Ce qui ne meurt pas/I-8

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Alphonse Lemerre (p. 63-79).

VIII

Deux jours avaient suivi cette lettre. Aucun événement insolite n’avait eu lieu au château des Saules. Les heures s’y enchaînaient aux heures de la même façon qu’à l’ordinaire. Comme les jours précédents, on y vivait avec cette diffusion, ce laisser-aller, cette non-curance dont on jouit si bien à la campagne. On ne s’occupait les uns des autres que le soir, parce que le soir, les promenades finies, on se rassemblait dans le grand salon. Des jeunes femmes qui se trouvaient là jouaient du piano ou de la harpe, les fenêtres ouvertes, au clair de lune, assez avant dans la nuit ; ou l’on causait de Paris, de l’hiver prochain, d’une brochure nouvelle. Cette vie-là, on n’a pas besoin de la décrire. Tout le monde la sait.

Au milieu de tous ces corsets où la chair respirait en repos, parmi ces dandys, des Italiens et ces femmes mignardes et pâlottes, aux yeux en amande et aux poignets d’Andalouse, dignes odalisques de sultans si éreintés de cœur et de corps, il y avait un drame pourtant, un drame, cette chose rare ! qui se jouait entre deux personnages comme entre Pygmalion et sa statue, et que tous ces yeux de myope ne voyaient pas à travers leurs lorgnons carrés. Il fallait que la vanité rendît cette société bien imbécile, pour qu’au moins un soupçon ne remuât pas leurs cervelles de linotte en voyant le visage d’Allan. Il faisait trembler ; sa pâleur avait des nuances vertes, et son beau front un abattement de foudroyé. Il ne revenait plus que très tard au salon, et il n’y avait que Camille qui entendît sa mère quand elle lui disait quelquefois, tout bas, dans le bruit des conversations : « Allan, mon ami, du courage ! »

Il avait été atterré du coup de la lettre que madame de Scudemor lui avait écrite. Mais à force de souffrir l’âme se bronze, et la passion, c’est aussi de la volonté ! Il sentait, confusément encore il est vrai, qu’il résisterait aux injonctions de la femme aimée, à l’empire de laquelle il voulait enfin se soustraire dans l’intérêt de son amour même. Mais il sentait, aussi, qu’à cette raison froide et bienveillante qu’on lui opposait il n’y avait pas de remède. L’âme de cette femme était close, cette destinée enfermée dans un cercle de fer : — tout fini ! comme si la pelletée de terre y avait passé. Seulement, il se promettait qu’on ne l’arracherait point aux colonnes de ce tombeau de marbre doux et glacé, — si c’était un tombeau, toutefois, si ce n’était pas plutôt un sarcophage auquel, hélas ! la cendre même aurait manqué.

Il avait à peine saisi le sens des dernières lignes de madame de Scudemor. Cependant, il prévoyait qu’elle lui parlerait une dernière fois. Mais il était bien résolu à se roidir, à se révolter contre l’ascendant qu’elle avait sur ses facultés confondues. Délire ! délire ! Toujours nos passions se mesurent à la lâcheté qui en est le fruit !

Un soir, il vint se placer sur le canapé où elle était assise, indifférente comme toujours à ce qu’on disait, mais non distraite, et causant avec le désintérêt qu’elle avait pour tout. Délicieuse impression causée par la présence de ce qu’on aime ! Voilà quarante-huit heures qu’Allan avait dévoré des siècles d’anxiété et de souffrances, et cette âme si saturée et si pleine s’anéantit tout à coup au fond des organes enivrés. Il passa deux heures, cœur en lambeaux, yeux, oreilles et pensée, à regarder les admirables bras de madame de Scudemor dans la transparence des manches de son corsage.

