Ce qui ne meurt pas/II-2

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Alphonse Lemerre (p. 226-235).

II

Elle avait été une prophétesse, la comtesse Yseult de Scudemor. Cette Sybille des passions éteintes avait mesuré l’amour d’Allan à la mesure, qui ne trompe jamais, de l’expérience et de la nature humaine. Ces deux années lui avaient prouvé la légitimité de ses prévisions.

Pendant son séjour en Italie, Allan (est-il donc besoin de le dire ?) était revenu à la vie que ses torts vis-à-vis de madame de Scudemor avaient noblement interrompue. Ah ! la noblesse des âmes passionnées ne dure jamais longtemps. Allan l’aimait trop encore — et savez-vous ce que c’est qu’un premier amour ? — pour ne pas éprouver la soif du breuvage altérant dont il avait si largement bu. S’il avait trouvé une répugnance, une objection, un refus, la millième partie du plus léger refus, peut-être eût-il été repoussé sur lui-même ; peut-être eût-il envisagé de nouveau les résolutions qu’il abandonnait et se fût-il repris à elles. Peut-être, tout honteux de n’être pas au niveau de l’amour qu’il avait appelé le plus grand parce qu’il était le plus pur, fût-il revenu à ses remords pour les perdre dans une adoration respectueuse… Mais Yseult ne fut pas l’occasion de cette conduite. Elle demeura ce qu’elle avait toujours été. Odalisque qui ne ramassait pas le mouchoir, mais qui ne détournait pas la tête.

Quand il n’y a pas un brin d’herbe qui résiste à la mer montante, la grève est bientôt envahie. Quand l’homme sent qu’il n’a plus qu’à vouloir pour avoir, il veut ; ou bien le désir est mort dans son âme. Pour peu qu’il y soit, l’idée qu’on peut tout donne le vertige. Il faudrait être un Dieu pour résister, et encore Dieu, sans la Grâce et avec la Liberté qu’il a donnée à l’homme, ce serait l’indifférence. Chose épouvantante à penser ! on ne saurait concevoir un désir dans la puissance infinie sans supposer le chaos, ou plutôt sans nier Dieu lui-même. Que voulez-vous donc que l’homme devienne, grand Dieu ! quand il a le désir et que vous lui envoyez la puissance ?…

Allan fut un exemple de plus de la fragilité humaine. Tout lui fut motif de défaillance, cause de chute, raison pour redevenir insatiable, dans ce voyage de deux ans avec la femme aimée. Vous rappelez-vous qu’un soir elle le lui avait dit ?… Le voyage a tant de détails, tant de négligences, tant d’imprévu qui sert à se si bien cacher quand on s’entend ! Vraiment les pièges venaient chercher Allan. Indescriptibles journées qui enlacent, par des habitudes nouvelles, ceux mêmes que les habitudes anciennes de l’intimité avaient lassés et qui étaient sur le point de s’en déprendre, renouvellement d’émotions qu’on ne croyait plus possibles, que sont-elles donc quand elles ne nous ont pas quittés ?… Dans la vie la plus étroitement et la plus entièrement fondue, on n’est pas toujours l’un à côté de l’autre ; le dehors vient se mêler au dedans, les distractions nous séparent ; mais en voyage, rien n’interrompt les jours passés, flanc à flanc, dans les balancements, d’une volupté irritante, de la voiture qui vous rapproche de toutes ses ondulations. Vous n’aviez jamais vu cette femme ainsi, sous tous les arcs de lumière, depuis le point du jour jusqu’au crépuscule ; et la nuit ne vous avait pas surpris n’en pouvant plus de toutes les émotions de vingt-quatre heures regorgeant les unes sur les autres. Que si le voyage est bien long, quand on arrive enfin n’y a-t-il pas un poids de désirs dont on étouffe et dont il faut se débarrasser ? Et si c’est en Italie qu’on arrive, — en Italie où, n’en eût-on pas, on irait chercher les passions, — dans ce pays, beau comme la femme et maudit comme elle, les serpents engourdis ne relèvent-ils pas la tête à ce soleil où vont se réchauffer les malades et qui, dit-on, empêche de mourir ?

