Ce qui ne meurt pas/I-15

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Alphonse Lemerre (p. 127-131).

XV

Pendant la maladie d’Allan, Camille, à qui, on l’a vu, sa mère avait permis seulement de venir s’informer du malade à la porte de l’appartement qu’il habitait, Camille avait vécu dans l’indépendance de l’isolement. Madame de Scudemor, effrayée du danger d’Allan, n’avait plus d’yeux que pour lui. La surveillance de sa fille se perdait dans une surveillance bien autrement anxieuse. On n’y a pas assez réfléchi, le sentiment maternel qui vient des entrailles, c’est-à-dire de plus bas que le cœur, perdrait de la sainteté de son caractère si un souvenir ou un regret ne le sauvaient pas des instincts seuls de l’animalité. Croyez-le ! la mère n’est si belle que quand elle est un débris de l’amante. Bonheur passé, peine ressentie, dédommagement d’une attente trompée, voilà la gloire mystérieuse qui luit autour de la tête d’un enfant chéri, l’étoile pâle qui se baigne éternellement dans l’eau murmurante des larmes dont le cœur est la source, le secret de ces délectables tendresses, de ces regards passionnés de toutes les passions et qui tombent, bénissants et suaves, sur un fils stupide ou une fille laide comme un baiser de Dieu sur la nature ! Mais quand l’amour, cette tunique sans couture qui enveloppait deux cœurs transfondus, a été déchiré dans chaque fil de sa trame fragile et qu’il n’en reste pas un haillon sacré pour en faire des langes à l’enfant qui pleure, le malheureux grandit comme il peut, dans son berceau. Le cordon ombilical du passé a-t-il été tranché comme celui de la chair ? l’enfant ne tient plus à la mère. Cette vie une, dans sa duplicité merveilleuse, éclate et se scinde tout à coup, et, chose cruelle ! dans cet arrachement de deux existences l’une à l’autre, ce n’est pas l’espace qui dorénavant doit les séparer davantage.

Pauvre Camille et pauvre Yseult ! Il n’y avait donc que des rapports extérieurs entre elles ! un sentiment doux comme tout ce qui est sur le point de n’être pas, engendré par l’habitude, par l’idée de la faiblesse de l’enfant qui constituait un devoir de protection dans l’esprit de madame de Scudemor, mais rien d’adhérent et d’étroit. Dernière négation de la destinée, qui avait tout refusé à cette femme excepté le cœur qu’il lui fallait pour en souffrir.

Aussi, comprendra-t-on plus aisément qu’elle dût se préoccuper exclusivement des rapports nouveaux qu’une souffrance, dont elle s’accusait, avait établis entre elle et Allan de Cynthry.

Camille n’avait jamais joui d’une liberté pareille. Jamais elle n’avait pu comme alors se livrer à ses mille fantaisies, perdre son temps avec une mollesse plus paresseuse, ce temps qui n’est gagné souvent que quand il est si bien perdu. Tous les jours elle les passait à errer, sans but, dans le marais et dans les campagnes adjacentes de l’autre côté du château ; et, quand le soleil qui la hâlait était trop brûlant, elle s’asseyait contre le tronc de quelque saule ou le revers de quelque fossé, et elle attendait que la chaleur fût diminuée pour reprendre sa nonchalante promenade. Lorsque le soir venait, elle ne s’en allait pas. Une voix qui devait être obéie ne lui disait pas de rentrer parce que la rosée était trop froide après une journée si chaude. On ne lui jetait pas un tissu de laine sur les épaules à l’heure où la fraîcheur peut être mortelle… Brebis à qui Dieu mesurait le vent, oiseau qui ne croyait ni à la Providence ni à ses ailes et que l’air roulait sans qu’il résistât, enfant trop abandonnée pour se confier, car la confiance c’est de la volonté abdiquée. Qui se confie sait qu’il se confie, et elle ne le savait pas. Elle s’ébattait sous le ciel sans se soucier du nuage qui menace, de la nuit qui vient, du froid qui se fait. Elle respirait à l’aise, en dehors de son éducation d’enfant riche. Comme les filles des pauvres riverains de ces marais, il ne lui manquait que les pieds nus.

