Ce qui ne meurt pas/I-19

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Alphonse Lemerre (p. 160-167).

XIX

Cette promenade du soir était le seul signe qu’on eût, dans le pays, de la présence des maîtres aux Saules, si différents alors de ce qu’ils étaient tous les ans. La tristesse des trois personnes qui les habitaient en rendait la solitude encore plus austère. Allan devenait chaque jour plus sombre, plus amer, plus dur, plus emporté quand il n’était pas seul avec madame de Scudemor pour qui sa passion s’irritait par la force des ressentiments, par la compression des tourments cachés, par le manque d’air d’une intimité avortant sans cesse, car, cette femme, il ne la prenait qu’aux flancs, qui ne palpitaient pas plus que tout le reste mais qui, du moins, ne cherchaient pas à lui échapper !

Et il y avait sur le front hâlé de Camille comme une ombre des soucis d’Allan. Les brusqueries répétées de l’égoïste jeune homme l’avaient rendue aussi timide qu’elle était fougueuse avec lui, aussi contenue qu’elle était naïve. Violente, frémissante au plus haut degré, d’une vie si gonflée de souffles élyséens et de vagues fraîches et entraînantes qui cherchaient à se creuser un lit partout, elle s’élançait par bonds de journées, par bonds de sensations à l’adolescence. Il y avait — phénomène étrange d’énergie ! — comme un avenir chargé dans cette organisation de petite fille longtemps si intensément joyeuse, et qui faisait se demander avec inquiétude ce que deviendrait cette petite le jour qu’elle ne rirait plus ainsi ?

Or, ce jour semblait arrivé. Le rire avait peu à peu quitté ses lèvres hardiment arrondies. Par l’éducation que madame de Scudemor disait la seule que reçussent les femmes, par l’éducation de l’injustice et de la souffrance, Allan avait forcé cette nature féconde et abondante à ne plus jaillir impétueuse, et la fierté aux éloquentes impostures était devenue la ressource de la pauvre enfant. Quand sa mère parlait de ses bouderies, sa mère la calomniait. Ce n’était pas cette muable et vaniteuse chose qui renfermait le secret de la conduite toute nouvelle de Camille vis-à-vis d’Allan. Madame de Scudemor savait bien que les manières d’Allan auraient dû choquer une susceptibilité moins vive que celle de sa fille, mais elle n’avait pas épié le sentiment sororal qu’avait développé dans Camille l’habitude de vivre avec Allan, Allan caressant, occupé d’elle, d’une tendresse plus grande que celle de sa mère, dont les mains étaient toujours si froides à baiser ! Madame de Scudemor ne pouvait donc savoir quelle déception avait frappé au cœur l’enfant abandonnée, à propos d’un changement auquel son ignorance ne comprenait rien.

D’un autre côté, en présence de sa mère dont l’œil avait parfois une dévisageante fixité, Camille était beaucoup plus réservée que triste. Pas de rêverie comme seule aux champs pendant la maladie d’Allan, mais un sérieux doux et des regards pleins de lenteur. Elle se reculait en elle-même sous les yeux de madame de Scudemor, qui n’avaient pas l’expression réchauffante de ceux des mères. Mouvement involontaire, du reste, que les manières détachées et d’une bonté toute physique de madame de Scudemor suffisaient pour expliquer, et aussi l’absence de cette affection d’une fille pour sa mère, — paisible, forte et abreuvante, — que Camille ne connaissait pas et qui n’est pas toujours le partage de ceux qui en apprécieraient le plus la douceur céleste. Parmi les déshérités de ce monde, les plus malheureux sont les déshérités de leurs mères, pauvres orphelins du cœur, sacrés aux orphelins eux-mêmes entre tous. Le sentiment fraternel d’Allan pour Camille avait remplacé pour elle tout ce qui lui manquait d’ailleurs ; quand ce sentiment se retira d’elle, était-il étonnant qu’elle le regrettât ?…

Seulement, elle ne laissait plus échapper de plaintes enfantines comme celles qu’elle avait répandues contre Allan dans les commencements du changement qui la désolait. Elle avait tout englouti dans son sein. Abîme noir comme un cratère que la profondeur qu’il y avait déjà dans cette frêle poitrine de rossignol, qu’une piqûre d’épine d’églantine eût traversée de part en part.

