Ce qui ne meurt pas/II-3

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Alphonse Lemerre (p. 236-245).

III

Revenue aux Saules avec ce sentiment de regret, mademoiselle de Scudemor revoyait le pays qu’elle n’aimait pas et auquel l’hiver enlevait ce qui aurait pu lui rappeler faiblement l’Italie. Si Allan n’avait pas été si affectueux pour elle, elle aurait été bien malheureuse. Jamais elle n’avait fait la moindre allusion au bonheur qu’elle avait éprouvé quand il s’était rapproché d’elle et qu’il l’avait traitée comme autrefois. Mais ce bonheur inespéré la soutenait contre les ennuis du présent et les pressentiments de l’avenir. En effet, sa position était assez triste. Elle allait passer l’hiver dans la plus complète solitude. Ce qu’elle avait vu du monde, où sa mère l’avait conduite en Italie, avait éveillé ces instincts qui sont dans toute femme et qui leur font aimer les fêtes, les parures, toute cette vie des yeux qui précède toujours celle du cœur. Il semblait qu’elle surtout dût préférer l’éclat, le mouvement, la rapidité de ces ivresses qui se croisent dans la tête d’une jeune fille qui va dans le monde, à la vie paresseuse, au retirement de la vie domestique. Ce n’était pas une contemplative, — une Minna aux cils longs, tristes et noirs comme une aile de corbeau, un de ces Êtres pâles qui passent leur vie appuyés sur leur coude et qui nous font comprendre l’éternité, à nous qui nous agitons stérilement auprès. Ce n’était point un Ange, comme disaient les poètes de ce temps-là, une séraphique nature qui ne touchait la terre que de ses orteils d’ivoire et qui regrettait ses belles ailes ; mais bien une femme, une femme faite, comme l’entendaient les Anciens, de l’écume des mers, et digne de son orageuse origine, — calme ou impétueuse, avec un gouffre aussi au-dessous. Si on l’a vue, au sortir de l’enfance, en proie à ces tristesses que les plus ardentes ont comme les plus tendres, ces tristesses avaient une cause dans les façons blessantes d’Allan. Elle était contenue, mais non vague. Elle avait du chagrin et pas de mélancolie, — et, à travers les teintes molles de l’âge et du sexe, on sentait néanmoins en cette petite un indomptable élément de réalité. Sous le rapport de la sensibilité on voyait bien en Camille la fille d’Yseult, mais ce n’était pas le grand fragment de l’esprit de sa mère, — la femme la plus haut placée sur l’échelle de l’intelligence n’ayant jamais qu’un fragment d’esprit, une espèce de torse incomplet, inachevé, brisé (à qui la faute ?), et Yseult elle-même n’ayant pu échapper à cette loi formidable, faite de main d’homme au nom de Dieu.

Si Camille avait beaucoup aimé sa mère, ou si sa mère l’avait beaucoup aimée, elle eût trouvé une douceur de dévouement qui lui aurait fait tout oublier en s’enfermant avec elle, pour la soigner, au château des Saules. Mais l’affection n’étant pas assez grande en Camille pour se dévouer avec bonheur, qu’avait-elle à opposer à des tendances d’imagination qui l’emportaient loin de la vie qu’elle était obligée de subir ? Ce cœur passionné se froissait aux sécheresses du devoir, et encore, ce devoir, elle n’avait pas la joie austère de le remplir. Madame de Scudemor n’acceptait pas les soins de sa fille, elle les repoussait doucement, gracieusement, moins comme inutiles pour soi que fatigants pour elle, mais si absolument pourtant que Camille, qui avait toujours craint sa mère, n’osait plus jamais insister.

Allan lui restait donc, et lui restait seul. Tout le temps qu’il serait là, elle aurait la force de supporter l’existence dénuée et monotone dont elle souffrait davantage depuis qu’elle n’était plus une petite fille. Quand madame de Scudemor avait prié Allan d’aller passer l’hiver à Paris, elle avait eu une peur affreuse qu’il n’acceptât. Habile à tout cacher de ce qu’elle éprouvait, — éducation effroyable faite par la douleur dont elle avait si bien profité, — elle ne laissa rien échapper de son épouvante d’abord, ni de sa joie, plus tard, quand Allan eut refusé départir. Elle en eut quelques jours une telle ivresse intérieure, qu’un soir elle quitta la fenêtre où elle travaillait et se mit à chercher Allan pour le remercier d’être resté aux Saules. Elle n’en pouvait plus de reconnaissance. Elle déjà forte, qui avait tant pleuré en dedans quand Allan l’avait repoussée, elle sentait le trop plein de son cœur déborder.

