Ce qui ne meurt pas/II-19

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Alphonse Lemerre (p. 383-391).

XIX

Le jour commençait à s’élever et l’orage avait versé sa dernière ondée. Une lumière rose envahissait le ciel du côté opposé au soleil, qui montrait la moitié de son globe à l’horizon. Quelques nuages, emportés par un vent frais, laissaient échapper de leurs flancs de vagues et lointaines résonnances, — comme, après que la peine est passée, il nous reste encore des soupirs. Sur la route de Sainte-Mère-Église les épis, gros de pluie, étincelaient aux premiers rayons du soleil et formaient comme un océan de lumière qui rit dans les ondulations de ses vagues. La nature ressemblait à une femme, au sortir du bain, qui tord dans la paume de ses mains contractées ses cheveux, trempés encore d’écume, et qui les égoutte. Les parfums du thym et du serpolet des fossés se fondaient mieux dans l’air, vivifié par l’orage. À cette heure matinale où le son a une portée plus grande encore peut-être que dans la nuit, on entendait chanter les coqs des habitations les plus éloignées. Le mendiant — ce nomade d’une civilisation impuissante — quittait la grange où la veille on lui avait donné asile, fermait sans bruit la barrière de la cour des fermes et s’éloignait sur la route, dont la pluie avait foncé la teinte rougeâtre, avant que les gens de ces campagnes eussent recommencé leurs travaux.

Alors, couché près de Camille, Allan pensait à Yseult qu’il avait bien fallu laisser seule pour revenir près de sa femme, à laquelle il devait tout cacher. Il avait appris du médecin, qu’il avait reconduit à la grille du château, que la mort d’Yseult n’était pas imminente grâce à la force dont elle était douée, et que sa vie pouvait se prolonger pendant quelques jours. Cette considération seule, — et non l’ordre de madame de Scudemor, — l’avait décidé à la quitter et à retourner dans la chambre de sa femme. Par le plus heureux des hasards, celle-ci ne s’était pas réveillée.

Le repos, dont Yseult avait un tel besoin après des secousses si violentes, ne fut que l’atonie de la fatigue. Quand le jour commençait à noyer la flamme jaune de la veilleuse dans ses blanches et vives splendeurs, elle contempla avec douceur, sinon avec tendresse, l’enfant posé sur son sein. C’était une fille. Elle aurait mieux aimé que ce fût un fils, car elle savait que les femmes les plus fortes succombent toujours dans leur combat avec le nombre, — héroïnes que le nombre abat. « Si j’avais la superstition des bénédictions, — pensait-elle, — je te bénirais, ô ma fille, pour m’avoir condamnée par ta naissance à mourir ! »

Ce jour-là et les suivants on sut, aux Saules, que madame de Scudemor était malade à garder le lit. Ses femmes de chambre firent le service autour d’elle ; Camille, elle-même, vint la voir dans le jour à plusieurs reprises, et personne ne se douta qu’un enfant dormait là, caché sous la couverture de sa mère. Lorsque cet enfant allait se réveiller, Yseult trouvait bien un motif pour éloigner les personnes qui étaient dans la chambre. Sa manière d’être habituelle, sérieuse et très retirée, écartait aisément tous les soupçons. Le médecin qui l’avait accouchée fut mandé officiellement au château. Il dit à Camille que l’état de sa mère était grave, mais il ne le précisa pas.

C’était Allan qui restait le plus avec la malade. Il s’obstinait à ne pas la quitter, sous un prétexte ou sous un autre, quoiqu’elle insistât pour qu’il s’en allât aussi. En effet, si Camille n’avait pas été absorbée dans la pensée désespérante que son mari ne l’aimait plus, qu’aurait-elle pu croire en voyant Allan sans cesse au chevet de sa mère, qui voulait souffrir toujours seule et qui l’écartait, elle, si souvent ?… Mais Allan, qui avait tant trompé, était à bout du triste courage de la prudence. Peu lui importait ce qui devait suivre. « Tout finit par se décider », se disait-il, et il ne reculait pas devant le moment qu’il avait jusque-là envisagé avec épouvante… Il aurait volontiers tout avoué à Camille, — et s’il se taisait, s’il prenait des précautions encore, c’était pour Yseult, c’était pour Camille, c’était de peur de profaner le rapport qui existait entre la fille et la mère ; mais, à coup sûr, ce n’était pas pour lui qu’il les prenait.

