Ce qui ne meurt pas/II-4

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Alphonse Lemerre (p. 246-255).

IV

Cette époque fut la plus heureuse pour les personnes de cette histoire. Madame de Scudemor avait recouvré cette tranquillité noble qui se reflétait d’une manière frappante dans toute sa personne. Mais elle languissait toujours de cette souffrance qu’elle avait rapportée d’Italie, et que les médecins ne caractérisaient pas. Elle était douce avec cette souffrance. Les maux de l’âme lui avaient appris à ne pas s’inquiéter de ceux du corps. Elle n’était pas de ces amabilités fragiles qui ne résistent pas à une migraine ou à une entorse. De peur d’être importune aux autres, cette égoïste qui n’aimait rien, comme disait le monde, savait leur sourire par dessus sa douleur.

Si Allan n’avait pas aimé autrefois madame de Scudemor, s’il avait toujours été pour elle ce qu’il était maintenant, il aurait savouré sans trouble les exquises douceurs du moment actuel ; mais le passé, mais les souvenirs, mais des craintes venaient l’agiter au sein de cette paix infinie qu’il n’avait pas soupçonnée, et devaient influer, à son insu peut-être, sur le sentiment qu’il avait pour Camille et qui aurait été de nature à la rendre heureuse, car les affections ne sont bonnes que quand elles n’ont aucun des caractères positifs et dévorants des passions.

Camille, qui avait aussi du passé, — du passé qu’elle devait retrouver plus tard, — se livrait alors sans arrière-pensée au bonheur d’aimer et d’être aimée. La sensibilité que la comtesse de Scudemor n’avait pas voulu développer en cette enfant, se répandait alors sur Allan, comme un torrent qui cherche à se creuser un lit. Dans la pénurie du sentiment maternel, Camille avait toujours aimé exclusivement Allan, mais son affection ressemblait peu à ce qu’elle était devenue depuis qu’elle en avait trahi le secret. Les femmes ont un tel besoin de bonheur, qu’elles résistent à leurs plus impétueux sentiments quand elles n’ont pas la certitude que ces sentiments sont partagés. Leurs combats cachent une faiblesse encore. Mais quand le doute n’existe plus, alors elles s’élancent, âmes rapides, de toute la force des besoins de leur cœur, à ce sentiment qui les entraînait déjà, et leur amour augmente de ce qu’il devient intrépide.

Camille s’était laissée emporter au sien avec l’entier oubli de tout ce qui n’était pas ce sentiment… Il était si grand et si profond que pas un désir ne s’y mêlait. Il se suffisait à lui-même, comme l’Être, comme Dieu, dont cet amour qu’on n’a qu’une fois, mais que tous n’ont pas, est la plus fidèle image. Elle était vraiment heureuse ! Incroyable magie du cœur, elle était heureuse dans cette solitude des Saules, — pendant un hiver si triste, — cette mademoiselle de Scudemor qui avait été mise au monde pour éclater de beauté et de fascinations de toute sorte, dans ces salons où son imagination l’appelait et dont elle eût été la souveraine de droit divin ! Elle qui était née impératrice, elle à qui la chambre d’une malade convenait si peu, elle était heureuse dans cet isolement d’une campagne pluvieuse, loin de tout ce qui eût pu sympathiser le plus avec la tournure de son esprit et la nature de son caractère ; heureuse d’un tel bonheur que cette ardeur d’être heureuse, ancrée éternellement au cœur des femmes, n’y suffisait plus !

Et ce bonheur d’une âme pleine et ravie, s’épanchant à travers les beautés qui reluisaient en elle, lui donnaient un extraordinaire éclat. Elles sont de toutes les façons des créatures étranges, les femmes heureuses. Dès la première fois qu’on les rencontre on en est saisi comme de l’aspect d’une merveille, et on ne devine pas d’abord ce qui frappe et confond en elles, car nous ne reconnaissons que ce que nous avons vu déjà, et où avions-nous vu le bonheur pour le reconnaître ?… Elles semblent faites d’une lueur pénétrante et douce qui n’est pas de la lumière comme il y en a dans le jour et dans les astres du ciel. Elles ont de ces mouvements qui ne sont plus les agitations de nos pensées et les mobilités de nos caprices, mais un rhythme de la céleste poésie qui chante dans leur âme. On dirait une révélation momentanée de tout ce qu’on ne comprend pas. Êtres rares et éphémères, habitant dans la vie à des profondeurs immenses où les extrêmes viennent confluer dans l’unité de la destinée commune, et malheureuses de leur bonheur même, parce qu’elles ne peuvent en mourir !