Elle le trouva dans la bibliothèque du château où il travaillait depuis qu’il n’aimait plus Yseult. À cette heure, la nuit déjà tombée ne laissait pas passer assez de clarté à travers les fenêtres pour qu’on pût distinguer les objets d’une manière bien nette. Il était assis devant un livre ouvert, mais il ne lisait pas, une main plongée dans ses cheveux et de l’autre pliant, à l’angle de la table, le couteau d’ivoire qui sert à couper les feuilles du papier. Il n’avait pas l’air de trop songer à ce qu’il faisait. Il pensait à ce que lui avait dit madame de Scudemor, le jour qu’elle avait voulu le décider à retourner à Paris.

— C’est moi, Allan, — dit-elle en entrant, — vous ne travaillez plus maintenant, il fait nuit ; ainsi je ne vous trouble pas ?

— Est-ce votre mère qui vous envoie me chercher ? — demanda précipitamment Allan.

— Non, ce n’est pas ma mère, Allan, c’est moi qui suis venue… — Elle avait un immense désir de se jeter à son cou et de lui tout avouer, mais un sentiment vrai rend timide, ne fût-il que de la reconnaissance. Elle ne put finir sa phrase et fondit en pleurs. Il se leva et courut à elle.

— Qu’avez-vous donc, ma chère Camille ? Vous m’effrayez, — fit-il avec la peur de l’intérêt. — Vous est-il arrivé quelque malheur ?

— Oh ! non, — dit-elle avec une voix entrecoupée, — c’est du bonheur plutôt ! — et l’innocente serra sa tête contre la poitrine du jeune homme. — Voyez-vous, Allan, je n’ai pas osé… je n’ai pas osé vous montrer combien vous m’avez rendue heureuse, il y a trois jours, quand vous avez répondu à ma mère… que non, vous ne partiriez pas. Oh ! j’ai été folle de joie, et, ce soir, il m’a pris un tel besoin de vous le dire, que je serais morte si je ne vous l’avais pas dit. — Et, avec le tutoiement retrouvé de leur enfance, elle ajouta : — Merci donc, Allan, merci, mon frère, pour tout le bonheur que tu m’as donné.

Allan était extrêmement ému. Ce tutoiement, qui revenait aux lèvres de Camille, lui révéla tout ce qu’elle lui cachait de tendresse.

— Oui, vous êtes ma sœur, chère Camille, — lui dit-il, en la pressant de la plus chaste des étreintes.

— Ah ! ta sœur pour jamais, — continua-t-elle comme enivrée. — Tu ne sais pas comme elle t’aime, ta sœur ! Si tu le savais, tu ne pourrais jamais la quitter !

— Mais, aussi, — reprenait le jeune homme attendri, — je ne vous quitterai pas, ma Camille.

— Dis-moi tu, si je suis ta sœur ! — interrompit l’impétueuse créature en l’étreignant à son tour, et à l’étouffer, de ses bras fragiles, comme s’ils eussent été faits de fer.

— Eh bien, non ! ma sœur, je ne te quitterai pas, je te le jure.

— Jamais ! — dit-elle impétueusement, et avec une force qui semblait maîtriser l’avenir.

— Jamais ! — répéta-t-il, entraîné par elle.

Et elle se jeta à son cou, avec une ardeur encore plus grande que la première fois.

Ils étaient attendris et ils pleurèrent, mais les plus douces larmes qui puissent couler. Hélas ! c’était la première joie pure et profonde de l’un et de l’autre. Tous les deux venaient d’engager l’avenir. Moment superbe dans la vie où l’homme dit jamais, comme s’il était Dieu ! Sous l’empire du sentiment le plus beau de tous, — celui de la sœur pour le frère et du frère pour la sœur, — ils avaient échangé leurs âmes. Bonheur inouï, dont Allan jouissait moins que Camille parce qu’il avait déjà usé son âme dans la passion, tandis que l’âme de la jeune fille était pleine de ces ignorances qui rendent apte à tous les bonheurs de la vie, mais surtout aux plus célestes, à ceux-là qui n’habitent que les hauteurs de nos poitrines. Bonheurs candides comme la neige, mais non froids comme elle, qui restent dans un sein virginal inaccessibles à tout ce qui pourrait les ternir… Seulement si l’imperceptible tache n’y paraissait pas encore, Camille les en préserverait-elle toujours ?…

À dater de cette journée, elle ne ressentit plus l’ennui que lui inspirait le château des Saules. Elle était sûre de son frère, sûre que jamais il ne lui manquerait. Tous les pays lui étaient égaux, puisqu’il y vivrait auprès d’elle ! Comme il arrive toujours, dans l’inaccoutumance de sa joie elle avait fait grâce au passé et ne se rendait pas compte du présent.

