Ce qui ne meurt pas/I-10

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Alphonse Lemerre (p. 93-98).

X

Le lendemain, le domestique qui entra dans la chambre d’Allan de Cynthry le trouva encore habillé et étendu sans connaissance sur le parquet. En tombant de sa hauteur, le front du jeune homme avait rebondi, fracassé, sur l’angle d’une table de marbre, et sa blessure avait répandu beaucoup de sang.

Le domestique appela, et bientôt des secours furent prodigués à Allan. Il vivait. Il ouvrit les yeux, mais ses yeux étaient égarés. Il parla, mais ses paroles n’avaient qu’un sens confus. Le médecin déclara qu’il était attaqué d’une fièvre cérébrale, dont l’intensité se produisait déjà d’une manière effrayante.

« C’est pourtant moi qui lui ai fait tout ce mal-là ! — se disait madame de Scudemor. — La soirée d’hier aura trop fortement agi sur les nerfs de cette organisation passionnée. » Et c’est ainsi qu’un reproche s’élevait du fond de son âme. C’est ainsi que de sa pitié elle retombait dans sa pitié. Charybde et Scylla cachés au fond du cœur des femmes. Seuls abîmes qui restent inassouvis, quand tous les autres sont pleins !

Elle exprima très nettement la résolution de soigner elle-même Allan. Elle s’établit auprès de son lit et ne le quitta plus. Elle pansait sa blessure, lui donnait tout ce que le médecin voulait qu’il prît, et comme le plus souvent le malade, en proie à l’agitation et au délire, repoussait tout ce qu’on lui offrait, elle passait le jour, le cou tendu et l’œil fixe, à regarder cette tête bouleversée par elle et dans laquelle l’extinction de la pensée ne semblait précéder que de quelques instants celle de la vie.

Si l’air extérieur n’avait pas figé ce bronze en fusion autrefois, si madame de Scudemor avait arraché à la douleur sinon sain et sauf, au moins vivant encore, un des côtés de son âme, peut-être se serait-elle reprise à un de ces sentiments qui l’avaient rendue si malheureuse, et, pour la millième fois, la pensée et l’expérience auraient échoué contre l’incorrigible sensibilité de la femme. Mais, quand il n’y a plus une planche du vaisseau qu’elle a brisé que la passion roule dans ses vagues, quand l’imagination s’est éteinte dans le sang que le cœur a versé, on peut regarder sans défaillance l’être qui vous aimait mourir. On peut rester, sans danger, au bord du lit où chaque respiration de l’agonisant emporte la vie après elle, dans cette chambre chaude comme une serre de souffles humains, et dont le silence est troublé à peine par un pied posé avec précaution sur le tapis, un soupir de celui qui souffre ou de celle, trop émue, qui veille. On n’est plus soumise à la fascination de la souffrance, plus entraînante encore que celle de la Beauté. On ne s’abandonne plus à ces larmes à travers lesquelles on voit superbe, — plus superbe qu’on ne s’apparut à soi-même dans celles que l’on fit couler autrefois. On ne se livre point à ces folies qui montent, on dirait comme une contagion de ses délires, de l’haleine fiévreuse du malade jusqu’à la tête qu’elles enflamment et courbent sur une main inquiète. On ne rêve point le bonheur dans le temps qui échappe, le bonheur qui rêve et qui jouit quand la créature souffre et expire. On ne se dit pas que des baisers mourants valent mieux que des baisers qui vivent, et qu’il est une volupté funèbre et désespérée — meilleure que les voluptés de la vie — à goûter sur la terre de la fosse, déjà creusée pour qui doit bientôt y descendre.

Au chevet du lit d’Allan, madame de Scudemor était, comme partout, inaccessible à tout ce qui eût troublé une autre femme dont la douleur eût moins fortifié la raison. Cependant, elle avait perdu ce dépouillement de tout sentiment et de toutes choses qui la rendait, pour ceux qui l’approchaient, un égoïsme tranquille, un moi dont la souffrance et la réflexion avaient passé à la pierre-ponce les aspérités. La pitié, qui n’est peut-être que l’entente et le ressouvenir de nos douleurs à nous-mêmes, avait établi un lien entre elle et Allan.

Elle apprenait, cette femme qui semblait être devenue impersonnelle, qu’après les angoisses des passions trompées il y a des douleurs possibles, et qu’il reste toujours assez d’illusions dans la vie pour s’apercevoir, un jour ou l’autre, qu’en voilà qui n’étaient pas mortes. C’est ainsi qu’elle avait cru longtemps que sa destinée avait mis enfin le doigt sur sa bouche ; que, d’épuisement, elle échapperait aux émotions qui, tout à coup, interrompirent le recueillement de sa pensée, — seul abri des âmes fortes et grandes, le seul havre où l’on relâche contre les coups de la tempête du cœur ! Mais cette présomption, qui n’était que l’apaisement d’une vie terminée, cette présomption, enfant modeste de la douleur et qui n’avait pas de tête de Sicambre à courber, plia aisément sous cette Pitié éternelle, colombe diaprée des couleurs du ciel d’où elle descend, mais qui a aussi un bec d’acier et des griffes d’aigle, car elle ne fait son nid dans les cœurs qu’à la condition de les déchirer !

