Celle de l’île (Verhaeren)

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Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 176-180).

CELLE DE L’ÎLE


Il est des âmes si craintives d’elles,
Qu’elles n’osent aimer l’âme même fidèle,
Venant vers leurs chemins,
Avec la joie, entre ses mains.

Vagues et comme errantes,
Elles n’ont foi qu’en la tristesse
Des implorantes.

En des golfes, elles rêvent et filent,
Au rouet des jours, toujours.


Les yeux calmés, les désirs grêles,
Et peureuses de la victoire
Qui bondirait vers elles
D’un horizon trop rouge et trop notoire,
Silencieusement, en des golfes tranquilles,
Au crépuscule, avec les rais du soir,
Elles filent.

Elles s’assoient de mantelets vêtues,
Comme les corps humbles des gothiques statues.
Quelques bijoux sans faste
Meurent sur leur poitrine chaste.
Le drap flottant de leurs cheveux
Les couvrirait jusques au sol,
N’était qu’elles ne l’arrêtent au col,
Timidement, comme un aveu.

Au crépuscule, avec les rais du soir,
En des golfes tranquilles,
Sans trop savoir
Ni les autres, ni elles-mêmes,
Elles filent, avec des fils d’argent
Et d’or bougeant


Un invisible diadème :
Celui de leur candeur gracile
Et de leur mystique ardeur
Qu’on aimerait placer, non sur leur front docile,
Mais sur leur cœur.

Très doucement, avec la douce patience,
En leurs rêves d’obédience,
Dès l’aube, elles tressent pieusement
Les tapis blancs que le silence
Met sous les pieds du dévouement.

Elles raccommodent en leur ouvroir,
Avec de prestes tours d’aiguilles
Le linge usé du vieil espoir.

Elles brodent aussi l’opale et le saphir,
Sur la trame la plus légère
Que tend vers Dieu le repentir.

Elles tissent avec la laine
L’imperméable vêtement
Qui fait le tour de la misère humaine.


Le soir encor au crépuscule,
En des golfes, où se recule
Vers l’horizon le vieux soleil,
Avec, sur leurs mains claires,
L’ombre errante des fleurs auréolaires,
Dans le site vermeil
De leurs golfes tranquilles,
Elles s’assoient, travailleuses, mais immobiles

J’ai navigué autour de l’île,
En ma barque, depuis quels jours,
Vers l’une d’elles qui toujours
Sans regarder s’attarde et file.

Bien que mes yeux soient confiants
Et que mon âme n’ait que haine
Pour la brutale ardeur humaine,
Je suis encor trop triomphant.

J’ai trop de joie en mes paroles
Et trop de fleurs en mes pensées ;
J’ai trop erré, par les routes tracées
Des pays clairs et des régions folles.


Il faut à mon orgueil volant, plus d’ombre
Sur l’or dardé de ses deux ailes,
Moins de paillons et d’étincelles
À mes futilités dont j’ignore le nombre.

Il faut que je m’en aille en des lointains austères,
Où le vent gerce et choit des Nords,
Où le culte de l’âme est volontaire
Et simple et humble et souriant — alors

Lente Ariane abandonnée au songe
Dans les Naxos du saint mensonge,
Dites, quel vaisseau gris de ma douleur, un jour,
Sauverez-vous dans votre amour ?