Allan y songeait plus qu’elle. Il avait aimé, lui. Il avait acquis la triste virilité des passions. Il se demandait s’il n’y avait pas autre chose qu’une amitié de frère à sœur entre lui et Camille, et, comme ses sens étaient restés calmes sous l’impression de ses caresses, il se répondait négativement avec la plus grande sécurité. Touché du sentiment que Camille lui avait tout à coup dévoilé, il s’occupa d’elle plus que jamais. Il oubliait les heures à ses côtés, et ils vécurent de la même vie. Il lui lisait les livres qui venaient de paraître, buvant les idées et les sentiments aux mêmes sources, s’entendant le mieux l’un et l’autre quand ils se parlaient le moins, entremêlant les tu et les vous : les vous tout haut, les tu à voix basse, et faisant ainsi non par l’instinct d’un sentiment coupable, mais parce que les plus angéliques affections ont besoin de mystère où se recueillir ; parce que dans une expression dite trop haut il y a une fêlure secrète d’où s’échappe le divin éther ! Il comprenait la position de mademoiselle de Scudemor vis-à-vis de sa mère. Il voyait la barrière de glace qui séparait ces deux femmes. À l’heure où l’on en a le plus besoin, par cette isolation de tout être à aimer, excepté lui, il s’expliquait la vivacité de l’affection de Camille et ne supposait pas que cette amitié cachât un sentiment moins pur. Ainsi, les dangers de l’intimité étaient voilés par les motifs les plus rassurants et les habitudes de toute une vie, et ils glissaient mollement sur ce plancher de naphte dont plus tard leur pied, en appuyant, devait faire jaillir l’incendie !

Cette vie fut d’autant plus douce à Allan qu’il l’ignorait entièrement. Était-ce de l’intimité qu’il avait eue avec madame de Scudemor au temps qu’il l’aimait ? On a vu avec quel désespoir il en avait regretté l’absence. D’un autre côté, Yseult l’eût-elle aimé de l’amour qu’il avait pour elle, l’intimité est toujours troublée par les spontanéités contradictoires de la passion L’intimité suppose une placidité d’affection, un dépouillement mutuel de personnalité, une profondeur d’harmonie que les passions excluent toujours, plus ou moins. L’intimité, c’est l’hermaphrodisme, par la fusion des deux sexes en une seule âme. Or, dans l’amour on est toujours deux.

Il y a dans cette intimité délicieuse une vertu reposante dont les cœurs froissés s’arrangent bien. Il s’en exhale une paix qui les calme et qui les fortifie. Le lieu de lumière et de rafraîchissement que les Chrétiens promettent aux âmes souffrantes, se trouve quelquefois sur la terre dans l’âme d’un autre qui nous aime, mais d’un sentiment plus spirituel encore que celui de la sainte amitié. Allan l’apprenait. Imagination difficile, mais à qui l’expérience de deux jours avait rabattu de ses exigences emportées, il se contentait de tout ce dont il avait fait fi plus tôt. Pour peu qu’on ait vécu, ne faut-il pas mettre moins de souffle dans ses soupirs, moins de fougue dans ses ambitions, et s’abriter et s’enclore à quelque endroit de l’espace que l’on voulait tout entier et qui, si petit qu’il puisse être, semblable à la maison de Socrate restera vide comme s’il était grand ?… Allan acceptait ces jours qui se ressemblaient tous, apportant les mêmes choses, les mêmes événements, les mêmes impressions ; jours un peu pâles et sans parfums, — à cela près, peut-être, de quelque vague odeur de violette qui y est restée d’un certain soir où l’on s’attendrit davantage en se parlant, où le baiser s’oublia au front sur lequel il se posa et ne s’attacha pas. — Certes ! s’il eût été touchant de voir Newton, le vieillard sublime, en redescendant du ciel, son habitacle, ramasser — comme il eût fait un monde perdu — une pauvre rose trempée d’un matin trop humide et oublier ses hautes pensées à la respirer tout un jour, il ne l’était pas moins de voir Allan s’enchanter des suavités et des modesties cachées au fond de cette vie retirée et simple. Car, entre cette vie d’un cours si lent et si uniforme et ce jeune homme, à qui une passion avait donné le besoin des émotions variées et fortes, cet homme, si poétiquement organisé pour l’extase ou pour le martyre, qui avait tout imaginé et presque, hélas ! tout senti, il y avait presque autant de différence qu’entre la rose et la pensée de Newton.

