Ce qui ne meurt pas/II-14

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 336-345).

XIV

Cependant le jour tant désiré arriva. Madame de Scudemor demanda tout à coup Allan auprès d’elle. Elle n’était pas descendue encore. Allan la trouva dans son appartement, assise à une place bien connue et qu’il n’avait jamais oubliée… C’était sur le canapé bleu où elle lui avait parlé pour la première fois de l’amour deviné par elle avec une si grande compatissance, et où, vaincue par ses larmes, elle avait rétracté sa sentence d’exil. Quand Allan entra dans cette chambre et qu’il vit Yseult à cette place, il éprouva quelque chose d’assez analogue à l’impression que nous envoient à l’âme les appartements de ceux que nous avons aimés et perdus. Hélas, ici, tout était de même ! Seulement le cœur d’Allan avait changé.

Mais non, tout n’était pas de même… Yseult était aussi extrêmement changée dans sa forme extérieure qu’Allan dans ses sentiments les plus intimes. Le temps avait frappé l’une à la surface et atteint l’autre plus loin que l’écorce, mais le cœur de l’un pouvait avoir encore des moissons d’amour à recueillir et à prodiguer, tandis que, chez l’autre, le souffle aride de la vie avait tout emporté d’une beauté qui aurait dû mettre, à ce qu’il semblait, plus de lenteur à mourir.

Allan était ému en approchant de cette comtesse de Scudemor qui avait été pour lui Yseult. Elle vit à sa contenance ce qui lui remuait dans le cœur, et elle le fit asseoir sur le canapé à côté d’elle :

— Allan, — se mit-elle à dire aussitôt, — vous ne croyez pas, j’imagine, que je vous appelle près de moi pour vous adresser des reproches. Vous avez aimé Camille ; vous avez été aimé d’elle. Vous l’avez entraînée, vous l’homme, c’est-à-dire le plus fort, et qui, pour cela même, auriez dû la préserver de vous ; mais vous étiez entraîné comme elle. Il n’y a eu en vous ni sang-froid, ni mauvais calcul. Comme je vous sais d’une noble nature, peut-être même avez-vous livré bien des combats à votre amour. Mais vous voyez, mon ami, si les conséquences des passions sont terribles, puisqu’on est obligé de les absoudre !

Seulement, pourquoi avez-vous attendu si longtemps à me tout avouer ? Vous perdiez ma fille aux yeux du monde, si un sentiment de jalousie, que vos lenteurs exaltaient encore, ne lui avait donné une confiance qu’elle n’a jamais eue avec moi. Étiez-vous donc assez orgueilleux ou assez pusillanime pour sacrifier celle que vous aimiez à l’inévitable embarras d’un aveu ? Et pourquoi même cet embarras, Allan ? Vous avais-je donné le droit de douter d’Yseult ?… Si j’avais été une autre femme, je concevrais mieux vos hésitations. Mais ne me connaissiez-vous pas ?… Vous semblais-je vivre sous l’influence des idées ou des sentiments de la foule ? Vous ne vous rappeliez donc pas le passé ? Ce passé n’aurait-il pas dû vous aider à me juger comme j’étais ? Ne vous souveniez-vous donc pas de ce que je vous ai dit tant de fois ici même ? — et du doigt elle indiquait le tapis, que son pied foulait hautainement comme on foule aux pieds une misérable affection perdue, — ici où nous voilà, après quatre ans, vous guéri de votre fol amour, et moi sur le point de devenir votre mère. Ce que je voulais, alors, ai-je cessé de le vouloir depuis ?… Ah ! si durant ces quelques années pendant lesquelles j’ai désiré vous épargner des souffrances trop connues, j’avais pu me reprendre à un sentiment, si faible eût-il été, je comprendrais que vous n’eussiez pas osé m’arracher d’un coup une illusion dernière. Mais vous savez, Allan, si j’ai cru une seule fois à vos paroles et si nos liens n’ont pas toujours été flottants.

— Yseult, — lui répondit Allan, — vous êtes la femme la plus sincèrement et la plus simplement grande qu’il y ait… Non, je ne vous jugeais pas commune. Si je ne me confiais pas à vous, c’est que je ne me fiais pas à moi-même. Un premier amour nous laisse dans le cœur de ces vides que le second ne peut combler, des vides et aussi des reproches qu’on se fait, comme si on avait été infidèle ! Je vous évitais, Yseult, comme j’aurais voulu éviter ma conscience, cette conscience qu’on emporte toujours avec soi !