Voilà pourquoi Yseult de Scudemor, la grande malheureuse, se disait parfois que sa fille devenait bien belle sans savoir ce qui l’embellissait ainsi. Elle croyait peut-être que c’était l’épanouissement de la jeunesse, et c’étaient les rayonnements du bonheur ! Qui peut peindre ce qui n’a pas de formes, ce qui n’a pas d’analogue dans le grand symbolisme de la Nature ? Le Génie, l’Amour, l’Enthousiasme, on en peut montrer les auréoles autour du front des hommes qui les ont, mais le Bonheur est plus inexprimable. C’est du divin plus pur encore que le divin du Génie, de l’Enthousiasme et de l’Amour !

L’opposition entre la vie heureuse de Camille et les facultés dont elle était douée se retrouvait entre l’expression de ce bonheur sur ses traits et le caractère de sa beauté, et on aurait surpris, dans cette opposition, le mystère qui échappait à madame de Scudemor. C’était la première fois que des yeux aussi noirs eussent la tendresse des yeux bleus les plus tendres. La puissance de passion qu’ils attestaient naguère avait fait place à un humide scintillement de bien-être, timide comme l’étoile du berger. Cette bouche, si voluptueuse dans ses ardents contours qu’un Ange au Ciel, s’il l’avait eue, aurait fait peut-être partager aux Vierges d’entre les Élus quelque chose de l’humanité, cette bouche, maintenant, était comme revêtue d’une sérénité mélodieuse. Ce front, bruni par l’Italie, sous la résille de ses veines foncées irradiait, comme l’opale d’un ciel matinal, des clartés que le cœur incessamment y versait. On eût dit — mais c’est contradictoire ! — le jour se frayant dans la nuit, si le jour pouvait apparaître dans la nuit sans la dissiper.

Cette beauté du bonheur qui frappait madame de Scudemor avait aussi frappé Allan, mais il ne la comprenait pas mieux. Quoiqu’il lui fût impossible de se méprendre sur l’énergie de l’amitié de Camille, il ne crut pas, cependant, être la cause de ces magnifiques rejaillissements du cœur dans la beauté d’une femme. Chose étonnante ! Les hommes perdent de leur fatuité d’instinct à mesure que les sentiments dont ils sont l’objet acquièrent de véhémence. On se vante d’un caprice. On se tait d’une passion. Est-ce conscience de soi ou lâcheté ?… Hélas, peut-être l’une et l’autre. Allan n’eut point la vanité de penser juste sur le compte de Camille. Il l’admira comme il l’aimait. Mais il ne chercha pas plus le secret de sa beauté qu’il n’avait cherché à approfondir son amour.

Dans le tous-les-jours de la vie, Camille était sérieuse et parlait peu. Autant son enfance avait été prise de rires fous et de gaîtés fougueuses, autant sa jeunesse était grave. Vous vous le rappelez ? La souffrance lui avait ôté de bien bonne heure ces élancements de vivre qui ne sont qu’un mouvement impétueux dans la nature spontanée des enfants, mais, une fois partis, ces élancements ne revinrent plus. Quand la souffrance fut disparue, le bonheur la concentra en elle-même encore davantage. Si elle eût eu une mère comme toutes les autres jeunes filles, si elle fût allée dans le monde, elle n’eût probablement pas été moins vive dans ses gaîtés que les jeunes personnes de son âge. Elle eût rappelé les fougues de l’enfant dans les fougues de la femme entraînante, mobile, passionnée, spirituelle. Elle eût eu de soudains vouloirs, bien absurdes et bien aimables, de ces éclats d’harmonieux gosier, couronnés de trente-deux perles fines dans un rire d’un audacieux abandon, et elle se fût jetée aux impressions extérieures pour lesquelles surtout elle était faite. Mais, dans la solitude et près d’une mère qu’elle craignait malgré la douceur de ses manières, déjà rompue aux mensonges d’un sentiment blessé, elle avait pris des habitudes de silence et de retenue et retourné sur elle-même toute l’activité de son âme. Et d’ailleurs, elle était heureuse ! Vaste mot qui répond à tout. Quand on est heureux, on craint de perdre, aux ondulations de la gaîté la plus fugitive, quelques gouttes de ce nectar dans lequel jusqu’aux bords du cœur sont noyés !