Et le plus grand mal de la passion d’Allan était peut-être ce froissement perpétuel d’un sentiment pur et profond dans une âme aimante. C’était cette douleur imposée à l’innocence qui n’avait rien fait pour souffrir. Oh ! la passion ! la passion ! ne croyez ni à ses dévouements ni à ses larmes ; étouffez-la, si vous ne voulez être cruel ! Voyez ! ce jeune homme était bon, et il avait aimé Camille. À la tête de cette enfant se rattachaient tous ses souvenirs, couronne d’années, couronne de perles qui jetaient d’adorables resplendissements dans ses cheveux, éplorés comme les jours éteints de sa suave enfance. Eh bien, depuis que madame de Scudemor avait cessé d’être une mère aussi pour Allan comme elle l’était pour Camille, le jeune homme devenait pour sa sœur adoptive féroce comme un vautour blessé.

Cependant, la jalousie qu’une simple caresse avait excitée s’était perdue dans une plus grande qui ne se ruait pas contre une enfant, symbole détesté d’une affection pour un autre, vision atroce d’une nuit qui s’est changée en vie pour vous poursuivre d’une ressemblance et d’un nom ! Maintenant c’était le passé tout entier de cette femme, si fatalement aimée, qu’Allan avait à haïr et à craindre ; toute cette longue et pleine jeunesse dont il savait l’histoire, cette histoire clouée dans sa conscience après avoir passé à travers la moelle de ses os ! Chaque jour qui userait les ivresses de la possession exalterait cette sombre jalousie. Ce ne serait qu’une pensée, mais intolérable. En effet, il n’y a pas (elle le lui avait dit) de poignards contre le passé, et l’on ne peut espionner un souvenir. Mais Allan ne pouvait pas comprendre que cette grande infortunée d’Yseult eût si profondément séparé sa vie passée de sa vie actuelle de toute la longueur de son mépris ; qu’elle tînt si bas les hommes qu’elle avait adorés et qu’elle n’avait pas même honorés de l’insulte de la femme trahie. Il ne pouvait comprendre qu’elle fût devenue si bien la Niobé, avec son éternelle impassibilité de marbre lorsque les enfants de ses rêves, plus beaux que les enfants antiques, moururent les uns après les autres sous les flèches implacables du sort. Pour Allan, il était impossible d’admettre que la jalousie ne dût plus exister dans son cœur, à lui, si violemment soulevé. Il ne la croyait pas si grande qu’elle n’eût pas un regret, et pourtant c’était la vérité. Elle n’avait pas l’ombre d’un regret. Ce n’était pas pour cette femme que le passé était comme pour nous, âmes aux infirmités communes, un doux spectre à haleine de rose qui vient tirer les rideaux de nos lits pendant nos nuits insomnieuses, — le squelette de l’être chéri, échappé du cercueil, qui revient baiser avec les lèvres qu’il n’a plus les lèvres que nous avons encore, et qui a conservé quelque chose de chaud là où fut la bouche.

Mais, bien plus que la connaissance de l’âme de madame de Scudemor, un fait dominateur, indomptable, et qui contient la plus grande des douleurs humaines, absorbait les germes empoisonnés de la jalousie d’Allan en un désespoir autrement amer que celui dans lequel la jalousie avait pu le jeter. Il n’était pas aimé et il aimait ! On ne lui préférait personne. S’il y avait eu une préférence pour un autre dans ce cœur qui ne lui appartenait pas, ah ! du moins, il y aurait eu possibilité d’être aimé aussi, il y aurait eu possibilité de vengeance ! Mais ces misérables dédommagements n’existaient pas. Il n’était point aimé et il aimait ! C’était bien simple, mais y a-t-il un malheur plus achevé que celui-là ? Les moralistes et les poètes n’ont pas assez montré quels secrets irrévélés de tortures un fait pareil — ne pas être aimé — enferme dans le cœur de l’homme qui aime. Tout pâlit, s’efface, et devient presque doux devant ce fait suprême dont l’analyse serait un livre gorgonien pour les âmes confiantes et heureuses. Ah ! aimer qui n’a jamais attendri son regard en vous regardant, qui vous a compté, — qui ne vous a pas même compté parmi les indifférents qui entrent et qui sortent, n’est-ce pas une brutalité d’involontaire devant laquelle l’homme intérieur devient lâche, et tremble comme s’il était menacé ?… On meurt d’aimer, on fait plus que d’en mourir, on en souffre, et si on pouvait montrer cet amour comme on l’éprouve, Elle n’en ferait pas plus cas que d’une chanson et retournerait tranquillement la tête de l’autre côté ! Ironie horrible, qui n’en est plus une à force de profondeur. Cependant l’esprit comprend qu’il n’y a pas de colère à avoir, et lorsqu’à toute heure on est saisi d’un frémissement de rage, on se regarde frémir du haut de sa raison et l’on devient pour soi-même une étrange anomalie et un effroyable objet de pitié ! Enfin, quand l’être aimé devient perfide et vous abandonne, ces angoisses qui troublent la vue et dans lesquelles le monde ne semble plus régi par des lois intelligentes, ces angoisses ne sont si affreusement cruelles que parce qu’on aime encore qui ne vous aime plus !

