Ce qui ne meurt pas/I-20

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Alphonse Lemerre (p. 168-181).

XX

L’horloge avait sonné une demie. On ne savait quelle était l’heure, mais sans doute on dormait aux Saules depuis longtemps. Eux seuls veillaient. Ils veillaient comme deux coupables ou comme deux heureux. L’un entourait des caresses de cet amour qui fait chaste ce que la volupté a de plus troublant, la femme qui avait eu le premier sentiment de son cœur. L’autre pratiquait le dernier dévouement dont elle fût capable, — était-ce un crime ? L’un aimait et sentait que son amour était inutile, que jamais il n’en serait payé par rien qui ressemblât au moindre sentiment d’amour, horrible angoisse ! L’autre, montrant dans une inaliénable faiblesse une inaliénable sympathie, craignait que cet amour inspiré par elle ne brisât, avant d’être brisé lui-même, cette vie faite pour être acceptée à la condition d’en donner une autre en échange, — était-ce du bonheur ?…

— Laisse-moi ! — disait-il, comme s’il craignait une résistance après tant de volontaires abandonnements. — Regarde-moi, que je te voie ! — Et, la main au front de madame de Scudemor, il la repoussait presque en arrière, tandis que son autre main s’allongeait sur les épaules au défaut du cou.

Les épaules, voilées d’une mousseline claire échancrée, étaient légèrement arrondies par la pose qu’elle avait alors, et elle était plutôt assise que couchée, appuyée sur un bras anguleusement placé, l’autre étendu sur le lit, enfermé dans la mousseline comme les épaules et serré de manière à donner au poignet de cette main blanche un peu longue, — mais si expressive, — une grâce plus parfaite encore.

La chambre était sombre, car la lampe qui brûlait sur le somno n’avivait les obscurités de l’appartement qu’à travers un des rideaux du lit, abaissé à demi dans une négligence oublieuse. Il ne faisait clair que dans les glaces, placées à plusieurs endroits et même sur le lit où ils se trouvaient et où la lampe répandait presque exclusivement sa lumière. C’était plutôt un jour de flamme, qui s’orangeait en passant par le milieu opaque de l’albâtre, que cette clarté argentine, métallique, saisissante des glaces dans ces lambris que l’ombre enveloppait.

Il y avait encore du délire sur les traits d’Allan, mais du délire qui n’était plus qu’un reste d’orage au bord murmurant d’un nuage qu’emporte un souffle muet ; un gonflement encore à cette poitrine ; une paix rapide dans des jours troublés.

Son idée à gueule de lion, l’idée que cette femme ne l’aimait pas, surgissait de nouveau en lui dans l’apaisement momentané d’une volupté ugoline qui reprendrait bientôt sa charnelle pâture… En la forçant à le regarder et en plongeant ses yeux dans ces autres yeux d’une distraction infinie, il cherchait quelque nouvelle ivresse pour ne plus penser qu’elle ne l’aimait pas.

Elle le regarda, mais, au fond de ces prunelles désertes de volupté, on eût dit qu’il y avait une pensée plus rêveuse que celles que d’ordinaire on y voyait.

— À quoi pensez-vous ? — lui dit-il.

— Je pensais qu’il y avait quatre mois, — répondit-elle, — j’étais seule ici, à cette même place, et que je m’en levais pour vous écrire. Vous savez ce que je vous écrivis ; tout à l’heure, je me demandais s’il y avait une autre manière de vous sauver ?…

