Ce qui ne meurt pas/I-3

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Alphonse Lemerre (p. 27-37).

III

Quelques jours après la scène au jardin qui ouvre ce récit, la comtesse de Scudemor se tenait, assise et non pas à moitié couchée, — car rien ne languissait en elle, — sur un canapé, dans un appartement qu’elle habitait exclusivement aux Saules. Elle était enveloppée d’un long peignoir blanc, flottant négligé qui laissait entrevoir, à travers la vapeur de ses plis, les lignes et les contours d’une taille que le temps avait épargnée, comme une espèce de dédommagement de la royauté des anciens jours évanouie… C’était l’heure de la journée où les femmes font les apprêts de leur toilette avant le dîner, et où une maîtresse de maison, à la campagne, est parfaitement libre. La comtesse de Scudemor paraissait fort agitée. Des pensées comme des mouettes d’orage, inaccoutumées au ciel sans nuées de ce front, des pensées pénibles semblaient l’obséder. On voyait qu’il se débattait quelque chose dans son âme, quelque chose qui allait finir par une résolution, — mais se résoudre n’est pas toujours avoir vaincu.

Allan entra, chancelant, et comme écrasé par l’air et l’odeur de cette chambre où il mettait le pied pour la première fois. Il s’appuya contre un meuble.

— Ne restez pas debout, — lui dit-elle, et elle lui désigna de la main un siège près du canapé où elle se tenait, droite et rectangulaire. La belle tête d’Allan touchait presque à l’épaule de madame de Scudemor, mais il ne pouvait la voir que de profil.

— Je vous ai fait appeler, Allan, — lui dit-elle. — J’avais besoin de vous voir seul, car j’ai à vous parler de choses graves et douloureuses. — Ce début était solennel. Tout en parlant, elle roulait dans ses doigts une fleur d’héliotrope, arrachée sans doute à ceux qui s’épanouissaient dans de longs vases blancs à la fenêtre. Fleur qui n’aurait pas pu nous dire le sentiment qui l’avait détachée de sa tige, dans la crispation d’un doigt distrait. Cette voix si profondément vulnérée avait des accents encore plus voilés que de coutume. Elle retentissait à mille pieds dans la poitrine d’Allan, comme une pierre lancée dans un puits.

— En me quittant si brusquement l’autre jour, en refusant de me répondre, — reprit-elle après un silence, — croyez-vous, Allan, ne m’avoir pas tout dit ?… Croyez-vous même que j’eusse besoin d’une réponse pour tout savoir ! Vous pouvez tromper Camille, mais une femme, et une femme de mon âge, croyez-vous, Allan, que ce fût possible ?…

Elle s’arrêta sans tourner la tête, les cils baissés, et de cette impérissable noblesse dans l’attitude qu’elle ne perdait jamais, roulant toujours entre ses doigts effilés la fleur d’héliotrope qui les imprégnait de ses parfums. Moitié joie de ce qu’elle l’avait pénétré, moitié saisissement de ce qui allait suivre, Allan rougissait jusqu’aux yeux. Mystérieux carmin du sentir, broyé sur on ne sait quelle palette divine, qui pourrait nombrer les cent confusions différentes révélées par l’unité de sa couleur ?…

— Mais j’ai agi à la légère, — reprit-elle. — Je ne devais point vous demander un aveu. Entre nous toute confidence était impossible, et j’ai résolu de vous l’épargner.

Elle se tut une seconde, comme si elle se recueillait.

— Allan, — fit-elle, — votre imagination et votre âge, voilà ce qui vous a égaré à ce point. Il faut s’en prendre à votre âge et à votre imagination, qui vous gâte la vie de si bonne heure, et non à moi qui serais votre mère. Aussi ai-je l’espoir que cette folie cessera bientôt. D’ailleurs, demain je serai vieille tout à fait. Vous pourrez faire demain de ces comparaisons qui me ravaleront autant qu’elles m’élèvent tout à l’heure dans votre esprit. L’amour d’un adolescent pour une femme qui a vécu presque la moitié d’un siècle, doit être le moins long parmi les plus courts.

Elle fit une pause encore, scandant ses paroles comme elle lui scandait le cœur.

— Mais, quoiqu’il en puisse être, mon enfant, il faut nous quitter… Vous retournerez à votre Université d’Angleterre. Je ne veux vous revoir que guéri de cet inconcevable caprice qui finirait peut-être par vous rendre malheureux. Quand vous serez plus calme, quand vous aurez entrevu que vos besoins d’affection peuvent être satisfaits par des femmes riches de la jeunesse du cœur autant que de celle de la beauté, vous me retrouverez votre amie toujours, et le temps se sera chargé, à mes dépens, de rendre toute méprise impossible.