Mais cette phase de l’amour d’Allan était le dernier mouvement d’ascension, après lequel il ne trouva plus qu’une courbe à descendre. Il y a des sentiments qui meurent soudainement, comme frappés d’une foudre invisible. C’est le néant qui mate l’homme, alors. Il y en a d’autres qui s’énervent et qui s’oblitèrent avec lenteur. C’est l’homme qui livre une bataille, perdue du moment qu’elle s’engage avec ce néant plus fort que lui. L’amour d’Allan fut de ces derniers. Il eût été assez difficile d’en suivre les insensibles dégradations. Probablement, Allan lui-même ne les aperçut que fort tard.

Chose singulière ! Il pardonna plus à Yseult d’être en dehors de son amour que de tous ses autres enthousiasmes. Il ne savait pas qu’il y a un fond dans le cœur humain où, pour qu’on y soit descendu, on n’entend plus rien de la musique de la terre, on ne voit plus rien du ciel et du jour. Il ne savait pas que la douleur fait en bas ce que le génie fait en haut, et rend toute admiration impossible. N’était-ce pas là, pour lui-même, un témoignage de l’affaiblissement de son amour que cette espèce de rancune contre Yseult à propos des choses de l’art et de la pensée ? N’était-ce pas, en quelque sorte, la tenir quitte de celle qu’il lui avait involontairement gardée si longtemps pour la stérilité de sa sympathie ? D’ailleurs, quand la passion est intense s’aperçoit-on que la femme aimée ait un esprit ? Rivarol aimait les femmes bêtes. C’est l’histoire de l’intelligence dans l’amour.

Quelle que fût l’époque où Allan put juger du vide immense qu’un amour qui s’évanouissait laissait dans son âme, — car qui sait le jour où la colonne lumineuse tomba du front pâle de la femme qui en était la base et le laissa obscur en présence de l’imagination dégoûtée ? — toujours est-il qu’une honte secrète l’empêcha de se l’avouer, et quand il n’y eut plus moyen de se méprendre sur ce qu’il éprouvait, il n’eut pas le courage d’être vrai avec madame de Scudemor. Par l’effet d’une niaise délicatesse, on se croit obligé à tenir — même vis-à-vis de soi — les promesses que l’amour faisait, en toute assurance, à l’heure qu’il était robuste et ardent. On ne veut pas avoir le démenti de l’éternité à laquelle on croyait ; et, quoique dans la position d’Allan il n’eût pas de cœur à ménager, il resta parlant d’amour encore et n’en ayant plus… Imagination pleine de force, il s’exaltait en parlant d’un sentiment qui dépérissait, et il réussissait à se donner le change ainsi qu’à Yseult. Mais le lendemain, quand elle n’était plus là, quand le matin, sorti à cheval selon sa coutume pour explorer quelques paysages, — à ce moment où l’air est si pénétrant et le jour si radieux que notre âme en semble éclairée, — il regardait en soi d’un œil ferme, il voyait, clair comme ce jour d’Italie, qu’il ne l’aimait plus.

« Pourquoi donc — disait-il — ne me devine-t-elle pas ? » Et il faisait tout ce qu’il fallait pour l’abuser, et, si elle lui avait dit la vérité, peut-être la lui aurait-il niée. Car, telle est notre inconséquence. Partagé entre la honte d’avouer l’inanité d’un sentiment auquel on avait mis son orgueil et le besoin de n’avoir pas à en prodiguer l’expression mensongère, on ne sait quel parti embrasser et l’on voudrait qu’un autre, ou le hasard, dispensât d’agir. On souffre de cette faiblesse, et on ne la dompte pas plus que si c’était une force redoutable. État de l’âme mêlé d’une fatigue sans repos et d’une secrète amertume. Ballottement de fluctuations où le caractère perd, vis-à-vis de lui-même, toute contenance et toute dignité.