Hélas ! Elle, moins que personne, ne pouvait se soustraire à cette pitié fatale. Elle vivait trop à l’écart dans la vie, la solitude en elle était si grande, que tout ce qui allait la chercher dans cette vie écartée, tout ce qui troublait confusément cette solitude, lui retentissait dans l’âme clair, distinct et profond, comme un accord se précise en passant par le milieu d’un air pur. Ah ! souvent, — quand nous nous lançons tête baissée dans les retentissements du monde ; quand nous donnons notre fragile tête à enivrer au bruit des roues du chariot qui nous emporte sur les pentes escarpées de l’existence ; — une voix, plus faible qu’un murmure, nous poursuit à travers ces grands bruits qui ne l’ont jamais engloutie, plainte éternelle d’un être qui souffrit pour nous et dont nous gardons l’écho expiatoire dans nos seins ! Mais comme cette voix est profonde quand, aux bords des chemins parcourus, on s’est assis, dégoûté des buts manques — ou atteints ! et que le calme est si grand dans l’air qui environne, qu’on ne perd pas un frémissement des feuilles qui tremblent aux branchages pâles des peupliers.

Ici quelquefois, là plus souvent, qui ne l’a pas entendue ? Qui ne sait pas qu’il y a comme un doux et cruel reproche dans le sentiment de la pitié pour les coupables et les innocents, — s’il en est ! s’il est possible de ne pas toujours se croire coupable quand une âme — une seule âme — a souffert à l’occasion de nous !…

Mais ce remords, qui est au fond de toute pitié, se prononçait davantage dans le cœur de madame de Scudemor parce qu’il y rencontrait l’inquiétude, l’inquiétude qui lui faisait sentir ses plus brûlantes poinctures ! Elle avait l’anxiété du danger d’Allan, et jamais personne ne lui avait vu, comme alors, un intérêt mêlé d’effroi dans ses yeux de marbre quand elle demandait au médecin : « Monsieur, cet enfant mourra-t-il ? »

La maladie d’Allan avait un tel caractère d’intensité qu’il restait bien peu d’espoir de le sauver. Quand on vit, aux Saules, madame de Scudemor ne plus quitter le lit d’un mourant, ces gens du monde, qui ne voulaient pas attrister leur gaîté rose d’une scène funèbre, partirent les uns après les autres. Ainsi, dans ce château qui regorgeait de monde la veille, il ne resta plus que trois personnes : Allan, madame de Scudemor et Camille.

Quelquefois elle venait, la petite, demander à la porte des nouvelles du malade, car madame de Scudemor lui avait interdit l’entrée de la chambre. Cette mère prévoyante ne voulait pas que le délire d’Allan apprît à sa fille quelque chose de ce qui devait lui rester à jamais caché. Mais la précaution fut inutile. Les pensées d’Allan ne se rattachaient à aucun des événements qui avaient déterminé sa maladie. Dans aucun de ses mots sans suite ne vibra le sentiment dont son cœur était plein. Profonde misère de la nature humaine ! On a un sentiment par lequel on vit, par lequel on respire, — et l’on vit et l’on respire que ce sentiment ne paraît plus exister ! Et ce n’est pas un fait intime, conséquence fatale de ce sentiment, qui le détruit, mais un fait extérieur et brutal, étranger à sa nature. Le cœur se voile comme la raison. On perd le cœur comme on perd la tête… Quelle situation pour une femme qui aime, et qui cherche au fond du regard égaré un vague éclair qui ne soit pas l’ironique mirage d’une connaissance anéantie, quand elle a trouvé plus que les ombres désespérantes de la démence dans ce sourire d’aveugle et dans ces yeux, plus effrayants que des orbites, puisque ce n’est pas de la chair, mais de la pensée qui y manque ! madame de Scudemor n’éprouva pas, il est vrai, l’angoisse de cette recherche affreuse d’un sentiment effondré dans les abîmes de la folie ! de cette infidélité du cœur par la défaillance de la raison en des organes infirmes ! Plus auguste que le ricaneur Démocrite dans son mépris, elle contemplait, sans frémir, les bornes au sein desquelles habite et s’éteint ce que l’homme a de plus divin mêlé aux molécules de son argile. C’était un spectacle digne d’elle. Après les rudes épreuves traversées, elle endormait, avec un fier bien-être, toutes les blessures de ses pieds meurtris dans cette poussière de l’humanité, mais ces instants étaient bien courts… Par une incroyable inconséquence, sa tristesse, sa pitié, ses remords la reprenaient peu à peu. Car pourquoi remords, pitié, tristesse, quand on sait comment tout peut ou doit mourir, aussi bien dans l’âme que dans la vie ?…