite, Allan, je me dévouerai jusqu’à ses dernières exigences. Je vous épargnerai des douleurs qui pourraient troubler à jamais votre vie, car ce n’est rien que de tuer une illusion, mais c’est tout que de la blesser. J’épuiserai la lie des obéissances, tout ce que la pitié n’empêche pas d’être si cruel dans les sacrifices de la fierté ! Mais ne vous y méprenez pas, Allan, le seul sentiment que vous pourrez avoir jamais de moi, vous l’avez.

Et elle se tut. Sa voix n’avait pas tremblé… mais une frêle teinte, d’un rose bientôt effacé, était passée à la sommité de sa joue pâle. Signe touchant de la nature épuisée, dernière goutte de sang perdu au combat. La joue reprit sa pâleur ambrée avant qu’Allan eût répondu. Cette femme, dont sa jeunesse ne comprenait pas toute la grandeur, avait mis le chaos dans son cœur et dans sa tête… Son amour, qui tout à l’heure se consumait dans les désirs ignés de la possession, reculait comme d’effroi devant ce don si triste et si dépris que madame de Scudemor faisait d’elle-même, devant cette générosité qui s’aumônait de si haut ! Ceci était plus réel, plus vrai, plus glaçant que le reste. Ordinairement, c’est la confiance en Dieu qui produit la résignation aux plus cruels événements de la vie ; mais cette résignation à une passion qu’on ne partage pas, venait, chez madame de Scudemor, de sa confiance en l’instabilité du cœur. Au plus furieux de ses désirs, ce langage abandonné aurait subitement arrêté Allan de Cynthry. Le bonheur rêvé, qu’elle lui avait défait, avec son langage extraordinaire, avant de le lui jeter comme on jette à un pauvre un morceau de pain, il ne se sentait pas le courage de le ramasser. Il ne le reconnaissait plus !

Il avait lâché, pendant qu’elle parlait, la main qu’il avait d’abord portée à ses lèvres. Maintenant, cette main glissait sur le bord du lit, isolée.

— Ah ! pourquoi, — murmura-t-il avec l’accent du reproche, — pourquoi ne m’avez-vous pas dit seulement que je ne partirais pas ?