La conversation, dans le salon, était fort animée et scindée par groupes. Les hommes parlaient politique et assez haut. Les femmes chuchotaient ensemble, et de ces différents tons de voix résultait une confusion qui permettait de glisser quelques mots à l’oreille de son voisin, sans être entendu ni remarqué. C’est ce qui arriva quand madame de Scudemor dit à Allan : « Allez m’attendre dans le petit bois. » Camille était assise alors sur un tabouret aux pieds de sa mère. Elle était là, droite et silencieuse. Elle aurait été la seule qui eût pu entendre madame de Scudemor, et, naïve et fougueuse comme elle l’était, avec sa curiosité de petite fille, elle eût pu hasarder une question. Elle se tut. Pas un linéament de sa mobile physionomie ne bougea.

Ce mot, dit à voix basse, rappela Allan à la vie de douleur. Il pressentait que ce mot cachait un adieu, un dernier ordre, cette cruauté qu’elle lui avait annoncée et dont il serait la victime. Remède violent qui n’empêcherait pas le malade de mourir… Il se souvint de ses résolutions. Encore une fois, il était bien convaincu qu’il ne pourrait, ni ne voudrait, quitter cette femme qu’il aimait sans espoir ; mais il tremblait de la lutte qui allait s’engager entre elle et lui. Il se trouvait la puissance de l’énergie, — puissance qu’il n’avait jamais exercée, — mais, subjugué dans les derniers replis de son âme par madame de Scudemor, il avait peur que cette énergie, en laquelle il n’avait pas la sécurité absolue de la foi, fût brisée. Sentiment amer, puisqu’il comprend la crainte de la mésestime de soi-même !

Il sortit bientôt du salon et gagna l’endroit indiqué. Ce petit bois, planté sur une langue de terre opposée au marais, de l’autre côté du château, était une retraite fraîche, ombreuse et sombre, formée par de nombreux sapins, des acacias et des cyprès. Entre les pieds de ces arbres on avait semé, au hasard, une grande quantité de fleurs, et ces fleurs, intouchées du soleil, vivaient pâles et languissantes sous ces arbres ; mais on eût dit que ce qu’elles perdaient en éclat elles le regagnaient en parfums. C’était le bouquet virginal de la Nuit. Il n’y avait là pour sa chaste haleine que des bouches ineffleurées, des fronts purs et l’ignorance des sourires du ciel ; jamais la trace tiède encore d’une lèvre disparue, la lassitude d’une caresse ou les langueurs muettes d’un souvenir, mais quelquefois, dans ces seins de fleurs à demi-fermés, une goutte de la rosée du soir, conservée comme un témoignage de l’immatériel amour de la Nuit dans ce célibat du soleil… Touchant symbole de bien des destinées ! Que d’êtres conservent aussi, dans le célibat du cœur, une larme qu’ils ont recueillie, parce que jamais, hélas ! il ne leur sera donné davantage !

La nuit était sombre. Allan s’assit sur un banc, au fond de ce bois où les odeurs étaient presque humides et s’imprégnaient opiniâtrement dans les vêtements. Les syringas, aux parfums dardant dans la cervelle et voluptueux jusqu’à la douleur, s’épanouissaient autour de lui. À une lieue de là, du côté des terres, car le château et les jardins des Saules dessinaient un isthme dont la pointe était le marais, on entendait chanter un rossignol, et c’était une mélancolie de plus que ces modulations d’oiseau veloutées par la distance et qui ébranlaient seules le silence infini de l’espace, où, de temps à autre, il passait un souffle muet.

Mais la nature était un livre fermé pour Allan. Il regardait, à travers les interstices des feuilles, les fenêtres du château des Saules, points lumineux dans l’obscurité. Il épiait avec anxiété le moment où l’on quitterait le salon, et où chaque personne se retirerait dans son appartement.

Au bout d’une heure, il entendit venir d’un pas ferme et rapide. Il aurait fallu le poignarder juste au milieu du cœur pour lui trouver du sang. Tout ce qu’il en avait battait là.