— Dites votre orgueil, mon ami, — reprit-elle, — car l’homme se méprise de ne pouvoir aimer longtemps, pour peu que sa nature ne soit ni légère, ni dégradée. Mais cet orgueil, Allan, deviez-vous l’avoir avec moi ? Ne vous avais-je pas prédit la mort prochaine de votre amour ? Ne vous avais-je pas montré les misères du cœur, si tôt fini, si tôt rassasié, et n’était-ce pas dans le mien que j’étais allée les prendre pour vous les montrer ?… N’est-ce pas en vous parlant de mon néant que j’ai essayé de vous convaincre de l’inanité des affections ?… Mon cœur n’a-t-il pas été dans vos mains ce qu’était la tête de mort dans celles d’Hamlet, quand il y cherchait la pensée et qu’il ne l’y retrouvait plus ?

Et, en jetant ces mots mélancoliques de sa voix lente et sans mélodie, — appuyée qu’elle était sur son coude, froissant de sa main gauche un long châle orange tombé de ses épaules aux hanches et flottant mollement autour d’elle, comme l’écharpe d’or du soir aux âpres flancs de la montagne, — image austère de la Destinée, elle semblait secouer de la suave draperie qu’elle étalait sur ses genoux tous les secrets de la mort et de la vie. Allan la contemplait dans sa pose auguste, pâle mais non sombre comme le marbre d’un tombeau sans cyprès, et la conviction qu’elle exprimait, une fois de plus, cette science du cœur apprise et retenue, le frappa comme une vérité nouvelle. Du buisson ardent de son enthousiasme, Dieu apparaissait enfin à ce Moïse de l’amour et lui faisait voiler son visage en écoulant la loi terrible ignorée et niée si longtemps. Était-ce l’harmonie qu’il y avait entre ce que disait Yseult et ce qu’elle était ainsi disant, — beauté perdue, yeux torches bientôt éteintes, sein auquel restait comme l’ornière du char de la vie dans ces dernières années si rapides, — était-ce toute cette dévastation au déclin qui apprenait mieux à Allan la fin de toutes les gloires de la vie et l’initiait davantage au secret de nos amours de poussière ? La Sybille parlait-elle pour lui plus haut que l’oracle ? ou était-ce le premier reflux de la jeunesse qui se retire souvent dans nos cœurs lorsque, sur les rivages de l’existence, la marée bat son plein et semble monter encore ?… Toujours est-il qu’Allan sentit une adhésion fatale dans son esprit aux paroles de madame de Scudemor. L’idée que son second amour allait expirer comme le premier, qui n’était encore que confuse, prit à ses yeux une netteté souveraine. Il s’envisagea tout entier. Yseult et Camille lui faisaient l’effet d’être deux cadavres au fond de son cœur. Il les vit et se tut, ne niant plus rien. La vérité le domptait enfin, ce fort jeune homme. La hache pouvait redoubler les coups à la racine de l’arbre, il n’en tomberait oiseau ni feuille. L’âme était dépeuplée des derniers doutes et des plus opiniâtres illusions.

Après un instant de silence : — Allan, — continua madame de Scudemor, avec le sourire que Shakespeare donne à la Patience quand elle regarde la Douleur, — Allan, dans quelques jours vous épouserez ma fille. Je ne vous dirai point : Soyez heureux. C’est un mot que je ne saurais prononcer sans mensonge. Mais votre amour, et le sien pour vous, puissent-ils durer longtemps ! Je le souhaite. Maintenant, il vous sera plus facile de ne pas trahir avec Camille ce passé qu’on ne peut pas toujours oublier. Que ce passé demeure un éternel secret entre nous ! Mais il y a un autre secret encore qu’il faut aussi y ensevelir.

Allan la regarda sans comprendre. Elle reprit, avant de lui avoir donné le temps de lui adresser une question :

— Écoutez, Allan ! Quand ma fille, qui dans huit jours sera votre femme, est venue m’annoncer sa grossesse, j’aurais pu lui répondre que j’étais grosse aussi, moi !

Allan fit un bond et s’écria. Mais Yseult posa sa main sur la bouche du jeune homme : — Prenez garde ! — dit-elle, — Camille pourrait vous entendre. Si vous êtes un homme, sachez vous contenir. Voyez, — ajouta-t-elle, en écartant les deux bouts du châle qui se croisaient sur ses genoux, — si j’ai bien gardé mon secret !

Elle était enceinte de huit mois.