Les sourcils d’Allan se froncèrent avec lenteur, mais ses yeux ne lancèrent pas d’éclair. Ce mouvement de sourcils fut tout ce qui dépassa le seuil de son cœur. La main qu’il avait au cou de la comtesse Yseult tomba le long de ses cheveux, qu’un moment auparavant la même main avait dénoués et répandus autour de cette tête d’un calme auguste, contraste qu’il chérissait, lui, et qui la faisait ressembler à quelque reine captive, à quelque grand orgueil atteint, à du stoïcisme courbé ! Ce n’est pas pour baigner ses mains dans les flots de cette épaisse chevelure, pour étancher la soif de sa bouche, que toujours il aimait à la faire ruisseler autour d’eux quand ils se trouvaient rapprochés comme alors ; c’était un besoin d’imagination tendre offensée. Il voulait adoucir cette physionomie haute et grave, lui donner un reflet de jeunesse, un désordre apparent de la passion qu’elle n’avait pas, un éperdument mensonger, mais qui eût suffi à cet instant de l’âme infinie. Il voulait tout ce qui pouvait la faire descendre des sommets intangibles de la raison, et la faire ressemblera une femme fragile autrement que par la pitié. Il était naturellement poète. Il l’était deux fois, puisqu’il était amoureux, et il déchevelait Yseult comme le poète se sert d’un rhythme et d’une image, car c’était là un rhythme et une image de cet incoercible poème qu’il ne pouvait réaliser.

Le bras jeté aux épaules inclinées céda et vint à tomber plus bas sur les oreillers amollis. Ce qu’elle avait dit paraissait avoir détaché d’elle la caresse languissante, contemplative, cette caresse de l’autre bord des jouissances vives vers lesquelles on se retourne, quand elles ne sont plus, avec un regret suppliant. Un mot vrai, innocent et bon, avait interrompu la caresse comme le doigt d’un enfant fait tomber un fruit mûr, rien qu’en s’y posant.

La langueur mélancolique du sentiment d’Allan ne dura pas, mais ce ne fut pas l’âme qui l’engloutit dans son amour. Il n’en faut pas tant souvent à la pauvre nature humaine ! Le bras, en coulant des épaules sur le lit, avait peut-être rencontré un tissu moins épais, le renflement d’une forme plus excitante de volupté et de mystère, une révélation de nudité à quelques replis de vêtements de nuit dans ces poses insoucieuses, un toucher frémissant, mais imperceptible, et ce fut assez pour que la poitrine se regonflât et que s’en revînt l’orage parti avec ses effrayants murmures.

— Ah ! tu peux me recrier, maintenant, — dit-il avec explosion, — ton éternel mot de glace aux oreilles, il ne me tombera plus dans le cœur comme une goutte de venin. Il y a quelque chose, Yseult, qui vaut mieux que toi et qui me préserve de toi. C’est cette beauté suprême que tu m’as donnée comme chose que tu méprisais, et qui me fait oublier ce que sans cesse tu me répètes, — qui fait que je ne t’entends plus !

Et dans la glace, placée en face et à la hauteur du lit, disparurent les deux têtes du couple étrange qu’on y voyait. Seulement le lit gémissait jusque dans ses colonnes comme si, en réponse à Allan, une impétueuse sympathie se fut emparée de son bois inerte et de ses bronzes durs et glacés. Chose qui semblait s’émouvoir, pour faire honte à la créature indifférente !

Elle ressemblait aux sphinx du lit par son profil grec, l’ouverture de l’angle facial, et son immobilité rigide dans la pâleur profonde de sa chair, comme eux, dans le vert de leur bronze. Mais là s’arrêtait l’analogie, car nul mystère railleur ne jouait sur sa lèvre. Nulle impénétrabilité ne fermait son front. Hélas ! il y apparaissait quelque chose de plus triste encore. Il y apparaissait de l’anéanti !

