Ce qui ne meurt pas/I-4

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Alphonse Lemerre (p. 38-47).

IV

Les jours passèrent, — mais il ne passèrent plus pour Allan à l’ombre furtive du jardin, au pied des saules, ou sur les bords lointains de la rivière, théâtres favoris de ses promenades pendant que le salon de la comtesse de Scudemor exhalait la joie, les rires et les propos des femmes rassemblées. Il était sûr d’être vu par Elle maintenant ! d’être deviné dans toutes ses pensées, à chaque instant donné. L’irritation contre la femme aimée, cette injustice qui tient aux racines mêmes du sentiment qu’on éprouve parce que ce sentiment n’est pas soupçonné, ce démenti perpétuel donné par celle qui l’enflamme au désir idéalisateur de son image, ne le chassaient plus du salon avec ce dépit concentré, aigreur de la passion cachée. Ce sont toujours des passions blessées qui nous poussent à la solitude. Âme de Timon ou de la Vallière, la créature humaine ne se rejette à la solitude que quand les hommes l’ont repoussée. Sans l’égoïsme d’une passion quelconque, nul d’entre nous n’irait livrer sa vie à cette maîtresse de Raphaël qui tue, mais pas comme l’autre, car elle n’a pas même de semblants d’amour à donner. Nul ne reposerait sa lassitude sur le sein perfide de cet ami, subtil Iago retrouvé toujours dans les parties les moins nobles de nous-mêmes, quand il n’y a plus que nous avec nous… La solitude est un fait divin, inapplicable aux hommes. Ils n’y résistent pas quand ils osent se l’approprier.

Allan ne quittait presque plus madame de Scudemor. Pouvait-elle s’en plaindre ? Ne le lui avait-elle pas dit, enjoint, ordonné ? Quoiqu’elle eût pris avec lui le langage de l’expérience, Allan ne la connaissait pas assez encore pour qu’une vague espérance ne se jouât dans toutes ses pensées. Et, d’ailleurs, la passion a parfois des ruses de modestie dans ses vœux qui devraient faire frémir sur les suites de l’hypocrisie ou de la déraison de nos sentiments. Peu lui suffit, d’abord, à cette Vorace qui veut tout plus tard. Allan était heureux du mystère qu’il y avait entre lui et madame de Scudemor. Depuis le jour où elle lui avait parlé tête à tête, et malgré les défiances de son caractère (toutes les grandes imaginations sont défiantes), il portait plus légèrement la vie, rendu pour quelque temps à cette admirable fatuité de la jeunesse, confiance extravasée sur toutes choses, bouche et narines ouvertes à tous les souffles de l’avenir. Il répondait, avec la céleste gaucherie d’un sentiment vrai, aux plaisanteries doucement moqueuses des femmes venues de Paris pour passer l’été aux Saules, et qui n’avaient pas vu sans le remarquer le changement d’humeur de ce beau jeune homme qu’elles auraient désiré un peu plus occupé d’elles. Mais aucune n’était, aux yeux d’Allan, comparable à cette Yseult de Scudemor que, sans doute, elles appelaient passée dans leur orgueil de fraîcheur et de beauté, et aux pieds de laquelle il prosternait tous leurs printemps humiliés.

On l’a vu, ce qui caractérisait l’amour d’Allan pour madame de Scudemor, c’était une timidité excessive. Plus cet amour avait grandi, moins Allan s’était trouvé familier avec celle auprès de qui son enfance s’était écoulée. Amour vraiment jeune que celui-là qui se traduit par les tremblements du respect ! Jeune dans l’âme, car la passion devient fatalement insolente ; jeune dans la vie, car, après le premier, en retrouvera-t-on jamais un second sous les draperies de la vanité ?… Cette timidité, qui n’est que l’émotion perpétuelle produite en nous par l’intuition de la beauté qui nous captive, s’augmentait encore de plusieurs circonstances accessoires qui modifiaient d’une façon nouvelle et puissante la position d’Allan de Cynthry vis-à-vis madame de Scudemor. Presque toujours on n’aime que tout près de soi dans la vie. Il est si rare de ne pas s’éprendre d’une de ces fleurs de l’existence éclose sur la même branche que nous ! L’infini des pensées virginales, colorées mollement des premières lueurs de l’amour, ce même infini soulève les deux seins qui commencèrent à respirer presque ensemble, et, parce que ces deux mains n’ont rien touché encore elles se cherchent, et parce que ces deux cœurs n’ont rien joint encore ils s’élancent, l’un à l’autre, dans l’instinct merveilleux de leurs soupirs !… L’infini des autres mystères de la vie : Dieu, l’intelligence, le cœur éprouvé, se révèlent moins intimement en nous. Atomes par la pensée comme dans l’univers, nous avons assez d’un abîme et nous nous jetons, plongeurs tremblants, dans celui où des roses, comme dans certains cratères éteints, forment des tapis pour nos sybarites mollesses. En vérité, les femmes, qui n’ont d’existence que par l’amour, ont raison d’être fières quand elle sont belles, car la honte de la nature spirituelle de l’homme est écrite dans ces impressions brûlantes et délicieuses qui nous bouleversent, et qui sont causées par leur adorable beauté.