Et elle se tut, naturellement comme elle avait parlé. Avait-elle été assez raisonnable et assez maternelle !… La pauvre fleur d’héliotrope qu’elle froissait était épuisée, et elle la rejeta. Elle avait mis le même temps à blesser une créature avec son accent plein de sollicitude, qu’à détruire une création sous le doux froissement de ses doigts. Puissance de l’âme, puissance ignorée ! il y a dans les choses de sentiment des courbes qui échappent au calcul.

Voyons ! Franchement, ne pouvait-on pas l’accuser d’hypocrisie, cette femme qui se savait aimée et qui prenait de tels airs de maternité et de raison avec ce malheureux qui l’adorait ?… N’aurait-on pas pu voir une atroce tartufferie d’orgueil dans cette prétention à la vieillesse, dont elle présentait avec tant de fréquence la perspective quand tout, en elle, la faisait oublier ? Comédienne étrange, — ou, si elle ne l’était pas, vanité diogénique qui passait à travers les trous du manteau ! Un homme fort lui eût cassé son masque sur la figure et mis à nu, comme un ver, son âme devant lui. Mais Allan n’était pas un homme fort. Il n’avait point de ces ressentiments qu’une passion blessée souffle au cœur avec une haleine d’ouragan. Pauvre chien, il se couchait sous les coups ! Quand elle avait dit : « Il faut nous quitter », cette âme timide et fraîche ne s’était trouvé que des larmes.

Mais qui peut comprendre la magie des larmes pour une femme ?… Qu’elles coulent, blanches, fraîches et tièdes, peu importe ! elles font toujours un de ces fleuves qui emportent au loin les digues de son cœur. Pour ces êtres d’une pitié divine, il y a toujours du sang du cœur dans les moindres larmes qu’on verse à leurs pieds. Les grands séducteurs le savent bien. Leur puissance est de savoir pleurer. Don Juan et Lovelace pleurent. Terrible puissance de ces terribles syrènes ! Allan n’était ni Don Juan ni Lovelace. Ce n’était pas alors, et ce ne fut jamais plus tard, un de ces crocodiles de séduction dont les larmes attirent pour dévorer. Il était à l’âge de la vie où l’on est vrai encore, et il n’avait que des pleurs involontaires d’enfant. Avec son corsage de jeune fille, on l’aurait pris pour la sœur de Camille que sa mère eût mise en pénitence pour s’être déguisée en garçon.

La comtesse de Scudemor n’était plus, de son côté, à l’époque de l’existence où la simple vue d’une émotion vous émeut. Et cependant, cette froide personne ne put résister à l’éloquence de ces pleurs muets et d’un désespoir si résigné. Elle attira à genoux devant elle sur le tapis le pauvre Allan, et, longuement, elle lui essuya les yeux avec son mouchoir parfumé. Elle ne se sentait plus le courage de lui répéter « qu’il fallait partir ».

— Ah ! voilà bien ce que j’avais prévu ! — dit-elle. Et après avoir cherché dans sa pensée quelque temps, elle ajouta :

— Désolant enfant, vous resterez près de moi. — À ce mot, il lui étreignit les genoux contre son visage en pleurs. Il la respira ainsi dans les plis de son peignoir où étaient tombées ses dernières larmes, à lui, et il les but comme du nectar parce qu’elles avaient chauffé sur le tissu tiédi par le contact du corps qu’il voilait.

