Ce qui ne meurt pas/I-9

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Alphonse Lemerre (p. 80-92).

IX

Elle s’arrêta. Sa voix venait de contracter un accent étrange. Était-ce la fatigue d’avoir parlé si longtemps dans l’air de la nuit ? D’abord la surprise avait saisi Allan. Madame de Scudemor et son langage, inanimé comme son front, il ne les reconnaissait plus. Puis, l’intérêt du récit avait été trop poignant pour que l’étonnement ne s’y perdît pas. La sueur froide lui coulait aux tempes, il mordait avec frénésie son mouchoir de soie. Une curiosité infernale, car la jalousie la lui soufflait, dilatait démesurément ses prunelles que l’on voyait dans l’ombre étinceler. Il les dirigeait sur la femme plongée dans les ténèbres dont il n’entendait plus la voix, cette voix basse et profonde qui lui écartelait le cœur.

« Oui, c’était de l’amour pour cette fois, Allan, — reprit-elle, — de l’amour après lequel il n’y a plus dans l’âme que poussière. Puisque cet amour finit, pourquoi croirait-on à l’immortalité ?

« Tout le favorisa, cet amour. Octave pouvait venir chez moi quand il le voulait. Nos rapports de famille étaient trop étroits pour que la vanité de monsieur de Scudemor pût prendre l’éveil sur des bruits qui ne semblaient pas devoir exister. Je voyais donc Octave à chaque moment de la journée. Je l’envoyais chercher quand il tardait à venir, et je lui faisais d’indécents reproches avec une rougeur au front plus indécente encore. Quand il me surprenait de quelques minutes plus tôt qu’à l’ordinaire, j’étais près de me jeter à son cou ou à ses pieds de reconnaissance.

« Cet amour, qui me fit connaître des bonheurs dont je n’avais pas l’idée, me condamna aussi à des souffrances que ne payèrent point les plus enivrantes voluptés. Il empoisonna le souvenir du passé, ce fer qui reste toujours dans la blessure. Margarita, — le rêve, resté rêve ; — et, depuis elle, mes illusions gardées dans le sein qu’elles avaient agité et qui n’avaient débordé que dans les attouchements d’une valse ou d’une contredanse, autorisées par toutes les mères, et auxquels la vie qui s’annonce, en nous parlant bas, donne des significations terribles ; mon amour, trahi par Horace qui n’avait pu l’épuiser, les délices savourées de mon mariage, tout me fit horreur, tout me fit épouvante… Je regrettai de n’être pas la plus pure des femmes pour jeter la fleur de mon innocence dans le foyer de mon amour, pour la lui donner à respirer, à flétrir, à broyer sous ses pieds ! Ah ! les femmes sont adultères, — elles le sont toutes, — mais savent-elles, comme moi, ce que ce traître bonheur peut cacher ?…

« Vous le voyez, Allan, l’adultère n’était pas uniquement pour moi celui des vierges de ce monde, cet oubli un sentiment secret, cette profanation d’un mariage accompli mystérieusement dans les profondeurs de notre âme. Je vous ai dit quelles avaient été les prostitutions successives de mes sentiments. L’adultère, pour moi, ce fut encore davantage. Le lien semblait plus fort. Il fut brisé tout de même. Croyez-moi, Allan, ce ne fut pas la certitude de mal faire, de manquer à ce que la morale des hommes a intitulé des devoirs, qui empêcha ma passion de me rendre heureuse. Ah ! il y avait en elle tout ce qu’il faut de poésie et d’entraînement sublime pour qu’une vanité ou un remords n’osât envoyer une plainte timide aux échos répétés et grossissants de la conscience ; mais la vie était attaquée dans ses sources. J’étais malheureuse, parce que j’étais adultère. Je ne l’étais pas à cause des hommes et de leur morale qui réclame, quand nous la faussons, mais simplement parce que j’étais adultère. Que voilà donc qui est profondément triste ! L’adultère déchirait de ses propres mains les entrailles de l’amour. Ah ! l’on peut rire, quand on est fort, du reproche d’avoir trahi un être qu’on avait aimé, car on n’a affaire qu’à soi au fond de son âme ; mais trahir un être qu’on aime, contradiction des contradictions ! Le trahir d’avance, se trouver avoir trahi dans le passé celui qu’on devait aimer dans l’avenir, mais ne lui donner, à cet être qui prend votre vie et votre pensée, ne lui donner que des restes d’âme et de corps, que des miettes tombées du festin mangé par un autre, c’est la pire des douleurs humaines, c’est des hontes ardentes la plus dévorante ! Vous êtes criminelle envers lui que vous adorez. Pâle victime, vous tremblez sous ses caresses parce qu’elles ne sont pas assez puissantes pour vous faire oublier que vous avez été coupable autrefois. Envisagée des bras qui vous enlacent, de cette poitrine sur laquelle vous reposez une tête qui ne peut pas plus dormir que s’enivrer, votre vie écoulée avant de le connaître apparaît incessamment pour vous désoler, pour vous rappeler que vous n’êtes plus qu’une mutilation, un débris, la coupe qui garde l’empreinte des bouches qui y burent, une misérable femme qui n’a pas le droit de dire, à l’homme dont elle est insensée, le mot pourtant fatal dans lequel l’amour concentre l’éternité de Dieu même : « Je suis toute à toi ! »