— Oh ! je n’ai jamais, — disait-il, à propos mille fois interrompus, d’une voix stridente, fausse, haletante, décomposée, — je n’ai jamais aimé que ta beauté, cette beauté que je tiens dans mes bras ! Je n’ai jamais désiré, dans les plus ardents de mes rêves, d’autre bonheur que celui d’être ainsi, poitrine à poitrine, avec toi ! Oh ! l’amour, l’amour, c’est un baiser, c’est une morsure, du sang qui coule et qui se mêle, une nuit passée, des jours comme des nuits, des nuits comme celle-ci, et au bout mourir ! Voilà l’amour ! Mais le reste, s’il y a un reste, qu’est-ce qu’il me fait ? Ce n’en est pas ! — Et il riait. — Qu’importent ton silence ou tes paroles pourvu que tu ne retires pas ta lèvre de dessous la mienne ! Qu’importe que rien ne batte dans ton sein, s’il m’appartient plus qu’à ton enfant ! Ah ! le reste est bon pour remplir le creux du temps qu’on n’aime pas, qu’on défaille, qu’on retombe à l’humanité ! Mais l’amour n’est l’amour que parce qu’il remplit la vie. À la remplir qu’il la fasse éclater, qu’importe ! Aime-moi ! Ne m’aime pas ! Mots qui frappent l’air d’un son stérile. Mensonges, peut-être ! N’est-ce pas toi que je tiens là, Yseult ? Tu es à moi ! Je suis heureux !

« Je suis heureux ! » Et il proclamait son bonheur avec des accents tirés de si loin dans son âme, qu’il eût fait trembler les âmes pures sur la céleste origine du bonheur qu’elles espèrent parfois.

Mais l’expiation suivit de près le blasphème. Les sens, en lui, palpitaient encore, qu’à ce bonheur proclamé le cœur avait répondu par une négation sublime. Quels sont ceux qui n’ont pas senti, au fond de leurs âmes, de ces péripéties soudaines, au moment où ils croyaient que le drame intérieur n’avait plus qu’à se dérouler sans une seule lutte désormais ? Le dénouement, on le tenait pour certain, et voici que d’un fond plus intime et qu’on n’avait pas aperçu, il en jaillit un autre plus grand et plus vrai. Les larmes noyèrent le rire impie et, à la place de toutes ces fanfares de victoire, un cri de détresse s’exhala :

— Quand je le voudrais, je ne pourrais le croire, Yseult ; — reprit-il, — ce n’est pas vrai que je sois heureux ! Ce n’est pas vrai que l’amour soit ce que j’ai dit ! En vain je m’étends sur ton sein et je m’y abreuve d’une ivresse mortelle, mon cœur se venge des égarements de ma raison. Ah ! c’est le contraire qui est le vrai plutôt. L’amour est d’être aimé, pas autre chose ! et moi, — dit-il d’une voix crevant dans ses sanglots, — et moi, je suis bien malheureux !

En le voyant retombé dans une telle affliction, Yseult se souleva sur son séant et lui dit, à lui qui pleurait loin d’elle maintenant, la tête enfoncée dans les oreillers sur l’autre bord de la couche :

— Oui, vous êtes malheureux, Allan, mais ne vous abandonnez pas à de tels désespoirs ! Ayez un peu de courage, au nom de moi que vous aimez !…

Pauvre et malheureuse femme aussi ! car elle sentait l’impuissance de ce qu’elle disait, et ce lui était une rude angoisse.

— Voyez-vous, — reprit-il en relevant son visage, violacé par l’étouffement de son haleine dans les oreillers et tout humide de larmes encore, — j’aimerais mieux de la jalousie que ce qui me tue l’âme ainsi ! J’en ai eu, de la jalousie, quand j’ai cru que vous aimiez Camille à cause de son père. J’en ai eu quand vous m’avez raconté que vous aviez aimé aussi, comme je vous aime, avec frénésie ! Oh ! cela fait bien mal, mais pas tant que de savoir qu’on n’est pas aimé, et qu’on ne le sera jamais ! Pas tant que cette peine du dam de l’amour à laquelle je suis condamné, Yseult ! Il n’y que cela d’intolérable. Je t’aime, et toi, tu ne m’aimes pas !

Et avec un déchirement de Laocoon, image de toute destinée ici-bas et surtout alors de la sienne, il répétait le mot fatal : « Je t’aime, et toi tu ne m’aimes pas ! »

Bien des fois, madame de Scudemor l’avait vu en proie à cette pensée, mais jamais comme cette nuit funeste. Cette impassibilité, à laquelle elle était arrivée par la faiblesse comme tant d’autres y arrivent par la force, s’émeuvait devant de telles douleurs. Peut-être eût-elle accepté de recommencer sa vie de cœur, eût-elle dû être encore trahie, pour épargner une agonie pareille à Allan. Regret vain d’une générosité écrasée par l’impossible, cet écrasetout dans les destinées humaines ; serpent qui vous lie les pieds, les mains, le torse et la gorge, quand vous voyez mourir, à trois pas de vous, vos enfants !