Cependant, comme l’état dans lequel se trouvait madame de Scudemor offrait des dangers que le médecin n’avait pas cherché à dissimuler et qu’elle pouvait avoir besoin de quelqu’un la nuit pour la veiller, Allan dit à sa femme que ce serait lui qui veillerait auprès de sa mère : « Je dois faire pour ta mère — lui dit-il — ce que tu ferais toi-même si tu n’étais pas dans une situation qui demande une foule déménagements. » Il voulait faire allusion à sa grossesse, et il n’avait pas la force d’en parler autrement. Heureux mari, n’est-ce pas ? que celui qui n’ose pas parler à sa femme enceinte de l’enfant qu’elle a dans son sein entre deux baisers et en se servant des appellations charmantes de ces familiarités divines. Allan en parlait comme un étranger de bon goût. Camille, à qui toutes les décisions étaient indifférentes depuis qu’elle avait découvert que son mari ne l’aimait plus, eut l’air de trouver cette conduite fort simple et ne hasarda pas une question. Peut-être l’infortunée pensa-t-elle que pendant les nuits solitaires elle serait plus libre de pleurer.

Allan consacra donc les siennes à Yseult. Il veillait dans cette chambre de malade comme s’il n’avait pas été un homme, mais une tendre femme. Il est vrai qu’il pouvait jouir à l’aise de l’ivresse d’être père. Le poids de sa fille sur ses genoux allégeait bien des fatigues. La pitié que lui inspirait Yseult se perdait dans les contemplations muettes et incessantes de la petite créature, et sa mère était oubliée. Le dernier sentiment de l’homme qui l’avait aimée était arraché à Yseult par son enfant. Plus d’une fois, du lit où elle gisait, en le voyant au reflet de la braise du foyer penché sur le front de l’enfant endormie, cette idée lui vint et elle n’en soupira même pas.

La fille d’Yseult écumait de vie. Elle était de la forte race de sa mère. — « Et toi aussi, — lui dit-elle un soir, l’entourant de ses langes, — la douleur ne te brisera pas en un jour ! » Allan admirait la beauté de sa fille, car déjà on pouvait deviner qu’elle serait belle, comme toutes celles (loi mystérieuse !) qui sortent d’unions furtives et coupables ! Pourquoi donc ce que les hommes flétrissent produit-il ce qu’il y a de plus beau ici-bas ? Allan était à genoux sur le tapis, au bord du lit de madame de Scudemor. Le châle qui enveloppait les cheveux d’Yseult venait de se dénouer dans le mouvement qu’elle avait fait pour soulever son enfant. Ses cheveux, si longs et si épais dont la luisante noirceur s’était évanouie sous les grandes et inflexibles pâleurs de l’âge, qui montent plus haut que le front envahi, ses cheveux, gris comme un crépuscule, retombaient mélancoliquement sur ses épaules comme s’ils avaient pleuré sur elle !

— Bientôt elle se passera de moi, — disait-elle à Allan en lui montrant l’enfant pendant à sa mamelle flétrie. — Dans deux ou trois jours vous irez la porter à quelque nourrice des environs qui aura mieux à lui donner qu’un lait rare dans un sein tari. Vous veillerez sur elle, Allan, car vous l’aimez déjà, je le vois, et puissiez-vous lui conserver longtemps cet amour.