« Ô Allan ! Allan ! toutes les femmes qui ne méritent pas qu’on leur crache de mépris au visage, si c’était de la boue et non du crachat qu’on rejetterait de ses lèvres, toutes les femmes ont au moins soupçonné cette souffrance !… Pour toutes, même au sein de l’amour le plus absorbant, il y a eu des instants où, seules, elles ont plié une tête humiliée en se ressouvenant ; où elles l’ont cachée, avec des larmes aveuglantes et dont elles ne disaient pas le secret, dans le creux de la poitrine bien aimée… Mais ont-elles épuisé comme moi les âcretés de cette intolérable torture sans que le bonheur de l’amour pût l’interrompre et la leur faire oublier ?

« — Pourquoi es-tu triste, puisque tu es heureuse ? me disait quelquefois Octave. Hélas ! je lui faisais croire que le bonheur extrême accablait. Je n’aurais pas osé lui dire ce qui causait mes effroyables tristesses, surgissant tout à coup à travers les étreintes de notre union et les sourires de notre amour. Est-ce qu’il devrait y avoir un secret, grand Dieu ! entre deux êtres qui habitent la même couche ? un secret que la nuit, cœur contre cœur, on ne révèle pas et qui fait pleurer ?… Je craignais, en disant ce qui m’affligeait à Octave, de flétrir le sentiment qu’il avait pour moi. Je craignais d’éveiller son mépris. Parfois, je m’imaginais qu’il voyait clair dans ma vie passée ; que, par délicatesse, il imposait silence à une jalousie inévitable. Surtout, l’idée d’un regret me rongeait. Mais il ne vous ressemblait pas, Allan. Je n’ai jamais acquis la certitude que ce qui m’épouvantait existât. Je l’ai bien souvent étudié, avec un de ces regards qui tombent à mille brasses de profondeur dans une âme comme une sonde dans l’Océan, lorsqu’il berçait sur ses genoux ma fille, que je ne berçais plus sur les miens, et je n’ai jamais rien vu qui trahît, dans les caresses qu’il lui prodiguait, l’héroïque sacrifice que je supposais. Ceci n’aurait-il pas dû me calmer, anéantir mes inquiétudes, me rendre plus apte au bonheur que toutes ces idées m’avaient gâté ? mais mon caractère est si profond que la souffrance qui y était tombée je ne pus jamais l’en faire sortir. À cette époque de ma vie, je ne pouvais sans angoisse regarder une tête de jeune fille. Devant, je baissais plus les yeux qu’elle et ce n’était pas, comme elle, de pudeur.

« Que notre cœur est incompréhensible, Allan ! Croyez-vous que je reprochais dans ma pensée à Octave de n’être pas malheureux de ce qui me rendait malheureuse ? Je m’étonnais de sa quiétude. Elle le fit moins grand à mes yeux. Ce fut là le premier rayon qui tomba éteint de sa tête ! Le premier coup de dard de l’aspic caché dans mon cœur ! Vous, Allan, vous que je n’ai pas aimé, vous qui haïssez Camille parce qu’elle est pour vous une date affreuse dans mon histoire, vous n’auriez pas eu cette apathie. Votre amour eût été infini. Il aurait embrassé tous les temps. Mais celui d’Octave ne l’était donc pas ? Des caresses lui suffisaient, et le moment de l’ivresse l’emportait sur la réflexion. Or, toutes les passions profondes sont réfléchies ; j’avais appris cela dans la mienne pour lui…

« Plus j’allais, plus ce point de mépris, douloureux comme une inquiétude, s’élargit et corroda mon amour. Ma passion prit un caractère nouveau. L’enthousiasme n’y était plus… Mais l’enthousiasme n’est que la mousse d’un vin généreux, et les liqueurs les plus brûlantes stagnent sur les bords de la coupe au lieu d’écumer.