— Vous êtes là, n’est-ce pas, Allan ? — fit madame de Scudemor, d’une voix tranquille. Un oui indistinct — car l’émotion colle la voix à nos gorges au point que nous ne pouvons l’en arracher — fut toute la réponse qui suivit.

Sous ces arbres, on n’y voyait goutte… Elle s’assit sur le banc, assez loin de lui. Heureusement pour elle, il n’avait que dix-sept ans et il l’aimait ! mais s’il avait eu davantage, ou qu’il l’eût aimée moins, pour peu que, par hasard, dans le rapprochement de ce banc, il eût touché seulement du sien ce bras qu’il avait tant admiré dans le salon, ah ! comme elle eût payé cher cette imprudence d’un rendez-vous dans les ténèbres donné à un homme qui meurt de désir !

Mais il l’aimait d’un amour vrai et timide, du premier amour de la vie ; seulement, qu’avait-elle donc, elle, pour être si follement imprudente ?…

Ce qu’elle avait ? Le malheureux allait l’apprendre !

Après un instant de silence, qui lui parut plus long que l’heure qu’il avait attendue :

— Deux jours passés, depuis que je vous ai écrit, — dit-elle, — n’ont rien changé à mes résolutions. Au contraire. Ils les ont affermies. Je vous ai promis que, pour vous rendre l’éloignement moins cruel, je vous causerais une dernière peine, la peine salutaire, et que j’empoisonnerais nos adieux de mes confidences ; car, toute espérance arrachée l’âme prend son parti et se résigne ; mais quand elle en conserve encore, le mal s’éternise et les désirs sont justifiés.

— C’est inutile ! — fit-il, pour répondre, mais il se contint… Une curiosité brûlante surgit en lui. Il était las du mystère. Il voulait savoir tout, même ce qu’il redoutait le plus… Il avait soif de détails. Elle continua :

— Allan, vous allez savoir ma vie. Ce que je n’aurais jamais raconté à qui que ce soit, je vais vous le raconter, à vous, garçon de dix-sept ans. Ce que homme ni femme n’a jamais entendu, vous l’entendrez, vous. Quand cela sera fait, j’espère que vous ne m’aimerez plus. Ou, si l’impression que je vous ai causée dure encore, elle s’affaiblira de plus en plus et, dans l’absence, finira par s’effacer entièrement.

Alors, avec cette voix rauque et lassée qu’il connaissait et qui, dans le monde, ne disait que des choses très pâles, elle commença ses confidences et elle tira de sa gaine une femme que le monde ne connaissait pas :

« Je ne suis pas Italienne, — dit-elle, — mais j’ai été élevée en Italie, dans le couvent de San-Lorenzo, auprès de Florence. Une de mes tantes me donna à une de ses amies, supérieure de ce couvent. Je crois, en vérité, qu’elle était bien aise de se défaire de moi, orpheline à sa charge de soins, de surveillance et d’affection. J’avais perdu mes parents en bas âge. Je devais posséder une immense fortune et je recevais la plus détestable éducation. Tels furent les seuls événements de ma vie jusqu’à quinze ans.

« Mais, à quinze ans, les événements sont en nous. C’est le point du jour de la vie. De l’autre côté de mes quinze ans il n’y a que de l’ombre, du vide, et je ne me rappelle pas plus ce temps-là que celui où j’étais au berceau. J’avais été assez richement douée d’intelligence pour que cette intelligence échappât à l’inertie de mon éducation méridionale. Plus tard, j’ai développé cette intelligence qui m’a servi à juger la vie et non pas à la deviner.