— Croyez-vous — lui disait Allan — qu’on puisse se détacher de son enfant, quand on a commencé de l’aimer ?…

— On se détache de tout, mon fils, — lui répondait-elle. — J’ai commencé par aimer Camille. Elle ne fut point le fruit d’une volupté solitaire. Le père de Camille fut aimé de moi. Mais un dernier amour, plus dévorant que tous les autres, me fit maudire le jour où Camille était née. Savez-vous que souvent, avec Octave, quand il me disait de ces mille choses qui ne sont rien et qui sont tout et qui composent l’intimité de la vie, et que je le voyais rouler ses doigts dans les cheveux de ma fille, il fallait que je luttasse abominablement contre moi-même pour ne pas briser sa tête innocente sur le pavé. Depuis, quand mon amour pour Octave mourut comme les autres, je vous l’ai dit, toute ma puissance d’aimer était anéantie ; mais ne l’aurait-elle pas été, l’affection n’est pas une chaîne que l’on puisse rompre et reprendre. Je vous en atteste, vous, Allan, qui m’avez aimée, avez-vous pu me ré-aimer une seconde fois ?… Non, c’est à jamais qu’on se sépare, et tous les adieux sont éternels ! Pourquoi donc cette enfant que voilà, Allan, ne vous deviendrait-elle pas un jour odieuse ? Pourquoi ne vous deviendrait-elle pas indifférente ? Un amour nouveau peut naître en vous, et alors, que pèse l’enfant le plus aimé dans le cœur contre l’accablant amour qui est revenu y tomber ?

— De l’amour ? non ! — murmurait Allan, car il n’osait pas l’affirmer devant cette femme dont il avait aimé la fille, malgré tant de tourments perdus…

— Vous êtes si jeune encore, mon fils, — reprit Yseult, — et l’on se croit plus d’une fois le cœur éteint qu’il n’est qu’assoupi. Mais, ne vous abuseriez-vous pas sur vous-même, l’affection du père n’est-elle pas aussi fragile que toutes les autres affections et n’est-il pas écrit, dans toutes les destinées humaines, — ajouta-t-elle, en laissant à son front la trace de ses ongles, — que tout ce qui rend heureux ne doit pas durer ?

Allan ne répondait point à ces paroles fatales, mais il avait en son âme un écho qui répondait pour lui.

— Et ce n’est pas moi qu’il faut en croire, Allan, — reprenait-elle, — mais ces horribles effrois qui sont des instincts ou de l’expérience et qui ne trompent pas ceux qu’ils avertissent. Vous ont-ils trompé déjà ?… Vous avez aimé Camille et vous avez été aimé d’elle. Eh bien ! n’avez-vous pas senti que cet amour 5*cn allait, — que ce bonheur séchait plus vite qu’une goutte de rosée au soleil ? Qu’en vain on s’entrelaçait davantage on ne pouvait pas le retenir, et vous vous êtes replongé plus avant dans les caresses tant qu’enfin le jour est arrivé où vous n’avez plus souri de vous-même, et où la caresse dans laquelle vous vouliez vous perdre tout entier ne montait plus à la poitrine !

Ne baissez pas la tête ainsi, Allan ! je n’accuse ni ne réclame, pas plus au nom de ma fille qu’au mien. Je vous plains, vous qui ne l’aimez plus ; mais je la plains bien davantage, elle qui vous aime et qui n’est plus aimée. Vous m’avez écrit que vous ne craigniez au monde que mon mépris Vous ne savez donc pas, enfant, qu’où il y a douleur, il y a pour la femme impossibilité de mépris ?

Les hommes ne sont pas ainsi, eux ! Ils ont un mépris dont ils tuent, dont ils achèvent l’être qui souffre. Vous êtes un homme, Allan ; n’avez-vous pas souvent rougi d’inspirer cette pitié qui est le sublime ou le misérable mépris de la femme, et que les hommes comprennent si peu qu’ils ne l’acceptent que comme une injure ?

