Ce qui ne meurt pas/II-13

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Alphonse Lemerre (p. 330-335).

XIII

En quittant sa mère, Camille retourna vers Allan, dévoré de honte et d’inquiétude en pensant à ce qui allait suivre, et comme toutes ses craintes, à elle, étaient balayées de son âme, elle lui demanda pardon de ses défiances comme elle avait demandé pardon à sa mère de la violence de ses soupçons et de la brutalité de ses aveux. Tel est le cœur humain. S’humilier ne coûte pas quand on a joui des bénéfices de l’offense ; mais si l’offense avait été stérile ou si elle eût conduit à la découverte que l’on craignait, la générosité du repentir ne serait pas venue et on aurait eu imperturbablement tous les torts.

« Je serai donc ta femme, — disait Camille à Allan, — ma mère me l’a promis, — et notre vie recommencera d’être heureuse. » Illusion dernière, débris d’une foi ruinée en quelques jours et avec lequel on ne reconstruit pas d’édifice ! bouquet d’hier replacé sur le sein qu’il avait embaumé, mais dont les parfums sont évanouis ! Camille n’avait pas encore l’expérience de son propre cœur. Elle croyait pouvoir raviver cette fleur délicate qui périt si vite dans notre âme, et qui s’appelle la foi dans l’amour. Hélas ! les racines de la plante mystérieuse séchaient déjà au cœur d’Allan. Il n’acceptait pas les espérances de Camille. Quoique venant de la femme aimée, elles ne lui étaient pas imposées par elle. Instruit par le peu de durée de son bonheur il priait pour que l’amour ne s’éloignât pas aussi après, et peut-être ce modeste vœu d’un cœur épuisé était-il encore une demande trop ambitieuse.

Camille lui raconta ce qui s’était passé chez sa mère. Son âme attentive et troublée pesa sur tous ces détails. Il vit qu’Yseult ne s’était pas démentie, et qu’il lui avait fait outrage quand il avait tremblé pour elle. Il admira une fois de plus cette femme, sublime de possession d’elle-même, sur laquelle ne passait jamais le plus léger trouble… Ce qu’il connaissait d’Yseult et ce que Camille en ignorait, lui faisait porter sur Yseult un jugement qu’il n’exprimait pas. « Ma mère est bonne, — disait Camille, — et elle a été généreuse. » Mais Allan savait que la générosité d’Yseult était plus haut placée que dans la poitrine. C’était l’entente de la passion éprouvée, l’absolution de l’esprit à la nature humaine dans ce qu’elle a de plus involontaire, et l’impartialité de l’Histoire.

Ce qu’il y avait de décharné dans la sensibilité de madame de Scudemor, était précisément ce qui constituait sa triste originalité. C’était toujours la même attitude, le même regard, la même femme, si ce mot de femme n’impliquait pas tout ce qu’il y a de plus mobile ici-bas. Aussi, pour celles qui lisent cette histoire, cette Yseult toujours à la même place, ce caractère autrefois passionné mais devenu pur et froid comme l’albâtre sur lequel les jours ne posaient même pas leurs nuances éphémères, pourrait bien n’être que d’un assez médiocre intérêt. Il n’y avait, en effet, rien d’inattendu en Yseult, rien n’étant plus conséquent à soi-même et de plus continu que l’inertie. Elle semblait reposée et calme comme la force ; mais ce n’était pas la volonté, cette source de toute grandeur morale, qui avait mis au silence les révoltes intérieures. Elle avait souffert et saigné longtemps sous sa couronne d’épines, puis le front lui avait durci. Seulement ne rien pouvoir contre le sort n’est pas se résigner davantage que de demeurer abattue. Elle n’avait rien fait contre ses passions mortes pour les faire mourir, et elle n’était, en tout, que l’idéal de la faiblesse de la femme. Allan, qu’elle n’avait pas aimé et qui ne l’aimait plus, gardait pour elle une espèce de religion de respect. La façon dont elle avait accueilli les aveux de sa fille lui fit bien prévoir la manière dont elle agirait avec lui… S’il avait douté d’elle une minute, le doute ne pouvait pas durer. Cependant il ne pouvait pas se défendre d’un embarras qui ressemblait à ses premières craintes. On a la lâcheté de ses torts, et ses torts n’avaient pas changé. « Tout en resterait-il là ?… » se demandait-il ; ou reviendrait-elle sur ce qui s’était passé entre eux ?… Puisque déjà madame de Scudemor avait eu la délicatesse du silence, ne pourrait-elle l’avoir encore ?… et quoiqu’un entretien où seraient ramenés de tristes et humiliants souvenirs ne pût lui être que pénible, il le souhaitait presque, n’eût-ce été que pour sortir du vague dans lequel il se trouvait enveloppé.