Mais était-ce la cause à laquelle elle devait une liberté inaccoutumée qui l’empêchait d’en jouir avec dilatation ? L’inquiétude, vague sans doute, comme elle l’est toujours dans un enfant, avait-elle mis son point noir dans cet horizon limpide ?… Cette feuille de sinistre présage, secouée de l’arbre de la Mort, était-elle tombée sur le lac aux reflets de ciel, et en avait-elle fait fléchir l’onde dans un pli bientôt effacé ? Ou cette vie lui était-elle si nouvelle et si douce, dans sa solitude et dans sa négligence, qu’elle n’avait plus besoin d’en jouir vite comme d’un bien qui fond aux mains dans un clin d’œil, qu’elle ne s’y élançait plus comme à une récréation qui va finir, mais qu’elle se faisait lente à en savourer les délices et qu’elle s’y consumait peu à peu ?… Toujours est-il qu’on ne la voyait plus bondissante comme naguère, avec cette énergie d’une vie profonde qui se trahit à la surface, prendre de l’air dans sa main avide comme dans sa bouche ouverte par le désir quand elle manquait le papillon effleuré, — et triste, après, en regardant ses doigts teints de la poudre d’or des ailes qui venaient de lui échapper, comme si elle avait l’intuition de ce mélancolique symbole de toutes choses qu’on ne touche que pour les flétrir ! Toujours est-il que les fleurs, cet aimant des jeunes filles, qui ont comme des regards dans leurs corolles et dans leurs parfums des haleines, avaient beau de loin, lui sourire sur leurs tapis d’herbe ou du bord des eaux, elle ne se hâtait plus pour les cueillir. Elle mollissait, n’allait plus pour aller, — gracieuse toujours, non plus de la grâce vive et tournoyante de l’alouette, mais de celle plus longue et plus chaste du cygne, endormi sur une eau sans courant. Et ainsi allant, toute lente et presque rêveuse, elle était si languissante qu’on l’aurait prise pour réfléchie…

Quand un habitant de ces parages, tirant vers la Douve, traversait le marais et l’y rencontrait dans son errance isolée, il la saluait, comme si elle n’avait pas été un enfant, en l’appelant gravement : « Mademoiselle » ; tantôt grand et robuste jeune homme s’en allant à la pêche avec ses filets sur l’épaule, tantôt vieux batelier, le front chargé des fatigues de la veille et des soucis du lendemain, — et c’était chose touchante que de voir ces hommes rudes, ces laborieux dompteurs d’une vie difficile, se découvrir respectueusement devant cette enfant venue des villes et qui semblait d’une autre nature qu’eux. Très souvent, Camille s’arrêtait pour regarder, de ses yeux distraits, de petits groupes d’enfants joyeux éparpillés ici et là dans le marais, et qui troublaient, en y plongeant leurs jambes nues, l’eau des mares chaudes de soleil. Ils étaient là tous, bruyants, criant, avec leurs mouvements de vif argent et leurs vêtement déchirés, offrant au regard leurs magnifiques carnations normandes, faites avec du pain bis, leurs joues rebondies et rayonnantes de l’écarlate sans crudité des feuilles rougies par l’automne. Il était curieux de les voir se taire tout à coup, à l’approche de Camille, et retourner leurs grosses têtes où pelotonnaient des boucles brunes ou blondes et suivre avec étonnement, de leurs yeux lumineux, cette petite fille arrêtée un instant à les regarder, elle si pâle, si triste, et si seule. Eh quoi donc ! ces enfants sentaient-ils obscurément, comme leurs pères, qui avaient passé par là le matin même, qu’il pouvait y avoir en cette petite une misère qui n’était pas la leur et en présence de laquelle l’égoïste nature humaine oubliait l’envie pour ne se souvenir que du respect ?