Allan était touché de cette silencieuse manière d’aimer de Camille, qui contrastait si vivement avec le souvenir qu’il avait d’elle et de son enfance. Il l’aimait d’autant plus qu’il avait eu des torts de dureté vis-à-vis de cette charmante fille, et cette idée l’attendrissait. D’un autre côté, sa pensée, tenue en servage par l’ascendant de madame de Scudemor, reprenait son niveau avec Camille. Il se sentait plus homme, et les rapports entre l’homme et la femme étaient redevenus ce qu’ils doivent être. Il y a tant de personnalité indestructible au fond de tous nos sentiments ! L’homme se déprend si peu de lui-même. Dans les affections les plus dévouées, il reparaît entier, violent : moi immense ! et ce n’est pas un motif puissant, une grande cause, quelque solennelle occasion qui le font éclater tout à coup. Une fleur longtemps regardée, un livre qu’on n’a pas assez vite fermé quand on s’approchait, un piano ou une harpe dont on s’occupe trop, ces choses rivales des sentiments dans les âmes musiciennes, c’en est assez pour qu’on soit victime ou despote en présence d’une émotion ou d’un intérêt dont on n’est pas cause ; c’en est assez pour que l’effroi naisse, et les hommes effrayés sont cruels !

L’espèce d’adoration de Camille devait nécessairement exalter Allan. Aussi déployait-il avec elle une variété infinie de pensées. Une autre femme l’eût trouvé séduisant, éloquent, irrésistible, mais elle s’en enchantait et elle ne se demandait pas si c’était elle qui le créait ou s’il était réellement ainsi. Elle l’écoutait lui exprimer ses opinions sur tout ou à propos de tout, et elle les recueillait comme des oracles. La vie intellectuelle, comme la vie sensible, ne lui arrivait que par lui. Soit qu’il lui parlât, soit qu’il lui lût quelque poète, — un de ces hommes à la flûte de cristal qui endorment les mauvaises passions dans le cœur, comme le musicien antique, — elle s’ébattait et palpitait sous sa parole, l’œil baissé, avec un flocon incarnat ou une pâleur à la joue, et elle sentait parfois que, pour se remettre, elle n’avait qu’à le regarder ; cette vue l’empêchait de s’évanouir. La vie, près de couler à fond, se reprenait à l’homme aimé et ne sombrait pas, et toutes ces délicieuses et poignantes sensations étaient si profondes que, pour madame de Scudemor ni même pour Allan, rien n’en transpirait.

Madame de Scudemor voyait avec soulagement que les belles facultés d’Allan avaient échappé à sa passion et qu’elles lui survivaient. Elle avait aussi son bonheur à l’écouter ; triste bonheur, sans émotion et sans joie. Bonheur fait tout exprès pour elle, dont l’âme n’avait plus le pouvoir de goûter le moindre plaisir avec énergie. Quelquefois, entraînée par le torrent d’idées du jeune de Cynthry, elle retrouvait le langage animé, et comme détrempé dans les couleurs de sa vie à présent déteinte, qu’elle avait eu à certains jours avec lui et qu’on ne lui connaissait pas dans le monde, où sa pensée flottait, comme un liège au-dessus d’une eau flasque, sur la torpeur des conversations. Mais ces instants étaient de courte durée. L’enthousiasme des idées ne remuait pas plus cette femme que l’enthousiasme des sentiments. Elle souriait, non pour les autres, mais en elle-même, quand son langage s’embrasait des reflets du langage d’Allan alors que ses impressions n’étaient pas même tièdes, quand son dernier intérêt venait d’expirer avec l’amour de cet enfant, — habitudes d’esprit qui attestaient ce qu’il y avait eu dans cette femme, et ce que le malheur et les passions avaient détruit !