Car la vie s’était refermée sur eux trois, depuis le jour où Camille avait tout dit à sa mère. La même vie, avec son même branle monotone et lent, et son éternel sillage effacé toujours. Peu de temps s’était écoulé, il est vrai, mais Yseult n’avait rien confié encore à Allan de la promesse faite à Camille. Une allusion à cette promesse ne lui était pas même échappée. Qu’attendait-elle, puisqu’elle était résolue ? Que se roulait-il dans cette âme enveloppée dans une enveloppe de chair de plus en plus dévorée, et qui néanmoins était impénétrable comme au jour où une mâle vie et une beauté puissante étaient l’abri d’un bouclier au cœur atteint ?… Si madame de Scudemor avait aimé Allan de Cynthry ; si, dans l’intérêt du bonheur de sa fille, elle avait eu à consommer quelque grand et obscur sacrifice, — sang du cœur offert à Dieu, en secret, dans le vase d’or pur de la conscience ; — sa lutte eût expliqué ses hésitations silencieuses. Il faut si souvent, comme le Romain, reprendre avec ses deux mains ses entrailles et y aller à deux fois pour mourir ! Mais Yseult n’avait pas la vertueuse difficulté du sacrifice. Passionnée, elle eût été plus grande ; elle eût été plus sainte. Mais on n’a à dire que ce qu’elle fut. Pauvresse de l’âme, à qui ses inglorieux dévoûments arrachaient presque un sourire, et qui ne soulageaient pas sa misère !

Camille demandait chaque jour à Allan : « Ma mère t’a-t-elle parlé aujourd’hui ? » Et sur la réponse négative du jeune homme, elle ajoutait avec une espérance un peu impatiente : « Ce sera donc pour demain ». Allan, elle en était sûre, n’avait aimé qu’elle, et leur avenir à tous les deux lui paraissait long et serein comme aux premiers moments de son amour et aux plus beaux jours de sa vie. Pourquoi, cette vie, ne la revivrait-elle pas ? Pourquoi y avait-il des différences dans son bonheur présent et son bonheur passé, puisqu’il n’y en avait pas dans son amour ?… Elle cherchait à s’expliquer ses troubles et ses ennuis par les exigences d’un sentiment que l’unité dans le mariage devait apaiser. Elle se montait la tête pour être heureuse. Quand on est moins heureux, on se reproche d’aimer moins. On a remords du bonheur devenu impossible, parce que les âmes aimantes sont timorées. Pauvres âmes qui confondent, pour en souffrir davantage, les aridités de la vie avec les sécheresses du cœur !

Les défiances et les jalousies qui avaient aigri l’amour de Camille n’en avaient pas diminué la violence. Son amant lui était toujours aussi cher. La femme capable d’aimer se déprend si lentement ! Il n’en était pas tout à fait de même pour Allan. Il était homme, plus fort et plus grossier. Il marchait plus vite. Il se détachait mieux. Il n’avait pas eu besoin de mettre ses deux mains sur la blessure par laquelle l’amour s’écoulait, car cette blessure ne paraissait point mortelle. Elle ressemblait à ces imperceptibles plaies qui ne répandent par jour qu’une ou deux gouttes d’un sang presque rose, et qui n’empêchent pas de vivre. On n’est pas plus pâle. L’œil étincelle avec la même plénitude d’azur, de lumière et de larmes. On boit l’enivrement à toutes les coupes, et la main les soutient encore aux lèvres avides sans faillir ; mais ces deux gouttes de sang, revenant toujours à la même place, essuyées chaque soir et jamais taries, c’est la mort… L’âme suinte par là son agonie. C’est le contraire de Jésus-Christ. L’épine déchirait les divines tempes, et des fleurs éternelles fleurissaient dans le cœur plein d’amour. À nous, hommes, les couronnes embaument encore la chevelure que nos cœurs expirent sous le dard envenimé. Allan, qui n’était pas un Dieu, voulait toujours aimer qu’il le pouvait à peine. Camille, tantôt, n’aurait plus pour lui que cet intérêt des souvenirs qui n’est pas toujours une puissance ! Contradiction de la nature de l’homme ! les défiances et les emportements de la femme jalouse, il les eût maintenant préférés aux ardentes confiances et aux tendres expansions de l’amante rassurée. Il n’y répondait qu’avec la gaucherie de la froideur. En vain, en la voyant si tendre et si fidèle, repoussait-il l’idée d’affliger un cœur tout à lui. Il se disait qu’il lui donnerait toute sa vie. Don insuffisant à la place de l’amour, cette tunique qui emporte nos flancs avec elle quand on essaye de l’en arracher ! Mais cette inepte générosité d’une heure ratifierait-elle, huit jours après, les engagements qu’elle aurait pris ?… Le mal était irréparable… Ce n’est pas vrai, comme on l’a prétendu, qu’en amour il y a un ver marin qui bouche avec des perles les trous faits au précieux coquillage ; il n’y passe que l’eau de la mer qui est salée et rongeante, qui ternit et qui mord un peu plus… Telle est la vie, telle est notre âme. Elles ne seront pas déchirées, les pages qui vont suivre, — car il n’y a probablement plus que les athées de l’amour, vivants désespérés au milieu des autels renversés et des idoles brisées de la vie, qui puissent continuer ce triste récit…