« Je ne vous raconte pas, Allan, les événements extérieurs qui se mêlèrent à cet amour. Qu’importe que j’aie vécu dans différents pays de l’Europe où mon mari était en mission ! Octave était devenu le secrétaire de son oncle. Il ne me quittait pas. Je l’emportais partout avec moi. Je n’ai besoin que de vous raconter les phases successives d’un sentiment qui, mort, me mura l’âme avec des quartiers de granit.

« Ce sentiment habitait en moi à des abîmes immenses. Exaspéré par la douleur la plus humiliante qu’il y ait, — la conscience d’un passé irrévocable, — il semblait puiser une énergie plus âpre et plus vorace dans cette douleur… La douleur est une moelle de lion bien amère, mais on dirait vraiment une transsubstantiation infernale ou divine que cette poignante nourriture qui rend nos amours indomptablement dévorants. Le mépris qui succéda à cette douleur ne put rien contre l’amour dont elle avait augmenté l’ardeur. Je ne combattis pas cet amour par ce mépris, ni ce mépris par mon amour. Situation étrange dans laquelle j’ai vécu des années ! Comprenez-vous, maintenant, quelle femme je pouvais être, Allan, puisque mon opiniâtre amour a lutté si longtemps contre le bonheur suprême, la souffrance et le mépris, dans cette âme où les passions étaient écloses comme des couleuvres printanières qui n’attendent pas, pour faire leur nichée, qu’il y ait des feuilles aux buissons ?…

« Il était dans ma destinée de ne trouver que mécomptes et impuissance au bout de toutes mes affections. Vous prévoyez déjà qu’Octave aussi, qui m’avait aimée, qu’Octave auquel j’avais attaché tant de rêves, globes d’or de la pensée d’une femme et dont incessamment elle pare le firmament de son amour, qu’Octave se détacherait un jour de moi qui devais l’aimer tant encore. Vous ne vous trompez pas, mon ami, encore cette douleur ! encore ce calice ! Il m’avait, pendant son amour, admirée autant qu’idolâtrée. J’étais sa religion, son culte, et si je ne l’eusse pas entraîné aux caresses, il ne m’aurait parlé qu’à genoux. Eh bien, voici qui ressemble à des raffinements de cruauté dans la destinée, à des bouffonneries de bourreau dans le rôle de Dieu. C’était l’amour d’Octave qui devait mourir le premier ! Enthousiasme, respect, admiration furent impuissants à le retenir dans son cœur, tandis que le mien échappait au mépris pour survivre à celui que tout aurait dû, n’est-il pas vrai ? empêcher de si tôt mourir.

« Et c’est ce qui m’empêchera de croire, maintenant, à la durée de l’affection que l’on proclame la plus éternelle. Le chagrin m’a usée jusqu’à la dernière fibre, desséchée jusqu’à la dernière goutte, et dans ce sein, où la vie se gonfle encore, je ne porte plus que le cadavre de mon cœur… Un jour de peine, sèche et brûlante (c’était un jour que je n’avais pas cessé de l’aimer), je me reposai dans la pensée du suicide. L’idée de Camille me retint. Allez, mon ami, le jour où la pensée de la mort vous arrive n’est pas le pire des jours de la vie. Tout le temps qu’il y a de l’action possible, le malheur n’a pas dit son dernier mot. On s’intéresse à soi toujours. Mais quand on ne soupçonne même plus qu’il y ait une ressource de repos et de paix dans la tombe, c’est qu’on dure affreusement encore, mais on ne vit plus. »

Elle s’arrêta une seconde fois. Ce récit, où les faits matériels oubliés donnaient une teinte plus sombre et plus frappante à toute cette psychologie orageuse, émeuvait d’une compassion sans douceur et sans distraction l’âme jalouse et tourmentée d’Allan. Soudainement, la lune se leva et jeta ses lueurs blanches et satinées à travers les branchages du bois. L’ombre qui enveloppait Allan et madame de Scudemor se détacha de leurs deux têtes, comme un masque noir. Ils se virent. Allan avait l’air stupide ; mais le génie éploré, comme doit être le Génie de l’expérience de la vie, trônait sur le front de madame de Scudemor. Son œil brillait, sec comme toujours, et à ses lèvres il y avait un sourire : le sourire amer de l’ironie solitaire.

— Voilà ma vie, Allan, — reprit-elle, — à l’exception de ce que je dus souffrir avant de tuer ce dernier amour. Je ne le tuai pas, il mourut sans que je fisse un effort pour le tuer… Mon cœur était dévoré quand il mourut ; mais qu’il mit de temps à mourir ! Je vous fais grâce de ces détails. Ils sont inutiles. Seulement, trouvez-vous bien étrange que je ne croie plus à la durée des passions ?…

— Et Octave, Octave ? — fit Allan avec le ton bref de la fièvre.