Il la prit au cou à deux mains avec violence, comme s’il allait l’étrangler :

— Ô Yseult, — dit-il, — Yseult, rends-moi ma jalousie plutôt, ma jalousie cruelle, concentrée, dévorante, rends-la moi ! Tu me feras tant de bien | Ce sera comme la rosée du ciel sur mon âme ; ce sera comme du baume dans des plaies ouvertes. Ah ! ne peux-tu donc me ressouffler cette flamme au cœur ? Parle-moi de cette Margarita qui enleva, sans le savoir, le velouté des fleurs de ton âme ; des misérables lâches à qui tu permis de les froisser ; de ton mari, qui te les rejeta flétries quand tu les lui eus prodiguées ; et du plus aimé de tous, qui les consuma jusqu’aux racines ! Dis-moi que, celui-là, tu l’aimes toujours ; dis-moi que ce n’est pas vrai qu’il soit oublié ! qu’on n’oublie pas un homme aimé d’une adoration si prosternée ! que sur son souvenir luit à jamais un rayon de cette merveilleuse flamme qui lui lampait sur le front, aux jours des baisers et des étreintes, dans ces nuitées pleines de pâmoisons et d’extases ! Montre-moi la place de ce portrait, — si longtemps porté, m’as-tu dit, que la marque en est restée dans ta chair. Oh ! je veux la voir sur ton sein. — Et il quittait le cou meurtri par ses ongles, et s’acharnait sur le vêtement modeste qu’elle portait la nuit sur sa poitrine. — Allons, sois franche avec moi, Yseult ! Avoue-moi que tu m’as trompé, que j’étais un enfant de te croire, que tu l’aimes toujours, ton bel Octave ; que tu penses à lui toujours, toujours, et qu’en ce moment je fais aller plus vite dans tes veines ton sang, à son nom prononcé ! Oh ! poignarde-moi des détails de tes confidences ! Répète-moi ce qu’il trouvait de plus beau en toi et ce que tu lui abandonnais avec le plus d’ivresse, et les caresses qu’il préférait, et celles que tu lui demandais davantage ! Oh ! n’as-tu pas — laisse-moi chercher ! — n’as-tu pas sur ce corps qu’il a délaissé, sans pouvoir te rendre l’âme qu’il t’a prise, n’as-tu pas quelque stigmate d’ineffaçable caresse, la morsure profonde d’une dent qui coupa, l’empreinte d’une succion folle ou quelque trace d’un ravage plus secret encore ? Montre-la moi, dénude-la, avec l’orgueil et le regret de la passion qui a été heureuse, mais qui n’est pas assouvie ! Où que ta bouche puisse atteindre, baise avidement devant moi ces vestiges accusateurs pour y chercher l’humidité des lèvres qui n’y est pas demeurée, et pour frissonner et mourir en imaginant l’y retrouver ! Ne me fais pas grâce d’une seule des délices ressouvenues dans des égarements solitaires, rendus plus acres et plus insensés par l’idée de l’affreuse impuissance qu’ils trahissent ! Plonge-toi jusqu’aux reins dans la passion qu’ils disent immonde, parce qu’ils la jugent de sang-froid, et qui est si belle, qu’il n’y a plus de bourbier pour elle au plus épais, au plus infect des fanges de la terre ! Puis viens à moi, te glorifiant de tes souillures parce que ton amour y resplendit, et de la fureur de tes souvenirs, et de l’impudence de tes aveux ! Viens à moi qui te comprendrai, et qui te renverrai la bénédiction pour la torture. Tu me seras éternellement sacrée, car tu m’auras soulagé de tout ce que je souffre en me rendant ma jalousie !