Avant que vous me l’eussiez avoué, je savais, Allan, que vous n’aimiez plus ma fille. Hélas ! je reconnaissais en vous l’histoire de tout ce qui est humain. Mépris sur la nature humaine ! — mais que la personne qui souffre de ce mépris soit absoute et pleurée. Voilà ce que je me disais. Ah ! ma pitié vivait toujours indestructible ! Elle était si forte, Allan, que le jour de votre mariage, en vous voyant à l’autel sombre et pâle, je devinai ce que vous avez cru m’apprendre. J’entr’aperçus que ce mariage n’était plus qu’une loi de fer à laquelle vous tendiez le cou, et j’eus la pensée de le briser avec un mot. La vue de Camille m’arrêta, car ce mot dit pour vous la frappait, elle, au milieu de sa joie. Elle était la moins forte. Elle était coupable aux yeux du monde. Elle n’avait pas le beau courage d’affronter des mépris amers… Vous, à elle ou sans elle, seriez-vous plus heureux, Allan ?… Combat terrible qui s’agitait tumultueusement dans mon âme ! mais qui se décida en faveur de la plus faible, de celle qui devait être abandonnée. Ma pitié vainquit ma pitié, et je détournai le visage pour ne pas voir cette bénédiction qu’un prêtre plonge si souvent au flanc de deux âmes comme un couteau de sacrifice, et je laissai tomber, dans mon horreur de la destinée, tomber sur vos vies le sceau de l’irrévocable où la main de l’homme n’a pas tremblé en écrivant le nom de Dieu parce qu’il y avait encore plus irrévocable que cette loi sacrilège : c’était le malheur qui vous attendait tous les deux !

— Et il est venu, — disait Allan, — et il ne nous a épargnés ni l’un ni l’autre ! — Et il cachait son front dans les draps d’Yseult, comme s’il eut voulu le soustraire au joug inévitable dont il se plaignait.

— Oui, il est venu, — reprit Yseult, en baignant ses longues mains dans la chevelure bouclée de son beau-fils. — Mais puisque vous aimez votre enfant, Allan, vous avez un intérêt dans la vie et la partie n’est pas encore perdue par vous contre le destin. Elle le serait, Allan, que je voudrais vous encourager, vous relever de dessous vous ! Vous êtes un homme, vous devez être plus grand que moi, à qui le cœur a failli. Soyez-le ! Ayez la force qui manqua à la pauvre femme.

— Pourquoi me faites-vous cette prière ? — dit Allan, en relevant la tête avec une vibration nerveuse dans la voix. Augures qui se regardaient en face, et qui ne pouvaient se tromper.

Elle ne rit pas, mais baissa les yeux, sans répondre.

— De la pitié ! toujours de la pitié ! — fît Allan après un silence, avec la voix brisée de la pensée qui avait répondu pour elle ; — toujours de la pitié ! dans son exécrable impuissance ! Faites-m’en grâce. J’en suis fatigué ! Ne me parlez pas de grandeur, Yseult. Voyez-vous ! je ne vous croirais pas. Votre voix mourrait à vos lèvres. Vos paroles, creuses de conviction, ne seraient qu’un stérile et vain bruit. Je ne vous croirais pas plus que vous ne le croyez vous-même. Au nom de quoi voudriez-vous me persuader ? Au nom de l’orgueil ? Vous n’y croyez plus. Au nom de Dieu ? Femme malheureuse ! vous n’y croyez pas davantage. Que devient la grandeur humaine quand Dieu et l’orgueil n’existent plus en nous et nous ont laissés dans nos ténèbres, Yseult ? — un non-sens, plus stupide encore dans ta bouche et d’une intolérable dérision !

— Vous avez dit vrai ! — répondit-elle, et elle retomba accablée en mêlant ses cheveux sur les oreillers où elle traîna la tête avec pesanteur, les tordant, comme des câbles rongés par le sel marin du naufrage, autour de son cou renversé.

— Tenez ! — ajouta-t-elle d’un accent affreux dans sa voix sans timbre, reprenant son enfant qu’elle avait au sein et qu’elle en arracha avec le bruit d’une succion interrompue, abrupt arrachement qui cercla le bout de la mamelle d’un sang rose et décoloré, et l’enfant roula sur les pieds du lit. — Et, puisque je ne puis rien pour vous, que jusqu’à cette pitié bête et cruelle soit maudite ! Allez-vous-en ! et laissez-moi mourir !