— Octave ? — reprit-elle avec son calme ordinaire. — On m’a dit qu’il était mort marié quelque part. J’avais son portrait autrefois. La chaleur du cœur qui battait pour lui en avait altéré les couleurs. Il n’était reconnaissable que pour moi. Je fus assez lâche d’attendre à ne plus l’aimer pour le briser. Mais il fut porté si longtemps que mon sein en a gardé l’empreinte. Croyez-vous qu’il y ait des lèvres assez puissantes pour l’effacer ?…

Elle prit la main du malheureux jeune homme. — Laissez-moi, — dit-il en tressaillant, avec le ton dur du ressentiment. Elle obéit, et, sans colère et sans tristesse : — Oui, Allan, — répondit-elle, — vous dites bien. Je dois vous laisser à présent. J’ai torturé l’amour que vous avez pour moi, mais c’est la torture de l’art qui guérit. La réalité vient de toucher de son irrésistible souffle les rêveries de votre imagination et les illusions de votre cœur. Voyez ce que je suis, Allan ! Voyez si je vaux votre jeunesse ! je la gâterais, et même mon égoïsme n’en profiterait pas.

« Ô Allan, n’aimez jamais qu’une jeune fille, cet adorable mystère dont on soulève, un à un, tous les voiles ! À cette condition seule il y a bonheur possible. Si cette condition manque, on s’expose à des supplices inouïs. Ai-je donc besoin d’insister, Allan ? Une pauvre caresse faite à Camille ne vous a-t-elle pas blessé au vif ?… Quand la jalousie mâche à vide elle est encore plus furieuse que si elle avait une raison pour exister, et elle humilie, parce que c’est le passé insaisissable qui devient le rival que vous ne pouvez pas punir…

« Et puis, quels entraînements résisteraient à la pensée que la femme aimée a dépensé ce qu’elle avait d’amour donner !… que vous ne raviverez jamais la plus faible des réminiscences de sa jeunesse ! Ah ! demain, — si je vous cédais aujourd’hui, — demain, vous seriez las et dégoûté sans doute. Ne vous flétrissez donc pas, jeune homme, à mes flétrissures, car vous n’auriez pas le triste profit de me flétrir un peu davantage. Toute votre passion y avorterait. J’exige que vous partiez demain.

— Non, Madame, — répondit-il avec l’impétuosité d’une colère longtemps concentrée, — non, non, je ne partirai pas ! Si vous avez cru avoir fait une belle chose en me racontant votre désespérante histoire, je n’apprécie pas vos sublimités et je ne veux point de vos abnégations ! Que sais-je même si vous avez dit vrai ?… Que sais-je si par bonté pour moi, et pour me guérir de mon amour, comme vous dites, vous ne vous êtes pas calomniée ? Mais non ! — reprit-il, — vous avez été vraie. Un mensonge ne m’aurait pas fait tant souffrir !

Et il s’arrêta sous le poids de la conviction qu’elle avait été vraie… On l’aurait dit effrayé de l’énergie qu’il montrait.

Mais elle ne s’émut point de cette résistance, sur laquelle elle ne comptait pas. — La nuit porte conseil, Allan, — lui dit-elle avec sa voix grave, — demain peut-être éprouverez-vous le besoin de partir sans me revoir. Autrement, je vous ordonnerais de quitter le château ; et si positivement, Allan, que, par fierté seule, vous ne manqueriez pas de m’obéir.

— Par fierté ! — reprit-il. — Ah ! je me soucie bien de ma fierté ! Mais, Madame, ma fierté, c’est de rester ici malgré vous ! J’y resterai ! Quelque chose de plus fort que moi m’y attache, m’y rive les pieds. Quelque chose de plus fort que vous aussi ! Que me parlez-vous d’avenir, à moi ? Vous que le désenchantement a envahie de partout, il vous sied bien de me parler d’avenir ! Mon avenir, c’est d’être où vous êtes. Mon avenir, c’est de vous aimer, et, quand je serai las de cet amour en pure perte, de me brûler la cervelle à vos pieds !

Sa voix creva dans des sanglots. Il aurait voulu les étouffer ; mais, inhabile aux luttes contre lui-même, il ne put les contenir plus longtemps.

— Ô mon pauvre ami, vous ne savez ce que vous dites ! — fit-elle avec une douceur irrésistible. — Pardonnez-moi si je vous ai fait mal tout à l’heure en vous répétant que je vous forcerais à partir… J’obéissais à l’effroi de la destinée. Hélas ! nous nous rendons bien malheureux. Vous, Allan, vous avez des larmes. Je n’en ai plus, moi. Tout m’a été pris. Mais croyez que je souffre bien aussi… et pardonnez-moi.