— Je ne devais — continua-t-elle — vous le révéler qu’à l’heure même où j’aurais eu besoin de vous pour qu’il ne fût pas pénétré. Vous n’en avez rien entrevu à travers mes souffrances. Et, pourtant, il n’y avait pas pour moi un mouvement, pas une attitude qui ne fût une cruelle imposture. Mais, grâce à l’habitude de souffrir la douleur ne m’a pas vaincue, et la seule fois que Camille aurait pu tout soupçonner c’est quand elle me surprit, demi-nue, dans mon cabinet de toilette, avant que je n’eusse eu le temps de me couvrir de mon manteau.

Allan était atterré d’étonnement et d’effroi.

— Mon calme vous fait peur, Allan, — dit-elle, — mais l’idée qui vous accable aujourd’hui ne m’a pas quittée depuis huit mois. Je m’étais abandonnée à la pitié, c’est dans ma pitié que je suis punie. Il fallait que ce dernier sentiment, comme les autres, se retournât contre moi !

Quant à vous, Allan, — continua-t-elle, — vous voilà deux fois père, et il y a un de vos enfants dont vous cacherez la naissance, parce que les hommes la flétriraient de leurs stigmates de bourreau. Ce n’est pas pour moi, qui n’ai rien à demander à la vie et à qui l’injure et le mépris des hommes ne tireraient pas un mouvement de révolte contre eux de ce cœur mort et de ces nerfs anéantis ; ah ! ce n’est pas pour moi, allez, que je réclame le silence et l’obscurité ! Mais c’est pour l’enfant à qui la Pitié, dont il est le fruit, a imprimé une malédiction jusque dans mon sein ! Ce n’est pas pour l’enfant de Camille, de l’amour heureux et partagé ; mais c’est pour le mien, Allan, c’est pour le triste enfant de la Pitié. Vous aurez bientôt des devoirs à remplir vis-à-vis de Camille, et déjà, même, n’en avez-vous pas ?… Que mon enfant soit donc sacrifié à celui de Camille, je ne me plaindrai pas. Au contraire ! Je le demande et je le veux. C’est à Camille, surtout, qu’il faut épargner les douleurs cruelles de l’amour blessé. Puisque je comprends cela vous devez le comprendre aussi, car je n’ai que ma pitié de femme, et vous, vous avez votre amour ! Allan, je voudrais vous donner du courage contre cette paternité qui vous poursuit déjà comme un remords. Votre autre enfant ne volera pas l’amour que vous aurez pour celui qui vous dira moins hautement « mon père ». Vous l’aimerez, n’est-ce pas ? Eh bien, on paie tout, on s’acquitte de tout avec de l’amour ! On efface même le malheur que l’on a causé. Il est impossible que vous ne l’aimiez pas, cet enfant. Hélas ! moi qui ne peux plus rien aimer au monde, moi qui l’ai conçu sans amour, je n’ai à lui offrir que la pitié qui n’a pas suffi à son père et qui ne lui suffira pas davantage. Allan, — dit-elle d’une voix profonde, après une pause, — aimez-le pour nous deux !

Chose digne d’émouvoir que cette prière d’une mère qui demandait qu’on aimât son enfant mieux qu’elle, parce qu’elle ne trouvait pas dans sa poitrine assez d’amour à lui donner. Allan mesurait toute l’étendue de l’infortune de cette femme. Touché jusque dans ses entrailles il lui prit les mains dans les siennes, ces mains dont le contact n’était plus pour lui qu’une impression douce et froide : — Yseult, — lui dit-il, — ô Yseult, noble et malheureuse femme, vous vous abusez encore ! Vous l’aimerez, votre enfant.

— Ah ! vous savez bien que je ne puis pas, — reprit-elle avec la douceur d’une résignation sublime. — La volonté ne peut pas plus nous faire aimer que vivre. Heureuses, sans doute, qui cessent de vivre avant d’aimer ! Le sort ne m’a pas donné d’être comptée parmi elles, et la force d’aimer que j’avais ne m’aura servi qu’à souffrir, même après que je l’ai perdue !

Et, voyant que ses paroles de consolation étaient inutiles, Allan abandonna les mains qu’il tenait comme le naufragé qui lâche sa dernière planche de salut.