Ainsi, déjà ! L’expiation des paroles qu’elle avait dites d’abord était consommée… Cette femme à la sagesse hautaine, aux prévisions d’une réalité desséchante, n’avait pas su résister aux pleurs d’un enfant. Aussi, faut-il l’avouer ? quand on est femme, ce doit être quelque chose de bien touchant qu’un de ces amours, silencieux de respect mais si expressifs, qu’on a fait naître, sans y songer, dans une âme virginale au moment où toutes les affections s’éloignaient pour ne jamais revenir ; et, en vérité, il est bien permis de confondre ce qu’on éprouve avec de l’amour, et beaucoup de femmes l’ont confondu, sans nul doute. Éternellement tendres, elles ont dû se méprendre aisément sur l’ardente reconnaissance qui renouvelait d’un sentiment leur cœur vieilli, veuf et affligé. Voyageuses brûlées de tous les soleils, fatiguées de tous les orages dans ce désert qu’elles achèvent de traverser seules, et sans se plaindre d’une soif qui demeurera désormais inapaisée, une affection — à n’importe quel titre — n’est-elle pas pour elles comme un verre d’eau de la rosée du ciel, donné au nom d’un Dieu miséricordieux ?… Mais quand cette affection est un amour comme ceux de la jeunesse écoulée, n’y a-t-il pas une douceur, plus suave encore que celle des premières années, dans cet amour sur lequel on ne comptait plus ?… La vie, on la croyait finie et enterrée dans son cœur. On croyait que des touffes d’herbes verdissaient dans ce cimetière de la poitrine où les tombes s’effacent comme ailleurs, et voilà qu’on se trouve une vivante affection, une dernière touffe de fleurs à y recueillir encore et non pas à y ensevelir ; une affection que l’on souhaiterait à sa fille pour sa dot ! La maternité humaine a beau être sublime, elle ne tient pas contre une pareille épreuve, — et, quoique sans amour à rendre pour l’amour qu’on a inspiré, ce n’est pourtant pas la blonde tête d’un fils qui passe le plus dans la nue des rêves comme un astre bien-aimé, quoique ce soit une tête aussi adolescente tant il est vrai que, pour les femmes, le fruit de leurs entrailles peut être moins sacré que la création de leurs regards !

Cependant, madame de Scudemor avait repris son air maternel, et, ayant fait asseoir Allan sur le canapé à côté d’elle :

— Mais si vous restez ici, — dit-elle, — je veux, Allan, que vous promettiez de m’obéir. Me le promettez-vous ?…

Cet homme, qui avait sur la lèvre moins de duvet que la femme qui l’interrogeait, répondit « oui » comme une innocente le jour de son mariage.

— Eh bien, Allan, — reprit-elle, — je veux que vous renonciez à la solitude dans laquelle vous consumez vos journées. Je veux que vous renonciez à la vie oisive et isolée que vous recherchez depuis trop longtemps. Il y a cette année beaucoup de monde aux Saules ; il y a des jeunes filles de votre âge. Ne les fuyez pas comme vous avez fait jusqu’ici ; restez avec nous le soir, dans le salon, quand vous aurez passé la journée dans des études qui vous auront distrait d’une préoccupation trop absorbante. Et lorsque votre esprit ne sera plus capable d’une attention soutenue, quand les troubles de votre imagination seront trop grands, venez me trouver toujours ; car, voyez-vous, mon jeune malade, — ajouta-t-elle avec une grâce inattendue, — je suis beaucoup moins dangereuse pour vous de près que de loin.

— Oh ! si j’ai tant aimé la solitude, — répondit Allan avec la tristesse touchante d’un cœur soulagé, — c’est que je n’avais personne qui s’intéressât à ce que je souffrais. Je craignais…

Il hésita… — Que craigniez-vous ? — demanda-t-elle.

— Que vous ne vous moquassiez de moi, — fit Allan, — et Dieu sait s’il y a de la vanité dans ce que je vous dis là ! Je ne vous aurais pas haïe, mais je sens que j’en aurais été plus malheureux.

— Et si je m’étais moquée de vous, Allan, — dit-elle avec le scepticisme d’une insincérité charmante, vibration féminine retrouvée dans les cordes de l’instrument détendu, — n’aurait-ce pas été tant mieux, Allan ?…

Elle n’osait pourtant appuyer, car elle avait la conscience de n’être pas vraie en prononçant ces paroles. Combien, en effet, y a-t-il de femmes après trente ans qui rient de l’amour qu’elles allument dans les cœurs, fussent-elles, par le cœur, les dernières de l’humanité ? Une jeune fille a de ces cruautés innocentes. Inexpérimentée, c’est l’enfant qui creva les yeux du moineau avec le poinçon athénien. Mais une femme qui a bu les trois quarts du calice amertumé de la vie ne rejette pas avec mépris la goutte de miel restée au fond, par un de ces hasards qui font croire à Dieu les impies, et madame de Scudemor venait de montrer qu’elle le savait bien.

Ils causèrent longtemps ainsi, elle toujours mère, c’est-à-dire sérieuse et tendre, et lui amoureux, timide, mais d’une timidité si confuse ! Elle lui imposant une vie plus active, plus extérieure, comme si la voix de la femme qu’on aime pouvait faire fondre l’amour qu’on a pour elle, — et Lui ne résistant pas, disant « oui » toujours, quoiqu’il sût très bien qu’il y avait dans son cœur mille impossibilités d’obéir. Causerie charmante, coupée de silences et faite à mi-voix parce que la nudité des choses de l’âme, cette Ève intérieure, a une pudeur si inquiète qu’elle détache, pour ajouter à sa ceinture, des milliers de feuilles inutiles à tous les abris du secret.