« Quoique du pays des dames à plumes que mademoiselle de L’Espinasse fustigeait de son ardent mépris, il y avait en moi plus de passions qu’en toutes ces filles d’Italie dont l’enfance était mêlée à la mienne. Leur teint était plus foncé que mon teint, la chaleur de leurs regards plus sous-nue que celle de mon regard, leurs paupières plus mantilles mi-closes que les miennes ; mais la passion, chez elles, c’était le serpent qui se mord la queue. Chez moi, c’était le serpent qui étreignait l’arbre de la science pour goûter au fruit défendu. Elles passaient des heures entières le front dans leurs mains, le sein gonflé, une larme chaude pesant à leurs paupières de soie, et, stupides de troubles sans nom, rouges de désirs au moindre souffle qui leur léchait le cou dans ces lascifs climats du Midi, elles attendaient ainsi la nuit et ses songes, et tous ses délires ! — Heure bien-aimée avec ses frissonnements, ses peurs de se pâmer et sa solitude, sous les rideaux qui gardent tous les secrets !… Oh ! déjà, pour moi, cela était trop vague. À moi, les désirs étaient plus substantiels. Les troubles, je les nommais tout bas, et il fallait pour me repaître autre chose qu’une ivresse concentrée, prise à respirer les blanches fleurs de nos marronniers dont nous nous faisions des diadèmes.

« Mon enfant, il n’y a de beau dans ce monde que ce qui est pur. À l’heure que je vous parle, Allan, je n’éprouve point le sentiment d’une honte lâche à vous faire lire dans mon passé et à vous dire : Croyez-en la femme qui ne s’absout pas elle-même : la pureté est le seul beau caractère de notre nature. L’amour, cette puissance de dévouements infinis, l’amour n’est si beau que parce qu’il nous purifie. S’il y a plus saint que la vierge de quinze années, c’est la femme pour qui tout n’est plus incompréhensible ; et plus saint encore que cette dernière, c’est celle qui a tout compris et pour qui tout comprendre n’a pas été une souillure. Oh ! à quinze ans, quand on n’est qu’une faible enfant, que l’on n’a à baiser que le front de sa mère et les pieds de son crucifix d’ivoire, il n’est pas bien difficile de conserver ce précieux trésor de pureté qui, une fois perdu, ne se retrouve plus, et n’est remplacé par rien désormais ! Eh bien, cela même, Allan, je ne l’avais plus à quinze ans, et mon premier amour fut défloré, dans le fond de mon âme, par ma première amitié.

« Allan, quand on a l’âme ardente et que l’imagination est éclose, la passion vient troubler et amertumer nos sentiments les plus innocents et les plus doux. Au lieu de rêver comme elles toutes, je cherchais à vivre. Au lieu du désir d’aimer dont elles se berçaient toutes jusqu’à l’enivrement, moi je me précipitais à l’amour avec furie. Je vivais plus vite qu’elles, et je vivais davantage à la fois.

« Il y avait, parmi les plus rêveuses d’entre nous, une jeune fille napolitaine dont les cheveux étaient blonds comme blondes sont les feuilles jaunies par l’automne, et dont le visage et les épaules étaient inondés comme d’un reflet de cette chevelure fauve et bouclée. Certainement, c’était la plus belle de nous toutes. Elle était moins grande que moi et plus mince. Le soleil de son pays s’était vengé sur ses noirs sourcils et ses paupières de n’avoir pu foncer cette résistante chevelure. Tranchant sous le double cadre d’ébène de ses sourcils, ses prunelles, d’un bleu pâle et mat, ressemblaient à des turquoises enchâssées dans un bracelet le jais, et elles étaient d’une telle tristesse que l’éclair n’en partait jamais et que même les pleurs n’y étincelaient pas. Je me pris pour cette jeune fille de la plus folle idolâtrie. Mais, Allan, si cette affection exaltée avait été seulement le l’amitié de jeune fille à jeune fille, vous aurai-je dit qu’elle était belle ? Vous aurai-je parlé d’autre chose que de son cœur ?…