Il s’arrêta épuisé, une écume blanchâtre aux lèvres, et les yeux livides… Elle, divine comme une femme insultée et qui n’a pas même besoin de pardonner, avait croisé ses bras sur son sein demi-nu comme pour le défendre quand il avait essayé d’en déchirer les voiles, et, depuis ce moment, elle était restée dans cette attitude, l’écoutant dire, sans horreur et sans fierté blessée, toujours de la même pâleur blanche et lisse mais qui devait rayonner, d’un moment à l’autre, sous les transfigurantes splendeurs du martyre moral qu’elle endurait avec grandeur !

Cette vue rappela Allan à la raison. Il s’épouvanta de lui-même : — Qu’est-ce que j’ai dit, Yseult ? — demanda-t-il ; — t’ai-je offensée ?

— Je n’ai entendu qu’une seule chose, — répondit-elle avec une inexprimable miséricorde, — c’est que vous souffriiez beaucoup, Allan. — Et elle lui tendit une main sur laquelle il répandit des larmes moins amères que celles qu’il venait de verser.

Toutes les nuits ne ramenaient pas des scènes aussi cruelles, mais il ne s’en écoulait pas dans lesquelles ne se trahit la douleur d’Allan. Un désir plus noble et non moins exigeant, qu’il ne pouvait rassasier, ne cessait de réclamer dans son âme. Les fleurs de volupté qu’il suçait à en mourir renfermaient, comme les feuilles de laurier rose, un poison corrosif et mortel. Il ressemblait à ce malheureux fou, dont l’histoire peu connue est d’autant plus touchante qu’elle est l’emblème de la vie de beaucoup d’entre nous. Un fou s’éprit d’une lame d’épée. Amoureuse altière et cruelle ! Mais elle était svelte, souple et gracieuse comme une jeune fille. Elle se relevait comme une couleuvre quand on l’avait pliée en faucille sur le pavé. Elle répandait de beaux reflets bleuâtres qui fascinaient comme les adorables et irrésistibles yeux de la femme que l’on sait perfide. Peut-être y avait-il pour le pauvre fou des analogies dans tout cela… Quoiqu’il en fût, l’homicide ne répondait à ses caresses que par du sang ; du sang pour des baisers et pour des étreintes, du sang aux mains, à la poitrine, aux lèvres ! quand un jour il se la fit entrer jusqu’à la garde dans le cœur. Ah ! pourquoi Allan, et nous, en pressant contre nos poitrines ces femmes trop aimées, glaives de douleurs qui nous déchirent, ne les ouvrons-nous pas assez profond et assez large pour qu’amour et vie puissent tout à coup s’en échapper ?…

Cependant, il faut en convenir, cet inapaisable mal qui rongeait Allan et lui dévorait ses jeunes années était au fond une magnifique blessure, un noble deuil, un désespoir qui avait aussi sa grandeur. C’était la première fois que l’ulcère fut plus beau que la pourpre qui le couvrait, car cet ulcère était à l’âme et tout ce qui vient de là est sacré. Ah ! c’est que l’amour est plus qu’une possession foudroyante, mais éphémère. C’est une possession de toujours, quelque chose qui défie les organes au lieu de les écraser, parce qu’elle est placée là où l’homme est une force comme une irradiation de Dieu même. Des mains qui se joignent ne sont qu’un symbole ; le regard le plus plein d’éclairs ou de larmes, une réverbération incolore de l’invisible lampe allumée dans le temple du cœur. Firmament voilé qu’on soupçonne dans la nuit humaine, étoiles aveuglantes de flamme, si on les voyait. Inconnu ! Inconnu ! tourments et délices, n’est-ce pas ce que l’amour implore dans les sympathies d’une autre âme, dans ces liens qui ne sont pas seulement des bras vulgairement enlacés ? Aussi, quand ce besoin de sympathie reste béant comme un abîme, quand les immensités du cœur, qui se projettent de loin comme les vagues d’une mer infinie, ne trouvent pas le globe d’azur de l’univers d’un autre cœur à embrasser, il s’élève de l’âme un grand cri et c’était le cri que poussait Allan ! Jeune homme que l’hébétement de la sensation n’avait pas engourdi de son contact de torpille, il ne se contentait pas du philtre qu’il buvait à pleines gorgées, et qui n’endormait repus qu’une seule espèce de désirs.