Une autre femme que la comtesse de Scudemor aurait peut-être été curieuse de connaître ce qu’Allan, maintenant de sangfroid, pensait d’elle et de sa conduite. Mais, à elle, cette idée ne pouvait venir. La vanité ne pouvait faire entendre dans son cœur cette dernière et subtile réclamation. Quoiqu’Allan lui parût mieux valoir que les autres hommes, n’eût-ce été que de la supériorité de la jeunesse, il était un homme aussi, et elle était insoucieuse de ses jugements et de ses mépris. Quand elle le vit souffrir à cause d’elle, elle avait obéi à son instinct de femme. Cet instinct l’eût-il égarée dans l’opinion de qui que ce fût, même d’Allan, elle s’en inquiétait peu ou pas. Qu’Allan, ingrat, tournât contre elle les idées d’une morale vulgaire, ou, plus élevé que la tourbe hypocrite et grossière, lui conservât un respect qu’elle semblait peut-être mériter, ce n’était pour elle ni une peine, ni une récompense. L’indifférence, et non l’orgueil, empêcha même cette idée de naître et de traverser le sommeil d’une indolence dans laquelle elle était retombée depuis qu’il ne s’agissait plus que d’elle seule.

À voir la comtesse de Scudemor ne pas revenir sur les allusions qu’elle avait risquées un jour, ce qui restait d’inquiétude et de crainte à Allan finit pas se dissiper. Rêveur et faible comme à une autre époque, parce que la passion ne l’avait pas brisé au point d’en faire un homme ou moins qu’un homme, il ne regardait pas l’avenir d’un œil ferme. Il ne se demandait pas à quoi les jours actuels devaient aboutir… Il avait souffert de grandes douleurs, et il en était guéri comme d’une maladie qui rend plus apte à l’existence. Il s’était trouvé petit, souillé, lâche longtemps, et voici qu’il pouvait l’oublier. Trêve honteuse, engloutissement de la conscience dans l’imagination et dans les nerfs ! Il avait étouffé la sienne, témoin importun de toutes ses débilités nouvelles, dans l’ouate et la soie de sa vie sans issue. Il l’avait étouffée comme Desdémone, mais sans fureur, sous quelque coussin de ces divans où chaque jour, entre ces deux femmes, il s’efféminait davantage. Il n’était pas heureux du bonheur poignant et absolu de Camille. Il n’avait plus ni la fraîcheur de l’âme, ni cette énergie primitive qui n’a pas été lassée encore. Mais il l’était de je ne sais quelle vague béatitude. Ses anciennes souffrances n’étaient plus que le songe de sa pensée. N’y a-t-il pas des jours dont les flots bleus s’étendent dans l’âme rassérénée et en couvrent tous les souvenirs ? Mais comme ce Léthé tarit vite et n’apporte qu’à de longs intervalles ses illusions consolantes, Allan pouvait rendre grâce au présent de se poser entre lui et le passé. L’un lui cachait l’autre. Tout ce qui aurait pu le lui rappeler s’effaçait, même en madame de Scudemor. Elle ressentait davantage les approches de l’âge. Les signes d’une vieillesse prochaine ressortaient au dissolvant contraste de la jeune beauté de Camille. Allan ne reconnaissait plus son idole. Il n’avait plus devant les yeux la beauté longtemps adorée, comme un muet et éclatant reproche de la fragilité de son amour. Heureux, en cela du moins, si c’est un bonheur, hélas ! — si plutôt, hommes pétris de poussière, nous ne restons pas stupides devant le reproche sans en comprendre l’éloquence, et si, dégagés du respect d’un sentiment qui fut nous-mêmes, nous ne voyons pas sans courroux les traits que nos baisers couvrirent n’être plus qu’un plâtre inanimé et enlaidi, — quand même ils n’expriment pas à d’autres l’amour qu’ils nous exprimèrent, et leur promettre un bonheur plus grand encore que celui qu’ils nous ont donné !