« Est-ce qu’il n’y aurait donc qu’une manière d’aimer, et serait-il vrai que toutes ces distinctions dans ce point intangible que nous appelons notre cœur sont des chimères ou des mensonges ? Oh ! alors, je m’expliquerais pourquoi je tremblais en approchant d’elle ! pourquoi je rougissais quand elle me regardait, de son œil bleuâtre et triste ! pourquoi les yeux bandés, dans nos jeux, je la reconnaissais sans la toucher aux mouvements qui s’élevaient en moi quand je l’approchais, et je l’approchais toujours ! Mais elle m’aimait aussi, elle, et pourtant elle était calme dans nos entretiens. Ses caresses fraîchissaient sous les miennes. Si elle rougissait, ce n’était pas moi qui la faisais rougir… C’était quelque vague espérance, germe d’un monde déposé dans le chaos de l’avenir ; c’était la hâte d’avoir quelques jours de plus sur son âme ; c’était l’insuffisance de tout ce qui me suffisait, à moi, plus riche et plus infortunée. Elle m’aimait… mais que de fois, sous les orangers fleurissants, assises toutes deux, moi défaillante de la voir, elle ne s’apercevait même pas que sa main était dans la mienne et que je lui répétais insatiablement : « À quoi penses-tu ?… » Alors, elle ramenait du ciel où il s’était perdu, comme un oiseau sur la mer haute, son regard, inanimé débris échouant dans le mien qui le dévorait ; puis des larmes comme je n’en ai jamais pu répandre, car mes lèvres les trouvaient glacées, lui jaillissaient des paupières, et j’attendais qu’elles eussent coulé jusqu’à sa bouche pour les recueillir.

« Mon état devait rester à jamais inconnu pour elle, non que je ne le connusse pas moi-même, mais parce que j’étais sa sœur aînée en fait de passions. Oui, j’aurais pu lui expliquer tout ce qui fermentait si fort en moi, car je ne l’ignorais pas, je vous le répète ; j’aurais tout nommé de mes vouloirs coupables et de mes désirs insensés, mais une timidité invincible m’a toujours retenue. Une nuit surtout, — une nuit terrible, — écoulée à haleter, flancs et pieds nus, près du lit où elle reposait en silence et dont ma main tremblante n’osa pas toucher le rideau ! cette timidité me ramena épuisée dans ma couche. J’étais pudique, parce que j’étais passionnée. La pudeur, Allan, c’est l’aurore de la passion, qui commence par une rougeur dans l’âme comme dans le ciel. La pudeur est une jouissance que l’on cache et qui vous trahit. C’est la première flétrissure de l’innocence de la femme.

« Je passai vingt-sept mois ainsi. Au bout de ce temps, ma tante vint me chercher et me ramena en France où je devais entrer dans le monde. J’eus un affreux chagrin de quitter San-Lorenzo. Je pleurai moins que celle que j’aimais cependant. J’étais si sûre de ne pas être nécessaire à sa vie, qu’il se mêla aux angoisses de nos adieux quelque chose d’aridement résigné. Un sentiment comme le mien était exigeant et orgueilleux. Je souffrais de n’être qu’une camarade de pension pour celle qui était mon idole. Nous promîmes de nous écrire, et je partis.

