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Ce qui ne meurt pas/II-18

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Alphonse Lemerre (p. 376-382).

XVIII

Une nuit, — une nuit d’été et d’orage où la chaleur accablait et rendait le sommeil aussi profond qu’une apoplexie, Allan se souleva dans l’obscurité et se mit à écouter si Camille dormait à côté de lui. Souvent il l’avait crue endormie qu’elle veillait, pleurant dans les ténèbres, il l’appela avec précaution et à plusieurs reprises, et, voyant qu’elle dormait, il sortit du lit et s’habilla à la hâte.

Il regarda machinalement à travers les fenêtres. Le ciel était d’une couleur de cuivre avec d’épais nuages par places et, de seconde en seconde, un pâle éclair filait à l’horizon suivi d’un grondement rauque et sourd. Les saules du marais étaient immobiles. Pas un bruit que ce tonnerre lointain ne venait du dehors. C’était une nuit solennelle et inquiétante pour Allan, car, en s’approchant, le tonnerre pourrait bien réveiller Camille. Aussi disposa-t-il les oreillers autour de la tête de sa femme de manière à intercepter le bruit de l’orage. Elle pouvait étouffer de chaleur concentrée sous les oreillers entassés autour d’elle ; déjà même une sueur épaisse lui coulait du front et Allan la sentit mouiller sa main qui l’effleura par hasard, mais il n’eut aucune pitié. Il poursuivit ses arrangements et il baissa les rideaux du lit et des fenêtres, dont les éclairs ne traversèrent pas les tissus.

Puis il sortit, sur la pointe du pied, comme un coupable. Il avait déjà passé nuitamment, et en se cachant, dans ces longs corridors où la résonnance de ses pas le faisait, malgré lui, tressaillir. Mais l’état actuel de son âme ne lui rappelait guère ce qu’il était alors… Il ouvrit la même porte qu’il avait tant de fois ouverte, à pareille heure, et il entra chez madame de Scudemor.

Elle était étendue sur son lit, un châle noué négligemment autour de la tête qui pendait hors de sa couche, et qu’elle s’efforça de relever.

— Eh bien ? — lui dit-il en la soutenant avec effroi.

— Eh bien, — fit-elle, — voilà quatre heures que je souffre des douleurs atroces ! Ce n’est rien que de souffrir, mais je tremble pour la vie de cet enfant et il faut que vous alliez chercher un médecin.

— Un médecin ? — répondit-il avec étonnement.

— Oui, un médecin, mon ami, — continua-t-elle. — Je souffre tant que j’ai l’idée qu’on ne m’accouchera qu’avec le fer. C’est sur quoi ni vous ni moi n’avions compté, mais cela ne doit pas plus nous effrayer que si nous y étions préparés. Il y a au village voisin un médecin dont on fait l’éloge. C’est un homme simple et doux. Allez le chercher bien vite, et amenez-le moi secrètement ici.

Allan se prépara à obéir, mais il ne disait pas la pensée qui le préoccupait. Yseult la devina en le regardant.

— Eh quoi, — fit-elle, — voilà que déjà votre philosophie vous abandonne ! Que sont devenues ces mâles paroles que vous faisiez sonner si haut l’autre jour ? Allons donc, mon ami, pourquoi ce trouble ? Que me font les jugements des hommes ? Croyez-vous que je tienne à l’opinion de qui que ce soit ?

— Rien ne peut m’étonner de vous, — répondit Allan avec respect, et, après avoir baisé la main moite et froide qu’elle lui tendit, il sortit avec les mêmes précautions qu’il était entré.