Mais si cette beauté est déjà morte ou va mourir, attaquée au plus pur de sa source ; si — hasard étrange ! — c’est bien loin de soi qu’on va chercher une âme à aimer de toutes les aspirations de son âme ; lorsque c’est à la fleur flétrie, souillée du pied de l’homme qui passe, ensevelie dans la poussière du soir, que nous sourions du premier sourire de nos corolles entr’ouvertes, une foule de faits inaccoutumés viennent, en se groupant alentour, rendre cent fois plus ébranlant cet amour bizarre. Jeune, on ressemble tant à tout ce qui est jeune ! La jeunesse est un si large fait qu’il prend toute la place de la vie. N’est-ce pas de l’avenir que l’on porte en soi, comme la jeune fille ? N’est-ce pas la même ignorance ? N’est-ce pas en approchant de cette âme allumée plus tôt qu’on y peut lire — tout or et lumière — les caractères des premiers désirs, comme en posant un flambeau derrière les transparents de nos fêtes on fait jaillir des symboles de feu du fond sombre sur lequel ils étaient indistinctement tracés ? Quand la vie entière est avenir, c’est le passé qui est surtout l’inconnu. Une âme qui a vécu sa vie est un bien plus formidable mystère que celle qui commence la sienne, pour qui tend aussi, dans la même baie d’adolescence, sa blanche voile au vent qui s’élève. Ah ! de quelle ardente et rêveuse curiosité se prend-on pour ce vaisseau, revenu des plus lointains rivages, et qui a tant et tant labouré de flots amers ! Oh ! que cette femme, parce qu’elle diffère de nous de tout un passé impénétrable, nous apparaît divine à travers sa pâleur mortelle ! Comme la jeune fille, notre légitime épouse, elle n’a pas été tirée de nos flancs. C’est un Dieu caché qu’on adore, et jamais nous n’avons défailli, auprès des vierges les plus charmantes, comme en sa présence ou à son approche nous nous sommes sentis défaillir.

Et l’imagination, — cette racine noueuse des passions, — et l’imagination trouve son compte à ces incompréhensibilités humaines. Ne croyez point qu’il y ait dans cet amour d’Allan pour madame de Scudemor, de l’adolescent pour la femme vieillie, quelque chose de plus glorieusement immatériel que dans tout ce qui porte le nom d’amour. Pour changer d’objet, la passion ne change point de nature. Elle a toujours sa causalité et son but dans la fange de notre chair, cercle dont les deux bouts se rejoignent et se confondent on ne sait où…

Et d’ailleurs, la beauté qu’on aime et qu’on préfère est un secret que l’imagination garde à jamais. Cheveux cendrés par les années, sur un cou qui a perdu les mollesses du pâle azur de ses belles veines ; yeux dont la flamme, dans des prunelles un peu ternies, se concentre au lieu d’irradier, comme si le cœur avait absorbé dans ses sables arides les flots de lumière et de larmes qui s’y jouaient ; bouche où l’haleine n’est plus fraîche, mais ardente ; tempes plus expressives et plus élargies sous la couleur de jour en jour plus meurtrie d’un bistre mat, n’y a-t-il pas en vous la volupté autant que dans les efflorescences de la jeunesse ? Ne dirait-on pas que l’âme, comme la nature, fait fleurir dans les ruines ses plus beaux gramens ? Et l’imagination développée n’arrive-t-elle pas, en toutes choses, à ce que les imaginations moins riches et restées en deçà de ses développements, osent appeler une dépravation ?…