Ce fut alors qu’il se jeta dans la vie extérieure, ce refuge impuissant de tous les misérables ou par le cœur ou par la pensée. Il ne se contenta pas de la nature du pays enivrant qu’il habitait. Il alla aussi dans le monde. Il l’embrassa, ce monde, comme un ami qui le sauvait de lui-même. Il le saisit par toutes ses idées, par la taille de toutes ses danseuses. Madame de Scudemor, qui n’aurait osé trop vite croire à ce qu’elle espérait avec impatience, était bien aise de voir qu’une distraction s’emparait vivement de ce jeune homme et le sortait de la fixité de la passion. Que de fois elle chercha de son long regard, autour d’elle, parmi les flots de femmes de ces fêtes, une rivale heureuse qui lui volât l’amour d’Allan ! Comme elle n’en trouva pas, ce lui fut une raison pour croire que ce déplorable amour subsistait toujours.

Aussi, rien ne fut-il changé à ces habitudes d’une existence qui les avaient rendus plus libres et plus cachés, en l’éloignant des yeux de Camille, depuis qu’ils étaient en Italie. Ce n’était pas tout à fait pour Allan la position de ces maris sans amour auxquels il faut, pour n’être qu’hommes, le duvet tiédi de la couche nuptiale. Il n’était pas encore tombé si bas. Il se reprenait à des illusions rapides. Il s’embrasait de ses souvenirs. La contrainte qui le faisait regarder péniblement l’aiguille de la pendule des salons où il passait une partie de ses nuits, n’entrait pas avec lui chez Yseult. Il revêtait en quelque sorte son amour au seuil, mais aussi l’y laissait-il le lendemain. Le jour n’était pas loin, sans doute, où il ne l’y retrouverait plus.

Ce jeune homme ne manquait aucune des mille facettes de l’avilissement. Il se répercutait dans toutes et s’y souriait avec horreur. Comme tout ce qui est jeune, il avait habité dans les régions de l’exaltation, — ces pics vierges colorés de l’éclat astral des pensées nobles et dévouées avec lesquelles on commence la vie, — et maintenant il descendait dans un air bas et fétide, avec une poitrine accoutumée à toutes les puretés du ciel. Où était la poésie de son amour ? Vingt fois elle s’était heurtée aux réalités grossières, mais, enfin, ce n’était qu’une souillure. À présent, l’amour avait fui. La réalité restait seule. Et ce n’était plus la passion aveugle et brûlante qui l’y attachait, mais il ne savait quelle plus lâche faiblesse encore. Il souffrait toujours, mais il n’avait plus même le dédommagement de se regarder souffrir avec la fierté d’un amour sans espoir. Il n’avait plus de généreuses colères contre lui-même, de ces intrépides mouvements à la Caton d’Utique, qui nous font nous déchirer non pas les entrailles, mais le cœur, lorsque nous ne fraternisons pas avec nous. Encore quelque temps de cette vie indigne, et il serait entièrement dégradé.

Au moment où ils allaient quitter l’Italie, une souffrance pleine d’abattement que ressentit madame de Scudemor altéra les rapports qui existaient entre elle et Allan. Peut-être aussi une aperception tardive avait-elle pénétré dans l’esprit d’Yseult, mais elle ne l’exprima pas. Seulement, elle prit occasion de sa souffrance pour empêcher une intimité qui ressemblait à du mariage comme les hommes l’ont fait, en le profanant. Une impérissable délicatesse ferma la bouche d’Allan à toute question. Entre des êtres distingués il y a, à propos des choses les moins nobles d’une existence en commun, des explications impossibles.

Si les grandes misères intéressent, vous qui lisez, vous pouvez continuer cette histoire… Une pareille souffrance venait bien à temps pour Allan de Cynthry. Elle le soulageait de ce qu’il n’avait pas la force de rejeter. Elle faisait ce qu’un aveu de lui aurait fait plus tôt, s’il l’avait osé. Et, d’un autre côté, la vanité de l’amour, cette vanité de l’amour qui naît lorsque l’amour expire, se trouvait hors de cause. Le malheureux respira. Il avait autant de raisons pour se mépriser ; cependant il se méprisa un peu moins. C’est que l’homme n’a pas le courage de se mépriser longtemps. C’est presque toujours une autre douleur qui rend celle du mépris perceptible. Quand cette douleur manque, le mépris perd son aiguillon d’emprunt et s’endort dans la blessure qu’il a faite.