C’était une chose à saisir l’âme que cette femme tordue par la douleur, pendant les longues heures de la nuit, et à qui il n’échappait pas une plainte dans sa solitude. Personne n’était là qui pût l’entourer de ces soins que son état semblait exiger, personne, — pas même une femme à gages qui relevât les bords inclinés du lit. Abandonnée de Dieu et des hommes ! et si une de ses femmes était entrée par hasard, croyant que Madame avait sonné, elle aurait lié plus étroitement sa couverture autour d’elle et, forçant ses traits contractés à une impassibilité insignifiante, elle aurait dit tranquillement à celle qui l’aurait soulagée : « Non, je n’ai pas besoin de vous. » De temps en temps elle allongeait son bras nu sur le somno, où se trouvait un flacon qu’elle respirait pour ne pas entièrement s’évanouir. Le tonnerre étendait de plus en plus sa voix basse et pleine, et les éclairs qui se succédaient avec rapidité coupaient incessamment la lumière faible et recueillie de la veilleuse et jetaient leur éclat de phosphore sur cette tête, d’une pâleur bleuâtre, où la vie ne se trahissait plus que par l’empreinte de la souffrance. Sa noire paupière tombait lourdement sur son œil éteint, et le creux d’un coup de ciseau semblait entourer les narines. Fier spectacle que cette lutte silencieuse contre la douleur, que cette torture à huis-clos, lorsque la nature, au dehors, mugissait avec furie ! L’Immense, le Fort, l’Éternel, la Création criait sa terrible plainte ; le Borné, le Faible, le Mortel, la Créature taisait la sienne. Les muets déchirements de cette femme étaient plus augustes que ceux du ciel.

Allan revint, au bout d’une demi-heure, avec le médecin qu’il avait conduit à grand’peine à travers l’obscurité des escaliers et des corridors. Ce brave homme avait été fort étonné en voyant monsieur de Cynthry venir le chercher lui-même, à une pareille heure ; mais, ayant dans sa timidité le sentiment des convenances, il avait suivi Allan sans hasarder une question. La manière furtive dont il était introduit au château lui démontrait suffisamment qu’on avait compté sur sa discrétion. Mais son étonnement n’eut plus de bornes quand il s’approcha du lit de madame de Scudemor et quand Allan lui dit, les yeux baissés de fierté souffrante pour Yseult : « Voici la malade, Monsieur. »

Yseult souleva pesamment les cils à cette voix, mais les yeux manquaient du regard qui fixe. Ils étaient vagues et comme déteints, et ils semblaient nager dans une humidité opaque. Elle les tourna vers le médecin et elle lui dit :

— Je suis revenue enceinte d’Italie, Monsieur. Je devais cacher mon état à ma fille. Mon gendre, monsieur de Cynthry, et vous, que j’ai fait appeler auprès de moi, vous êtes les seuls à qui j’aie confié mon secret.

Et sa manière simple était si imposante que sous ses yeux sans regard le médecin baissa les siens à son tour. Il y avait en Yseult un naturel devant lequel les esprits vulgaires ne se permettaient pas leur mépris bête. Avec un mot, avec un geste, elle se posait en un clin-d’œil au-dessus de toutes les condamnations.

Les prévisions de madame de Scudemor ne l’avaient pas trompée. L’accouchement menaçait d’être excessivement dangereux. Il fallut employer le forceps.

Un frissonnement nerveux s’empara d’Allan appuyé contre une des colonnes du lit, et qui regardait Yseult en proie aux crispations les plus violentes, quand il vit le médecin empoigner l’acier froid et bleu. Il crut en sentir les morsures. D’instinct il détourna le visage. Yseult, qui jugea son mouvement, lui dit avec son sourire d’habitude : « Allan, retournez auprès de votre femme. J’ai peur qu’elle ne se réveille. Monsieur est là. Je n’ai plus besoin de vous maintenant. »