Ainsi l’âge de madame de Scudemor, qui mettait une vie entre elle et Allan, pouvait être une des causes de la timidité de celui-ci, mais, à coup sûr, elle n’était pas la seule. Une autre encore plus intime existait. La plupart des passions fortes tirent leur puissance des plus abrupts contrastes. Elles sont d’éclatants démentis donnés à nos habitudes les plus invétérées, à nos tendances les plus originelles. Elles brisent violemment l’unité humaine. Les caractères despotiques, par exemple, sont les plus moutons en amour. On les mène où l’on veut. Les autres ne sacrifient que leur vie, mais eux sacrifient leur volonté, magnifique abnégation si c’en était une, — si ce n’était pas la jouissance la plus enivrante qu’il y eût ! Qui n’a pas compris que Catherine II voulût être battue par son amant ? Ne prenez pas pour un caprice d’Impératrice blasée cette révoltante exigence. Vous ne sauriez donc pas ce qu’il y a de bonheur suprême, d’inattendu, de palpitant, de céleste, — car ce mot-là cache l’inconnu dévoilé tout à coup, — dans ce mouvement en sens contraire des lois qui régissent les cœurs fiers, et qui fait tomber à genoux les plus altiers et lécher les pieds d’une misérable créature !

Ce sentiment, Allan l’éprouvait. Enfant gâté, tenace, impérieux, il trouvait un plaisir d’inaccoutumance (et ces plaisirs sont les plus vifs) à se soumettre, à s’humilier, à ramper bien à plat-cœur sous le brodequin de madame de Scudemor, et ce plaisir d’être dominé par elle rendait plus troublantes encore les impressions qui s’adressaient à ses sens et les enflammait jusqu’au délire.

Cette vie de la campagne ensemble, molle, paresseuse, rapprochée, ce far niente de canapé et de gazon, de promenades oublieuses et de causerie, est la plus dangereuse existence. Si les jeunes filles vous faisaient leurs confessions, elles vous diraient que là, surtout, elles se sentent rougir sans savoir pourquoi… C’est probablement l’air aux lilas, aux jasmins, aux ardeurs du midi et aux fraîcheurs du soir qu’on y respire, qui leur apporte ces rougeurs soudaines avec les ondulations de la rivière et les frémissements des ébéniers. Quand on a la tête sur son ouvrage, que de longs cheveux pendants et bouclés font ombre sur les mains qui brodent et cachent le visage incliné, on sent s’enfler sa gorgerette en entendant l’oiseau qui chante et dont la poitrine se gonfle aussi. Ce sont là les silences de deux heures de relevée, dans le salon aux fenêtres et aux persiennes fermées du côté du midi et ouvertes du côté du nord. Mais le soir, oh, le soir ! ou qu’on reste à quelque embrasure à regarder l’horizon, la tête dans sa main, ou qu’on s’en aille rôder dans quelque allée solitaire, la nuit heureusement est tombée et on ne sait plus ce qu’on devient. Dans cette liberté et cette négligence de toutes choses, y a-t-il un livre oublié au coin d’un fauteuil, c’est quelque poète, Lamartine ou Alfred de Musset, ou cet autre dont les chants de bouvreuil blessé furent écrits sur des feuilles de rose sauvage, avec le sang le plus foncé de son cœur… c’est un roman plus triste encore, de la différence d’une vie racontée à un soupir échappé… et l’on en a pour huit grands jours de ces étouffantes lectures à baigner, pour les rafraîchir dans son haleine, déposée longuement sur le mouchoir qui garde le secret des larmes, ses pauvres yeux enflammés. Ce sont là des riens, — de bien innocents détails, — mais il n’est pas un de ces riens, pas une de ces insignifiances qui ne cache un péril affreux. La peste ne peut-elle nicher dans un pli du cachemire le plus suave aux épaules qu’il doit envelopper ? Journées inexprimablement douces, bords de l’étang où les cygnes languissent, ombres des bois dans lesquels on se perd si bien, réduits obscurs où les pas ne s’entendent plus, cascades qui étouffent tout dans leurs bruits qui fuient ; et, pour peu qu’on rentre, salons où souvent on fut laissée seule et où l’on est retrouvée toujours deux, rideaux baissés d’où la rêverie tombe aux fronts comme une impalpable caresse, chaleur qui affaisse les poses et ronge l’humidité aux lèvres, familiarités enivrantes qui pressent une main dégantée, sécurité sur je ne sais quelle foi insensée, abandon, oisiveté, délices qui font comprendre la vie d’yeux à moitié ouverts et de mollesses intrépides de ces peuples qui disent : Mia cara à toutes les femmes, et rêvent d’amour au pied des volcans !

