Celui qui bouscule (Verhaeren)
CELUI QUI BOUSCULE
À chaque angle, par chaque fente,
Sous les averses,
Les glaives nus du vent traversent
Des patrouilles ont fait le tour
De la grand’place, à la nuitée,
Pour rencontrer — folie ! — on ne sait où
Le vent qui tord, énorme et fou,
Il siffle, il passe, il claque, il fuit,
Plus loin, où les foules sont accourues,
Il a tourné le coin des rues,
Brisant l’image en or de saint Laurent
Qui maintenait, du bout de ses doigts calmes
Vers les bourreaux indifférents,
Depuis mille ans,
À confesse, trotte-menues,
Hâtivement sont revenues
En resserrant leurs mantelets,
Leurs capuchons de bure ou leurs coiffes volantes
Que le grand vent fouillait
Reprendre haleine, en une impasse ;
On crie, on lutte et l’on accourt
Avec des liens, avec des nasses ;
Mais lui, qui règne aux horizons,
S’échappe et fuit jusques aux grèves ;
Quand il revient vers les maisons
D’accord avec ses sursauts noirs,
Et ses ailes gigantesques et molles,
Battant l’espace entier, affolent
Là-bas, sur les remparts, les croix :
Le fossoyeur prétend
Qu’il faut cerner le vent
Et le pousser au cimetière.
Un batelier s’agite, au coin des quais,
Et veut qu’on aide à l’embarquer
En de gros sacs de toile grise
Qu’il amène, chaque semaine.
Le vent riposte avec fracas ;
Voici qu’il brise, sur la tour,
Les gargouilles qui font le tour
De la corniche la plus haute ;
Il casse en deux les abat-sons ;
Il lutte avec le grand bourdon
Sur les cadrans sont effeuillées.
Les patronnes, agenouillées
À l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord,
Supplient, en vain, le vent qui mord,
Et qui projette la prière
De leurs deux bras tendus,
Vers la pitié d’un Christ aux horizons pendu,
Par on ne sait quel coutre énorme ;
Tombent là-bas les buis, les ifs, les ormes,
Dans les jardins de l’évêché.
Le tablier du pont de pierre,
Arceaux fendus, est entraîné dans la rivière,
Et l’on entend des blocs entiers,
Que le courant sauvage
Roule jusqu’aux chantiers,
Battre, là-bas, les madriers
Tremblent au fond de leurs mansardes ;
Le ciel ne se voit plus ; rien n’y luisarde :
Qui se gonflent de pluie, et soudain crèvent.
Les ténèbres semblent nourrir de sève
Et de sang noir, comme la poix,
La meute énorme de molosses,
Dont la rage et les abois
Peuplent la nuit féroce.
Tout le pays se convulse, la ville croit
Son heure suprême venue ;
Et ceux que les calendriers
Hallucinent vers l’inconnu
Songent que, l’an dernier,
Un astrologue, à Trébizonde,
Pour ce temps-ci, prédit
Et le vent bat, jusqu’au matin,
Murs, toits, pignons, balcons, tourelles
Et les cervelles solennelles
Des bons Messieurs les échevins
Qui s’entêtent à s’assembler en vain,
Avec l’espoir, tenace et décevant,
De voir, quand même, un jour d’unanime panique,
Sans faute aucune et sans réplique
Par les cent mains de la force publique