Il y avait du baume dans cette voix attendrie. Le front d’Allan tomba, moins d’écrasement que de confiance renaissante, sur l’épaule de madame de Scudemor.

— Oui, mettez votre tête ainsi, mon enfant, — dit-elle, redevenue maternelle, — et pleurez, rassasiez-vous de vos larmes. Hélas ! vous ne pleurerez pas toujours. Ne vous avais-je pas dit que nos adieux seraient cruels ? Ah ! en grâce, abrégez-les en partant demain ! Tenez, je ne vous parle plus de vous ; mais, si vous avez quelque pitié pour moi, qui me reprocherais comme un crime de vous avoir gâté la vie sans même vous avoir fait goûter le stérile dédommagement des passions, soyez bon, soyez généreux en vous éloignant. Payez-moi ainsi du triste courage qu’il m’a fallu pour vous raconter l’humiliante biographie de mon cœur. Cette histoire, que vous savez maintenant, n’est-elle pas une infranchissable barrière entre nos deux destinées ? Quoi, vous n’aimez plus Camille ! Mes caresses l’ont enlaidie à vos yeux parce que, sous ces caresses, vous avez mis quelque chose qui ne s’adressait pas à elle seule, et vous voudriez de sa mère, de celle qui l’a eue d’un autre homme que vous !  ! Et encore, s’il n’y avait eu que cet homme qui m’eût infligé les passions et la douleur, mais vous savez qu’il n’a pas été le seul que j’aie aimé et qui ait tari la source de mes sentiments ! Ah ! ne vous désaltérez pas avec le gravier de cette fontaine desséchée. Allan, ne me croyez pas quand j’ai dit que je vous chasserais de chez moi ! C’était une ruse. J’espérais qu’une telle menace déciderait de votre départ, mais, puisque vous êtes un homme, voulez-vous que je me mette à genoux devant vous pour vous demander de partir ?… Et, du banc sur lequel elle était assise, elle glissa à genoux devant Allan, qui se leva comme d’effroi, en la voyant ainsi abaissée. Cette admirable femme savait bien qu’il y allait de l’honneur de l’amour d’Allan de ne pas la laisser à genoux devant lui, et que, pour ce cœur de dix-sept ans, vierge d’égoïsme, dégradation s’en suivrait à l’instant même s’il hésitait.

Elle l’avait élevé. Elle savait sa noblesse !

— Je resterai là, Allan, — dit-elle, — jusqu’à ce que vous me promettiez de partir demain. Trouvez-vous que ce soit ma place de rester ainsi devant vous ?

Ah ! il promit avec désespoir, — mais il promit sans hésiter. Sa volonté murmurante fut vaincue par la sublime comédie que venait de lui jouer à froid madame de Scudemor.

Alors elle se releva, sereine comme elle avait été noble en s’agenouillant. — J’ai votre parole, maintenant, — reprit-elle, — je suis tranquille. — Et elle l’emmena dans la direction du château.

Ce qu’Allan venait de promettre faisait sur lui l’effet d’une condamnation à mort sur une âme vulgaire. Il ne pensait plus. Il n’avait que la conscience obscure d’un mal affreux. Il marchait la tête basse, en s’appuyant sur le bras de madame de Scudemor. Ils revinrent lentement et en silence, — hélas, ne s’étaient-ils pas tout dit ? — le long des vastes et droites allées du jardin. La lune, réverbérée par les vitrages du toit en pente de la serre, faisait étinceler les mille stalactites mêlées au sable des allées, comme des pierreries sur un fond d’or blanc. Tout était immobilité et lumière dans le large jardin, excepté le groupe noir de ces deux promeneurs nocturnes qu’une imagination effrayée aurait prise pour quelques rôdeurs de la tombe. À eux deux, ils avaient presque l’apparence fantastique d’une Vision, la femme soutenant et entraînant le jeune homme ; et on aurait pensé, à voir la débilité du jeune homme et le calme infini de la femme, qu’elle devait être moins pour lui une Providence qu’une Destinée.

Le château était noyé dans la nacre du clair de lune et semblait dormir. Tout y reposait en silence. Les veilleuses mêmes y étaient éteintes ; car aucun reflet de leurs teintes dorées ne venait expirer aux fenêtres, blanchies par la lune. Seulement, à l’une de ces fenêtres, un rideau de soie verte longtemps soulevé échappa à la main qui le retenait, — et, négligemment, retomba.