Mais Allan refusa de la quitter. Il voulut même la soutenir pendant l’opération cruelle. Il lui fit un coussin de sa poitrine pour sa tête, autrefois si belle et tant aimée, méconnaissable alors de vieillesse hâtive et d’angoisse mais qui, dans ce moment, respirait un si grand caractère que rien ne pouvait l’effacer. Il était cause du mal qu’elle endurait. Il avait remords de chaque douleur. Cependant la tempête était arrivée à son plus haut point d’énergie. Le tonnerre roulait avec un épouvantable fracas… Le ciel entrevu à travers la fenêtre était noir, et le vent et la pluie faisaient rage. Cependant le temps s’écoulait. Les forces d’Yseult s’épuisaient et l’enfant n’arrivait pas. Le médecin, le front gonflé, les veines en saillie, penché jusqu’à toucher de la tête le sein de madame de Scudemor et pâle autant qu’elle, poursuivait son labeur avec une sorte d’effroi de tant de résistance et attaquait de plus en plus vivement l’organisme rebelle… « Eh bien ! Monsieur ? » disait de temps en temps Allan au médecin qui ne répondait pas, qui ne soulevait pas la tête, mais qui la hochait avec inquiétude… Tout à coup, voilà qu’il s’arrête, comme frappé d’une idée subite. Un découragement l’a saisi. Il regarde Allan d’un air sinistre et fait un pas pour l’entraîner hors de la portée de l’oreille d’Yseult. « Je vous entends, Monsieur, — dit Allan, — s’il n’y a qu’un parti à prendre, tuez l’enfant et sauvez la mère ! »

Mais Yseult était déjà dressée du milieu des couvertures sanglantes où elle gisait, pâle et inanimée. Elle en avait trouvé la force ! « C’est moi. Monsieur, qui dois mourir ! » s’écria-t-elle, et son action était impétueuse et son front s’était éclairé d’une joie soudaine. Elle retomba et elle répéta encore : « C’est moi qui dois mourir ! » avec insistance. — « C’est le cri de la mère », dit à Allan le médecin, abusé par cette étonnante énergie dans le brisement universel des organes. Pauvre homme, qui ne voyait pas plus loin que le sentiment maternel ! Hélas ! c’était le cri de la malheureuse ! Pour Allan, ce cri résumait toute une vie. Il n’eut pas le courage de s’opposer au désir d’Yseult. Il ne se crut pas le droit de lui ôter ce dernier espoir de délivrance. Peut-être pensa-t-il aussi à son enfant. Quoiqu’il en soit, il répondit au médecin qui du regard l’interrogeait encore :

— Faites comme elle veut, Monsieur ! — Et il se cacha le visage dans ses deux mains.

Le médecin se recueillit un instant, puis, comme chaque moment perdu exposait deux vies au lieu d’une, il se remit à agir. Cela dura longtemps. Mais enfin l’enfant jaillit, dans un flot du sang de sa mère.

Elle s’était évanouie tout à fait. Allan, dont les sensations étaient inexprimables, reçut avec un visage qu’il s’efforçait de rendre calme cet enfant qui était le sien et qu’il n’osait pas embrasser. Il le plongea dans la cuvette où le médecin versa l’eau tiède. Il l’essuya et l’enveloppa dans une mante de soie qu’Yseult avait, ce soir-là, oubliée au dos d’un fauteuil. Malheureux père ! obligé, pour donner le premier baiser à son enfant, d’épier si le médecin, occupé d’Yseult, ne pouvait pas l’apercevoir ?

Cependant madame de Scudemor reprit peu à peu connaissance. À peine eut-elle rouvert les yeux qu’elle dit au médecin : — L’enfant est donc mort, puisque je vis ?…

— Non, Madame, — répondit-il, — l’enfant n’est pas mort. — Et Allan, les larmes aux yeux, le déposa sur le lit de sa mère.

— Oh ! Monsieur, — reprit madame de Scudemor avec une expression de regret bien triste, — faut-il que votre habileté ait surpassé vos craintes ?

— Madame, — répliqua le médecin qui commençait à comprendre le désespoir d’un malheur consommé où il avait mis la tendresse maternelle, — ne me faites pas de reproches. J’ai fait ce que vous avez voulu.

Yseult le remercia avec le sourire d’une grâce reconnaissante et attendrie. Elle respira plus à l’aise en sentant se détacher d’elle cette agrafe de la vie qui l’avait si longtemps blessée, cette chlamyde trop étroite pour les puissantes dilatations de son âme. Elle se savait blessée à mort. — Et le bon médecin comprit peut-être que ce n’était pas la mère qui avait demandé à mourir !