Une plus grande liberté d’esprit le rendit aimable. On n’est aimable qu’à la condition de n’être pas passionné. Toutes ces ardentes personnalités qui savent aimer ne sont rien moins qu’aimables. Elles troublent la vie des autres plus qu’elles ne l’embellissent. L’amabilité devrait être comptée parmi les Beaux-Arts, avec lesquels elle a une si grande analogie. Au lieu de la passion turbulente qu’il répandait sur la vie de madame de Scudemor, Allan l’entoura des soins les plus attentifs et de procédés de toute sorte. Ce fut une espèce de culte silencieux. On y pouvait voir de l’amour encore ; on aurait pu y voir une tendresse tout autre que l’amour…

Quel que soit le résultat d’un grand amour pour le caractère, qu’il le brise ou qu’il le flétrisse, on ne saurait nier que si l’homme en réchappe l’esprit n’ait gagné à cette rude école. En exerçant son activité, on la double. Mais on ne s’aperçoit du progrès que quand on est sorti de l’absorption qui a développé en concentrant. Allan eut bientôt la preuve de cette vérité. Il rentrait dans la vie de la pensée à mesure qu’il sortait de celle du sentiment, enrichi de la foule d’idées que le sentiment lui avait données. Moment grave, où l’homme reprend la tâche de penser après avoir achevé celle de souffrir.

Aux premières atteintes de son malaise, madame de Scudemor eut le désir de revenir en France, innocente fantaisie de malade qu’Allan et Camille ; qu’elle appelait dans le monde ses enfants, avec une grâce si charmante, ne songèrent pas à contrarier. Ils aimaient pourtant bien, l’un et l’autre, le pays qu’il fallait quitter. Allan, — qui y avait vécu dans son cœur et dans sa conscience, double torture, talion éternel, — beaucoup moins que la jeune fille. Sans doute, elle avait eu davantage le loisir de cœur qui fait regarder autour de soi et s’enchanter de ce qui est beau ; mais n’y avait-il, dans sa préférence pour l’Italie, que les adorations dont les mystiques font le dernier mot de leurs admirations ? Elle était partie du château des Saules avec la croyance que ce lieu lui porterait malheur si elle y restait. N’y avait-elle pas perdu l’affection d’Allan, de celui qu’elle avait toujours regardé comme son frère ? En Italie, au contraire, Allan n’avait eu ni blessantes manières ni brusqueries. Il était redevenu doux et compatissant pour elle. On le comprend. L’amour d’Allan pour madame de Scudemor une fois éteint, Camille n’était plus que l’innocente créature avec laquelle il avait passé son enfance. Une autre raison lui avait fait reprendre aussi tout son intérêt pour Camille. Cette jeune fille, pendant son séjour en Italie, était arrivée à cet âge où les plus folles enfants deviennent sérieuses. Contraste entre la fraîcheur de cette vive matinée de jeunesse et la gravité charmante qui ne se permet plus le sourire. C’est comme si Dieu, au lieu d’un parfum, mettait une pensée dans une rose. Il est impossible de ne pas se sentir entraîné vers les femmes à cette époque de leur vie ; c’est le moment où naîtraient les frères, si l’homme était assez malheureux pour vivre jusque-là sans idolâtrer sa sœur.

Ce retour d’amitié d’Allan, ce rapprochement qu’elle ne cherchait pas, mais qu’elle désirait et n’osait espérer, pauvre enfant que souffrir avait déjà rendu défiante ! avait mis probablement, aux yeux de Camille, entre les Saules et l’Italie plus qu’une différence de soleils. Aussi l’idée de revenir en France l’attrista-t-elle. Le voyage rendit ses regrets plus vifs en lui rappelant que chaque journée lui emportait des lieues entières de sa bien-aimée Italie, — qu’à chaque nuit tombée tombait, déchiré un peu davantage, un adieu qu’elle aurait voulu indéfiniment prolonger. Le jour elle dissimulait ses impressions en partie, mais le soir, cette heure de la marée des larmes, elle pleurait, la tête à la portière, quand Allan et madame de Scudemor croyaient qu’elle était occupée à respirer l’air saturé des parfums de ces climats. Est-ce la seule fois que, dans la merveilleuse absurdité d’une touchante reconnaissance, on ait su gré de son bonheur au pays même où l’on avait été heureux ?…