— C’est bien, — fit-elle, avec le sourire du sculpteur dont le premier coup de ciseau a été heureux. — C’est bien, mon enfant, je vous promets du calme bientôt. — Et comme elle l’eût fait à Camille, à ce qu’il semblait (car qui peut dire que les ténèbres de l’âme d’une femme ne soient pas des contradictions ?), elle déposa sur le front d’Allan un baiser long comme s’il n’avait pas été désintéressé. De cette lèvre glacée et pâlie, jaillit une mer d’écarlate sur les tempes dilatées du jeune homme. Il faut l’avoir éprouvé soi-même, pour savoir ce qui s’élève dans notre être de mouvements surhumains et fous quand on voudrait — effort inutile ! — reprendre avec les lèvres le baiser exilé sur le front.

— Tu as tort de l’embrasser, maman, — dit Camille qui entrait, des gerbes de pensées dans les mains. — Si tu l’aimes, tu n’aimes donc plus ta pauvre Camille ?… Tu ne sais pas comme il la délaisse maintenant. Autrefois, il ne m’aurait pas laissé cueillir seule un aussi gros bouquet que celui-ci.

Et, vive, elle se jeta pour s’asseoir sur le canapé, entre Allan et sa mère, tournant boudeusement sa ronde et gracieuse épaule à Allan. Ainsi posée, le visage moite de cette chaleur de quatre heures de relevée qui n’a déjà plus d’aiguillons comme à midi, mains dégantées, bouche entr’ouverte mais sans sourire, avec sa robe blanche tellement courte qu’on voyait entièrement ses sveltes brodequins hortensia lacés aux pieds mignons qu’elle agitait avec caprice, sérieuse comme les fleurs qu’elle tenait, elle ressemblait à une espérance et à un pressentiment tout ensemble, — point d’intersection entre la première floraison de la jeunesse et la première illusion fanée, versant entrevu de la colline, âge auquel il faudrait rester ! Elle avait piqué derrière son oreille, sur ses cheveux d’un roux que le soleil avait déjà bistré, une rose rouge dans la corolle de laquelle une jaune abeille lassée s’était endormie, colère et dard émoussés. Flèche d’or qu’elle rapportait sans le savoir de ses combats contre les insectes, et de ses courses, tête nue, au jardin.

— Il faut faire ta paix avec Allan, ma chère amie, — dit madame de Scudemor en chassant, avec le mouchoir qu’Allan avait mouillé de ses larmes, l’abeille, détachée de la rose où elle reposait dans son berceau de pourpre. — Tu ne voudrais pas rester courroucée contre lui. Il a toujours été si aimable pour toi ! Il te délaisse, dis-tu ? mais si, depuis quelque temps, il avait été ou souffrant ou trop occupé pour se mêler à toutes tes folâtreries, serait-il raisonnable de lui tenir rancune ?… D’ailleurs je vous connais, mutine : si Allan vous a négligée, vous avez été probablement piquante ou boudeuse avec lui. Bien loin de le ramener, vous l’avez éloigné de vous davantage, et voilà comme les torts ne restent jamais d’un côté !

— Oh ! tu prends déjà ton air sévère, maman, — répondit-elle. — Je t’assure que c’est lui qui a tous les torts… — Et sa voix tremblait comme quand on a le cœur gros.

— Je ne te gronde pas, mon enfant, — reprit madame de Scudemor en accompagnant ces paroles d’un geste affectueux. — Seulement, je ne voudrais pas que tu fusses injuste, et surtout pas vindicative. J’exige que tu embrasses ton ami et que tout soit fini entre vous, enfants que vous êtes tous les deux !

Et Camille, heureuse d’obéir, se retourna fougueusement, comme elle faisait tout, cette fillette dont les sensations étaient si vives ; et, avec une innocence passionnée, se jeta au cou d’Allan qui, muet et devenu sombre, avait mordu sa lèvre au sang en entendant le mot dit par madame de Scudemor : Enfants que vous êtes tous les deux !

Il l’embrassa, mais de mauvaise grâce.

— Est-ce que vous seriez capricieux à votre tour, Allan ? — dit singulièrement madame de Scudemor, en tournant sur lui les orbes mobiles de ses larges prunelles.

Avait-elle vu tout à coup, avec l’aiglonne perspicacité de la femme aimée, la profondeur du sentiment qu’elle inspirait ?…