« Ils crurent, en France, que je ne revenais si triste d’Italie que parce que j’y avais laissé des amitiés de couvent. Ma tante aussi le crut, mais bientôt elle fut détrompée. Ma tristesse lui devint inexplicable quand, à la cinquième lettre datée de Florence, elle vit que je ne répondais plus. Les lettres de Margarita étaient-elles moins elle, — moins ses regards, ses cheveux, ses épaules, moins tout ce que j’avais idolâtré ! Ces lettres m’apportaient chaque fois une déception, un désenchantement, une douleur mêlée de mépris. Du moins, quand je la voyais encore, je pouvais croire qu’elle devinait comment je l’aimais à l’éloquence de mes étreintes, à la violence de mes regards ! Puisqu’un impérieux sentiment de honte m’empêchait de lui avouer ce qui m’eût rendue plus coupable, car peut-être l’eussé-je entraînée, du moins je pouvais savourer, au nom de l’amitié comme elle la sentait, tout ce qui ne rassasiait pas la mienne… Quand j’avais le bras noué à son cou, le sein battant contre son sein immobile ; quand j’illuminais l’onduleuse courbure de son front cuivré des gerbes de flamme de ces yeux dont elle ne put jamais supporter l’éclat, elle ne me repoussait pas. Elle me parlait de choses futiles, il est vrai, d’une robe à faire ou d’une mantille à broder, ou elle s’abandonnait à des rêveries muettes, mais j’étais bien, et nous restions ainsi longtemps… À présent, que me restait-il ? Qu’est-ce que je trouvais dans ses lettres ? L’expression froide d’une émotion vulgaire, des commérages de couvent, et rien de plus, car les rêveries d’une jeune fille ne se parlent pas. Ah ! si peu me mettait à la torture, et — puisqu’il m’était aussi impossible de lui écrire ce que je lui avais tu quand elle m’enivrait de sa présence, — j’aimai mieux me retirer dans la solitude désolée et silencieuse de mes souvenirs.

« Mais les souvenirs à cet âge, qui est le vôtre, Allan, ne sont pas éternels. L’image de Margarita s’effaça peu à peu de ma pensée. Je me suis quelquefois demandé pourquoi on ne peut rompre avec les amours qui le suivent comme avec le premier amour ? Les facultés qui bouillonnaient en moi, je cherchai à les occuper par les livres dont mon éducation m’avait tenue éloignée et par le monde que je ne connaissais pas encore, mais ces facultés ne trouvaient ici ni là la pâture dont elles étaient avides, et je ne comprenais qu’un seul but à la vie d’une femme : — le bonheur dans l’amour.

« Allan, je ne diminuerai pas l’abnégation de ce récit… Il y avait dans la société de ma tante une foule de jeunes gens qui m’entouraient de leurs hommages. À cette époque de ma jeunesse je n’eus que des engouements passagers, mais auxquels l’ardeur de mon caractère donnait les transports intérieurs de la passion. Ces beaux jeunes gens, dont je m’éprenais dans un soir, je les ai tous méprisés depuis, ou, plutôt, le mépris tua l’amour que je fus sur le point de leur donner. Fats imbéciles ! qui eurent la puissance d’altérer ma voix quand ils me grasseyaient leurs riens et à qui je me livrais, dans un salon plein, soit dans les audaces d’une valse soit dans des causeries à mi-voix, pour qu’ils allassent peut-être s’en vanter avec impudence à leurs bayadères d’Opéra… Oh ! si les hommes savaient quelles sont les méprises de cœur des jeunes filles qui vont dans le monde, ils ne voudraient à aucun prix de ces virginités grossières. Ils n’en voudraient ni pour maîtresses ni pour femmes, et ils les répudieraient toutes, autant au nom de la fierté que de l’amour !

« Je traversai ce qu’on appelle les plus belles années de ma jeunesse dans cet enthousiasme d’un jour qui sont des hontes cuisantes le lendemain. Je ne me sentais pas le courage de livrer ma vie à ces hommes auxquels je me reprochais d’en avoir donné un jour. La vanité se vengea de mes dédains en m’accusant de vanité. Hélas ! la vengeance de ces petites âmes blessées, je l’accomplis moi-même sur moi. J’avais soif d’amour et j’en manquais. J’attendais. Attendre, c’est presque toujours la vie entière. Mais le désespoir d’attendre me prenait violemment à la fin ! Si jeune, si forte, si puissante, je me demandais si la vie ne m’échappait pas dans tous ces jours qui se détachaient, un à un, de moi sans aimer. Moment cruel que les femmes connaissent ! Les jours perdus fuient, et laissent un regret qui n’est pas même un souvenir. L’âme a d’étranges détresses. On dit comme la Folle : « ce sera pour demain, » et demain vient et passe, mais non le demain que l’on souhaite. Moins heureuse que la Folle, on pense à hier qui trompa, et la foi au lendemain s’affaiblit chaque jour davantage. Ah ! ce n’est pas toujours la joie d’être belle qui fait jeter sur la glace ce long regard que vous savez. Souvent est-ce plutôt la mélancolie qui empêche de l’en arracher. Nous, que la beauté a tant de fois égarées, nous avons une horrible peur de la perdre parce que nous avons besoin d’amour…