— Il n’y a rien à faire, Allan, — dit Yseult, en branlant la tête et à qui le mouvement d’Allan n’avait pas échappé. — Vous aussi, vous avez eu pitié de moi comme j’ai eu pitié de vous. Vous voulez me faire croire à un sentiment qui n’est plus, — mais faire croire à un sentiment, c’est le donner. Dieu seul le pourrait, mais non les hommes. Mon pauvre enfant, laissez-moi achever de vivre dans l’isolation de mon âme. Ce ne sera peut-être pas bien long. Surtout, n’essayez pas de me rendre ce que je n’ai plus. N’y avez-vous pas perdu votre amour ? Vous y perdriez votre pitié. Ne vous détournez pas pour moi de l’amour et du bonheur de la vie. Je vous paraîtrais peut-être une ingrate, parce que je n’en serais pas attendrie. Souvenez-vous de l’enfant, mais oubliez la mère. Il n’y a que l’amour qu’on nous donne qu’il n’est pas permis d’oublier. Voilà pourquoi Camille doit vous être à jamais sacrée, même quand vous cesseriez de l’aimer un jour. Allez la retrouver, mon ami, dites-lui que j’ai confirmé le don qu’elle vous a fait d’elle-même et que j’ai reçu vos serments de la rendre heureuse. Chassez de votre front ces nuages qui pourraient l’inquiéter encore. Allez, mon ami, et laissez-moi.

Allan était trop sous le poids de la confidence qu’elle venait de lui faire et des pensées qu’elle avait élevées tumultueusement en lui, pour obéir à cette injonction de madame de Scudemor. Il hésitait et il restait immobile ; mais elle, qui lisait mieux en son âme que lui-même, lui dit, en se levant du canapé et en ramenant aux épaules le châle égaré qu’elle drapa autour de sa taille alanguie :

— Eh bien ! donnez-moi votre bras, mon fils, et retournons trouver Camille tous les deux.

Et ils descendirent dans le jardin, où ils croyaient qu’elle était et où ils ne la trouvèrent pas. Le soleil était couché depuis une demi-heure, mais il n’avait point tout emporté des rayons qu’il venait de répandre à torrents sur la terre. Ils semblaient y traîner, à l’or et au vermillon liquide dont tous les objets étaient trempés. Le ciel était d’un azur sombre et qui allait toujours s’assombrissant davantage des bords de l’horizon au zénith. Contraste singulier et frappant ! L’ombre se projetait des régions de la lumière et la terre, dans ses vapeurs opaques, s’embrasait d’on ne sait quel reste d’éclat qui avait disparu de là-haut. Le jour se mourait par la cime, comme un homme de génie qui deviendrait insensé. La lumière s’en allait du monde comme les plus nobles facultés de la personnalité humaine. Mais la vie restait dans l’un comme dans l’autre. Seulement une vie aveugle, ténébreuse, stupide, un ardent sommeil entrecoupé de rêves et de sueurs. Vraiment la terre n’était pas tranquille, ce jour-là ! On la sentait presque se cabrer sous les pieds… Les airs regorgeaient de suavités de toute sorte, harmonies humides, parfums doux et tendres, et c’était un de ces moments où l’homme, à l’unisson du grand tout qui l’entoure, noie avec une volupté pleine de force son fragile cœur dans le vaste cœur de la nature.

« Que ce jour meurt bien ! » murmurait Yseult. On aurait pensé qu’elle enviait le glorieux déclin de ce jour radieux. Elle qui avait ressemblé si longtemps à cette nature féconde et luxuriante, il ne lui restait qu’un ciel terne à la fin de sa journée, un vent froid après tant d’orages. Allan, auprès de qui elle s’était assise, en attendant Camille, sur le banc de l’extrémité de la terrasse avec cette grâce qui, plus que la beauté, lui était demeurée fidèle, Allan, à cette parole qu’il pouvait prendre pour un regret, eut comme le pressentiment de la fin prochaine de madame de Scudemor. Une voix lui disait dans le cœur que le désir trahi était exaucé ; mais ce pressentiment qui voila le front de l’homme d’une grande tristesse, n’effleura pas celui de la femme. Il n’approcha pas de qui l’eût repoussé comme un trop audacieux espoir de délivrance. Allan seul y fut accessible, comme seul il devait en souffrir. Les souvenirs de l’amour qu’il avait éprouvé pour elle s’attestaient d’une manière touchante et sacrée par l’état de grossesse d’Yseult. Mais, hélas ! faut-il appeler cela de l’égoïsme ? ou Dieu ne permettait-il pas qu’Yseult recueillît pur, à son tour, le sentiment qu’elle avait donné sans réserve ? En dehors d’elle comme au-dedans, solitude ! Et même, ce qu’Allan sentait d’attendrissement, à cette heure, était moins de la pitié pour elle que de la pitié pour son enfant.