Telle était la fatalité qui pesait sur Allan. La certitude qu’il n’était pas aimé et qu’il ne le serait jamais, finissait par tuer tous ses autres sentiments. Il n’y avait plus place dans son âme que pour une douleur infinie, creusée chaque jour davantage par la réflexion qui ne s’arrêtait pas, elle, quand la sensibilité défaillait, parce que où les nerfs se brisent l’esprit demeure éternel.

Et c’était une douleur presque auguste, tombée dans un être si jeune et si beau. Elle répandait sur cette forme d’ange qui n’était pas encore une stature d’homme, quelque chose de la fatigue des vieillards. L’âme avait vécu plus vite que le corps, et qu’est-ce que la vie lui dirait maintenant qu’il ne sût ? Y avait-il une douleur au-delà de la sienne ? Toutes celles dont l’humanité souffre ne se résolvent-elles pas dans quelque désir trompé, dans quelque halètement vers l’impossible qui renferme le problème de la mort bien plus que le temps ? Les observateurs superficiels auraient dit, en voyant Allan, qu’il se remettait bien difficilement de la maladie dont il avait failli mourir. Mais, hélas ! le mal était plus intime encore que s’il avait été aux sources de la vie, — quoiqu’il les épuisât aussi dans les voluptés furibondes et tristes dont il se repaissait, solitaire, dans les bras glacés de madame de Scudemor.

Après les jours, il lui avait fallu les nuits. Les nuits non par fragments hâtés, mais entières ; et cette femme, à qui il ne disait je veux que dans les emportements de sa passion pour elle et qui l’aurait jeté à genoux avec un regard, avait plié la tête comme une humble servante et n’avait pas demandé que le calice s’éloignât. D’ailleurs ne valait-il pas mieux, pensait-elle, traverser ce désert de feu dont elle voulait sortir Allan, que de l’y traîner pas à pas ? Elle accomplissait son œuvre de dévouement et de pitié avec une soumission glorieuse aux vues de son mâle esprit, détrempé dans la réalité des passions dont elle connaissait toutes les phases.

La porte de la chambre de Camille s’ouvrait dans l’appartement de madame de Scudemor. De peur d’éveiller des soupçons redoutables et d’autoriser d’embarrassantes questions, madame de Scudemor ne pouvait guère placer Camille dans une autre chambre du château. Allan ne venait donc chez Yseult que quand la nuit était avancée. Il était obligé d’attendre que le sommeil de Camille fût assez profond pour ne plus craindre de le troubler du bruit d’une porte ou d’un craquement de parquet sous un pied maladroit. Alors, quand le château était plongé dans le silence et que les domestiques étaient endormis, Allan traversait les longs corridors à pas furtifs, s’arrêtant souvent pour respirer entre deux battements de son cœur. Une émotion qui ressemblait à de l’effroi se mêlait fatalement à cette action d’aller trouver la nuit, en se cachant, celle qu’il aimait et dont la pensée faisait ruisseler des rivières de flammes dans ses veines.

Puis, quand le matin était venu, le matin imperceptible encore, — point gris de perle, avant d’être rose, à l’horizon annuité, — il sortait de la chambre de madame de Scudemor, aussi pâle que Roméo tombant du cou de sa Juliette sur la rampe du balcon où il se suspendait pour lui dire son dernier adieu ; mais, comme Roméo, il n’était pas pâle, lui, de cette double pâleur du bonheur et de la transe qui se déploie sur les fronts moites des baisers donnés et reçus. La sienne eût été plus grossière si l’inamissible douleur de son âme n’en avait transparence la nuance, — comme ces nuages d’un blanc glauque et épais que la lune immatérialise en les pénétrant de sa blancheur plus lumineuse.