Mais quand on est, comme l’était Allan, plongé dans cette Capoue d’un bel été à la campagne alors qu’un amour profond s’est emparé de vous pour la première fois, quand celle dont on est idolâtre est là, enveloppant de son charme tous les accidents de cette vie allanguissante, le bonheur ne peut pas s’écrire, mais Dieu n’a pas voulu, sans doute, qu’il fût possible d’y résister ! Comme Allan, on sent dans son âme s’épanouir plus que jamais cette large fleur d’amour qu’y a semée, en respirant, un souffle de femme. On croit que cet air, dans lequel on plonge avec des frissons voluptueux tout son être, portera le pollen de cette fleur cachée à celle qu’on adore en silence. Tendres illusions, mysticité ravissante, confiance superstitieuse en la nature, fécondation de l’âme par l’âme, rêves fragiles du premier amour ! pourquoi est-ce de ces éléments divins que se compose le mal inconnu de la vie ?

Hélas ! Allan n’avait jamais qu’imparfaitement senti cette délicieuse phase de l’amour. Seulement il l’avait devinée. La femme qu’il aimait n’ignorait pas sa passion pour elle. Ne le lui avait-elle pas dit ? Elle l’avait pénétré, — mais, en le lui disant, elle n’avait pas détruit les désirs contenus et les doutes des premiers instants. Depuis longtemps ces doutes et ces désirs contenus n’existaient plus dans cette âme qui vivait trop vite. Jamais rien ne vaut, dans les bonheurs de toutes les possessions qui suivent, cette poésie du cœur à son éveil, cette impression mystérieuse du jour qui va suivre, cette ombre rose qui n’est déjà plus des ténèbres à travers des paupières closes encore. L’homme insensé ne le croit pas, mais cela est ! Du bonheur passé, c’est le seul moment qu’on regrette et qui reste sanctifié au milieu des plus purs souvenirs profanés. Allan n’avait pas même eu, à sa place, l’enivrant aveu qui ne le paye pas, mais une pitié stérile et de peu d’écho. Cependant, la raillerie qu’il craignait lui avait été épargnée, et cela le soutenait… D’un autre côté, à l’âge d’Allan, quand la passion a devant soi de l’avenir encore, le désir est une volupté beaucoup plus qu’une souffrance, et les sens se repaissent de contemplations autant que le cœur.

Plus les passions croissent, plus elles s’élancent aux réalités, plus elles se matérialisent. Le platonisme n’est jamais que le commencement de l’amour. Allan ne rêvait plus ; il contemplait, — mais contempler, c’est voir par les yeux, et c’est l’ivresse ! Il voyait madame de Scudemor, dans les détails insignifiants de la vie de chaque jour, encore plus troublante que dans les poétiques divinations de sa pensée. Sa présence l’emportait sur les songes et sur les souvenirs, et même l’imagination était vaincue.

Quant à elle, elle se répétait tout bas ce qu’elle avait dit tout haut à Allan. Sa raison hasardait bien parfois un reproche, mais elle l’atténuait en se disant que tout cela n’était qu’une folie, dangereuse certainement dans une jeune fille de l’âge d’Allan, parce que les impressions des femmes sont plus profondes que celles des hommes, mais qui passerait bientôt sans l’emploi des moyens violents.

Une folie ! mot qu’elles prononcent toutes, ces incrédules de quarante ans, mot orgueilleux, mais d’une sagesse bien vulgaire !

Quoiqu’il en fût, une terrible hypothèse tenait en échec son esprit et épouvantait sa conscience. Si l’amour d’Allan n’était pas seulement ce qu’elle croyait ?… S’il n’était pas seulement un enthousiasme éphémère, mais une de ces déchirantes passions qui devait plus tard anéantir la destinée de ce jeune homme, beau, spirituel et généreux ? À tout prix elle résolut, malgré la timidité d’Allan, de le savoir.

Depuis le jour où elle l’avait accusé de caprice, elle avait été plus caressante pour Camille, à qui elle donnait à peine un baiser au front ou un regard qui disait : « C’est bien ! » Voulait-elle empêcher la petite de s’apercevoir de la froideur de son ami ?… Si elle eût été une coquette, une de ces bourrèles de vanité qui jouissent de sentir palpiter et saigner, sous la nacre de leurs ongles, un cœur que plus tard elles doivent dévorer, on eût pensé qu’elle voulait étudier sur Allan l’effet de la tendresse inattendue qu’elle montrait à sa fille… À coup sûr, elle avait un motif pour se conduire d’une façon si nouvelle ; mais qui pouvait, excepté elle, donner la raison de ce calcul ?…