« Fût-ce cette fatigue secrète d’espérer, cette ardeur redoublée par elle-même, cette impatience d’être heureuse qui décida de mon sentiment pour Horace de Scudemor ? J’avais une telle hâte du bonheur dans l’amour, j’avais une telle avidité de croire être aimée, que je fermai les yeux afin de ne pas voir cet homme, afin de ne pas le juger comme les autres et d’être obligée de déchirer encore une fois mes illusions. Je poussai loin la stupidité. Je m’en fis un héroïsme. J’acceptai des paroles d’amour dont les désirs de mon cœur étaient peut-être toute l’éloquence ; j’eus foi en lui et je l’épousai. À qui le veut si bien, il est facile d’être trompée. Cependant je palpitais d’une telle vie, et les hommes proclamaient que j’étais si belle, qu’Horace, comme moi, pouvait se méprendre sur son amour. Quoiqu’il en dût être, je me crus heureuse à jamais. Notre lune de miel fut un soleil dévorant et Camille porte sur son front, déjà passionné, les stigmates de la fournaise dont elle est sortie.

« Mais la possession lassa mon mari, le dégoûta, et bientôt je fus une délaissée… Un amer sentiment d’humiliation s’empara de moi, mais je ne versai pas beaucoup de larmes et la colère l’emporta sur les désespoirs flasques de l’abandon. À dater de cette époque, je m’estimai au-dessus d’une âme commune. J’avais cru à l’amour d’Horace, j’avais goûté les délices du mariage dans une intimité profonde, et cet amour tarissable s’écoulait dans l’accoutumance ! et ces délices inénarrables ne devaient plus exister ! Mon imagination, beaucoup plus que mon cœur, éprouvait une de ces déceptions atroces contre lesquelles il n’y a point de remède, incurable plaie qui infectait jusqu’à l’avenir. Je souffris, mais je le cachai. Je souffris, mais une autre que moi eût poursuivi de scènes éplorées l’homme qui l’aurait ainsi trahie. Moi, je me tus. Mon mari n’était qu’un libertin vulgaire, je ne lui fis pas l’honneur d’être jalouse de ses abjectes tendresses, mais je ne lui permis même plus de froisser ma robe quand nous passions par la même porte tous les deux. La douleur me trouvait toute prête contre elle, parce qu’elle ne faisait que commencer. Les nuits je payais cher le stoïcisme de mes jours. Les nuits, il me prenait des rages à me rouler nue sur les parquets… Mais le jour, j’enfermais mes convulsives souffrances dans le velours et dans les sourires, et cette pourpre m’allait si bien, et ces sourires étaient de si profondes impostures, que mon bonheur insultait les autres femmes d’une façon presque aussi sanglante que mon insolente beauté. Pitoyable chose que le bonheur, Allan, puisqu’on ne peut le distinguer d’une épouvantable singerie ! Est-ce parce que rien n’est vrai qu’on imite si parfaitement tout ? Ainsi le dépit me fit ravaler toutes mes larmes et ma vanité se bastionna dans l’orgueil.