… Fatiguée sans doute de secousses si nombreuses, madame de Scudemor s’était endormie. Ses cheveux, elle ne les avait pas rattachés. Son sein, elle ne l’avait pas recouvert. La lueur de la lampe adoucissait les rondeurs un peu mâles de ce visage, et fonçait le duvet de soie qui estompait ses lèvres que le sommeil mollement dosait. Quoique pâle et les yeux fermés, comme une morte déjà ensevelie, sans un rêve qui lui envoyât une goutte d’ombre du bout de son aile en passant sur son front et ses yeux, tout en elle révélait pourtant extérieurement la vie, — une vie plus profonde et plus concentrée que celle dont on est submergé à vingt ans. Il n’y avait pas une de ses veines qui n’en accusât la présence sans se gonfler, pas un battement de ses artères qui n’en fût l’expression régulière et forte. Elle la transpirait par chaque pore. À sa respiration longue et calme, mais puissante, on aurait pu croire qu’il allait s’échapper un monde de son sein légèrement soulevé. En vain l’âge qui venait, l’âge intraitable, avait imprimé ses offenses à ce front que souffrir et penser avaient vieilli avant les années, à cette bouche qui n’avait plus même la tristesse du regret, à ces cheveux dont la noirceur n’était plus tout à fait pure, — mais toutes ces raies apparentes sur ce beau marbre de Carrare, n’avaient pas entamé plus avant le bloc invulnérable. Si le temps n’était pas vaincu, du moins semblait-il s’arrêter, étonné, avant de recommencer cette lutte qu’il n’épuiserait pas en quelques jours. Et cela était beau que cette espèce de lenteur avec laquelle il attaquait une créature mortelle, comme s’il eût eu peur d’avoir affaire à quelque immortalité !

Allan, une main accrochée à la tête d’un des sphinx de la couche, Allan à genoux sur le lit, auprès de madame de Scudemor, la fixait d’un œil moitié morne et moitié ravi. Il admirait cette plénitude d’existence, ce luxe de force et de repos. Penché sur ce sein immobile, écoutait-il les murmures du torrent de vie qui circulait inutile dans cette organisation puissante, mais qui, hélas ! n’en jaillissait plus ?… Ou suivait-il, à ce cou d’un sculpté si vigoureux et si doux, la trace ardente des mains qu’il y avait portées dans une fureur qu’il se reprochait ?

— Oh ! — pensait-il, — tant de jeunesse encore ! et pas pour moi ! Même ce corps divin qu’elle m’abandonne, je n’ai pas le pouvoir d’augmenter d’une pulsation de plus la vie qui l’anime ! Sous mon cœur, il est comme là. Et pourtant que cette vie semble immense ! Comme cet Océan écumerait s’il y avait un souffle assez puissant pour le soulever ! Comme elle serait belle, ô Dieu ! si l’amour avait un dernier et faible rayon pour elle. Comme le bonheur donné par elle ressemblerait peu à ces bonheurs que les autres femmes peuvent donner ! Avec quelle impétuosité je livrerais ma vie entière à dévorer à ce bonheur, trop anéantissant pour durer ! Mon Dieu ! comme elle me tuerait bien !… — Et il pleurait. L’orfraie criait seule au dehors. Il pleurait. Les larmes tombaient lentement sur le sein de madame de Scudemor et, successivement, y séchaient, inutiles comme sur un cercueil.

Chose étrange ! Il pleurait sur la vie comme on pleure sur la mort. Mais, tout en pleurant sur cette vie qui passait dans ses lèvres avec moquerie et qu’il ne pouvait aspirer et absorber en lui, c’était aussi sur la perte d’un cœur éteint, mort déplorable ! qu’il gémissait.