Cependant, n’y avait-il que le charme de l’intimité qui entraînât et fixât Allan auprès de Camille ?… Était-ce seulement pour jouir de la douceur de ce bain d’eau douce, après les rudes jours des passions, qu’il s’y plongeait avec ce bien-être ? N’y avait-il pas, en ces effusions muettes ou à moitié parlées qui s’épanchent dans un regard ou s’écoulent dans un sourire, n’y avait-il pour lui qu’une volupté ignorée du cœur ? Oh ! les misères de l’égoïsme n’étaient pas mortes, la trace des passions effacée, ornière profonde laissée à nos cœurs amollis et qui montre bien de quelle boue ils ont été faits ! Quelque attachement qu’Allan eût pour Camille, quelque bonheur qu’il éprouvât dans l’intimité de l’aimable enfant, un motif qui n’était ni cet attachement ni ce bonheur lui rendait, à l’insu de Camille, cette intimité plus précieuse encore.

Ce motif, c’était sa situation vis-à-vis de madame de Scudemor. Elle l’avait tellement embarrassé le jour où elle l’avait prié de quitter les Saules pour Paris, qu’il ne douta pas une minute qu’elle n’eût pénétré ce qu’il lui avait caché jusque-là. N’y avait-il pas du bonheur — du bonheur un peu railleur, il est vrai, — dans les allusions qu’elle avait faites à cet amour du monde qu’il avait montré en Italie ? Ces allusions, il les craignait plus positives encore. Il craignait de lui avouer qu’elle ne s’était pas trompée, et il répugnait à cet aveu. Comme il n’avait pas osé en prendre l’initiative, il ne voulait pas davantage la subir dans la bouche d’Yseult. Vue étroite, mesquine, vaniteuse, mais qui le dominait irrésistiblement, car on ne se juge pas séparément de la passion que l’on porte en soi.

C’est quand les passions finissent que l’homme s’aperçoit des germes mauvais dont il a recueilli les fruits. C’est alors qu’il peut inventorier les tristes éléments dont elles sont faites, amer examen de conscience qu’Allan ne s’était pas épargné. Mais ce n’est là que la moitié du mal encore. De toute passion il reste à l’âme une habitude de mollir dont souvent elle ne guérit pas, une énervation qui ne s’arrête pas aux organes. Traînerie honteuse dont on ne voit pas aisément le bout. Terribles conséquences, irrésistible fatum, qui n’empoigne pas vigoureusement et qui mène, — la force ne se sentant jamais que quand on résiste, et on ne résiste pas !

C’était par ce malaise de la faiblesse qu’Allan tenait à sa vie passée. Tel l’inextricable lien qui assujétissait le faisceau des événements écoulés à la vie présente. Situation fausse et scabreuse, que madame de Scudemor ne cherchait pas à préciser davantage. Situation douloureuse, dont l’amitié tendre et dévouée de Camille n’adoucissait pas entièrement les aspérités. Le silence de madame de Scudemor sur ce qu’elle avait effleuré assez pour montrer à Allan que son changement lui était connu, venait de l’entente profonde qu’elle avait de la situation du jeune homme. « À quoi bon — se disait-elle — une explication, pénible pour lui, inutile pour moi ?… Entre nous, tout n’est-il pas fini ? Il ne souffre plus. Cette confusion d’avoir été deviné par celle qu’il n’avait jamais abusée, cet embarras qui se teint du regret donné à l’affection dont on reconnaît le néant, ne seront pas de longue durée. » Et par ces raisons, toujours généreuse, elle s’affermissait dans la résolution de ne pas parler à Allan de ce qu’il semblait redouter. Enfin, d’un autre côté, elle remarquait avec joie que l’affection tranquille, les liens fraternels, la confiance s’établissaient entre Allan et Camille, et ce lui était une preuve éloquente que rien ne subsistait plus de l’amour qui l’avait longtemps affligée.