« Un des plus effrayants caractères de la souffrance c’est d’étendre indéfiniment les horizons autour d’elle, de se faire le centre immense d’une circonférence, qui n’est nulle part et qui est partout. Vient une douleur nouvelle qui nous apprend qu’on s’est trompé, que la plaie n’était pas si large, que le mal n’était pas si grand. Désabusement cruel, ironique, implacable, — le déshonneur de nos désespoirs. Je l’ai appris plus tard… Mais, alors, je crus que mon cœur ne se relèverait pas du coup qui l’avait frappé. Je m’ensevelis au fond de moi-même… Hélas, cette force que je m’étais trouvée dans le malheur de mon mariage aurait dû me faire soupçonner que je n’étais pas épuisée, qu’il était encore des épreuves, un par de là à ce que j’avais enduré, — et que la vie traînait un peu plus longtemps avant de finir. Mon amour pour Horace avait été presque volontaire, tant je m’étais précipitée à le croire ! Je ne connaissais point celui qu’on ne veut pas et qui vous entraîne, avec le pouvoir de Dieu. Je ne le connaissais pas, et, pauvre ignorante, je me disais que toutes les sources de bonheur auxquelles je m’étais abreuvée n’avaient pas un abîme de plus que ceux que j’avais mesurés en y tombant.

« J’avais dépassé les trente ans terribles. Trente ans, pour la plupart des femmes, c’est la vieillesse avec un cœur jeune et fou, et le cœur s’épouvante de cet âge encore plus que la vanité. Mais, pour moi, il semblait que l’époque formidable eût été une heure de munificence et de largesse. Il est vrai que je n’avais pas été jetée au moule étroit d’où sortent ces êtres fragiles, dont j’enviai souvent, pour mourir, l’organisation délicate, ces femmes éphémères qui se trouvent mal dans une caresse, et qui n’ont qu’une peine dans leur vie parce qu’il leur faudrait ressusciter pour en avoir deux. À celles-là, trente ans ternissent le blanc plumage du teint ; à celles-là, un enfant brise la taille ; à celles-là, il faudrait une goutte d’ambre pour éterniser l’éclat bientôt évanoui de ces yeux périssables, dont une larme éteint la lumière. Mais moi, je n’étais pas, Allan, une si frêle créature. Je n’étais pas si immatériellement belle. Aussi ma beauté n’agonisait-elle pas à trente ans !

« Au contraire. Malgré mes horribles déboires, malgré les compressions cruelles que je m’étais imposées, je me gonflais sous l’air infini de la vie. Je le respirais avec immensité. Dans ce sentiment de plénitude et de puissance qui se diffondait en moi de toutes parts, je comprenais qu’il n’y avait pas d’être créé plus à l’unisson de cette nature immortelle que moi, substance plus forte et non moins belle que les autres femmes, et à qui la douleur indomptable n’avait pas plus empreint sa griffe sur le sein que la petite main d’un enfant ne laisserait de trace d’ongle sur le cou à fanon d’un taureau. Oh ! Allan, que les joies de la force sont intimes ! Mais quand cette force ne nous défend pas contre le sort, on est malheureux autant par le fait de cette force que par celle de la destinée.

« Et c’est ce qui m’arriva bientôt, mon cher Allan. Monsieur de Scudemor avait un neveu, de quelques années plus jeune que moi. Ce jeune homme avait toujours montré de l’éloignement pour la carrière de son oncle. Riche et d’une indépendance complète, il voyageait sans but déterminé. Je ne le connaissais que pour avoir entendu parler de son esprit et de l’élégance de ses manières. Monsieur de Scudemor me le présenta. Il avait cette timidité orgueilleuse des Anglais qui ne fait jamais la moindre avance. Eh bien, avec cette timidité excessive, en une heure de temps il fut mon maître, et au point que s’il m’avait dit : « suis-moi ! » n’importe où, je l’aurais suivi.

« Il m’avoua depuis que je l’avais beaucoup plus étonné que séduit, et qu’il ne comprenait pas comment il m’avait aimée. Quant à moi, tout de suite ce fut une fièvre, de l’insomnie, du délire. Tout ce que j’avais senti jusque-là n’était pas comparable à ce que j’éprouvais alors. Ce n’était pas uniquement en intensité que mes sensations différaient ; j’étais folle, j’étais malade, rien que d’amour… »