Ce qui ne meurt pas/I-14

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Alphonse Lemerre (p. 122-126).

XIV

madame de scudemor à allan.

« Allan, tout est une harpe au poète et votre lettre est un chant d’amour. Votre jeunesse n’a pas voulu croire à ce que je vous disais de moi-même. Il vous a été plus doux de penser que je ne me connaissais pas. Parce que j’ai agi comme celles qui aiment, vous vous êtes hâté de proclamer la résurrection de mon cœur. Hélas ! pourquoi ne l’auriez-vous pas fait ? Chose ordinaire et misérable ! Ne sommes-nous pas aussi souvent dupes de nos joies que de nos découragements ?

« Ah ! si je n’avais été que découragée, peut-être eussiez-vous eu raison, mon pauvre Allan. Le découragement est de la passion encore. Elle est renversée, mais elle vit… C’est un abattement bien cruel, je le sais, mais il y a au fond une révolte. Tant qu’on murmure, on n’est pas entièrement détaché. J’ai connu cet état de l’âme, cette langueur d’un désespoir fatigué, cet accroupissement sur soi-même, cet enveloppement de la tête avec son manteau quand on est décidé à se laisser mourir, comme autrefois Anaxagore. N’ai-je pas lu que Périclès vint trop tard ?… Vous aussi, comme Périclès, vous avez manqué l’heure, Allan. Depuis longtemps elle est passée. Je ne reproche plus rien à la vie, et si je vous ai dit que l’amour m’était impossible, je ne me plaignais pas, je me jugeais.

« Vous m’avez fait trop grande, mon ami, dans vos adorations exaltées. Je ne sais pas s’il est de ces femmes dont l’âme n’ait jamais faibli à aimer, — qui, sur les morsures de chaque amour tombé de leur sein, pussent toujours en reprendre un autre pour l’y replacer de nouveau. Je ne sais pas si la nature choisie dont elles sont faites a rendu la douleur si impuissante qu’elles aient pu, sans peur, lui ouvrir généreusement leurs poitrines. Hélas ! il n’y eut place que pour sept glaives dans le cœur de la mère de Celui qui fut tout amour ! Mais, s’il existe de ces femmes toujours défaites, jamais vaincues, à qui la force n’a pas manqué à la millième étreinte, capables du bonheur d’être aimées plus difficile que d’aimer encore, s’il en exista ou s’il en existe, vous pouvez les appeler sublimes, car elles le sont, mais ce n’est pas moi. Moi, la passion m’a tout dévoré. J’ai résisté au courant de la destinée qui m’entraînait où je suis tombée. J’ai résisté longtemps toute pleurante, me déchirant aux arbres moqueurs de la rive qui avaient croulé sous ma main. Mais il a bien fallu céder ! Le flot de douleurs doublait toujours, et, d’ailleurs, le gouffre n’était pas loin, vide, béant et solitaire dans lequel vous tendez les bras, jeune homme, mais d’où vous ne pouvez pas me sortir. Du bord désert où vous vous penchez pour m’atteindre, je ne reçois rien que vos larmes. Vous voyez bien que je ne suis pas l’admirable créature que vous dites, celle dont l’imperturbable amour est toujours une virginité nouvelle. Reprenez donc, ô poète ! votre couronne d’étoiles. Je ne suis pas digne de la porter.

« Allan, vous voulez de l’amour en échange du vôtre. Aussi me niez-vous obstinément ma pitié. Vous ne comprenez pas que sans amour je ne vous aie pas repoussé, mais c’est que vous ne connaissez pas, mon ami, ce qu’est la pitié au cœur des femmes. Je l’ignorais comme vous, avant d’avoir vu vos combats et vos défaillances. Mais, croyez-moi, c’est quelque chose de bien éternel et de bien irrésistible puisque moi, qui avais acheté assez cher l’empire que j’avais sur moi, je n’ai pu me défendre de ce sentiment trop méprisé… Ah ! la pitié, c’est de l’amour sans le bonheur qu’il donne. Voilà pourquoi ce n’est pas de l’amour !

« Si vous aviez aimé une autre que moi, Allan, une autre à qui un peu de jeunesse de cœur fût restée, peut-être ce qui fait les trois quarts de l’amour dans les femmes aurait-il suffi à vos ardeurs. Cette pitié aurait ravivé d’expirantes tendresses, r’ouvert la source des pleurs mal essuyés, et fait éclore un dernier enchantement du sein de toutes ces mélancolies. Elle aurait pleuré sur vous et sur elle. Elle vous aurait dit de la soutenir. Elle vous aurait embrassé comme la dernière colonne de son temple, et vous vous seriez perdu dans toutes ces tendresses qui eussent été de l’amour encore, une félicité bien voulue, un rayon de soleil tardif, mais d’autant plus doux, dans ce feuillage flétri d’automne trempé des pleurs d’un ciel affligé ! Pourquoi ne suis-je pas de ces Élues qui se déprennent lentement de l’existence, et qui se serrent contre elle avec le regret de la quitter ? Pourquoi vos bras, autour de mon cou, ne m’ont-ils pas fait un collier d’illusions dernières ? Pourquoi mon cœur, ce vieillard transi, ne se réchauffe-t-il pas à ce soleil ?… Pourquoi, aux heures où vous cherchez dans mon âme à travers mes yeux, dévastés comme elle, une émotion qui vous console, une ivresse éphémère, mais revenue, et qui vous dise de mieux espérer, n’ai-je pas même l’exaltation ou la douceur de ma pitié ?… Ah ! c’est que rien ne me fut laissé de ce que Dieu oublie bien souvent d’enlever aux femmes malheureuses, — le soulagement d’un enthousiasme, de temps en temps, et assez d’attendrissement pour une larme. Non, vous ne pouvez vous y tromper, Allan. Je n’ai pas de ces embrassements où la mère et l’amante se confondent. Je ne saurais me pencher sur une tête chérie pour y verser ce déluge de célestes larmes qui, aux fronts aimés comme aux cœurs de qui les répandent, ne devraient pas sécher sitôt. Je ne suis qu’une femme sans prestige, un génie sans auréole, et, si c’est se dévouer que ce que j’ai fait, Allan, je n’ai pas même eu la joie intérieure de mon dévouement accompli.

« Pauvre sacrifice, du reste, qui n’aurait pas dû tant vous troubler ! Tout le temps que ce n’est pas de son âme et de son bonheur qu’on sacrifie, boirait-on du sang comme cette fille qui sauva son père, le dévouement est si imparfait qu’il dispense de la reconnaissance ! Qu’était-ce que moi auprès de vous, Allan ? J’étais vieille, et si guérie de la vie que j’avais rétracté toutes les malédictions prononcées autrefois contre elle, tandis que vous, jeune homme, vous n’aviez encore souffert que ce qu’involontairement je vous avais fait souffrir. L’avenir vous tendait les bras, comme un ami. Plus tard, l’existence pouvait vous être douce et belle. Ne devais-je pas, autant que je le pouvais, vous en épargner les angoisses ? Fallait-il aller chercher quelque motif imbécile dans les idées du monde, pour opposer à cette fatale pitié ?… Eût-il été généreux, à moi que plus d’un amour avait flétrie, d’écouter je ne sais quel scrupule quand, pour la première fois, ce n’est pas de moi qu’il s’agissait ?… Ma conduite a été plus simple, Allan, mais ne m’élevez pas par le sacrifice. Ne m’attachez pas à vous par un lien de plus. Ma main ne tremble pas en écrivant que je me suis donnée, mais si j’avais pu vous donner un battement de cœur ou une larme, j’aurais fait davantage pour vous… »